Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 290-303).

XII

Depuis huit jours, Suzanne Castély était installée dans la luxueuse maison de santé du docteur Julien Dolle, ouverte avenue Victor-Hugo, tout proche du square Lamartine. Elle attendait impatiemment que le chirurgien déclarât l’heure propice pour son opération.

Douze autres chambres étaient occupées par des clientes qui pouvaient presque se réclamer du vrai monde, et la publicité coûteuse habilement semée autour de l’ouverture de la clinique semblait devoir apporter d’excellents et de prompts résultats.

Aussi, le docteur Dolle était-il résolu à donner le plus d’éclat possible à l’opération de Suzanne, « la femme de l’un de nos grands dramaturges de l’avenir ». Cela procurerait en même temps un fraternel coup d’épaule à l’ami Castély, dont le nom, grâce à la maladie de sa femme, serait rappelé avec une insistance adroite dans tous les communiqués » à la presse.

Ce matin-là, Robert se rendait rue Fontaine, précisément à l’ancienne maison de Madeleine Jaubert, dont Joseph-Pol La Boustière sans doute par fidélité au souvenir de la jeune comédienne disparue avait loué le pied-à-terre.

Par une lettre amicale, le poète champenois avait convié Castély à se rendre chez lui. Il laissait pressentir un projet de collaboration qui avait tout de suite fait dresser l’oreille au jeune auteur, dont les embarras d’argent persistaient, toujours aussi cruels.

Ce n’était pas sans quelque répugnance, sans une sourde irritation, que Robert revenait vers ce lieu dont naguère il pensait ne plus jamais devoir franchir le seuil.

Mady !… Sa première pièce… Les angoisses, les déceptions, les joies des mois écoulés, que tout cela était loin !… et quel homme vraiment nouveau était né en lui depuis ces instants qui lui paraissaient déjà si profondément enfoncés dans le passé !…

Brusquement, comme il franchissait la voûte du porche et approchait de la loge de la concierge, le souvenir lui revint de cette autre petite… Comment se nommait-elle ?… Oui, Cécile, cette fillette frêle et pâle qui s’était jetée dans ses bras si inopinément le jour de l’enterrement de Madeleine Jaubert.

Qu’était-elle devenue ?

Il eut un geste pour éviter la loge, passer inaperçu, saisi d’une appréhension ennuyée de revoir ce visage… cette femme qu’il avait possédée qui l’aimait romanesquement, il se le rappelait à présent et qu’il avait si radicalement effacée de sa vie.

Pourtant, il s’arrêta, paralysé par le cri étouffé de la mère — de la vieille femme en deuil, amaigrie, changée, qui le reconnaissait et l’appelait à voix haute.

— Monsieur Castély !… Oh ! monsieur Castély, c’est vous, c’est bien vous !

Avec une précision, une force surprenante, l’idée d’un drame survenu fondit sur Robert…

Il questionna malgré lui :

— Votre fille ?

La concierge éclata en sanglots.

Morte, mon cher monsieur, morte, il y a six se- maines passées, déjà !…

Il recula. — Morte ?

D’un geste familier et suppliant, elle l’invita à entrer :

— Oh ! je vous en prie !… Faites-moi l’honneur, quelques instants… J’aimerais tant parler d’elle !… Il obéit machinalement, avec un regard autour de l’étroit logement, s’attardant à de menues reliques dévotement conservées par la mère : la photographie de la jeune fille, très ressemblante, avec son sourire puéril et ses yeux de rêveuse, aux doigts agiles et au cerveau inoccupé ; plus loin, pendu à la muraille, son petit tablier de percale rose à volants ; un corsage non terminé posé sur la table à ouvrage…

Bas, les yeux secs, aux paupières tremblantes et enflammées par trop de larmes, la vieille femme jeta, avec une volubilité fiévreuse :

— Elle s’est tuée, mon cher monsieur !… Ma petite fille, ma petite Cécile chérie s’est tuée ! Oh ! à vous qui étiez l’ami de mademoiselle Mady, qu’elle aimait tant, je dirai tout, et ça me soulagera, car, avec le monde, il faut que je me taise… il faut que je mente, pour ne pas la déshonorer auprès des gens !… Elle s’est tuée, monsieur, parce qu’elle était enceinte !… Le croiriez-vous ?… Elle !… si sage !… Une enfant qui faisait mon orgueil et mon étonnement. Oui, je peux bien le dire, mon étonnement, par sa raison et sa douceur… Enceinte, mon cher monsieur !… elle me l’avouait dans la lettre qu’elle me laissait, où c’était marqué qu’elle voulait mourir, qu’elle allait se jeter à la Seine, en ajoutant qu’elle me demandait bien pardon pour le chagrin qu’elle allait me causer, et m’avertissant d’aller la réclamer à la Morgue, afin que son corps n’y soit pas exposé trop, longtemps. Moi, sa mère, j’ai dû lire cela, monsieur. Mon sang n’a fait qu’un tour… j’ai été éblouie et je suis tombée là, par terre… que je ne sais pas comment mon crâne ne s’est pas trouvé fendu de par ma chute Et, quand je suis revenue à moi, j’avais toujours le papier serré dans ma main. Les voisines qui me soignaient m’ont cru folle, lorsque je me suis écriée que je voulais aller reconnaître le cadavre de ma fille là-bas, à la maison des noyés… et il paraît que je suis retombée plusieurs fois, les sentiments perdus… Pendant tout cela, la nuit était venue. On finit par me céder… On amène un fiacre… Il y avait un cheval blanc… et ça a été pour moi le dernier coup, car les animaux de cette couleur ont toujours conduit le malheur pour moi… À la Morgue, porte fermée… et les agents me bousculent : « Demain matin », qu’ils me disent. Ah ! monsieur, quelle nuit !… Et, l’on parle des enfers ?… Monsieur, je vous réponds qu’il y en a qui les ont connus sur terre !… J’avais renvoyé les personnes qui m’accompagnaient… J’aurais battu, assassiné, ceux qui me disaient de bonnes paroles… Pensez donc !… Ne pas savoir au juste si sa fille est morte ou vivante !… Si la rivière la roule, on ne sait où !… Ou si elle souffre, échouée quelque part, le souffle pas encore envolé !… Des fois, je m’imaginais qu’elle n’avait pas eu le courage de mourir… J’espérais la retrouver vivante… Un moment, l’idée poussa en moi qu’elle était justement en train de revenir à la maison, pendant que je rôdais inutilement aux environs de cette Morgue, où, bien sûr, elle ne se trouvait pas… Oui, une idée si forte qu’il me semblait que je voyais Cécile dans la nuit de la rue, que j’entendais résonner sur le trottoir son petit pas rapide, comme lorsqu’elle rentrait, le soir, après avoir reporté de l’ouvrage… Je ne fis qu’un saut ici… et la tête me partait de chagrin, à penser que peut-être elle arriverait avant moi et qu’elle trouverait la porte close… et qu’alors, découragée, elle repartirait dans le noir… dans l’abandon !… Et cela, par ma faute à moi, qui n’étais pas là pour la recevoir, pour la garder.

Les mains tremblantes et errantes sur son tablier qu’elle froissait d’un geste machinal, la vieille femme reprit haleine et repartit aussitôt, la voix cassée par la lassitude de parler et l’émotion croissante qui la gagnait à remuer ces souvenirs d’horreur encore si proches…

— Enceinte, enceinte, la pauvre petite !… Et, se tuer pour cela !… Elle n’avait qu’à le faire, son gosse, on l’aurait élevé !… Il n’y avait pas de père ici pour la cogner et lui dire des sottises, et ce n’est pas une mère qui peut trouver de grande colère dans son cœur pour une pauvre fille qui s’est laissé tromper… Mais elle était trop délicate, trop rêveuse, trop au-dessus de sa position, la pauvre enfant ! — Dans sa tête, c’étaient des idées comme on n’en voit que dans les livres… et pour elle le malheur n’était pas comme pour nous autres… Bref, monsieur, pour vous finir, j’ai couru la nuit entière d’ici à là-bas, et de là-bas ici… Dix fois, j’ai manqué d’être arrêtée et jetée au poste… mais, je m’échappais, je courais devant les agents comme une folle… Enfin, au matin, j’ai pu entrer à la Morgue. Elle n’y était pas !… J’ai conté mon histoire à un monsieur bien doux qui m’a donné des paroles d’espoir… On m’a mise dans une voiture, et l’on m’a ramenée ici… Cette fois, j’étais à bout… je suis tombée comme morte sur mon lit et j’ai dormi. J’ai pu dormir, monsieur… et c’était juste à ce moment que des mariniers repêchaient son corps… là-bas, vers Maisons-Laffite… Quand je me suis réveillée, un agent était la… où vous êtes… tenant à la main un papier… où était inscrit mon malheur…

Dans le silence qui suivit ce récit où les forces de la pauvre femme s’étaient épuisées, Robert Castély prononça, d’une voix hésitante :

— Et rien n’a pu vous faire soupçonner qui était l’homme ?…

La concierge fit un geste de dénégation, reprenant d’une voix chevrotante :

— Rien !… Non, en vérité, rien !… Des fois, je me suis demandé si elle n’avait pas été violentée… une aventure qu’elle n’aura pas osé me conter… C’est si exposé, nos pauvres filles, aux soirs où elles vont chercher ou porter leur ouvrage !… Elle n’avait jamais peur… Elle riait, répétant qu’il n’arrivait d’histoires qu’à celles qui le voulaient bien… Et, de fait, elle savait se faire respecter, même des voyous… Mais suffit qu’elle se soit trouvée en face d’un de ces fous qui rôdent le soir par les rues… Depuis plusieurs mois, monsieur, elle avait changé… si triste qu’elle était ! — Quand je la questionnais sur ce qui la tracassait, elle disait que je me faisais des idées, elle souriait, par frime… Ça me trompait… Je ne pouvais comprendre, n’est-ce pas, ce qui la travaillait ?…

Et Robert, ayant un mouvement machinal pour consulter sa montre, songeant à La Boustière qui l’attendait, la bonne femme le retint encore :

— S’il vous plaît, monsieur, pardonnez mon indiscrétion, mais je voudrais vous demander quelque chose, à vous qui êtes dans les livres… Je fais faire un tombeau à ma Cécile… Un monument tout à fait bien, en pierre… A quoi me serviront mes économies, maintenant, n’est-ce pas ? — Et alors, j’aurais voulu qu’on écrive dessusMais, les ouvriers, ça ne sait pas, ni moi… et si vous aviez la bonté, si vous vouliez…

Une lourde impression d’ennui et de nausée, le désagréable sentiment du ridicule et du navrant de cette naïve demande, faite précisément à lui, envahirent Castély.

— Une épitaphe ?… Que, moi, je vous fasse une épitaphe ?… Non, non, c’est impossible !…

Cependant, l’autre joignant les mains, insistante, il parut se décider tout à coup.

— Eh bien ! oui, c’est entendu… Je vais y songer… Je vous enverrai cela…

Et il s’esquiva promptement, sans vouloir écouter les remerciements émus de la vieille femme, et ses racontars recommençants.

— Dire que, dans la vie, les événements les plus poignants sombrent toujours dans le burlesque ! songeait l’écrivain en appuyant le doigt sur la sonnerie électrique de l’appartement de Joseph Pol La Boustière.

Ses lèvres murmurèrent encore machinalement : Pauvre fille !… Tandis qu’il s’efforçait d’évoquer en lui la silhouette vague de Cécile. Mais rien n’était vraiment touché en son cœur, et son sentiment dominant était une contrariété prononcée, le vif désir de secouer très vite cette impression pénible qui le rendait maussade. Il ne pouvait en être autrement : cette malheureuse fillette avait si peu participé à sa vie à lui et les tendresses, même les moins égoïstes, sont toujours graduées en raison de la part que l’on y a mis de soi-même.

Ce fut Joseph-Pol qui vint ouvrir lui-même et qui introduisit son visiteur dans le petit salon vert, où rien n’avait été changé depuis la mort de celle qui l’occupait auparavant.

Mais Castély n’eut pas le temps de se laisser gagner par le trouble des souvenirs rétrospectifs, car La Boustière exposait immédiatement le motif de l’entrevue qu’il avait provoquée. Il montrait cette hâte maladroite propre aux timides.

— Je suis très touché que vous ayez bien voulu venir à moi. Voici de quoi il s’agit… j’ai écrit une pièce… Je la crois bonne, parce que j’y ai mis… enfin, c’est l’ex- pression des choses que j’ai senties… cruellement. Mais je comprends très bien qu’elle est incomplète, qu’il y manque d’abord de la modernité, de l’esprit, une foule de détails, de… comment dirais-je ? de trucs que je se- rais incapable d’inventer et d’agencer… Et j’ai pensé à vous. Vous qui avez connu celle qui est l’âme de mon drame. Vous qui avez tout le talent que je n’aurai ja- mais… Alors, je me suis dit que peut-être, à cause d’elle, vous consentiriez à collaborer avec moi… à lire et à revoir ma pièce, à la remanier.

Les yeux attachés sur le gros homme, Robert questionna :

— Dois-je comprendre que l’héroïne est cette pauvre… ?

Joseph-Pol hocha la tête affirmativement et acheva :

— Madeleine Jaubert, oui, c’est elle, c’est sa figure qui s’est imposée à moi pour un drame… Mon Dieu, un drame que j’ai écrit d’une façon bizarre, comme si quelqu’un d’invisible en moi me l’eût dicté. Et quelque chose que je tiens à vous dire tout de suite, monsieur Castély, afin que rien d’équivoque ne se lève entre nous… Je n’ai jamais eu d’animosité contre votre personne, même aujourd’hui que Mady est morte… à cause de vous. Oh ! ne dites rien, ne protestez pas !… Je sais, j’ai deviné bien des choses… Je vous le répète, je ne vous en veux pas… Il y avait une mauvaise fatalité qui pesait sur nous tous… et tant de malentendus ! Enfin, si donc certain personnage de ma pièce vous paraissait avoir un peu de vos traits — un personnage dont le caractère est plutôt antipathique — n’y voyez aucune démonstration malveillante intentionnelle de ma part vis-à-vis de vous.

Attentif, intéressé, Castély demanda brièvement :

— Cette pièce est écrite ?

— Complètement. Seulement, je vous l’ai dit, je ne me fais pas d’illusions, je sens qu’elle a besoin d’être retouchée du commencement jusqu’à la fin par une main habile.

— Voulez-vous me la donner à lire ?

La Boustière se leva avec empressement. — Certes !

Il alla au buffet, ouvrit l’armoire supérieure, et, au milieu de linge, d’objets de toilette féminins que, le cœur un peu pincé soudainement, Robert reconnut, il prit un manuscrit assez volumineux.

— Voici.

Et tandis que le jeune homme défaisait l’attache de ruban noir liant les feuillets, il expliqua très vite, bredouillant un peu, les yeux fixés au sol.

— Je suppose une femme mariée… mariée à un homme qui me ressemble, pour lequel elle a de l’amitié, mais envers qui elle n’a jamais pu éprouver d’amour. Elle a aimé un homme qui est devenu son amant… un homme pareil à vous. Et, par lui, elle est devenue mère… Elle n’a jamais consenti au partage ; donc son mari ne peut avoir d’illusions… Elle propose à son amant de demander le divorce, afin de se marier… Il refuse, ce mariage pouvant compromettre son avenir… Alors, elle se tue, parce qu’elle n’a point compris que si le vrai père demeurait insensible devant sa maternité, l’autre, le mari, celui qu’elle avait trompé, et qui l’aimait, aurait volontairement fermé les yeux sur sa faute, et bien accueilli son enfant à elle…

Sèchement, la voix blanche, Robert Castély l’interrompit :

Voulez-vous me permettre de lire seul, sans interruption et sans commentaires de votre part ?… Je préfère cela pour juger l’œuvre.

La Boustière se leva avec embarras.

— Bien ! Bien ! Comme vous voudrez !… Est-ce que je dois vous laisser seul ?… Je puis m’en aller…

Robert fit un geste d’indifférence.

— Non, pourvu que vous ne me parliez pas pendant que je parcourrai ces pages, cela suffit.

La Boustière fut s’asseoir sur un petit canapé à l’extrémite du salon, promettant humblement :

— Je ne prononcerai pas un mot.

De longues minutes de silence absolu s’écoulèrent.

Lorsque Castély eut terminé sa lecture qu’il avait occomplie sans un repos, sans détacher ses yeux de la succession des feuillets, il était très pâle.

Il dit simplement :

— C’est une chose infiniment belle.

Ces mots sonnèrent frappauts, dans la paix muette du lieu.

L’auteur tressaillit, des larmes emplirent ses yeux. Il balbutia — Vrai ?

Robert se leva et jeta le manuscrit sur la table, comme il se fût débarrassé d’un remords, d’une chose sanglante, pleine d’épouvante.

— Oui, c’est très beau, murmura-t-il d’une voix altérée.

Puis, soudain étourdi, il revint en chancelant vers son siège où il se laissa tomber, la tête dans ses mains, empli d’il ne savait quelle intense émotion complexe…

En son bouleversement dominait un affreux écœurement de l’existence, une horreur de lui-même, cet âpre souhait d’anéantissement brusque, définitif, qu’éprouvent parfois les êtres que le courant impérieux, inéluctable de la vie emporte malgré eux, submerge, roule sur un fond de boue dont ils perçoivent toute l’horreur visqueuse, nauséabonde, impuissants néanmoins à remonter à la surface.

Et, devant ce trouble qui les unissait obscurément, le cœur de La Boustière creva.

— Je l’aimais tant !… C’avait été en moi une éclosion spontanée, irrésistible !… Je l’aimais comme si elle avait été mon enfant, et aussi comme quelqu’un de supérieur à l’humanité !… C’était une femme telle que je n’en avais jamais rencontré, et c’était le génie… C’était, vivante, ma chimère… C’était, dressée devant moi, la statue animée de tous les rêves de mon existence d’isolé, de paria… Car, je n’ai jamais été aimé, pas plus dans ma famille que par les femmes… et toujours j’ai dû me méfier, m’écarter des démonstrations menteuses et vénales que ma fortune m’attirait… Pas une fois je n’ai senti une sympathie sincère… tous, hommes et femmes, m’ont dédaigné… Je n’ai pas un ami… je n’ai jamais eu de maîtresse… Partout et toujours je n’ai connu que les relations banales, la poignée de main de l’indifférent, le baiser las et hostile de la fille accostée un soir de marasme et d’exaspération…

Interminablement coula sa lamentation, tantôt criée, tantôt balbutiée, sa plainte angoissée, qui fluait comme le sang d’une plaie ouverte.

Enfin, Robert releva la tête. Depuis longtemps, il n’écoutait plus l’autre homme qui gémissait et, en lui, l’émotion première s’était évaporée.

Il fit un geste impatient de la main, prononçant avec mécontentement.

Je vous en prie !… laissez-moi relire votre pièce sans me distraire.

Comme une masse, La Boustière, obéissant à cette injonction, fut s’abattre sur le canapé. Renversé, sa grosse tête écrasant les coussins que la main effilée de Madeleine Jaubert se plaisait autrefois à caresser, il ne prononça plus une parole.

Cette fois, très maître de lui, dégagé de toute autre préoccupation, Castély, avec un crayon détaché de sa chaîne de montre, biffait, soulignait, annotait dans les pages du manuscrit qui lui était abandonné. Le métier l’empoignait, et son cerveau s’enflammait de façon extraordinaire pour cette création d’un autre qui, de plus en plus, lui paraissait sienne, comme jaillie spontanément d’Elle et de Lui qui y vivaient, reproduits avec une merveilleuse vérité passionnée, dans la trame quelconque de la fable bâtie par le poète.

Deux heures s’écoulèrent sans que Castély, toujours absorbé, abandonnât un seul instant son travail acharné.

Cependant, cet effort prit fin. L’écrivain traça une dernière indication en marge de la dernière page et se rejeta en arrière sur son siège, le front couvert de sueur, le visage défait, les membres brisés par l’excessive tension cérébrale de ces minutes tel que le coureur, le cycliste, le champion de n’importe quelle manifestation physique, dont la fonction est de perpétuellement dépasser les forces intellectuelles et les ressources de vigueur corporelle dont il dispose.

— Trois actes !… Il ne faut pas plus de trois actes ! s’écria-t-il subitement. Et, les scènes actuelles trop lentes, trop floues, une fois condensées, les répliques allégées, nous avons une pièce admirable !…

Joseph-Pol s’était soulevé, un long frémissement traversant sa chair pesante. Il questionna avec anxiété :

— Alors ?

— Eh bien, c’est chose entendue, que nous allons régler tout de suite, afin qu’il ne se lève dans l’avenir aucun malentendu entre nous… Nous collaborons pour cette pièce ; vous me laissez mes coudées absolument franches pour couper, rogner, développer et modifier dans votre manuscrit…

Avec précipitation et effusion, La Boustière déclara :

— Vous ferez ce que vous voudrez… J’ai pleine confiance en vous, en votre talent et votre tact. Pour ce qui concerne la question pécuniaire, il est bien entendu que je ne veux pas toucher un sou si cette pièce doit rapporter de l’argent… J’aurais de la répugnance à en tirer quoi que ce soit de vénal… Si même, vous trouviez préférable que mon nom ne parût pas à côté du vôtre, peu m’importe, signez seul… Je ne cherche pas avec ce drame une satisfaction orgueilleuse, je n’en attends que la joie douloureuse de voir prendre vie à cet épisode où j’ai mis toute mon âme…

Castély l’interrompit :

— Pas du tout !… Il va de soi que nos deux noms figureront sur l’affiche ! Pour ce qui touche aux droits, je comprends très bien votre sentiment… Si je me trouvais dans une situation qui me permit le désintéressement, je ferais comme vous, et la recette intégralement irait aux pauvres… Malheureusement, mes moyens ne me permettent pas ces délicatesses…

Confus, La Boustière balbutia :

— Ne vous excusez pas, je vous en prie !

Castély reprit avec sécheresse :

— J’accepte donc de percevoir seul la totalité des droits concernant notre pièce, ainsi que vous me le proposez.

— C’est parfait ! se hâta d’aquiescer La Boustière Et puis-je vous demander à quel théâtre vous vous proposez de présenter le manuscrit ?

Robert vit soudain se dresser devant lui la silhouette un peu lourde et chevaline de la belle Valentine de Mamers. Des souvenirs complexes l’envahirent, où domina très vite un sentiment de triomphe.

— L’Odéon, dit-il résolument. Oh ! c’est chose certaine.

Puis, pendant que La Boustière ébloui, restait muet, figé à sa place, il rassembla d’une main preste tous les feuillets épars du manuscrit.

— Je l’emporte, je mets au net, nous faisons une lecture ensemble ; nous nous mettons d’accord sur tous les changements que je crois nécessaires, et immédiatement ensuite, je fais recopier. Il faut que la pièce soit acceptée et distribuée le mois prochain au plus tard.

Il songeait qu’il allait tout de suite passer un télégramme à madame de Mamers, lui donnant rendez-vous pour la lecture de « sa » pièce, dès le surlendemain.

Dehors, il hêla un taximètre et se carra sur les coussins, empli d’une joie orgueilleuse, se sentant devenu quelqu’un, promu véritable auteur dramatique, à présent qu’il escomptait, plein de confiance, le succès d’une pièce qui n’était pas de lui, et qui précisément allait monter son nom aux sommets de la gloire.

Comme il sortait d’un pas allègre de la maison de la rue Fontaine, l’esprit plein de pensées agréables, il n’eut même pas un regard pour la mère de Cécile, debout au seuil de la loge, le regardant tristement s’éloigner, sans oser le retenir et lui rappeler sa promesse.

Le beau tombeau de pierre de la petite ouvrière devait toujours rester nu et lisse, privé de la pensée de l’écrivain.