Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 26-56).

II

Rue Fontaine, Robert suivit l’étroite allée pavée, sombre, encavée par les hautes maisons, traversa un porche, puis un jardinet planté d’arbustes et de quelques arbres, dont la fraîche verdure printanière tranchait avec la misère des écorces encrassées de suie, noires et lisses, plus semblables à des tiges de fonte qu’à des troncs de réels végétaux.

Il passa la tête au travers d’un carreau ouvert découpé dans la cloison d’une loge.

— Mademoiselle Jaubert ?

Une voix claire et jeunette répondit, empressée :

— Oui, monsieur, elle est chez elle… Mais dépêchez-vous, elle va sortir, elle a reçu un « petit bleu » tout à l’heure.

Robert laissa errer avec indifférence ses yeux sur la fillette qui lui parlait. Dix-sept ans au plus, joli visage pâle et rond, où luisaient une petite bouche faite en cerise et des yeux, bruns comme les cheveux en bandeaux, coquettement ondulés. La poitrine criblée d’épingles, elle tenait sur ses genoux recouverts de toile blanche une précieuse soierie que ses doigts adroits de corsagière ouvrageaient à l’infini.

— Merci.

Et il s’éloigna sans remarquer le long regard fervent qui l’accompagnait.

Que de fois l’on passe ainsi auprès d’un dévouement, d’un amour sincère, que l’on ignorera éternellement et qui sombre dans le néant…

Au rez-de-chaussée, il frappa fortement au battant de la petite porte verte à la sonnette absente. Au bout de quelques instants la voix mélodieuse, un peu grave de l’actrice résonna :

— Qui est-ce ?

— Moi, Castély.

Une exclamation joyeuse ; et, l’accent devenant plus clair, plus juvénile :

— Ah ! vous tombez à pic… Justement, j’avais à vous parler… J’ouvre !… Attendez une toute petite minute que je me sauve, car je suis en chemise…

La clef fut tournée, la porte bâilla ; Robert attendit consciencieusement le temps moral nécessaire pour que la jeune fille regagnât sa chambre, et pénétra dans l’étroit corridor.

Une cuisine de la grandeur d’un placard ; un petit salon servant à l’occasion de salle à manger, tendu d’étoffe vert mousse, et la chambre à coucher dont la portière soulevée ne laissait apercevoir qu’un grand paravent japonais déployé et le haut d’une glace délabrée par l’humidité. C’était tout l’appartement de Madeleine Jaubert, qui y vivait seule, sans amant en titre et sans amie avouée.

Malgré cette singularité, elle était assez aimée dans le cercle social où elle se mouvait. Un étrange monde de jeunes auteurs plus ou moins inconnus, de collaborateurs à des feuilles misérables, d’artistes sans théâtre ; mélange de débutants, de ratés, de talents incomplets, de génies en herbe, de fripouille de tout sexe, et aussi de corps et d’âmes encore presque intacts. Multitude qui se débat entre la faim et la gloire, dont la plupart coule à fond rapidement, dont quelques-uns surnagent, s’accrochant à toutes les épaves, noyant parfois le voisin, dont le très petit nombre atteint le but suprême, et, alors, changeant de costume et de peau, efface de soi les souillures de l’eau trouble du fossé qu’il faut traverser n’importe comment, si l’on n’est point parmi les rares privilégiés qui gagnent commodément la forteresse par le pont-levis et la poterne.

Serviable pour tous ceux qui l’approchaient, sans bégueulerie devant les femmes qu’elle fréquentait sans intimité, camarade avec les hommes, Madeleine était estimée ainsi qu’une force future que, seules, les circonstances, des malchances tenaient encore dans l’ombre. Avec l’indiscutable don théâtral qu’elle possédait, sa passion presque tragique pour son art, à ses vingt-trois ans sonnés, elle eût, sans doute, déjà occupé une place brillante au théâtre, si elle eût suivi la filière habituelle. Mais, enfant unique d’un veuf fonctionnaire, sans fortune, ou l’avait élevée dans le but de devenir institutrice ; il n’y avait que trois ans que la mort de son père lui avait permis de suivre la voie qui l’attirait. À cette heure, il était trop tard pour songer au Conservatoire ; d’ailleurs, elle croyait pouvoir s’en passer, emplie de toutes les illusions de ceux qui n’ont pas poussé dans le terreau dramatique. Elle s’était jetée dans la mêlée et s’y débattait énergiquement, taisant avec fierté ses déconvenues, ses souffrances, peut-être ses effrois et ses hontes, marchant bravement vers un but qui, cruellement, fuyait devant elle, sans qu’elle parût faiblir.

L’ayant vu jouer, un jour, aux Escholiers, Robert Castely, enthousiasmé par l’âme d’élite, par le tempérament dramatique exceptionnel de cette femme, l’avait jointe spontanément, lui avait confié plusieurs de ses pièces à lire. Et ç’avait été entre eux, tout de suite, une liaison profonde, solide, où rien de charnel, ni même précisément d’amical et de personnel ne se faisait jour, du moins jusqu’à présent. Ce qu’ils admiraient ardemment en eux, c’était l’auteur et l’artiste. Avec un pareil délire, une pareille angoisse, ils se disaient que la fusion de leurs dons pouvait les hausser aux sommets de la gloire et de la fortune, et que, peut-être, faute de l’occasion, jamais ni l’un ni l’autre n’arriverait au public, ne franchirait ce seuil de l’art vers lequel tant se ruent ; qu’ils ne parviendraient point à fendre la multitude encombrante, avide comme eux, et moins légitimement qu’eux.

— Alors, quoi, Mady ? interrogea avec anxiété le jeune homme, à peine entré dans le petit salon.

Elle répondit de la chambre, avec une hâte égale, la voix frémissante d’espoirs, d’ivresse, où la terreur de la déception possible se mélangeait.

— Lombez a enfin trouvé l’homme !… J’ai rendez-vous avec eux, tout à l’heure. Je crois que ça y est, cette fois, si rien ne craque !…

Robert haletait, subitement devenu tout pâle.

— Qui ?… Qui est-ce ?… Oh ! ce Lombez !… pourvu qu’il ne nous ménage pas encore une canaillerie !…

Un heurt de porcelaine venant de la chambre dénota un geste d’impatience.

— Ah ! taisez-vous donc, il est très fort !… Et d’ailleurs, en connaissez-vous d’autres ? prononça-t-on âprement. Quant à moi, vous m’entendez, mon cher, je suis à bout… On me demanderait d’assassiner un homme, si la réussite était derrière son corps, je marcherais !…

À bout de forces, à bout de patience, elle aussi, comme lui !…

Il prononça, la voix altérée :

— Enfin, qu’est-ce qui est en train ?… Car, depuis quinze jours, vous ne me parlez que par énigmes.

Le paravent s’écarta, Mady parut en corset, agrafant sa jupe de drap noir collant aux hanches, sans coquetterie ni impudeur, tout à la fièvre qui la possédait et gagnait son interlocuteur.

— Sur la table… Lisez la dépêche que je viens de recevoir de Gaston Lombez.

Le jeune homme se jeta sur le papier, sans un regard de curiosité pour l’actrice qui, à présent, enfilait les manches de son corsage très simple, noir, échancré sur du drap blanc brodé de soie noire, fileté d’or et d’un minuscule biais de velours vert.

Elle était grande, d’une minceur extraordinaire, sans hanches, sans poitrine. Et, pourtant, nulle maigreur, un idéal étirement de lys mystique. La beauté étrange de son visage surmontait et complétait ce corps énigmatique d’éphèbe et de vierge. Un front bas, d’une pâleur éclatante, ombragé de cheveux noirs caressés de lueurs métalliques artificielles, un nez long et mince aux narines mobiles, des lèvres étroites, impérieuses, qui, dans le sourire, s’épanouissaient voluptueusement, enfin des yeux sombres, d’expression changeante et profonde, lui composaient un masque de tragédienne moderne née.

C’était l’idéal physique des héroïnes névrosées, inquiétantes et complexes à l’infini des œuvres dramatiques du siècle, dont elle avait également les nuances déconcertantes de gaieté enfantine soudaine, presque candide, et les roueries, l’arrivisme déterminé qui, résolument pratiqué, n’empêche pourtant point l’âme de souffrir parfois et l’esprit d’envisager nettement la honte qu’il accepte, souvent.

Absorbé, Robert déchiffrait les lignes menues, serrées et quadrillées sur l’étroit espace du télégramme que l’énervement de Mady avait déchiré.

« Nous avons le type. C’est décidément le numéro 3. Reporte-moi à la fiche, et pas de gaffe. On t’attend pour enlever l’affaire définitivement et arracher la signature. Soigne ta toilette et ton dialogue, sois duchesse et faubourg Saint-Germain. Tu sors du Conservatoire, tu as refusé l’engagement des Français parce qu’on te faisait des passe-droits ; tu as fait partie d’une tournée avec Coquelin. Trouve-toi au thé de la rue de Sèze, à cinq heures précises, avec Yvette, qui est prévenue et donnera aussi ferme. Vous ne nous attendez pas. Nous supposons simplement que nous vous rencontrerons. Surtout, dis-toi que cette fois, c’est l’affaire, pour toi encore plus que pour d’autres, pas d’hésitations et de recul. Sans quoi, tu perds ton dernier atout et je te préviens que je ne te tends plus les cartes. Ne crois pas à des menaces, je sais parfaitement que ce n’est pas cela qui t’influencerait, je te dis avec sincérité, il faut réussir aujourd’hui ou passer la main. Maurice Sallus sera avec une femme du monde. Tu feindras ostensiblement de ne pas le voir, et la femme partie, vous vous serrerez la main et chuchoterez à dix pas de notre table. Il a ses indications. Nous entrerons vers la demie, mais arrive exactement à ton poste à cinq heures, nous pouvons être forcés d’avancer.

» Tout à toi,

Lombez. »

Quand Robert eut terminé sa lecture, Madeleine avait complètement achevé de s’habiller, posé son chapeau sur sa tête. Sa voilette, ses gants, une étole de fourrure étalés sur le petit canapé, attendaient ses derniers apprêts.

Robert jeta le papier sur la table.

— Que d’intrigues ! fit-il avec écœurement. Puis, il ajouta, laissant percer son désappointement :

— Et moi ? Je ne vois pas trop quelle place j’ai là-dedans…

La jeune fille eut un geste résolu.

— Laisse-moi donc faire, je suis là !…

Il la considéra souriant, avec une ironie amère.

— Vous jouez un joli rôle, ma pauvre Mady !…

Elle se planta devant lui.

— Ah ! mon cher ! s’écria-t-elle la voix dure, nous n’en sommes plus aux délicatesses, pas plus vous que moi !… Lombez a raison… il faut passer la main… ou résolument plonger… en tâchant de ramasser le moins de boue possible… Bah ! on s’en tire, avec de l’adresse…

— Et quelques éclaboussures… termina Robert…

Elle fit un geste vague et, sur le même ton de raillerie acerbe :

— Qu’importe, si l’on se brosse, une fois parvenus au but…

L’auteur reprit le télégramme avec une violence soudaine.

— Ce Lombez !…

Il évoqua la silhouette louche de l’individu. Taille moyenne, maigre, d’une élégance recherchée et râpée, un crâne chauve mal recouvert de mêches noires cosmétiquées, yeux saillants de myope qu’un monocle porté par chic servait mal, des méplats accusés sous la peau parcheminée, une moustache noire cirée : ensemble de mondain et d’agent de la sûreté. On le connaissait depuis quinze ans à Paris, bien que fréquemment il fit de longues absences qu’il expliquait par les tournées dramatiques qu’il organisait en province et à l’étranger. Ses amis prétendaient que Mazas était parfois le principal but du voyage. Dans le « Tout-Paris », il s’intitulait directeur de théâtre, et l’était parfois, mais rarement de façon durable, par suite de combinaisons compliquées, plus ou moins fructueuses, qui l’élevaient momentané- ment à cette fonction.

Mady prit sa défense mollement.

— Je n’ai jamais eu à m’en plaindre… Après tout, il tient ses engagements.

— Envers ses complices, c’est possible ; mais envers ses dupes ?

Elle eut un geste colère.

— Eh ! il n’y a plus de dupes !… Chacun tire à soi la couverture !…

— Pourtant, le « numéro trois » ?

Elle répliqua avec vivacité :

— Eh bien quoi ?… Que lui fera-t-on ?

Robert ricana.

— Rien, sans doute… que de le détester de quelques billets de mille.

— Et après ? puisqu’il en aura pour son argent !…

— Oh ! sans doute, si vous êtes le principal enjeu !…

Ces répliques avaient été jetées rapidement de part et d’autre, avec une nervosité extrême du côté de Mady, une colère de celui de Robert.

Elle poussa une exclamation.

— Oh ! Castély !

Il revint à sa correction habituelle.

— Je vous demande pardon… Je suis si énervé aujourd’hui !…

La jeune fille fit quelques pas dans la pièce, puis revint vers lui. Et, à voix basse, cette fois, l’accent las :

— Vous n’avez pas d’excuses à me faire… Vous n’avez dit que la vérité.

Il prit sa main, d’un geste affectueux et spontané.

— Non, Mady, je sais que cela n’est pas…

— Cela n’a pas été, c’est vrai, fit-elle avec douceur. À d’autres que vous, je ne le dirais pas… À vous, je le certifie, aujourd’hui… Jamais je n’ai fait marché du désir que les hommes peuvent avoir de moi.

Il ne la croyait pas. N’est-ce pas la manie de toutes ces pauvres filles de jurer de leur pureté… relative. D’ailleurs, en l’occurrence, que lui importaient ces détails d’une alcôve, à laquelle il n’avait jamais prétendu ? Pourtant, un malaise inexplicable le gagnait à songer à l’intrigue qui se nouait peut-être parce qu’il sentait qu’au fond, il souhaitait ardemment y être mêlé, en profiter.

— Je l’admets, Mady… Mais, ce sera-t-il toujours vrai ?

Elle eut un brusque changement d’humeur. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, elle sourit, une double expression de malice et de volupté éclairant son visage de sphinx.

— Soyez tranquille !… je saurai me défendre…

Et les yeux sur la pendule, elle attacha sa voilette, posa son étole sur ses épaules et prit ses gants.

— Filons !… Il ne s’agit pas d’arriver en retard.

Dans la rue, elle demanda :

— Vous me conduisez ?

Déjà Robert hélait un fiacre.

— Naturellement.

Dans la voiture, leurs yeux se rencontrèrent, débordant d’une singulière émotion. Robert se détourna le premier, et, renversé sur les coussins, le front soudain creusé d’une ride profonde, il prononça, d’une voix hésitante, tout imprégnée des émotions qui l’enserraient :

— Voilà… il faudrait pouvoir faire de l’art purement, sainement… sans toutes ces compromissions, ces travaux d’approche louches et ardus, dans lesquels on s’épuise et on s’écœure… où l’on perd la faculté et le goût de produire, de créer…

Elle ne répondit pas, dérobant son visage, ainsi que les femmes ont coutume de le faire, lorsque des larmes involontaires et qu’elles jugent intempestives viennent gonfler leurs paupières.

Il devina son émotion. Il la partageait. Mais, comme tous deux s’apitoyaient uniquement sur eux-mêmes, aucun geste tendre ne vint confondre leur trouble.

Un brusque cahot coupa leur rêverie. Robert atteignit machinalement l’éternelle cigarette ; Mady tamponna ses joues d’une houpette tirée du petit mouchoir dissimulé dans son corsage.

— Et quel homme est-ce ? demanda Robert tout naturellement, sans s’expliquer davantage.

Elle répondit aussitôt :

— C’est un gros garçon, élevé en province, aux idées très timorées… un Joseph-Pol — trait d’union et Pol avec un o de La Boustière… petite noblesse de Champagne ; enrichi par sa mère qui possédait d’importants vignobles… Il fait de la poésie chrétienne… il a offert sans succès, à l’Odéon, à la Comédie-Française, à la Porte-Saint-Martin et au théâtre Sarah-Bernhardt, un drame chrétien, symbolique, social et politique. Quelque chose d’énorme. Mon Dieu, ce n’est pas absolument sans valeur, mais si bizarre, si peu dans la note. C’est Guy de Vriane qui a abouché le personnage avec Lombez…

Robert hocha la tête avec une nouvelle amertume.

— Lui aussi ! Je croyais qu’il laissait à d’autres le métier de rabattre du gibier pour votre ami.

Elle se rebella sérieusement.

Vous êtes injuste, à la fin !… Je vous affirme que cette fois, l’affaire est tout à fait loyale !… J’enregistre « cette fois ! » interrompit le jeune homme.

Elle continua sans l’entendre : Guy a fait la connaissance de ce La Boustière chez sa maîtresse.

— Il a donc des maîtresses, ce poète chrétien ?

— Mais non… la maîtresse de Guy… Celle dont le mari est commissionnaire en vins. Quoique ne s’étant jamais occupé de son champagne, M. La Boustière a cultivé les relations qu’il lui procurait à Paris, chez ses fournisseurs et ses clients. C’est ainsi qu’il est allé chez les Wolf… Naturellement, Guy lui a été présenté… Un couriériste théâtral, veine !… Il s’est épanché, il a conté ses efforts, ses déboires, son ardent désir de voir surgir de l’ombre la « Résurrection du Christ ! »

— Rien que cela !

— Parfaitement ! — Alors, après l’avoir fait un peu marcher, par blague, Guy a, tout à coup, songé à moi, à vous… Il a pensé que La Boustière étant riche, féru de théâtre, il pourrait commanditer une entreprise… et Lombez était tout indiqué pour faire prendre corps à cette idée. C’est à quoi l’on travaille depuis une quinzaine…

Robert réfléchissait, frappé d’une pensée.

— Je ne comprends pas !… Guy a déjeuné avec nous ce matin, et il ne m’a parlé de rien.

— Dame, mon cher, vous effrayez un peu vos amis… Tenez, si vous voulez que je vous le dise, c’est moi qui ai défendu à Guy de vous prévenir avant que l’affaire fût certaine…

Et, s’interrompant, elle expliqua :

Voici comment je vois les choses… Une fois que Lombez aura pris la direction des Folies-Parisiennes…

Castély tressaillit.

Comment, c’est cela dont il s’agit ?…

Il avait cru qu’il était question de quelque « Bodinière » ; mais cette jolie salle, ce véritable théâtre !…

Mady triomphait.

— Rien moins ! La boîte à fours, c’est vrai, depuis dix ans ; mais bah !… je ne la crains pas, moi, avec une pièce de vous !… Et, c’est ce que je veux, je ne marche dans la combinaison que pour cela… Joseph-Pol endosse la location pour un trimestre, avec faculté de prolongation…

Robert hocha la tête.

— C’est gros…

— Ce ne serait rien pour lui, mais il y a les frais accessoires… Vous pensez, cette baraque est en ruines… rien que pour la mise en état de l’électricité et du calorifère, c’est plus de quinze mille francs…

Anxieux, le jeune homme demanda :

— Est-il très riche au moins ?

— Très. Et décidé à faire jouer sa pièce… À le regarder, il est doux, timide, empâté. Au fond, c’est un enragé… Et puis, je vous le répète, son drame chrétien est beau… on le goûte quand on a vaincu la douche qu’il vous jette tout d’abord… Dame ! le Christ, Magdeleine, les apôtres, on n’est pas habitué à entendre converser ces gens-là autrement que dans un langage conventionnel… Là, c’est tout différent… Il paraît que le type est des plus savants… Il a écrit primitivement son texte en vieil hébreu, et sa pièce est une traduction… Cela garde une empreinte sauvage et fraîche très surprenante. Je ferais Magdeleine… et je vous assure que ce serait intéressant de me voir deux fois dans la soirée, interprétant cette Magdeleine et la vôtre… Car elle s’appelle aussi Magdeleine, votre chère bonne femme, comme moi !…

— Parce que vous, corrigea Robert. C’est tellement vous, votre nature, ce type de ma pièce.

Le regard perdu au dehors, la jeune fille eut un petit sourire, demi amer, demi moqueur.

— Ou, du moins, la femme que vous apercevez en moi… Vous vous trompez peut-être, cher ami !

Perverse, névrosée, compliquée, elle l’était si peu, en réalité, malgré sa menteuse silhouette !

Il répliqua vivement, avec un égoïsme candide :

— Qu’importe, du moment que je vous suppose ainsi, et que cette illusion m’a permis de bâtir un caractère curieux, que vous rendrez admirablement !…

Elle déblaya rapidement — parce que la voiture tournait le coin de la rue Vignon et s’arrêtait devant l’établissement de thé, aux larges vitres voilées de discrètes mousselines vert-pâle incrustées de guipûre :

— Je veux que la pièce d’ouverture soit la vôtre, accompagnant le drame La Boustière et cela, avant un mois, vous entendez !… Et, vous verrez si à nous tous, nous saurons mobiliser la critique et organiser un succès !

Un vertige montait à la tête de Robert ; il sauta sur le trottoir, les oreilles bourdonnantes, un brouillard devant les yeux, tendant machinalement la main à sa compagne, qui descendit, leste, avec un froufrou soyeux de ses dessous, surgissant de la voiture comme un grand iris noir vivant.

Robert paya le cocher et se disposa à suivre la jeune fille sous le large portail vitré dont le chasseur en livrée ouvrait, obséquieux, le battant.

Mady l’arrêta.

— Pas vous !… Vous ne devez pas paraître aujourd’hui, mon cher !… Sauvez-vous, je vous écrirai le résultat de notre conférence…

Il se révolta :

— Ah ! non, par exemple !… Vous croyez que je vais rester jusqu’à ce soir ou demain matin sans savoir !…

Et, soudain, suppliant :

— Laissez-moi entrer, je me cacherai dans un coin, je vous verrai de loin et personne ne m’apercevra.

Elle réfléchissait.

— Oui, au fait, c’est possible. Seulement, quittez-moi dès à présent, au cas où par hasard l’on m’aurait devancée… Ensuite, attendez un signe pour approcher, et si je ne bouge pas, ne me rejoignez sous aucun prétexte.

Il s’inclina : — Convenu.

Tous deux entrèrent sans se regarder, ainsi que des étrangers, dans la salle qui se perspectivait, déjà doucement éclairée à l’électricité, par des lampes fichées au plafond, tout entière d’une jolie tonalité vert-pâle à ramages vert plus cru, agrandie par de vastes panneaux de glaces.

Presque toutes les tables et les chaises de jonc tressé vert et bois étaient occupées ; un bruissement de conversation accompagnait et dominait parfois les accords de la musique tzigane placée au pied de l’escalier conduisant à la salle d’en haut qui ouvrait par un balcon orné de plantes grimpantes sur le fond de la salle du rez-de-chaussée. Une senteur pénétrante et subtile de thé, de vanille, de poudre de riz, de parfums divers flottait au-dessus des tables, entre lesquelles circulaient, d’un souple coup de hanches, évitant adroitement les traînes des jupes et les fourrures étalées sur le tapis du sol, les serveurs, des Cinghalais bronzés, aux vêtements blancs, ceinturés de rouge, aux lèvres noires, aux yeux de métal sombre, au (chignon lissé, tiré, couronné d’un peigne en hémicycle, fait d’écaille mouchetée, si transparente, si brillante que la lumière y allumait des feux comme si des diamants l’eussent constellée.

D’un pas lent, rythmé inconsciemment par la valse lente et sensuelle que modulaient les violons et la harpe des vestes rouges, là-bas, Mady dominant toute cette foule assise de sa haute taille svelte, avançait dans l’étroit espace libre, le visage impassible, examinant chacun des groupes. Assez vite elle aperçut la camarade qu’elle cherchait, la ronde, blonde, rose, mignonne Yvette Lamy, une fillette sans aucun talent, mais dont la beauté fraîche conquérait aisément l’indulgence du public et faisait les délices de la critique. Si elle n’avait eu un cœur d’une émotivité déplorable, et obéi sans cesse à de saugrenus coups de passion pour des cabots infimes, des journalistes de dernière catégorie, voire même des calicots en rupture de magasin, elle eût déjà brillé à côté de tant d’autres comédiennes auxquelles leur chair appétissante, leurs jolies dents, leurs yeux fripons ou langoureux servent de dons dramatiques. Mais, jusqu’ici, elle avait passé étourdiment à côté des occasions que la vie parisienne lui avait offertes. Elle n’appartenait à aucun théâtre et n’avait point de protecteur sérieux, jouant et aimant au hasard des jours et des nuits.

Elle accueillit Mady avec un geste empressé et un sourire un peu intimidé. Sa camarade, si supérieure à elle-même, lui en imposait.

Elles échangeaient des propos rapides à voix basse, tout en s’installant. Robert Castély monté au premier, ne les perdait pas de vue, suffisamment dissimulé par la balustrade et un palmier placé au coin du balcon.

Bientôt, un des hommes noirs vêtu de blanc apporta, sur un plateau, le minuscule service de faïence verte contenant le thé, le déposa avec précaution sur la table de rotin et s’éloigna sans bruit, d’un pas élastique et prompt. Sa figure immuable, ses yeux d’émail surveillaient pourtant avec une attention de bête de proie les visages féminins d’alentour, dont quelques-uns laissaient paraître leur admiration chatouillée pour ces êtres étranges, valets aux cheveux de femme et aux couronnes de rois.

Sans cesse des partants, des arrivants. Beaucoup de femmes, de jeunes hommes assez nombreux ; tous les mondes. Provinciales avec des enfants et d’innombrables petits paquets, lunchant copieusement, vidant avec soin les théières et les sucriers, avec des coups d’œil avides autour d’elles, pour surprendre les « secrets de la vie parisienne » ; demi-mondaines désœuvrées, attendant vaguement l’occasion ; premiers rendez-vous embarrassés et trépidants ; vieilles liaisons amicalement affectueuses qui se contentaient d’une heure de causette dans une atmosphère agréable ; petites jeunes filles venues en cachette, bourrant de thé et de cakes leur « promeneuse » britannique, tandis que, « par hasard », leur flirt s’installait à la table voisine et que l’on bavardait, les chaises se rapprochant insensiblement. De-ci, de-là, des groupes, hommes et femmes, causaient, sérieux, soucieux sous leur masque de paix ou de légèreté. Ici et là, se nouaient des affaires, se jouaient des drames, se vendaient des consciences, des femmes, des diamants vrais ou faux.

Justement, non loin de Mady, un individu étalait des pierres brillantes dans une soucoupe, d’un doigt agile, pendant que deux femmes et un homme mis avec opulence, visiblement étrangers, exprimaient leur admiration par des exclamations gutturales.

Robert tressaillit imperceptiblement ; une petite sueur perla à son front ; son estomac se contracta d’une crampe douloureuse. Il eut un geste dépité.

— Suis-je stupide d’avoir un trac pareil.

Il venait d’apercevoir, se frayant un passage jusqu’à la table des deux jeunes actrices, la maigre et familière silhouette courbée de Gaston Lombez. Le chapeau à haute-forme un peu en arrière, la pelisse ouverte et battante — une superbe pelisse toute neuve, doublée de vison, à l’immense col d’astrakan — le monocle à l’œil, le stick mince à la main. Il singeait avec orgueil les caricatures de snobs des dessinateurs à la mode. Derrière lui venait un homme corpulent qui se dandinait avec gaucherie, le ventre en avant, la figure imberbe, l’expression jeune et timide dans l’empâtement de la chair, un chapeau melon sur la tête, son pardessus boutonné sur sa rotondité, les mains ballantes. Enfin, Robert reconnut la personne menue, le visage délicat et fané du petit Paul Charvaud — alias, Guy de Vriane — qui piétinait impatiemment derrière le colosse dont, entre intimes, il s’intitulait le cornac.

Durant les présentations, la mimique menteuse, la scène convenue qui se jouait entre les deux femmes et les nouveaux arrivants, Robert se détourna, se refusant à suivre cette comédie qui l’irritait. Cependant la curiosité ne tarda pas à l’emporter, et ses yeux revinrent étudier avec avidité les attitudes des acteurs de cette pièce vécue, d’où sortiraient peut-être pour lui la richesse et la renommée.

Il ne regardait guère Lombez, qui parlait sans discontinuer, hâbleur inouï, raseur adroit, qui savait que souvent, le plus sûr moyen de convaincre est d’étourdir son adversaire ; ce qu’il suivait, c’était le jeu de Vriane, dont la gouaillerie jeune, fouettée ce jour-là par un espoir secret, s’ingéniait à faire briller tour à tour les deux femmes, la blonde et la brune, le lis mystérieux et la rose pompon au rire frais, aux lèvres tentantes, aux yeux émérillonnés.

— Quel cabotin ! murmura Robert Castély empli d’une honte pour l’ami — et aussi d’un certain contentement…

Les lâchetés de ceux qui nous entourent pallient les nôtres à nos propres yeux.

Et, entre ces gens, le provincial, but de leurs attaques, demeurait inerte, son gros corps maladroitement avachi sur la chaise, qui ployait sous son poids, témoignant seulement par le jeu inquiet, de plus en plus émotionné de ses yeux de rêve candide, du trouble extraordinaire où le mettaient les discours qu’il percevait vaguement, les espoirs dont on l’intoxiquait, le charme aigu, presque excessif pour sa chasteté timide, des deux femmes qu’excitaient une sorte d’odeur de combat, une fauve résolution de conquérir, de vaincre cet homme, qui détenait l’argent, la puissance, la royauté !…

À deux ou trois reprises, la musique s’était tue, puis ranimée, toujours, sensuelle et suave, véritable musique d’alcôve ; les tables s’étaient dégarnies et remplies de nouveau. Sans trêve, durant des instants, les Cinghalais souples et silencieux circulaient en vitesse, portant et rapportant les plateaux chargés ou vides ; puis, inoccupés pendant un court moment, ils stationnaient parfois debout, le coude appuyé le long d’une colonne, sur une seule jambe, d’un gracieux hanchement statuaire, leurs yeux de lynx dans le visage brun immuable fouillant les entours.

Et, la lutte, saisie et suivie uniquement par Robert, se poursuivait, acharnée, à la table de Mady. Maintenant, on devait en être à la discussion directe de l’affaire, car la petite Yvette se taisait, sérieuse, mordant sa lèvre. Guy de Vriane las, pâli, se renversait sur sa chaise, laissant la parole aux premiers rôles, Lombez et Mady, qui se redressaient de chaque côté du gros poète, le chambraient, le poussaient dans ses derniers retranchements, le visage du directeur tiré en une grimace de macaque entêté ; celui de Madeleine, durci par une étrange volonté de domination, en même temps que, quelquefois, ses yeux se chargeaient d’une séduction, d’un charme ensorceleur.

Enfin, Joseph-Pol La Boustière eut un geste de défaite, accompagné d’un sourire ravi et d’un long regard attendri sur Mady. Il chercha dans sa poche et ébaucha un geste exprimant le regret. Mais, comme continuant sa pensée, Lombez se fouillant, tira un bloc-notes, un stylographe et sur le guéridon d’osier au milieu de la débandade des tasses, commença à rédiger vivement le traité, ou au moins un projet de convention.

Tout à coup, Robert se rejeta en arrière révolté. La Boustière venait de prendre la main à Mady, et, penché, il parlait à la jeune femme, presque contre son oreille, tandis qu’elle souriait, droite, énigmatique, avec aux yeux, une lueur triomphante qui, rapidement, se répandait en tout son visage.

Yvette, d’un signe au Cinghalais qui les servait, s’était fait rapporter du thé et des sandwichs de foies gras qu’elle savourait, absorbée, indifférente, sa cervelle mobile incapable de suivre longtemps un même sujet. Guy semblait s’intéresser fortement aux divers groupes de la salle. Lombez écrivait, biffait, recommençait et, de temps en temps, lisait à mi-voix, rapidement, Joseph-Pol hochait la tête, avec un assentiment discret, ses yeux quémandant le regard de Mady.

Enfin, une dernière rédaction satisfit le futur directeur des Folies-Parisiennes ; il lut, scandant ses mots et vrillant son porte-plume entre ses doigts fins aux ongles carrés, jaunis par la nicotine.

La Boustière, un instant réveillé de son rêve, eut une légère hésitation, que Robert perçut, étreint par une affreuse angoisse, sentant tout craquer. Mais, à ce moment, Mady s’inclinant, posa doucement sa longue main étroite, dégantée, sur la manche du gros homme, en prononçant quelques mots intelligibles pour lui seul.

Le visage de Joseph-Pol s’illumina ; il sourit béatement, et acquiesça, enfin, à ce que Lombez recommençait à solliciter, plus impérieusement. Celui-ci inclina la tête pour dissimuler la grimace radieuse de sa face, referma le bloc-notes d’un geste vainqueur et le plongea dans l’intérieur de sa redingote.

— C’est fait ! pensa Robert.

Un flot de pensées, d’aspirations, d’effrois, de remords, d’espoirs fous s’agitait en lui, l’étourdissait. Jamais il n’avait senti en lui un bonheur aussi intense mêlé à tant de rage, d’inexprimable colère contre Mady, contre Lombez, contre lui-même.

En bas, une autre scène convenue se déroulait, ramenant encore une avidité aux entours de la proie convoitée.

Maurice Sallus, ce grand beau garçon, bretteur redouté, l’ami intéressé et cynique de tant d’actrices et de demi-mondaines, qui afferme un haut prix la critique dramatique du grand quotidien le Paris-Jour, et s’en fait un revenu triple, grâce à ce qu’il extorque aux directeurs, auteurs et artistes, pour faire un « loyal » compte rendu des pièces, Maurice Sallus, après avoir reconduit jusqu’à la porte de la salle une jeune femme très élégante, revenait d’un pas nonchalant vers Mady, que son regard insultant et froid de maquignon de chair féminine, déshabillait machinalement. Elle s’était levée, empressée ; tous deux causèrent pendant quelques instants. Elle parut vouloir ramener Sallus vers ses compagnons. Joseph-Pol La Boustière ouvrait de larges yeux admiratifs devant le célèbre critique dramatique. Mais le jeune maître fit un geste de refus insolent, serra la main de l’actrice, lui sourit avec familiarité et tourna les talons.

Il portait une longue redingote très pincée à la taille, et roulait un peu les hanches en marchant. En sortant du service militaire, il avait été écuyer de manège jusqu’au jour où, remarqué par la maîtresse d’un sénateur, il était entré comme secrétaire chez celui-ci. La vocation littéraire lui était venue par le canal d’une célèbre demi-mondaine qui, désireuse d’écrire ses mémoires, s’était attaché ce « secrétaire », dont les fonctions délicates n’étaient pas de tenir la plume sous la dictée de la charmante femme — un romancier fournissait le manuscrit, tout prêt à être signé — mais d’intimider ou de calmer, par la persuasion, la crânerie, ou la pointe de son épée, les personnages qui se froissaient de se voir un peu trop clairement désignés dans le livre de la dame, sinon écrit par elle, du moins composé d’après les révélations de son oreiller et de son cabinet de toilette.

Sitôt le critique disparu, Lombez se leva, entraînant La Boustière. Yvette et Vriane suivirent, tandis que Mady demeurait assise, après de courtes excuses. À peine la porte était-elle retombée derrière le groupe que Robert dégringolait l’escalier, se glissait prestement entre les tables, sans entendre l’harmonie recommençante des violons tziganes, et rejoignait la jeune femme. Elle l’accueillit du demi-sourire triomphant et menaçant qui ne l’avait pas quittée depuis une heure.

— Eh bien ! vous avez compris ? demanda-t-elle.

Et, répondant à l’interrogation ardente des regards du jeune homme :

— Oui, ça y est… Victoire sur toute la ligne !… Oh ! naturellement, il y aura encore à trimer, mais le plus dur est fait… Et je connais mon Lombez… Ce soir, il ne lâchera son homme que bouclé solidement, et les papiers dûment en règle…

— Alors quoi, en somme ?

Elle répondit d’abord à la question muette du serveur noir qui errait à leurs côtés.

— Oui, du thé… Je n’ai rien pris, moi, avec tout cela, et j’ai soif…

Puis, elle déblaya, d’un trait :

— La Boustière prend la salle des Folies-Parisiennes pour la fin de la saison, avec faculté de renouveler le bail ensuite, aux mêmes conditions… Lombez est directeur, Vriane secrétaire général… Moi, on me garantit 1,000 francs par mois, plus des feux raisonnables… Il est entendu que votre pièce passe avec celle de Joseph-Pol, en premier spectacle… Lombez a tous ses artistes sous la main, les traités en poche… Demain, il convoque tout le monde par dépêche, pour signer et faire la distribution des rôles… Il est convenu qu’on répétera en même temps que l’on exécutera les réparations les plus urgentes… Lombez se fait fort de tout terminer en quinze jours, et il est homme à tenir parole… Tous, nous l’y aiderons je vous en réponds…

Ébloui, anéanti, Robert courba la tête ; et, la voix altérée, il balbutia :

— Oh ! Mady… Mady !…

Tout en versant le thé bouillant sur le sucre, Madeleine jeta un regard bienveillant au jeune homme ; son sourire crispé de naguère disparaissant.

— Ne vous laissez pas aller à trop d’émotion, vous vous ferez mal, dit-elle. D’autant plus que, comme toujours, il y a des à-côtés qui ternissent le brillant de l’affaire.

Robert reprenait difficilement sa respiration.

— Quels ?

Ainsi que l’artiste le pensait, la perspective d’une nouvelle lutte à soutenir lui redonnait la vigueur tendue que l’excès du bonheur lui avait fait perdre pendant un instant.

— Eh bien ! Sallus — qui, entre parenthèses, vous avait aperçu là-haut, guettant l’issue de notre entretien — Maurice Sallus a flairé le solide régal avec Joseph-Pol, et pour mieux le déguster, plus tard, il le veut ménager pour l’instant…

Pâli, le buste droit, effilant sa moustache avec préoccupation, Robert l’interrompit.

— Et alors, c’est sur moi qu’il va tomber ?…

— Précisément… il m’a dit son ultimatum.

— Collaboration ?…

— Non seulement pour la pièce en question, mais pour les trois suivantes.

Robert eut une brusque rage.

— Ah ! le…

Ils parlaient à mi-voix, sans gestes, leurs paupières demi-closes, afin de ne point laisser deviner à leur entourage l’âpreté de leur conversation.

Il reprit à voix basse, violente pourtant :

— Jamais !… Il se f… de moi, le…

Lui, si réservé d’ordinaire, se soulageait par des mots grossiers.

Mady répliqua avec calme :

— Vous accepterez.

— Non !

— Si. D’abord, parce que vous ne pouvez faire autrement… Un éreintement de Sallus dans le Paris-Jour, avec sa rosserie, et nous sommes tous à plat, il n’y a plus qu’à fermer boutique. Du reste, sur l’affiche, son nom vous aidera et son avidité est de bon augure… S’il réclame sa part de votre avenir, c’est qu’il y croit. Étudiez un peu la question. Puisqu’il vous demande sa part de trois pièces, c’est qu’il pense que vous en aurez promptement le placement… qu’il y aidera… Et s’il n’exige pas un pacte plus long, c’est qu’il suppose que, dans quelques années, vous serez assez lancé pour lui verser simplement la forte somme chaque fois que vous aurez besoin de ses services de critique…

Robert se taisait, jouant distraitement avec la passoire d’argent pendue au bec de la minuscule théière verte. Mady continua :

Quant à moi, si cela peut vous consoler de le savoir, je suis tout autant dévorée que vous… Sallus m’a donné le conseil — autant dire l’ordre — de me faire habiller chez Sandy, le « seul couturier propre pour le théâtre ». Cela, c’est 25 0/0 de commission dans sa poche, et ma galette de trois mois nettoyée d’un coup, car c’est vrai que Sandy est un maître, mais il ne donne pas ses productions ! — Quant à Lombez, il est tapé sur toutes les coutures… Sallus lui impose un prête-nom comme directeur en titre, ce que notre ami est obligé d’accepter, à cause de certaines raisons connues du Parquet — et de Sallus, qui sait tout, l’animal ! — Raisons péremptoires qui ôtent à Lombez la faculté de signer aucun acte de façon valable…

Robert eut un geste.

— Mais, cassons-lui les reins, une bonne fois !…

Madeleine sourit, résignée. Au fond, le forban qu’était Sallus lui inspirait de l’admiration.

— Bah ! lui, supprimé, il en surgirait un second exemplaire… Sallus a cela de bon qu’il est redouté et qu’il éloigne tous les autres crocodiles de la proie sur laquelle il a posé ses griffes… Il vaut mieux nourrir un appétit qu’essayer de rassasier cent insatiables…

Un revirement subit se fit en Castély ; sa figure s’éclaira, il eut un rire jeune.

— Mady, je suis tout de même bien content !…

Inconsciemment, il s’était exprimé avec l’accent enfantin, câlin qu’il réservait d’ordinaire pour Suzanne.

Madeleine le regarda, surprise et touchée : les femmes adorent chez certains hommes ces retombées juvéniles. Elle s’abandonna sincère.

— Moi aussi, Castély…

Et leurs yeux émus se marièrent longuement, ainsi que, dans un embrassement passionné. Bien qu’ils ne songeassent à rien de précisément voluptueux, tout vibrait en eux. Ils se sentaient à la fois brisés et électrisés ; ils avaient le trouble spécial des minutes qui précèdent les grandes explosions d’amour.

Madeleine se ressaisit la première. Consultant avec inquiétude la pendule placée au fond de la salle

— Sept heures et demie ! s’écria-t-elle. Il faut que je rentre !… Je dîne en ville… un cachet chez des gens charmants…

— Moi, l’on m’attend chez moi, murmura Robert, la pensée à moitié ramenée vers Suzanne, vers les soucis de son ménage, et s’y dérobant avec une fatigue involontaire.

Machinalement, il avait tiré son porte-monnaie pour régler. Il eut une soudaine contrariété, examinant la multitude des tasses vides et les débris de la dînette.

— C’est que… j’ai oublié… Je suis sorti de chez moi presque sans argent..

Madeleine s’indigna.

— C’est vrai, mon pauvre Castély, ils se sont défilés !… Cet imbécile de La Boustière était trop bouleversé pour penser à quoi que ce soit… Vriane n’a pas le sou… Quant à Lombez, il n’en fait jamais d’autres !… Et moi qui n’ai que deux francs !… Oh ! je n’ai pas oublié… c’est tout ce que j’avais chez moi… Je compte sur le cachet de ce soir pour me ravitailler…

Elle rit tout à coup devant la figure déconcertée de son compagnon.

— Voyons, ne vous désolez pas !… Nos ressources réunies seront peut-être suffisantes… Combien avez-vous ?

Une gaieté revenait aussi à Robert.

— Quelle situation !…

Et, se fouillant, il compta : Six francs…

— Avec mon capital, ça fait huit… C’est peut-être assez ?

Elle examina la table.

— Non, reprit-elle avec désappointement, il y a huit thés, plus les sandwichs et les plum cakes, cela monte à environ douze francs, avec le pourboire.

Castély eut une inspiration.

— Écoutez !… Je vous laisse ici en gage. Je cours au Supplément, je dois y avoir un compte d’une vingtaine de francs… Je serai de retour dans dix minutes…

— La caisse est fermée à cette heure-ci.

— Il y aura bien quelqu’un pour m’avancer un louis…

Il lui fallut remonter au premier prendre son par-dessus. Là-haut, du balcon, ses yeux cherchèrent Mady et rencontrèrent les regards de la jeune femme et son sourire. Il fut alors frappé par son attirante beauté, par sa silhouette de grâce étrange et de sveltesse silhouette toute sombre en la salle claire presque entièrement déserte, où les hommes noirs vêtus de blanc mettaient de l’ordre, semblant encercler la jeune fille de leurs incessantes allées et venues de phalènes exotiques.

Elle lui paraissait précieuse, presque surhumaine… symbole, personnification des joies, des triomphes qu’il goûterait, en un lendemain proche…

Moins de dix minutes plus tard, il reparaissait, et jetait un billet de cinquante francs sur la soucoupe que vint prendre le serveur…

Mady détacha ses yeux d’un carnet sur lequel elle élaborait des comptes compliqués.

— Tant que cela ?

— Je ne suis pas allé au journal, expliqua Robert. J’ai aperçu Sallus à la Paix… C’était bien le moins qu’il m’avançât…

— Alors, vous êtes convenus de quelque chose ? interrogea Mady avec curiosité.

— Oui. L’exquis, c’est que ça ne traîne pas, avec lui… Une délicieuse impudeur pour vous rouler, et cela, sans réplique possible. C’est réglé, avec les frais accessoires que je supporterai seul, ma pièce aux Folies-Parisiennes — étant donné qu’elle ait du succès, — ne me rapportera pas un sou, — et pour les trois futures, je toucherai à peine un tiers de leur produit.

Tout en parlant, il avait tendu à Mady son étole, ses gants. Comme ils gagnaient la porte, elle conseilla :

— Quand même, il faut marcher… Sallus pour nous, c’est le succès assuré.

— Acheté, oui. Aussi, je marche, vous voyez bien, fit-il résolument.

Dehors, il proposa :

— Prenons-nous une voiture ?

Elle refusa.

— Non, tenez… montons à pied chez moi, voulez-vous ? J’ai besoin de respirer.

— Et votre dîner ?

— Tant pis, je n’irai que pour la soirée… Oh ! ils me savent très occupée et ne m’en voudront pas.

— Où dinerez-vous ?

— Je n’ai pas faim… ce thé… et puis, tout cela…

Il plaisanta :

— Les émotions…

— Elle répondit sérieusement :

— Oui.

Entre eux, un silence empli de mélancolie pesa. Robert évoquait l’image du gros homme penché sur la jeune fille ; il revoyait son regard un peu plus tard. Et, en eux deux, un pareil malaise se répandait, les unissant pour la première fois en une pensée commune profondément intime.

Par une impulsion involontaire, Robert passa son bras sous celui de Mady, du geste d’affectueuse familiarité qui lui était ordinaire avec Suzanne. Elle tressaillit imperceptiblement, mais s’abandonna sans protester.

Dehors, le jour s’évanouissait avec rapidité. Après la chaleur saturée de parfums de la salle de thé, l’air frais semblait bon aux deux jeunes gens. Il régnait cette paix de l’atmosphère particulière aux rues parisiennes, la nuit, qui ouate le froid, quel qu’il soit.

Ils remontèrent la rue Caumartin, longèrent le Hammam et s’engagèrent dans la rue Lafayette sans se désunir, sans parler, leur pensée vagabondant, d’eux-mêmes à la pièce de Castély, revenant à leurs personnes et s’enfuyant encore, par mille chemins de traverse, mille préoccupations accessoires.

Pourtant, malgré le kaléidoscope mental auquel il s’abandonnait, Robert retournait quand même toujours à la vision désagréable, de minute en minute plus précise, de l’auteur riche, de Joseph Pol La Boustière, qui tenait dans ses deux grosses mains gauches, et sa propre destinée et la femme dont lui, Robert, à cette heure, sentait contre son bras la tiédeur, percevait presque les battements du cœur, dans une chair qu’il devinait émue.

Il eut inopinément un cri amer, où s’exhalait toute son humiliation d’écrivain, toute son obscure jalousie masculine.

— Ah ! si j’avais de l’argent !… Si j’avais pu trouver quelque combinaison pour tenter seul l’affaire !… Mady répondit à voix basse, tremblant d’un regret immense :

— Puisque c’est impossible !…

Ils retombèrent dans le silence ; ralentissant le pas, avec, à présent, une sorte d’appréhension de se quitter.

Cependant, ils arrivèrent au but. Rue Fontaine, ils se désunirent et se regardèrent en face.

Robert prit la main de Madeleine.

— Alors, je vous laisse ? fit-il avec une singulière interrogation.

Une vive rougeur monta aux joues de la jeune fille. Elle retira avec précipitation sa main de l’étreinte prolongée de l’écrivain.

— Sans doute ! fit-elle, la voix brève.

Il n’insista pas, semblant rentrer en lui-même. Et, ce fut d’un accent changé, redevenu indifférent et banal qu’il demanda :

— Où et quand est-ce que je vous revois ?

Chez elle, le trouble persistait, s’aggravant, même ; elle balbutia : Je vous écrirai…

Et, elle s’enfuit dans l’allée sombre, où il ne songea point à la suivre.

Au contraire, le désir de se retrouver près de Suzanne reprit Robert dès qu’il demeura seul.

— Comme elle va être heureuse ! pensa-t-il en se hâtant vers son logis.

À mesure qu’il approchait, gravissant d’un bon pas la rue Caulaincourt, qu’il se jetait dans l’ascenseur et tournait le passe-partout dans la serrure de la porte, une allégresse plus intense se développait en lui et le possédait. Ce fut, un sourire radieux aux lèvres, une fièvre brûlant en ses yeux, qu’il entra tapageusement dans la pièce silencieuse, doucement éclairée, où la jeune femme se tenait assise près de la table, les mains jointes sur ses genoux, courbée, enfoncée dans une songerie muette.

— Suzanne !… victoire !… Suzanne, embrasse-moi, félicite-moi ! cria-t-il en se précipitant à genoux devant la mignonne créature qu’il enveloppa tout entière de ses deux bras.

Elle avait tressailli et se renversait, effarée, sans un mot, toute blanche, toute roide, les yeux assombris, comme ne pouvant plus refléter aucune flamme.

— Qu’as-tu ? fit-elle, très lointaine.

Il l’abandonna, se releva, dégrisé. Et, jetant son chapeau sur un meuble, il enleva son pardessus.

— Lombez prend la direction des Folies-Parisiennes, et ma pièce sera représentée dans une quinzaine, probablement, dit-il avec sécheresse.

Suzanne le considérait, comme si elle eût aperçu un être nouveau, inconnu, en cet homme, en ce mari, cet amant, qui, sans s’enquérir des heures de torture qu’elle venait de subir, sans chercher dans ses yeux l’angoisse de l’abîme où elle glissait, la regardant sans la voir, devant elle, et à cent lieues d’elle, venait léger, joyeux, vainqueur, lui parler de choses qui, à présent, la touchaient si peu !…

— Ah ! fit-elle, glacée.

Il tourna le dos et sortit précipitamment. Dans son cabinet, il ferma la porte, tourna le commutateur électrique et se jeta avec rage dans son vaste fauteuil anglais en cuir.

— Ah ! les femmes ! fit-il tout haut, les dents serrées, avec une expression de fureur et de mépris, unissant dans sa rancune violente celle qui le servait en se vendant, et celle qui souffrait un martyre inouï de corps et d’âme par lui et pour lui… et qui, toutes deux, le torturaient, justement par leur dévouement accepté.