Paul Ollendorff (Tome 1p. 55-135).
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II


L’alba vinceva l’ora mattutina
che fuggia innanzi, si che di lontano
connobbi il tremolar della marina…
Purg. I

Les Krafft étaient originaires d’Anvers. Le vieux Jean-Michel avait quitté le pays, à la suite de frasques de jeunesse, d’une rixe violente, comme il en avait souvent, — car il était diablement batailleur, — et qui avait eu cette fois un fâcheux dénouement. Il était venu s’établir, il y avait presque un demi-siècle, dans la petite ville princière, dont les toits rouges aux faîtes pointus, et les jardins ombreux, étagés sur la pente d’une molle colline, se mirent dans les yeux vert-pâle du Vater Rhein. Excellent musicien, il s’était fait promptement apprécier dans un pays où tous sont musiciens. Il y avait pris racine en épousant, à quarante ans passés, Clara Sartorius, la fille du maître de chapelle du prince, qui lui transmit sa charge. Clara était une Allemande placide, qui avait deux passions : la cuisine et la musique. Elle eut pour son mari un culte qu’égalait seul celui qu’elle avait pour son père. Jean-Michel n’admirait pas moins sa femme. Ils avaient vécu en parfait accord pendant quinze ans ; et ils avaient eu quatre enfants. Puis Clara était morte ; et Jean-Michel, après l’avoir beaucoup pleurée, avait épousé cinq mois plus tard Ottilie Schütz, une fille de vingt ans, aux joues rouges, robuste et rieuse. Ottilie avait juste autant de qualités que Clara, et Jean-Michel l’avait aimée juste autant. Après huit ans de mariage, elle mourut à son tour, non sans avoir eu le temps de lui faire sept enfants. Au total, onze enfants, dont un seul avait survécu. Bien qu’il les aimât fort, tant de coups répétés n’avaient pas altéré sa solide bonne humeur. L’épreuve la plus rude avait été la mort d’Ottilie, il y avait trois ans maintenant, à un âge où il est malaisé de se refaire une vie et de fonder un nouveau foyer. Mais après un moment de désarroi, le vieux Jean-Michel avait repris son équilibre moral, qu’aucun malheur n’était capable de lui faire perdre.

C’était un homme affectueux ; mais la santé chez lui était plus que tout. Il avait une répulsion physique pour la tristesse, et un besoin de gaieté, une grosse gaieté, à la flamande, un rire énorme et enfantin. Quelque chagrin qu’il eût, il n’en buvait pas une rasade de moins, ni n’en perdait un coup de dent à table ; et la musique ne chômait jamais. Sous sa direction, l’orchestre de la Cour acquit une petite célébrité dans les pays rhénans, où Jean-Michel était devenu légendaire par sa stature athlétique et par ses accès de colère. Il ne pouvait s’en rendre maître, malgré tous ses efforts ; car cet homme violent était au fond timide, et craignait de se compromettre ; il aimait le décorum, et redoutait l’opinion. Mais son sang l’emportait : il voyait rouge ; et il était pris brusquement par des impatiences folles, non seulement aux répétitions de l’orchestre, mais en plein concert, où il lui était arrivé, devant le prince, de jeter son bâton avec rage, et de trépigner comme un possédé, en apostrophant un de ses musiciens d’une voix furieuse et bredouillante. Le prince s’en amusait ; mais les artistes mis en cause lui gardaient rancune. En vain, Jean-Michel, honteux de son incartade, s’évertuait, l’instant d’après, à la faire oublier par une obséquiosité exagérée : à la première occasion, il éclatait de plus belle ; et cette extrême irritabilité, augmentant avec l’âge, finit par rendre sa position difficile. Il le sentit lui-même ; et, un jour qu’une de ses crises de colère avait failli amener une grève de tout l’orchestre, il offrit sa démission. Il espérait qu’après ses services, on ferait des difficultés pour l’accepter, qu’on le supplierait de rester : il n’en fut rien ; et comme il était trop fier pour revenir sur son offre, il partit, navré, accusant l’ingratitude des hommes.

Depuis ce temps, il ne savait comment remplir ses journées. Il avait soixante-dix ans passés ; mais il était vigoureux encore ; et il continuait de travailler et de courir par la ville, du matin au soir, donnant des leçons, discutant, pérorant, se mêlant de tout. Il était ingénieux, et cherchait tous les moyens de s’occuper : il se mit à réparer les instruments de musique ; il imaginait, essayait, trouvait parfois des perfectionnements. Il composait aussi, il s’évertuait à composer. Il avait écrit jadis une Missa solemnis, dont il parlait souvent, et qui était la gloire de la famille. Elle lui avait demandé tant de peine, qu’il avait failli avoir une congestion en l’écrivant. Il tâchait de se persuader que c’était une œuvre de génie ; mais il savait très bien dans quel néant de pensée il l’avait écrite ; et il n’osait plus revoir le manuscrit, parce qu’à chaque fois il reconnaissait dans les phrases qu’il croyait siennes des lambeaux d’autres auteurs, péniblement mis bout à bout, à coups de volonté. Ce lui était une grande tristesse. Il lui venait parfois des idées qu’il trouvait admirables. Il courait à sa table, avec un frémissement : tenait-il enfin l’inspiration, cette fois ? — Mais à peine avait-il la plume en main, qu’il se retrouvait seul, dans le silence ; et tous ses efforts pour ranimer les voix disparues n’aboutissaient qu’à lui faire entendre des mélodies connues de Mendelssohn ou de Brahms.

« Il est, dit George Sand, des génies malheureux auxquels l’expression manque, qui emportent dans la tombe l’inconnu de leur méditation, comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres : Geoffroy Saint-Hilaire. » — Le vieux Jean-Michel appartenait à cette famille. Il ne parvenait pas plus à s’exprimer en musique qu’en parole ; et toujours il se faisait illusion : il eût tant aimé à parler, à écrire, à être un grand musicien, un orateur éloquent ! C’était sa plaie secrète ; il n’en disait rien à personne, il ne se l’avouait pas à lui-même, il tâchait de n’y pas penser ; mais il y pensait malgré lui, et cela lui mettait la mort dans l’âme.

Pauvre vieux homme ! En rien, il ne parvenait à être lui-même tout à fait. Il y avait en lui tant de beaux et puissants germes ; mais ils n’arrivaient pas à leur croissance. Une foi profonde, touchante, dans la dignité de l’art, dans la valeur morale de la vie ; mais elle se traduisait le plus souvent d’une façon emphatique et ridicule. Tant de noble orgueil ; et, dans la vie, une admiration presque servile des supérieurs. Un si haut désir d’indépendance ; et en fait, une docilité absolue. Des prétentions à l’esprit fort ; et toutes les superstitions. La passion de l’héroïsme, un courage réel ; et tant de timidité ! — Une nature qui s’arrête en chemin.


Jean-Michel avait reporté toutes ses ambitions sur son fils ; et Melchior promit d’abord de les réaliser. Il avait, dès l’enfance, de grands dons pour la musique. Il apprenait avec une facilité remarquable, et de bonne heure il acquit, comme violoniste, une virtuosité, qui fit de lui pendant longtemps le favori, presque l’idole, des concerts de la cour. Il jouait aussi fort agréablement du piano et d’autres instruments. Il était beau parleur, bien fait, quoiqu’un peu lourd, et le type de ce qui passe en Allemagne pour la beauté classique : un large front inexpressif, de gros traits réguliers, et une barbe frisée : un Jupiter des bords du Rhin. Le vieux Jean-Michel savourait les succès de son fils ; il était en extase devant les tours de force du virtuose, lui qui n’avait jamais su jouer proprement d’aucun instrument. Ce n’était certes pas Melchior qui eût été en peine pour exprimer ce qu’il pensait.

Le malheur est qu’il ne pensait rien ; et il ne s’en souciait même pas. Il avait tout juste l’âme d’un comédien médiocre, qui soigne ses inflexions de voix, sans s’occuper de ce qu’elles expriment, et surveille avec une vanité anxieuse leur effet sur le public.

Le plus curieux, c’est que chez lui, malgré son souci constant de l’attitude en scène, comme chez Jean-Michel, malgré son respect craintif de toutes les conventions sociales, il y avait toujours quelque chose de saccadé, d’inattendu, d’hurluberlu, qui faisait dire aux gens que tous les Krafft étaient un peu timbrés. Cela ne lui nuisit pas d’abord ; il semblait que ces excentricités même fussent la preuve du génie qu’on lui prêtait ; car il est entendu parmi les gens de bon sens, qu’un artiste n’en saurait avoir. Mais on ne tarda pas à être fixé sur le caractère de ces extravagances : la source ordinaire en était la bouteille. Nietzsche dit que Bacchus est le dieu de la musique ; et l’instinct de Melchior était du même avis ; mais, en ce cas, son dieu fut bien ingrat pour lui : loin de lui donner les idées qui lui manquaient, il lui enleva le peu de celles qu’il avait. Après son absurde mariage, — absurde aux yeux du monde, et par conséquent aux siens, — il s’abandonna de plus en plus. Il négligea son jeu, — si sûr de sa supériorité, qu’en peu de temps il la perdit. D’autres virtuoses survinrent, qui lui succédèrent dans la faveur publique : cela lui fut amer ; mais au lieu de réveiller son énergie, ses échecs achevèrent de le décourager. Il se vengeait, en déblatérant contre ses rivaux avec ses compagnons de cabaret. Il comptait, dans son absurde orgueil, succéder à son père, comme directeur de musique : un autre fut nommé. Il se crut persécuté, et prit des airs de génie méconnu. Grâce à la considération dont jouissait le vieux Krafft, il garda sa place de violon à l’orchestre : mais il perdit peu à peu presque toutes ses leçons en ville. Et si ce coup était le plus sensible à son amour-propre, il l’était encore plus à sa bourse. Depuis quelques années, les ressources du ménage avaient bien diminué, par suite de différents revers de fortune. Après avoir connu une réelle abondance, la gêne était venue et croissait de jour en jour. Melchior refusait de s’en apercevoir ; il n’en dépensait pas un sou de moins pour sa toilette et son plaisir.

Il n’était pas un mauvais homme, mais un homme demi-bon, ce qui est peut-être pire, faible, sans aucun ressort, sans force morale, au reste se croyant bon père, bon fils, bon époux, bon homme et peut-être l’étant, si pour l’être il suffit d’une bonté facile, qui s’attendrit aisément, et de cette affection animale, qui fait qu’on aime les siens, comme une partie de soi. On ne pouvait même pas dire qu’il fût très égoïste : il n’avait pas assez de personnalité pour l’être. Il n’était rien. C’est une terrible chose dans la vie que ces gens qui ne sont rien. Comme un poids inerte qu’on abandonne en l’air, ils tendent à tomber, il faut absolument qu’ils tombent ; et ils entraînent dans leur chute tout ce qui est avec eux.


C’est au moment où la situation de la famille devenait le plus difficile, que le petit Christophe commença à comprendre ce qui se passait autour de lui.

Il n’était plus seul enfant. Melchior faisait un enfant à sa femme chaque année, sans s’inquiéter de ce qui en arriverait plus tard. Deux étaient morts en bas âge. Deux autres avaient trois et quatre ans. Melchior ne s’en occupait jamais. Louisa, forcée de sortir, les confiait à Christophe, qui avait maintenant six ans.

Il en coûtait à Christophe ; car il devait renoncer pour ce devoir à ses bonnes après-midi dans les champs. Mais il était fier qu’on le traitât en homme, et il s’acquittait de sa tâche gravement. Il amusait de son mieux les petits, en leur montrant ses jeux ; et il s’appliquait à leur parler, comme il avait entendu sa mère causer avec le bébé. Ou bien il les portait dans ses bras, l’un après l’autre, comme il avait vu faire ; il fléchissait sous le poids, serrant les dents, pressant de toute sa force le petit frère contre sa poitrine, pour qu’il ne tombât pas. Les petits voulaient toujours être portés, ils n’en étaient jamais las ; et quand Christophe ne pouvait plus, c’étaient des pleurs sans fin. Ils lui donnaient bien du mal, et il était souvent fort embarrassé d’eux. Ils étaient sales et demandaient des soins maternels. Christophe ne savait que faire. Ils abusaient de lui. Il avait envie parfois de les gifler ; mais il pensait : « Ils sont petits, ils ne savent pas » ; et il se laissait pincer, taper, tourmenter, avec magnanimité. Ernst hurlait pour rien ; il trépignait, il se roulait de colère : c’était un enfant nerveux, et Louisa avait recommandé à Christophe de ne pas contrarier ses caprices. Quant à Rodolphe, il était d’une malice de singe : il profitait toujours de ce que Christophe avait Ernst sur les bras, pour faire derrière son dos toutes les sottises possibles ; il cassait les jouets, renversait l’eau, salissait sa robe, et faisait tomber les plats, en fouillant dans le placard.

Si bien que lorsque Louisa rentrait, au lieu de complimenter Christophe, elle lui disait, sans le gronder, mais d’un air chagrin, en voyant les dégâts :

— Mon pauvre garçon, tu n’es pas bien habile. Christophe était mortifié, et il avait le cœur gros.


Louisa, qui ne laissait échapper aucune occasion de gagner un peu d’argent, continuait à se placer comme cuisinière dans les circonstances exceptionnelles, les repas de noces ou de baptême. Melchior feignait de n’en rien savoir : cela froissait son amour-propre ; mais il n’était pas fâché qu’elle le fît, sans qu’il le sût. Le petit Christophe n’avait encore aucune idée des difficultés de la vie ; il ne connaissait d’autres limites à sa volonté, que celle de ses parents, qui n’était pas bien gênante, puisqu’on le laissait pousser à peu près au hasard ; il n’aspirait qu’à devenir grand, pour pouvoir faire tout ce qu’il voulait. Il n’imaginait pas les contraintes où l’on se heurte à chaque pas ; et surtout il n’eût jamais pensé que ses parents ne fussent pas entièrement maîtres d’eux-mêmes. Le jour où il entrevit pour la première fois qu’il y avait parmi les hommes des gens qui commandent, et des gens qui sont commandés, et que les siens ni lui n’étaient pas des premiers, tout son être se cabra : ce fut la première crise de sa vie.

C’était un après-midi. Sa mère lui avait mis ses habits les plus propres, de vieux habits donnés, dont l’ingénieuse patience de Louisa avait su tirer parti. Il alla la rejoindre, comme il était convenu, dans la maison où elle travaillait. Il était intimidé à l’idée d’entrer seul. Un valet flânait sous le porche ; il arrêta l’enfant, et lui demanda d’un ton protecteur ce qu’il venait faire. Christophe balbutia en rougissant qu’il venait voir « madame Krafft », — comme on lui avait recommandé de dire.

— Madame Krafft ? Qu’est-ce que tu lui veux, à madame Krafft ? — continua le domestique, en appuyant ironiquement sur le mot : madame. — C’est ta mère ? Monte là. Tu trouveras Louisa, à la cuisine, au fond du corridor.

Il alla, de plus en plus rouge ; il avait honte d’entendre appeler sa mère familièrement : Louisa. Il était humilié ; il eût voulu se sauver, courir près de son cher fleuve, à l’abri des buissons, où il se contait des histoires.

Dans la cuisine, il tomba au milieu d’autres domestiques, qui l’accueillirent par des exclamations bruyantes. Au fond, près des fourneaux, sa mère lui souriait d’un air tendre et un peu gêné. Il courut à elle, et se jeta dans ses jambes. Elle avait un tablier blanc, et tenait une cuiller de bois. Elle commença par ajouter à son trouble, en voulant qu’il levât le menton, pour qu’on vît sa figure, et qu’il allât tendre la main à chacune des personnes qui étaient là, en leur disant bonjour. Il n’y consentit pas ; il se tourna contre le mur et se cacha la tête dans son bras. Mais peu à peu il s’enhardit, et il risqua hors de sa cachette un petit œil brillant et rieur, qui disparaissait de nouveau, toutes les fois qu’on le regardait. Il observa les gens à la dérobée. Sa mère avait un air affairé et important, qu’il ne lui connaissait pas ; elle allait d’une casserole à l’autre, goûtant, donnant son avis, expliquant d’un ton sûr des recettes, que la cuisinière ordinaire écoutait avec respect. Le cœur de l’enfant se gonflait d’orgueil, en voyant combien on appréciait sa mère, et quel rôle elle jouait dans cette belle pièce, ornée d’objets magnifiques d’or et de cuivre brillants.

Brusquement, toutes les conversations s’arrêtèrent. La porte s’ouvrit. Une dame entra, avec un froissement d’étoffes raides. Elle jeta un regard soupçonneux autour d’elle. Elle n’était plus jeune ; et pourtant elle portait une robe claire, avec des manches larges ; elle tenait sa traîne à la main, pour ne rien frôler. Cela ne l’empêcha pas de venir près du fourneau, de regarder les plats, et même d’y goûter. Quand elle levait un peu la main, la manche retombait, et le bras était nu jusqu’au coude ; ce que Christophe trouva laid et malhonnête. De quel ton sec et cassant elle parlait à Louisa ! Et comme Louisa lui répondait humblement ! Christophe en fut saisi. Il se dissimula dans son coin, pour ne pas être aperçu ; mais cela ne servit à rien. La dame demanda qui était ce petit garçon ; Louisa vint le prendre et le présenter ; elle lui tenait les mains pour l’empêcher de se cacher la figure ; et, bien qu’il eût envie de se débattre et de fuir, Christophe sentit d’instinct qu’il fallait cette fois ne faire aucune résistance. La dame regarda la mine effarée de l’enfant ; et son premier mouvement, tout maternel, fut de lui sourire gentiment. Mais elle reprit aussitôt son air protecteur, et lui posa sur sa conduite, sur sa piété, des questions auxquelles il ne répondit rien. Elle regarda aussi comment les vêtements allaient ; et Louisa s’empressa de montrer qu’ils étaient superbes. Elle tirait le veston, pour effacer les plis ; Christophe avait envie de crier, tant il était serré. Il ne comprenait pas pourquoi sa mère remerciait.

La dame le prit par la main, et dit qu’elle voulait le conduire à ses enfants. Christophe jeta un regard désespéré vers sa mère ; mais elle souriait à la maîtresse d’un air si empressé, qu’il vit qu’il n’y avait rien à espérer d’elle ; et il suivit son guide comme un mouton qu’on mène à la boucherie.

Ils arrivèrent dans un jardin, où deux enfants à l’air maussade, un garçon et une fille, à peu près du même âge que Christophe, semblaient se bouder l’un l’autre. L’arrivée de Christophe fit diversion. Ils se rapprochèrent pour examiner le nouveau venu. Christophe, abandonné par la dame au milieu des enfants, restait planté dans une allée, sans oser lever les yeux. Les deux autres, immobiles à quelques pas, le regardaient des pieds à la tête, se poussaient du coude, et ricanaient. Enfin, ils se décidèrent. Ils lui demandèrent qui il était, d’où il venait, et ce que faisait son père. Christophe ne répondit rien, pétrifié : il était intimidé jusqu’aux larmes, surtout par la petite fille, qui avait des nattes blondes, une jupe courte, et les jambes nues.

Ils se mirent à jouer. Comme Christophe commençait à se rassurer un peu, le petit bourgeois tomba en arrêt devant lui, et touchant son habit, il dit :

— Tiens, c’est à moi !

Christophe ne comprenait pas ; indigné de cette prétention, que son habit fût à un autre, il secoua la tête avec énergie, pour nier.

— Je le reconnais bien peut-être, fit le petit ; c’est mon vieux veston bleu : il y a une tache là.

Et il y mit le doigt. Puis, continuant son inspection, il examina les pieds de Christophe, et lui demanda avec quoi étaient faits ses bouts de souliers rapiécés. Christophe devint cramoisi. La fillette fit la moue, et souffla à son frère, — Christophe l’entendit, — que c’était un petit pauvre. Christophe en retrouva la parole. Il crut combattre victorieusement cette opinion injurieuse, en bredouillant d’une voix étranglée qu’il était le fils de Melchior Krafft, et que sa mère était Louisa, la cuisinière. — Il lui semblait que ce titre était aussi beau que quelque autre que ce fût ; et il avait bien raison. — Mais les deux autres petits, que d’ailleurs la nouvelle intéressa, ne parurent pas l’en considérer davantage. Ils prirent au contraire un ton de protection. Ils lui demandèrent ce qu’il ferait plus tard, s’il serait aussi cuisinier ou cocher. Christophe retomba dans son mutisme. Il sentait comme une glace qui lui pénétrait le cœur.

Enhardis par son silence, les deux petits riches, qui avaient pris brusquement pour le petit pauvre une de ces antipathies d’enfant, cruelles et sans raison, cherchèrent quelque moyen amusant de le tourmenter. La fillette était particulièrement acharnée. Elle remarqua que Christophe avait peine à courir, à cause de ses vêtements étroits ; et elle eut l’idée raffinée de lui faire accomplir des sauts d’obstacle. On fit une barrière avec de petits bancs, et on mit Christophe en demeure de la franchir. Le malheureux garçon n’osa dire ce qui l’empêchait de sauter ; il rassembla ses forces, se lança, et s’allongea par terre. Autour de lui, c’étaient des éclats de rire. Il fallut recommencer. Les larmes aux yeux, il fit un effort désespéré, et, cette fois, réussit à sauter. Cela ne satisfit point ses bourreaux, qui décidèrent que la barrière n’était pas assez haute ; et ils y ajoutèrent d’autres constructions, jusqu’à ce qu’elle devînt un casse-cou infaillible. Christophe essaya de se révolter ; il déclara qu’il ne sauterait pas. Alors la petite fille l’appela lâche, et dit qu’il avait peur. Christophe ne put le supporter ; et, certain de tomber, il sauta, et tomba. Ses pieds se prirent dans l’obstacle : tout s’écroula avec lui. Il s’écorcha les mains, faillit se casser la tête ; et, pour comble de malheur, son vêtement éclata aux genoux et ailleurs. Il était malade de honte ; il entendait les deux enfants danser de joie autour de lui ; il souffrait d’une façon atroce. Il sentait qu’ils le méprisaient, qu’ils le haïssaient : pourquoi ? pourquoi ? Il aurait voulu mourir ! — Il n’y a pas de douleur plus cruelle, que celle de l’enfant, qui découvre pour la première fois la méchanceté des autres ; il se croit alors persécuté par le monde entier, et il n’a rien qui le soutienne : il n’y a plus rien, il n’y a plus rien !… Christophe essaya de se relever : le bourgeois le poussa, et le fit retomber ; la fillette lui donna des coups de pied. Il essaya de nouveau, ils se jetèrent sur lui tous deux, s’asseyant sur son dos, lui appuyant la figure contre terre. Alors une rage le prit : c’était trop de malheurs ! Ses mains qui le brûlaient, son bel habit déchiré, — une catastrophe pour lui ! — la honte, le chagrin, la révolte contre l’injustice, tant de misères à la fois se fondirent en une fureur folle. Il s’arc-bouta sur ses genoux et ses mains, se secoua comme un chien, fit rouler ses persécuteurs ; et, comme ils revenaient à la charge, il fonça tête baissée sur eux, gifla la petite fille, et jeta d’un coup de poing le garçon au milieu d’une plate-bande.

Ce furent des hurlements. Les enfants se sauvèrent à la maison, avec des cris aigus. On entendit les portes battre, et des exclamations de colère. La dame accourut, aussi vite que la traîne de sa robe pouvait le lui permettre. Christophe la voyait venir, et il ne cherchait pas à fuir ; il était terrifié de ce qu’il avait fait : c’était une chose inouïe, un crime ; mais il ne regrettait rien. Il attendait. Il était perdu. Tant mieux ! Il était réduit au désespoir.

La dame fondit sur lui. Il se sentit frapper. Il entendit qu’elle lui parlait d’une voix furieuse, avec un flot de paroles ; mais il ne distinguait rien. Ses deux petits ennemis étaient revenus pour assister à sa honte, et piaillaient à tue-tête. Des domestiques étaient là : c’était une confusion de voix. Pour achever de l’accabler, Louisa, qu’on avait appelée, parut ; et, au lieu de le défendre, elle commença par le claquer, elle aussi, avant de rien savoir, et voulut qu’il demandât pardon. Il s’y refusa avec rage. Elle le secoua plus fort, et le traîna par la main vers la dame et les enfants, pour qu’il se mît à genoux. Mais il trépigna, hurla, et mordit la main de sa mère. Il se sauva enfin au milieu des domestiques qui riaient.

Il s’en allait, le cœur gonflé, la figure brûlante de colère et des tapes qu’il avait reçues. Il tâchait de ne pas penser, et il hâtait le pas, parce qu’il ne voulait pas pleurer dans la rue. Il aurait voulu être rentré, pour pouvoir se soulager de ses larmes ; il avait la gorge serrée, le sang à la tête, il éclatait.

Enfin, il arriva ; il monta en courant le vieil escalier noir, jusqu’à sa niche habituelle dans l’embrasure d’une fenêtre, au-dessus du fleuve ; il s’y jeta hors d’haleine ; et ce fut un déluge de pleurs. Il ne savait pas au juste pourquoi il pleurait ; mais il fallait qu’il pleurât ; et quand le premier flot fut à peu près passé, il pleura encore, parce qu’il voulait pleurer, avec une sorte de rage, pour se faire souffrir, comme s’il punissait ainsi les autres, en même temps que lui. Puis il pensa que son père allait rentrer, que sa mère raconterait tout et que ses malheurs n’étaient pas près de leur fin. Il résolut de fuir, n’importe où, pour ne plus revenir jamais.

Juste au moment où il descendait, il se heurta à son père qui rentrait.

— Que fais-tu là, gamin ? vas-tu ? demanda Melchior.

Il ne répondait pas.

— Tu as fait quelque sottise. Qu’est-ce que tu as fait ?

Christophe se taisait obstinément.

— Qu’est-ce que tu as fait ? répéta Melchior. Veux-tu répondre ?

L’enfant se mit à pleurer, et Melchior à crier, de plus en plus fort l’un et l’autre, jusqu’à ce qu’on entendît le pas précipité de Louisa, qui montait l’escalier. Elle arriva, toute bouleversée encore. Elle commença par de violents reproches, mêlés de nouvelles gifles, auxquelles Melchior joignit, sitôt qu’il eut compris, — et probablement avant, — des claques à assommer un bœuf. Ils criaient tous les deux. L’enfant hurlait. Ils finirent par se disputer l’un l’autre avec la même colère. Tout en rossant son fils, Melchior disait que le petit avait raison, que voilà à quoi on s’exposait en allant servir chez des gens, qui se croient tout permis, parce qu’ils ont de l’argent. Et tout en frappant l’enfant, Louisa criait à son mari qu’il était un brutal, qu’elle ne lui permettait pas de toucher le petit, et qu’il l’avait blessé. En effet, Christophe saignait un peu du nez ; mais il n’y pensait guère, et il ne sut aucun gré à sa mère de le lui tamponner rudement avec un linge mouillé, puisqu’elle continuait à le gronder. À la fin, on le poussa dans un recoin obscur, où on l’enferma sans souper.

Il les entendait crier l’un contre l’autre ; et il ne savait pas lequel il détestait le plus. Il lui semblait que c’était sa mère ; car il n’eût jamais attendu d’elle une pareille méchanceté. Tous ses malheurs de la journée l’accablaient à la fois : tout ce qu’il avait souffert, l’injustice des enfants, l’injustice de la dame, l’injustice de ses parents, et, — ce qu’il sentait aussi, comme une blessure vive, sans s’en rendre bien compte, — l’abaissement de ses parents, dont il était si fier, devant ces autres gens, méchants et méprisables. Cette lâcheté, dont il avait une vague conscience, pour la première fois, lui paraissait ignoble. Tout en lui était ébranlé : son admiration pour les siens, le respect religieux qu’ils lui inspiraient, sa confiance dans la vie, le besoin naïf qu’il avait d’aimer les autres et d’en être aimé, sa foi morale, aveugle, mais absolue. C’était un écroulement total, il était écrasé par la force brutale, sans nul moyen de se défendre, de réchapper jamais. Il suffoqua. Il crut mourir. Il se raidit de tout son être dans une révolte désespérée. Il tapa des poings, des pieds, de la tête, contre le mur, hurla, fut pris de convulsions, et tomba par terre, se meurtrissant aux meubles.

Ses parents, accourus, le prirent dans leurs bras. C’était à qui des deux, maintenant, serait le plus tendre pour lui. Sa mère le déshabilla, le porta dans son lit, s’assit à son chevet et resta auprès de lui, jusqu’à ce qu’il fût plus calme. Mais il ne désarmait point, il ne lui pardonnait rien, et il fit semblant de dormir, pour ne pas l’embrasser. Sa mère lui semblait mauvaise et lâche. Il ne se doutait pas de tout le mal qu’elle avait pour vivre et le faire vivre, et de ce qu’elle avait souffert de prendre parti contre lui.

Après qu’il eut épuisé jusqu’à la dernière goutte l’incroyable provision de larmes qui tient dans les yeux d’un enfant, il se sentit un peu soulagé. Il était las et brisé ; mais ses nerfs étaient trop tendus pour qu’il pût dormir. Les images de tantôt recommencèrent à flotter dans sa demi-torpeur. C’était surtout la petite fille, qu’il revoyait, avec ses yeux brillants, son petit nez levé d’une façon dédaigneuse, ses cheveux sur ses épaules, ses jambes nues, et sa parole enfantine et poseuse. Il tressaillait, en croyant réentendre sa voix. Il se rappelait combien il avait été stupide avec elle ; et il se sentait contre elle une haine farouche ; il ne lui pardonnait pas de l’avoir humilié, il était dévoré du désir de l’humilier à son tour, de la faire pleurer. Il en chercha les moyens, et n’en trouva aucun. Il n’y avait nulle apparence qu’elle se souciât jamais de lui. Mais, pour se soulager, il supposa que tout fût ainsi qu’il le souhaitait. Il établit donc qu’il était devenu très puissant et glorieux ; et il décida en même temps qu’elle était amoureuse de lui. Alors il commença de se raconter une de ces absurdes histoires, qu’il finissait par croire plus réelles que la réalité.

Elle se mourait d’amour ; mais il la dédaignait. Quand il passait devant sa maison, elle le regardait passer, cachée derrière les rideaux ; et il se savait regardé ; mais il feignait de n’y prendre pas garde, et il parlait gaiement. Il quittait même le pays, et voyageait, au loin, afin d’augmenter sa peine. Il faisait de grandes choses. — Ici, il introduisait dans son récit certains fragments choisis des récits héroïques de grand-père. — Elle, pendant ce temps, tombait malade de chagrin. Sa mère, l’orgueilleuse dame, venait le supplier : « Ma pauvre fille se meurt. Je vous en prie, venez ! » Il venait. Elle était couchée. Elle avait la figure pâle et creusée. Elle lui tendait les bras. Elle ne pouvait parler ; mais elle lui prenait les mains, et les baisait en pleurant. Alors il la regardait avec une bonté et une douceur admirables. Il lui disait de guérir, et consentait à ce qu’elle l’aimât. Arrivé à ce moment du récit, comme il se plaisait à en prolonger l’agrément, en répétant plusieurs fois les attitudes et les paroles, le sommeil vint le prendre, et il s’endormit consolé.

Mais quand il rouvrit les yeux, le jour était venu ; et ce jour ne brillait plus avec l’insouciance du matin précédent : quelque chose était changé dans le monde. Christophe connaissait l’injustice.


Il y avait des moments de gêne très étroite à la maison. Ils étaient de plus en plus fréquents. On faisait maigre chère, ces jours-là. Nul ne s’en apercevait mieux que Christophe. Le père ne voyait rien ; il se servait le premier, et il avait toujours assez pour lui. Il causait bruyamment, riait aux éclats de ce qu’il disait ; et il ne remarquait pas le regard de sa femme, qui riait d’un air forcé, en le surveillant, tandis qu’il se servait. Le plat, quand il passait, était à moitié vide. Louisa servait les petits : deux pommes de terre à chacun. Lorsque venait le tour de Christophe, souvent il n’en restait que trois sur l’assiette, et sa mère n’était pas servie. Il le savait d’avance, il les avait comptées, avant qu’elles arrivassent à lui. Alors il rassemblait son courage, et il disait d’un air dégagé :

— Rien qu’une, maman.

Elle s’inquiétait un peu.

— Deux, comme les autres.

— Non, je t’en prie, une seule.

— Est-ce que tu n’as pas faim ?

— Non, je n’ai pas très faim.

Mais elle n’en prenait qu’une aussi, et ils la pelaient avec soin, ils la partageaient en tout petits morceaux, ils tâchaient de la manger le plus lentement possible. Sa mère le surveillait. Quand il avait fini :

— Allons, prends-la donc !

— Non, maman.

— Mais tu es malade, alors ?

— Je ne suis pas malade, mais j’ai assez mangé.

Il arrivait que son père lui reprochât de faire le difficile, et qu’il s’adjugeât la dernière pomme de terre. Mais Christophe se méfiait maintenant ; et il la réservait sur son assiette pour Ernst, le petit frère, toujours vorace, qui la guettait du coin de l’œil depuis le commencement du dîner, et qui finissait par lui demander :

— Tu ne la manges pas ? Donne-la moi, dis, Christophe.

Ah ! comme Christophe détestait son père, comme il lui en voulait de ne pas penser à eux, de ne même pas se douter qu’il leur mangeait leur part ! Il avait si faim, qu’il le haïssait, et qu’il aurait voulu le lui dire ; mais il pensait, dans son orgueil, qu’il n’en avait pas le droit, tant qu’il ne gagnerait pas sa vie. Ce pain que son père lui prenait, son père l’avait gagné. Lui n’était bon à rien ; il était une charge pour tous ; il n’avait pas le droit de parler. Plus tard, il parlerait, — s’il arrivait à plus tard. Oh ! il mourrait de faim avant !…

Il souffrait plus qu’un autre enfant de ces jeûnes cruels. Son robuste estomac était à la torture ; parfois il en tremblait ; la tête lui faisait mal ; il avait un trou dans la poitrine, un trou qui tournait et qui s’élargissait comme une vrille qu’on enfonce. Mais il ne se plaignait pas ; il se sentait observé par sa mère, et il prenait un air indifférent. Louisa, le cœur serré, comprenait vaguement que son petit garçon se privait de manger, pour que les autres eussent davantage ; elle repoussait cette pensée ; mais elle y revenait toujours. Elle n’osait pas l’éclaircir, demander à Christophe si c’était vrai ; car, si c’avait été vrai, qu’aurait-elle pu faire ? Elle-même était habituée aux privations, depuis qu’elle était petite. À quoi sert de se plaindre, quand on ne peut faire autrement ? Elle ne se doutait pas, il est vrai, avec sa frêle santé et son peu de besoins, que l’enfant devait souffrir plus qu’elle. Elle ne lui disait rien ; mais, une ou deux fois, quand les autres étaient sortis, les enfants dans la rue, Melchior à ses affaires, elle priait son aîné de rester, pour lui rendre quelque petit service. Christophe lui tenait sa pelote, tandis qu’elle la dévidait. Brusquement, elle jetait tout, elle l’attirait passionnément à elle ; elle le mettait sur ses genoux, quoiqu’il fût déjà bien lourd ; elle le serrait contre elle. Il lui passait avec violence ses bras autour du cou, et ils pleuraient tous deux, en s’embrassant comme des désespérés.

— Mon pauvre petit garçon !…

— Maman, chère maman !…

Ils ne disaient rien de plus ; mais ils se comprenaient.


Christophe fut assez longtemps avant de s’apercevoir que son père buvait. L’intempérance de Melchior ne passait pas certaines limites, au moins dans les commencements. Elle n’était point brutale. Elle se manifestait plutôt par les éclats d’une joie excessive. Il disait des inepties, chantait à tue-tête pendant des heures, en tapant sur la table ; et parfois, il voulait à toute force danser avec Louisa et avec les enfants. Christophe voyait bien que sa mère avait l’air triste ; elle se retirait à l’écart, et baissait le nez sur son ouvrage ; elle évitait de regarder l’ivrogne ; et elle tâchait doucement de le faire taire, quand il disait des grossièretés qui la faisaient rougir. Mais Christophe ne comprenait pas ; et il avait un tel besoin de gaieté, qu’il se faisait presque une fête de ces retours bruyants du père. La maison était triste ; et ces folies étaient une détente pour lui. Il riait de tout son cœur des gestes grotesques et des plaisanteries stupides de Melchior ; il chantait et dansait avec lui ; et il trouvait très mauvais que sa mère, d’une voix fâchée, lui ordonnât de cesser. Comment cela eût-il été mal, puisque son père le faisait ? Bien que sa petite observation toujours en éveil, et qui n’oubliait rien de ce qu’elle avait vu, lui eût fait remarquer dans la conduite de son père plusieurs choses qui n’étaient pas conformes à son instinct enfantin et impérieux de la justice, il continuait pourtant à l’admirer. C’est un tel besoin chez l’enfant ! C’est sans doute une des formes de l’éternel amour de soi. Quand l’homme est, ou se reconnaît trop faible pour accomplir ses désirs et satisfaire son orgueil, il les reporte, enfant, sur ses parents, homme vaincu par la vie, sur ses enfants à son tour. Ils sont, ou ils seront tout ce qu’il a rêvé d’être, ses champions, ses vengeurs ; et dans cette abdication orgueilleuse à leur profit, l’amour et l’égoïsme se mêlent avec une force et une douceur enivrantes. Christophe oubliait donc tous ses griefs contre son père, et il s’évertuait à trouver des raisons de l’admirer : il admirait sa taille, ses bras robustes, sa voix, son rire, sa gaieté ; et il rayonnait d’orgueil, quand il entendait admirer son talent de virtuose, ou quand Melchior lui-même racontait, en les amplifiant, les éloges qu’il avait reçus. Il croyait à ses vantardises ; et il regardait son père comme un génie, un héros de grand-père.

Un soir, vers sept heures, il était seul à la maison. Les petits frères se promenaient avec Jean-Michel. Louisa lavait le linge au fleuve. La porte s’ouvrit, et Melchior fit irruption. Il était sans chapeau, débraillé ; il exécuta pour entrer une sorte d’entrechat, et il alla tomber sur une chaise devant la table. Christophe commença à rire, pensant qu’il s’agissait d’une de ses farces habituelles ; et il vint vers lui. Mais dès qu’il le regarda de près, il n’eut plus envie de rire. Melchior était assis, les bras pendants, et regardait devant lui, sans voir, avec des yeux qui clignotaient ; sa figure était cramoisie ; il avait la bouche ouverte ; il en sortait de temps en temps un gloussement de rire stupide. Christophe fut saisi. Il crut d’abord que son père plaisantait ; mais quand il vit qu’il ne bougeait pas, il fut pris de peur.

— Papa ! papa ! cria-t-il.

Melchior continuait à glousser comme une poule. Christophe lui saisit le bras avec désespoir, et le secoua de toutes ses forces :

— Papa, cher papa, réponds-moi ! Je t’en supplie !

Le corps de Melchior vacilla comme une chose molle, faillit tomber ; sa tête s’inclina vers celle de Christophe ; il le regarda, en gargouillant des syllabes incohérentes et irritées. Quand les yeux de Christophe rencontrèrent ces yeux troubles, une terreur folle s’empara de lui. Il se sauva au fond de la chambre, se jeta à genoux devant le lit, et enfouit sa figure dans les draps. Ils restèrent longtemps ainsi. Melchior se balançait lourdement sur sa chaise, en ricanant. Christophe se bouchait les oreilles, pour ne pas entendre, et il tremblait. Ce qui se passait en lui était inexprimable : c’était un bouleversement affreux, un effroi, une douleur, comme si quelqu’un était mort, quelqu’un de cher et de vénéré.

Personne ne rentrait, ils restaient seuls tous deux : la nuit tombait, et la peur de Christophe augmentait de minute en minute. Il ne pouvait s’empêcher d’écouter, et son sang se glaçait, en entendant cette voix qu’il ne reconnaissait plus : le silence la rendait plus effrayante encore ; l’horloge boiteuse marquait la mesure de ce jacassement insensé. Il n’y tint plus, il voulut fuir. Mais pour sortir, il fallait passer devant son père ; et Christophe frémissait à l’idée de revoir ses yeux : il lui semblait qu’il en mourrait. Il tâcha de se glisser sur les mains et les genoux jusqu’à la porte de la chambre. Il ne respirait pas, il ne regardait pas, il s’arrêtait au moindre mouvement de Melchior dont il voyait les pieds sous la table. Une jambe de l’ivrogne tremblait. Christophe parvint à la porte ; d’une main tremblante, il appuya sur la poignée ; mais, dans son trouble, il la lâcha : elle se referma brusquement, Melchior se retourna pour voir ; la chaise sur laquelle il se balançait perdit l’équilibre : il s’écroula avec fracas. Christophe épouvanté n’eut pas la force de fuir. Il restait collé au mur, regardant son père allongé à ses pieds ; et il criait au secours.

La chute dégrisa un peu Melchior. Après avoir juré, sacré, bourré de coups de poing la chaise qui lui avait joué ce tour, après avoir vainement tenté de se relever, il s’affermit sur son séant, le dos appuyé à la table ; et il reconnut le pays environnant. Il vit Christophe qui pleurait : il l’appela. Christophe voulait se sauver ; il ne pouvait bouger. Melchior l’appela de nouveau ; et comme l’enfant ne venait pas, il jura de colère. Christophe s’approcha, en tremblant de tous ses membres. Melchior l’attira vers lui, et l’assit sur ses genoux. Il commença par lui tirer les oreilles, en lui faisant, d’une langue pâteuse et bredouillante, un sermon sur le respect que l’enfant doit à son père. Puis, il changea brusquement d’idée, et le fit sauter dans ses bras, en débitant des inepties : il se tordait de rire. De là, sans transition, il passa à des idées tristes ; il s’apitoya sur le petit et sur lui-même ; il le serrait à l’étrangler, le couvrait de baisers et de larmes ; et finalement, il le berça, en entonnant le De Profundis. Christophe ne faisait aucun mouvement pour se dégager ; il était glacé d’horreur. Étouffé contre la poitrine de son père, sentant sur sa figure l’haleine chargée de vin et les hoquets de l’ivrogne, mouillé par ses baisers et ses pleurs répugnants, il agonisait de dégoût et de peur. Il eût voulu crier, et nul cri ne pouvait sortir de sa bouche. Il resta dans cet état affreux un siècle, à ce qu’il lui parut, — jusqu’à ce que la porte s’ouvrît, et que Louisa entrât, un panier de linge à la main. Elle poussa un cri, laissa tomber le panier, se précipita vers Christophe, et avec une violence que nul ne lui aurait crue, elle l’arracha des bras de Melchior :

— Ah ! misérable ivrogne ! cria-t-elle.

Ses yeux flambaient de colère.

Christophe crut que son père allait la tuer. Mais Melchior fut si saisi par l’apparition menaçante de sa femme, qu’il ne répliqua rien, et se mit à pleurer. Il se roula par terre ; et il se frappait la tête contre les meubles, en disant qu’elle avait raison, qu’il était un ivrogne, qu’il faisait le malheur des siens, qu’il ruinait ses pauvres enfants, et qu’il voulait mourir. Louisa lui avait tourné le dos avec mépris ; elle emportait Christophe dans la chambre voisine, elle le caressait, elle cherchait à le rassurer. Le petit continuait de trembler, et il ne répondait pas aux questions de sa mère ; puis il éclata en sanglots. Louisa lui baigna la figure avec de l’eau ; elle l’embrassait, elle lui parlait tendrement, elle pleurait avec lui. Enfin, ils s’apaisèrent tous deux. Elle s’agenouilla, le mit à genoux auprès d’elle. Ils prièrent pour que le bon Dieu guérît le père de sa dégoûtante habitude, et que Melchior redevînt bon et brave comme autrefois. Louisa coucha l’enfant. Il voulut qu’elle restât près de son lit, à lui tenir la main. Louisa passa une partie de la nuit, assise au chevet de Christophe qui avait la fièvre. L’ivrogne ronflait sur le carreau.

À quelque temps de là, à l’école, où Christophe passait son temps à regarder les mouches au plafond et à donner des coups de poing à ses voisins, pour les faire tomber du banc, le maître qui l’avait pris en grippe, parce qu’il se remuait toujours, parce qu’on l’entendait toujours rire, et parce qu’il n’apprenait jamais rien, fit une allusion inconvenante, un jour que Christophe s’était lui-même laissé choir, à certain personnage bien connu dont il semblait vouloir suivre brillamment les traces. Tous les enfants éclatèrent de rire ; et certains se chargèrent de préciser l’allusion, en des commentaires aussi clairs qu’énergiques. Christophe se releva, rouge de honte, saisit son encrier, et le lança à toute volée à la tête du premier qu’il vit rire. Le maître tomba sur lui à coups de poing ; il fut fustigé, mis à genoux, et condamné à un pensum énorme.

Il rentra chez lui, blême, rageant en silence ; et il déclara froidement qu’il n’irait plus à l’école. On ne fit pas attention à ses paroles. Le lendemain matin, quand sa mère lui rappela qu’il était l’heure de partir, il répondit avec tranquillité qu’il avait dit qu’il n’irait plus. Louisa eut beau prier, crier, menacer : rien n’y fit. Il restait assis dans son coin, le front obstiné. Melchior le roua de coups : il hurla ; mais à toutes les sommations qu’on lui faisait après chaque correction, il répondait plus rageusement : « Non ! » On lui demanda au moins de dire pourquoi : il serra les dents et ne voulut rien dire. Melchior l’empoigna, le porta à l’école, et le remit au maître. Revenu à son banc, il commença par casser méthodiquement tout ce qui se trouvait à sa portée : son encrier, sa plume ; il déchira son cahier et son livre, — le tout d’une façon bien visible, en regardant le maître d’un air provocant. On l’enferma au cabinet noir. — Quelques instants après, le maître le trouva, son mouchoir noué autour du cou, tirant de toutes ses forces sur les deux coins : il tâchait de s’étrangler.

Il fallut le renvoyer.


Christophe était dur au mal. Il tenait de son père et de son grand-père leur robuste constitution. On n’était pas douillet dans la famille : malade ou non, on ne se plaignait jamais, et rien n’était capable de changer quelque chose aux habitudes des deux Krafft, père et fils. Ils sortaient, quelque temps qu’il fit, été comme hiver, restaient pendant des heures sous la pluie ou le soleil, quelquefois tête nue et les vêtements ouverts, par négligence ou par bravade, faisaient des lieues sans jamais être las, et regardaient avec une pitié méprisante la pauvre Louisa, qui ne disait rien, mais qui était forcée de s’arrêter, toute blanche, les jambes gonflées, et le cœur battant à se briser. Christophe n’était pas loin de partager leur dédain pour sa mère ; il ne comprenait pas qu’on fût malade ; quand il tombait, ou se frappait, ou se coupait, ou se brûlait, il ne pleurait pas : mais il était irrité contre l’objet ennemi. Les brutalités de son père et de ses petits compagnons, les polissons des rues, avec qui il se battait, le trempèrent solidement. Il ne craignait pas les coups ; et il revint plus d’une fois au logis, avec le nez saignant et des bosses au front. Un jour, il fallut le dégager, presque étouffé, d’une de ces mêlées furieuses, où il avait roulé sous son adversaire, qui lui cognait avec férocité la tête sur le pavé. Il trouvait cela naturel, étant prêt à faire aux autres ce qu’on lui faisait à lui-même.

Cependant, il avait peur d’une infinité de choses ; et, bien qu’on n’en sût rien, — car il était très orgueilleux, — rien ne le fit tant souffrir que ces terreurs continuelles, pendant une partie de son enfance. Pendant deux ou trois ans surtout, elles sévirent en lui, comme une maladie.

Il avait peur du mystérieux qui s’abrite dans l’ombre, des puissances mauvaises qui semblent guetter la vie, du grouillement de monstres, que tout cerveau d’enfant porte en lui avec épouvante, et mêle à tout ce qu’il voit : derniers restes sans doute d’une faune disparue, des hallucinations des premiers jours près du néant, du sommeil redoutable dans le ventre de la mère, de réveil de la larve au fond de la matière.

Il avait peur de la porte du grenier. Elle donnait sur l’escalier, et était presque toujours entrebâillée. Quand il devait passer devant, il sentait son cœur battre ; il prenait son élan, et sautait sans regarder. Il lui semblait qu’il y avait quelqu’un ou quelque chose derrière. Les jours où elle était fermée, il entendait distinctement par la chattière entr’ouverte remuer derrière la porte. Ce n’était pas étonnant, car il y avait de gros rats ; mais il imaginait un être monstrueux, des os déchiquetés, des chairs comme des haillons, une tête de cheval, des yeux qui font mourir, des formes incohérentes ; il ne voulait pas y penser et y pensait malgré lui. Il s’assurait d’une main tremblante que le loquet était bien mis : ce qui ne l’empêchait pas de se retourner dix fois, en descendant les marches.

Il avait peur de la nuit au dehors. Il lui arrivait de s’arrêter chez le grand-père, ou d’y être envoyé le soir, pour quelque commission. Le vieux Krafft habitait un peu en dehors de la ville, la dernière maison sur la route de Cologne. Entre cette maison et les premières fenêtres éclairées de la ville, il y avait deux ou trois cents pas, qui paraissaient bien le triple à Christophe. Pendant quelques instants, le chemin faisait un coude, où l’on ne voyait rien. La campagne était déserte, au crépuscule ; la terre devenait noire, et le ciel d’une pâleur effrayante. Lorsqu’on sortait des buissons qui entouraient la route, et qu’on grimpait sur le talus, on voyait encore une lueur jaunâtre au bord de l’horizon ; mais cette lueur n’éclairait pas, et elle était plus oppressante que la nuit ; elle faisait l’obscurité plus sombre autour d’elle : c’était une lumière de glas. Les nuages descendaient presque au ras du sol. Les buissons devenaient énormes et bougeaient. Les arbres squelettes ressemblaient à des vieillards grotesques. Les bornes du chemin avaient des reflets de linges livides. L’ombre remuait. Il y avait des nains assis dans les fossés, des lumières dans l’herbe, des vols effrayants dans l’air, des cris stridents d’insectes, qui sortaient on ne sait d’où. Christophe était toujours dans l’attente angoissée de quelque excentricité sinistre de la nature. Il courait, et son cœur sautait dans sa poitrine.

Quand il voyait la lumière dans la chambre de grand-père, il se rassurait. Mais le pire était que souvent le vieux Krafft n’était pas rentré. Alors c’était plus effrayant encore. Cette vieille maison, perdue dans la campagne, intimidait l’enfant, même en plein jour. Il oubliait ses craintes, quand le grand-père était là ; mais quelquefois, le vieux le laissait seul, et sortait sans le prévenir. Christophe n’y avait pas pris garde. La chambre était paisible. Tous les objets étaient familiers et bienveillants. Il y avait un grand lit de bois blanc ; au chevet du lit, une grosse Bible sur une planchette, des fleurs artificielles sur la cheminée, avec les photographies des deux femmes et des onze enfants, — le vieux avait écrit au bas de chacune d’elles, la date de la naissance et celle de la mort. — Aux murs, des versets encadrés, et de mauvaises chromos de Mozart et de Beethoven. Un petit piano dans un coin, un violoncelle dans l’autre ; des rayons de livres pêle-mêle, des pipes accrochées, et, sur la fenêtre, des pots de géraniums. On était comme entouré d’amis. Les pas du vieux allaient et venaient dans la chambre à côté ; on l’entendait raboter ou clouer : il se parlait tout seul, s’appelait imbécile, ou chantait de sa grosse voix, faisant un pot-pourri de bribes de choral, de lieder sentimentaux, de marches belliqueuses et de chansons à boire. On se sentait à l’abri. Christophe était assis dans le grand fauteuil, près de la fenêtre, un livre sur les genoux ; penché sur les images, il s’absorbait en elles ; le jour baissait ; ses yeux devenaient troubles : il finissait par ne plus regarder, et tombait dans une songerie vague. La roue d’un chariot grondait au loin sur la route. Une vache mugissait dans les champs. Les cloches de la ville, lasses et endormies, sonnaient l’angélus du soir. Des désirs incertains, d’obscurs pressentiments s’éveillaient dans le cœur de l’enfant qui rêvait.

Brusquement, Christophe se réveillait, pris d’une sourde inquiétude. Il levait les yeux : la nuit. Il écoutait : le silence. Grand-père venait de sortir. Il avait un frisson. Il se penchait à la fenêtre, pour tâcher de le voir encore : la route était déserte ; les choses commençaient à prendre un visage menaçant. Dieu ! si elle allait venir ! — Qui ? — Il n’aurait su le dire. La chose d’épouvante. — Les portes fermaient mal. L’escalier de bois craquait comme sous un pas. L’enfant bondissait, traînait le fauteuil, les deux chaises et la table au coin le plus abrité de la chambre ; il en formait une barrière : le fauteuil, adossé au mur, une chaise à droite, une chaise à gauche, et la table par devant. Au milieu, il installait une double échelle ; et, juché au sommet, avec son livre et quelques autres livres, comme munitions en cas de siège, il respirait, ayant décidé en lui-même, dans son imagination d’enfant, que l’ennemi ne pouvait en aucun cas traverser la barrière : ce n’était pas permis.

Mais l’ennemi surgissait parfois du livre même. — Parmi les vieux bouquins achetés au hasard par le grand-père, il y en avait avec des images, qui faisaient sur l’enfant une impression profonde : elles l’attiraient et l’effrayaient. C’étaient des visions fantastiques, des tentations de Saint-Antoine, où des squelettes d’oiseaux fientent dans des carafes, où des myriades d’œufs s’agitent comme des vers dans des grenouilles éventrées, où des têtes marchent sur des pattes, où des derrières jouent de la trompette, et où des ustensiles de ménage et des cadavres de bêtes s’avancent gravement, enveloppés de grands draps, avec des révérences de vieilles dames. Christophe en avait horreur, et toujours y revenait, ramené par son dégoût. Il les regardait longuement, et jetait de temps en temps un œil furtif autour de lui, pour voir ce qui remuait dans les plis des rideaux. — Une image d’écorché dans un ouvrage d’anatomie lui était plus odieuse encore. Il tremblait de tourner la page, quand il approchait de l’endroit du livre où elle se trouvait. Ces informes bariolages avaient une intensité prodigieuse pour lui. La puissance de création, inhérente au cerveau des enfants, suppléait aux pauvretés de la mise en scène. Il ne voyait pas de différence entre ces barbouillages et la réalité. La nuit, ils agissaient plus fortement sur ses rêves, que les images vivantes aperçues dans le jour.

Il avait peur du sommeil. Pendant plusieurs années, les cauchemars empoisonnèrent son repos : — Il errait dans des caves, et il voyait entrer par le soupirail l’écorché grimaçant. — Il était dans une chambre, seul, et il entendait un frôlement de pas dans le corridor ; il se jetait sur la porte pour la fermer, il avait juste le temps d’en saisir la poignée ; mais on la tirait du dehors ; il ne pouvait tourner la clef, il faiblissait, il appelait au secours. Et, de l’autre côté, il savait bien qui voulait entrer. — Il était au milieu des siens ; et soudain, leur visage changeait ; ils faisaient des choses folles. — Il lisait tranquillement ; et il sentait qu’un être invisible était autour de lui. Il voulait fuir, il se sentait lié. Il voulait crier, il était bâillonné. Une étreinte répugnante lui serrait le cou. Il s’éveillait, suffoquant, claquant des dents ; et il continuait de trembler, longtemps encore après s’être réveillé ; il ne parvenait pas à chasser son angoisse.

La chambre où il dormait était un réduit sans fenêtres et sans porte ; un vieux rideau, accroché par une tringle au-dessus de l’entrée, le séparait seulement de la chambre des parents. L’air épais l’étouffait. Ses frères, qui couchaient dans le même lit, lui donnaient des coups de pied. Il avait la tête brûlante, et il était en proie à une demi-hallucination, où se répercutaient tous les petits soucis du jour, indéfiniment grossis. Dans cet état d’extrême tension nerveuse, voisin du cauchemar, la moindre secousse lui était une souffrance. Le craquement du plancher lui causait un effroi. La respiration de son père s’enflait d’une façon fantastique ; elle ne paraissait plus être un souffle humain ; ce bruit monstrueux lui faisait horreur : il semblait que ce fût une bête qui était couchée là. La nuit l’écrasait, elle ne finirait jamais, ce serait toujours ainsi ; il y avait des mois qu’il était là. Il haletait, il se soulevait à demi sur son lit, il s’asseyait, il essuyait du bras de sa chemise sa figure couverte de sueur. Parfois, il poussait son frère Rodolphe, pour le réveiller ; mais l’autre grognait, tirait à lui le reste des couvertures, et se rendormait solidement.

Il restait ainsi dans l’angoisse de la fièvre, jusqu’à ce qu’une raie pâle parût sur le plancher, au bas du rideau. Cette blancheur timide de l’aube lointaine faisait soudain descendre en lui la paix. Il la sentait se glisser dans la chambre, alors que nul encore n’aurait pu la distinguer de l’ombre. Aussitôt sa fièvre tombait, son sang s’apaisait, comme un fleuve débordé qui rentre dans son lit ; une chaleur égale coulait dans tout son corps, et ses yeux brûlés d’insomnie se fermaient malgré lui.

Le soir, il voyait revenir l’heure du sommeil avec effroi. Il se promettait de n’y pas céder, de veiller toute la nuit, par terreur des cauchemars. Mais la fatigue finissait par l’emporter ; et c’était toujours quand il s’y attendait le moins, que les monstres revenaient.

Nuit redoutable ! Si douce à la plupart des enfants, si terrible à certains d’entre eux !… Il avait peur de dormir. Il avait peur de ne pas dormir. Sommeil ou veille, il était entouré par des images monstrueuses, les fantômes de son esprit, les larves qui flottent dans le demi-jour crépusculaire de l’enfance, comme dans le clair-obscur sinistre de la maladie.

Mais ces terreurs imaginaires devaient bientôt s’effacer devant la grande Épouvante, celle qui ronge tous les hommes, et que la sagesse s’évertue vainement à oublier ou à nier : la Mort.


Un jour, en furetant dans un placard, il mit la main sur divers objets qu’il ne connaissait pas : une robe d’enfant, une toque rayée. Il les apporta triomphalement à sa mère, qui, au lieu de lui sourire, prit une mine fâchée, et lui ordonna de les reporter où il les avait pris. Comme il tardait à obéir, en demandant pourquoi, elle les lui arracha des mains, sans répondre, et les serra sur un rayon où il ne pouvait atteindre. Très intrigué, il la pressa de questions. Elle finit par dire que c’était à un petit frère qui était mort, avant que lui-même vînt au monde. Il en fut atterré : jamais il n’avait entendu parler de lui. Il resta un moment silencieux, puis il tâcha d’en savoir plus. Sa mère semblait distraite ; elle lui dit cependant qu’il se nommait Christophe comme lui, mais qu’il était plus sage. Il lui fit d’autres questions ; mais elle n’aimait pas à répondre. Elle dit seulement qu’il était au ciel, et qu’il priait pour eux tous. Christophe n’en put rien tirer de plus ; elle lui ordonna de se taire, et de la laisser travailler. Elle parut s’absorber en effet dans sa couture : elle avait l’air soucieuse, et ne levait pas les yeux. Mais après quelque temps, elle le regarda dans le coin où il s’était retiré pour bouder, se remit à sourire, et lui dit doucement d’aller jouer dehors.

Ces bribes de conversation agitèrent profondément Christophe. Ainsi il y avait un enfant, un petit garçon de sa mère, tout comme lui, qui avait le même nom, qui était presque pareil, et qui était mort ! — Mort, il ne savait pas au juste ce que c’était ; mais c’était quelque chose d’affreux. — Et jamais on ne parlait de cet autre Christophe ; il était tout à fait oublié. Ce serait donc de même pour lui, s’il mourait à son tour ? — Cette pensée le travaillait encore, le soir, quand il se trouva à table avec toute sa famille, et quand il les vit rire et parler de choses indifférentes. Ainsi, on pourrait être joyeux après qu’il serait mort ! Oh ! il n’aurait jamais cru que sa mère fût assez égoïste pour rire après la mort de son petit garçon ! Il les détestait tous ; il avait envie de pleurer sur lui même, sur sa propre mort, d’avance. En même temps, il aurait voulu poser une foule de questions ; mais il n’osait pas ; il se souvenait du ton avec lequel sa mère lui avait imposé silence — Enfin, il n’y tint plus ; et comme il se couchait, il demanda à Louisa, qui venait l’embrasser :

— Maman, est-ce qu’il couchait dans mon lit ?

La pauvre femme tressaillit : et d’une voix qu’elle tâchait de rendre indifférente, elle demanda :

— Qui ?

— Le petit garçon… qui est mort, dit Christophe, en baissant la voix.

Les mains de sa mère le serrèrent brusquement :

— Tais-toi, tais-toi, dit-elle.

Sa voix tremblait : Christophe, qui avait la tête appuyée contre sa poitrine, entendit son cœur qui battait. Il y eut un instant de silence ; puis elle dit :

— Il ne faut plus jamais parler de cela, mon chéri… Dors tranquillement… Non, ce n’est pas son lit.

Elle l’embrassa ; il crut sentir que sa joue était mouillée, il aurait voulu en être sûr. Il était un peu soulagé ; elle avait donc du chagrin ! Pourtant il en douta de nouveau, l’instant d’après, quand il l’entendit dans la chambre à côté parler d’une voix tranquille, sa voix de tous les jours. Qu’est-ce qui était vrai, de maintenant ou de tout à l’heure ? — Il se tourna longtemps dans son lit, sans trouver la réponse. Il aurait voulu que sa mère eût de la peine : non que cela ne lui en fit aussi de penser qu’elle était triste : mais cela lui aurait fait, malgré tout, tant de bien ! Il se serait senti moins seul. — Il s’endormit, et, le lendemain, n’y pensa plus.

Quelques semaines après, un des gamins avec qui il jouait dans la rue, ne vint pas à l’heure habituelle. Un du groupe dit qu’il était malade ; et l’on s’accoutuma à ne plus le voir aux jeux : on avait l’explication, c’était tout simple. — Un soir, Christophe était couché ; il était de bonne heure ; et du réduit où était son lit, il voyait la lumière dans la chambre de ses parents. On frappa à la porte. Une voisine vint causer. Il écoutait distraitement, se contant une histoire suivant son habitude ; les mots de la conversation ne lui arrivaient pas tous. Brusquement, il entendit la voisine qui disait qui « il était mort ». Tout son sang s’arrêta ; car il avait compris de qui il s’agissait. Il écouta, retenant son souffle. Ses parents s’exclamaient. La voix bruyante de Melchior cria :

— Christophe, entends-tu ? Le pauvre Fritz est mort.

Christophe fit un effort, et répondit d’un ton tranquille :

— Oui, papa.

Il avait la poitrine serrée comme dans un étau.

Melchior revint à la charge :

— Oui, papa. Voilà tout ce que tu trouves à dire ? Cela ne te fait pas de peine ?

Louisa, qui comprenait l’enfant, fit :

— Chut ! laisse-le dormir !

Et l’on parla plus bas. Mais Christophe, l’oreille tendue, épiait tous les détails : la maladie, une fièvre typhoïde, les bains froids, le délire, la douleur des parents. Il ne pouvait plus respirer ; une sorte de boule l’étouffait, lui montait dans le cou ; il frissonnait : toutes ces horribles choses se gravaient dans sa tête. Surtout il retint que le mal était contagieux, c’est-à-dire qu’il pourrait mourir aussi de la même façon : et l’épouvante le glaçait ; car il se rappelait qu’il avait donné la main à Fritz, la dernière fois qu’il l’avait vu, et que dans la journée même il avait passé devant sa maison. — Cependant, il ne faisait aucun bruit, pour ne pas être obligé de parler ; et quand son père lui demanda, après le départ de la voisine : « Christophe, dors-tu ? », il ne répondit pas. Il entendit Melchior qui disait à Louisa :

— Cet enfant n’a pas de cœur.

Louisa ne répliqua rien ; mais un moment après, elle vint doucement soulever le rideau et regarda le petit lit. Christophe n’eut que le temps de fermer les yeux, et d’imiter le souffle régulier qu’il entendait à ses frères quand ils dormaient. Louisa s’éloigna sur la pointe des pieds. Et pourtant, qu’il eût voulu la retenir ! qu’il eût voulu lui dire combien il avait peur, lui demander de le sauver, de le rassurer au moins ! Mais il craignait qu’on se moquât de lui, qu’on le traitât de lâche : et puis, il savait trop déjà que tout ce qu’on pourrait dire ne servirait à rien. Et, pendant des heures, il resta plein d’angoisse, croyant sentir le mal qui se glissait en lui, des douleurs dans la tête, une gêne au cœur, et pensant, terrifié : « C’est fini, je suis malade, je vais mourir, je vais mourir ! » Une fois, il se dressa dans son lit, appela sa mère à voix basse ; mais ils dormaient et il n’osa les réveiller.

Depuis ce temps, son enfance fut empoisonnée par l’idée de la mort. Ses nerfs se livraient à toutes sortes de petits maux sans cause, des oppressions, des élancements, des étouffements soudains. Son imagination s’affolait devant ces douleurs, et croyait voir en chacune d’elles la bête meurtrière qui lui prendrait sa vie. Que de fois il souffrit l’agonie, à quelques pas de sa mère, assise tout auprès de lui, sans qu’elle en devinât rien ! Car, dans sa lâcheté, il avait le courage de renfermer en lui ses terreurs, par un bizarre mélange de sentiments : la fierté de ne pas recourir aux autres, la honte d’avoir peur, les scrupules d’une affection qui ne veut pas inquiéter. Mais il pensait sans cesse : « Cette fois je suis malade, je suis gravement malade. C’est une angine qui commence… » Il avait retenu ce nom d’angine au hasard… « Mon Dieu ! pas cette fois !… »

Il avait des idées religieuses : il croyait volontiers ce que lui disait sa mère, que l’âme après la mort montait devant le Seigneur, et que, si elle était pieuse, elle entrait dans le jardin du paradis. Mais il était beaucoup plus effrayé qu’attiré par ce voyage. Il n’enviait pas du tout les enfants que Dieu, par récompense, à ce que disait sa mère, enlevait au milieu de leur sommeil et rappelait à lui, sans les avoir fait souffrir. Il tremblait, au moment de s’endormir, que Dieu n’eût cette fantaisie à son égard. Ce devait être terrible de se sentir soudain détaché de la tiédeur du lit et entraîné dans le vide, mis en présence de Dieu. Il se figurait Dieu comme un soleil énorme, qui parlait avec une voix de tonnerre : quel mal cela devait faire ! cela brûlait les yeux, les oreilles, l’âme entière ! Puis Dieu pouvait punir : on ne savait jamais… — D’ailleurs cela n’empêchait pas toutes les autres horreurs, qu’il ne connaissait pas bien, mais qu’il avait pu deviner par les conversations : le corps dans une boîte, tout seul au fond d’un trou, perdu au milieu de la foule de ces dégoûtants cimetières, où on l’emmenait prier… Dieu ! Dieu ! quelle tristesse !…

Et pourtant ce n’était pas gai de vivre, d’avoir faim, de voir le père ivrogne, d’être brutalisé, de souffrir de tant de façons, des méchancetés des autres enfants, de la pitié insultante des grands, et de n’être compris par personne, même pas par sa mère. Tout le monde vous humilie, personne ne vous aime, on est seul, tout seul, et l’on compte si peu ! — Oui ; mais c’était cela même qui lui donnait envie de vivre. Il sentait en lui une force bouillonnante de colère. Chose étrange que cette force ! Elle ne pouvait rien encore ; elle était comme lointaine et bâillonnée, emmaillotée, paralysée ; il n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait, de ce qu’elle serait plus tard. Mais elle était en lui : il en était sûr, il la sentait s’agiter et gronder. Demain, demain, comme elle prendrait sa revanche ! Il avait le désir enragé de vivre, pour se venger de tout le mal, de toutes les injustices, pour punir les méchants, pour faire de grandes choses. « Oh ! que je vive seulement… » — il réfléchissait un peu — « … seulement jusqu’à dix-huit ans ! » — D’autres fois, il allait jusqu’à vingt et un. C’était l’extrême limite. Il croyait que cela lui suffirait pour dominer le monde. Il pensait à ces héros qui lui étaient chers, à Napoléon, à cet autre plus lointain, mais qu’il aimait le mieux, à Alexandre le Grand. Sûrement il serait comme eux, si seulement il vivait encore douze ans… dix ans. Il ne songeait pas à plaindre ceux qui mouraient à trente ans. Ceux-là étaient des vieux ; ils avaient joui de la vie : c’était leur faute, si elle était manquée. Mais mourir maintenant, quel désespoir ! C’est trop malheureux de disparaître tout petit, et de rester pour toujours, dans la pensée des gens, un petit garçon à qui chacun se croit le droit de faire des reproches ! Il en pleurait de rage, comme s’il était déjà mort.

Cette angoisse de la mort tortura des années de son enfance, — seulement corrigée par le dégoût de la vie, la tristesse de sa vie.


C’est au milieu des lourdes ténèbres de cette vie, dans la nuit étouffante qui semblait s’épaissir d’heure en heure autour de lui, que commença de briller comme une étoile perdue dans les sombres espaces, la lumière qui devait illuminer sa vie : la divine musique…

Grand-père venait de donner à ses enfants un vieux piano, dont un de ses clients l’avait prié de le débarrasser, et que sa patiente ingéniosité avait remis à peu près en état. Le cadeau n’avait pas été très bien accueilli. Louisa trouvait que la chambre était déjà bien assez petite, sans l’encombrer encore ; et Melchior dit que papa Jean-Michel ne s’était pas ruiné : c’était du bois à brûler. Seul, le petit Christophe fut joyeux du nouveau venu, sans bien savoir pourquoi. Il lui semblait que c’était une boîte magique, pleine d’histoires merveilleuses, comme dans ce livre de contes, — un volume des Mille et une Nuits — dont grand-père lui lisait de temps en temps quelques pages, qui les enchantaient tous deux. Il avait entendu, le premier jour, son père, pour essayer les notes, en faire sortir une petite pluie d’arpèges, pareille à celle qu’un souffle de vent tiède fait tomber, après une averse, des branches mouillées d’un bois. Il avait battu des mains, et crié : « Encore ! » ; mais Melchior, dédaigneusement, ferma le piano, disant qu’il ne valait rien. Christophe n’insista plus ; mais depuis, il rôdait sans cesse autour de l’instrument ; et, dès qu’on avait le dos tourné, il soulevait le couvercle, et poussait doucement une touche, comme il eût remué du doigt la carapace verte de quelque gros insecte : il voulait faire sortir la bête enfermée là. Quelquefois, dans sa hâte, il frappait un peu trop fort ; et sa mère lui criait : « Ne te tiendras-tu pas tranquille ? Ne touche pas à tout ! » ; ou bien, il se pinçait cruellement, en refermant la boîte ; et il faisait de piteuses grimaces, en suçant son doigt meurtri…

Maintenant, sa plus grande joie est quand sa mère doit passer la journée en service, ou faire une course en ville. Il écoute ses pas descendre dans l’escalier : les voilà dans la rue ; ils s’éloignent. Il est seul. Il ouvre le piano, il approche une chaise, il se juche dessus ; ses épaules arrivent à hauteur du clavier : c’est assez pour ce qu’il veut. Pourquoi attend-il d’être seul ? Personne ne l’empêcherait de jouer, pourvu qu’il ne fasse pas trop de bruit. Mais il a honte devant les autres, il n’ose pas. Et puis, on cause, on se remue ; cela gâte le plaisir. C’est tellement plus beau, quand on est seul ! — Christophe retient son souffle, pour que ce soit plus silencieux encore, et aussi parce qu’il est un peu ému, comme s’il allait tirer un coup de canon. Le cœur lui bat, en appuyant le doigt sur la touche ; quelquefois, il le relève, après l’avoir enfoncé à moitié, pour le poser sur une autre. Sait-on ce qui va sortir de celle-ci, plutôt que de celle-là ? — Tout à coup, le son monte : il y en a de profonds, il y en a d’aigus, il y en a qui tintent, il y en a d’autres qui grondent. L’enfant les écoute longuement, un à un, diminuer et s’éteindre ; ils se balancent comme les cloches, lorsqu’on est dans les champs, et que le vent les apporte et les éloigne tour à tour ; puis, quand on prête l’oreille, on entend dans le lointain d’autres voix différentes, qui se mêlent et tournent, comme des vols d’insectes ; elles ont l’air de vous appeler, de vous attirer au loin… loin… de plus en plus loin, dans les retraites mystérieuses, où elles plongent et s’enfoncent… Les voilà disparues !… Non ! elles murmurent encore… Un petit battement d’ailes… — Que tout cela est étrange ! Ce sont comme des esprits. Qu’ils obéissent ainsi, qu’ils soient tenus captifs dans cette vieille caisse, voilà qui ne s’explique point !

Mais le plus beau de tout, c’est quand on met deux doigts sur deux touches à la fois. Jamais on ne sait au juste ce qui va se passer. Quelquefois, les deux esprits sont ennemis ; ils s’irritent, ils se frappent, ils se haïssent, ils bourdonnent d’un air vexé ; leur voix s’enfle ; elle crie, tantôt avec colère tantôt avec douceur. Christophe adore cela : on dirait des monstres enchaînés, qui mordent leurs liens, qui heurtent les parois de leur prison ; il semble qu’ils vont les rompre, et faire irruption au dehors, comme ceux dont parle le livre de contes, les génies emprisonnés dans des coffrets arabes sous le sceau de Salomon. — D’autres vous flattent : ils tâchent de vous enjôler ; mais on sent qu’ils ne demandent qu’à mordre, et qu’ils ont la fièvre. Christophe ne sait pas ce qu’ils veulent ; mais ils l’attirent, et le troublent ; ils le font presque rougir. — Et d’autres fois encore, il y a des notes qui s’aiment : les sons s’enlacent, comme on fait avec les bras, quand on se baise ; ils sont gracieux et doux. Ce sont les bons esprits ; ils ont des figures souriantes et sans rides ; ils aiment le petit Christophe, et le petit Christophe les aime ; il a les larmes aux yeux de les entendre, et il ne se lasse pas de les rappeler. Ils sont ses amis, ses chers et tendres amis…

Ainsi l’enfant se promène dans la forêt des sons, et il sent autour de lui des milliers de forces inconnues, qui le guettent et l’appellent, pour le caresser, ou pour le dévorer…

Un jour, Melchior le surprit ainsi. Il le fit tressauter de peur avec sa grosse voix. Christophe, se croyant en faute, porta précipitamment ses mains à ses oreilles, pour les préserver des redoutables claques. Mais Melchior ne grondait pas, par extraordinaire ; il était de bonne humeur, il riait.

— Cela t’intéresse donc, gamin ? demanda-t-il, en lui tapant amicalement la tête. Veux-tu que je t’apprenne à jouer ?

S’il le voulait !… Il murmura que oui, ravi. Ils s’assirent tous deux devant le piano, Christophe juché, cette fois, sur une pile de gros livres ; et, très attentif, il prit sa première leçon. Il apprit d’abord que ces esprits bourdonnants avaient de singuliers noms, des noms à la chinoise, d’une seule syllabe, ou même d’une seule lettre. Il en fut étonné, il les imaginait autres : de beaux noms caressants, comme les princesses des contes de fées. Il n’aimait pas la familiarité avec laquelle son père en parlait. Du reste, quand Melchior les évoquait, ce n’étaient plus les mêmes êtres ; ils prenaient un air indifférent, en se déroulant sous ses doigts. Cependant Christophe fut content d’apprendre les rapports qu’il y avait entre eux, leur hiérarchie, ces gammes qui ressemblent à un roi, commandant une armée, ou à une troupe de nègres attachés à la file. Il vit avec étonnement que chaque soldat, ou chaque nègre, pouvait devenir à son tour monarque, ou tête de colonne d’une troupe semblable, et même qu’on pouvait en dérouler des bataillons entiers du haut en bas du clavier. Il s’amusait à tenir le fil qui les faisait marcher. Mais tout cela était devenu plus puéril que ce qu’il voyait d’abord : il ne retrouvait plus sa forêt enchantée. Pourtant il s’appliquait ; car ce n’était pas ennuyeux, et il était surpris de la patience de son père. Melchior ne se lassait point ; il lui faisait recommencer la même chose dix fois. Christophe ne s’expliquait pas qu’il se donnât tant de peine : son père l’aimait donc ? Qu’il était bon ! L’enfant travaillait, le cœur plein de reconnaissance.

Il eût été moins docile, s’il avait su ce qui se passait dans la tête de son maître.


À partir de ce jour, Melchior l’emmena chez un voisin, où l’on avait organisé, trois fois par semaine, des séances de musique de chambre. Melchior tenait le premier violon. Jean-Michel le violoncelle. Les deux autres étaient un employé de banque, et le vieil horloger de la Schillerstrasse. De temps en temps, le pharmacien venait se joindre à eux et apportait sa flûte. On arrivait à cinq heures, et on restait jusqu’à neuf. Entre chaque morceau, on absorbait de la bière. Des voisins entraient et sortaient, écoutaient sans mot dire, debout contre le mur, hochaient la tête, remuaient le pied en mesure, et remplissaient la chambre de nuages de tabac. Les pages succédaient aux pages, les morceaux aux morceaux, sans que rien pût lasser la patience des exécutants. Ils ne parlaient pas, contractés d’attention, le front plissé, poussant de loin en loin un grognement de plaisir, parfaitement incapables d’ailleurs non seulement d’exprimer la beauté d’un morceau, mais même de la sentir. Ils ne jouaient ni très juste ni très en mesure ; mais ils ne déraillaient jamais, et suivaient fidèlement les nuances qui étaient marquées. Ils avaient cette facilité musicale, qui se contente à peu de frais, cette perfection dans la médiocrité, qui abonde dans la race, qu’on dit la plus musicienne du monde. Ils en avaient aussi la voracité de goût, peu difficile sur la qualité des aliments, pourvu que la quantité y soit, ce robuste appétit, pour qui toute musique est bonne, d’autant plus qu’elle est plus substantielle, — et qui ne fait pas de différence entre Brahms et Beethoven, ou, dans l’œuvre d’un même maître, entre un concerto creux et une sonate émouvante, parce qu’ils sont de la même pâte.

Christophe se tenait à l’écart, dans un coin qui lui appartenait, derrière le piano. Nul ne pouvait l’y déranger ; car il fallait, pour y entrer, qu’il marchât à quatre pattes. Il y faisait à moitié nuit ; et l’enfant avait juste la place de s’y tenir, couché sur le plancher, en se recroquevillant. La fumée du tabac lui entrait dans les yeux et la gorge ; et aussi, la poussière : il y en avait de gros flocons, comme des toisons de brebis ; mais il n’y prenait pas garde, et écoutait gravement, assis sur ses jambes, à la turque, et élargissant les trous dans la toile du piano avec ses petits doigts sales. Il n’aimait pas tout ce qu’on jouait ; mais rien de ce qu’on jouait ne l’ennuyait, et il ne cherchait jamais à formuler ses opinions ; car il croyait qu’il était trop petit, et qu’il n’y connaissait rien. Seulement, la musique tantôt l’endormait, tantôt le réveillait ; en aucun cas, elle n’était désagréable. Sans qu’il le sût, c’était presque toujours la bonne musique qui l’excitait. Sûr de n’être point vu, il faisait des grimaces avec toute sa figure ; il fronçait le nez, il serrait les dents, ou il tendait la langue, il faisait des yeux colères ou langoureux, il remuait bras et jambes d’un air de défi et de vaillance, il avait envie de marcher, de frapper, de réduire le monde en poudre. Il se démenait si bien, qu’à la fin une tête se penchait au-dessus du piano, et lui criait : « Eh bien, gamin, est-ce que tu es fou ? Veux-tu laisser ce piano ? Veux-tu ôter ta main ? Je vais te tirer les oreilles ! » — ce qui le rendait tout penaud et furieux. Pourquoi venait-on lui troubler son plaisir ? Il ne faisait pas de mal. Il fallait qu’on le persécutât toujours ! Son père faisait chorus. On lui reprochait de faire du bruit, de ne pas aimer la musique. Il finissait par le croire. — On eût bien étonné les honnêtes fonctionnaires, occupés à moudre des concertos, si on leur avait dit que le seul de la société qui sentit vraiment la musique était ce petit garçon.

Si l’on voulait qu’il se tînt tranquille, pourquoi lui jouait-on des airs qui font marcher ? Il y avait dans ces pages des chevaux emportés, des épées, les cris de la guerre, l’orgueil du triomphe ; et l’on aurait voulu qu’il restât, ainsi qu’eux, à branler la tête et à marquer la mesure avec son pied ! On n’avait qu’à lui jouer des rêveries placides, ou de ces pages bavardes, qui parlent pour ne rien dire ; il n’en manque pas en musique : ce morceau de Goldmark, par exemple, dont le vieil horloger disait tout à l’heure, avec un sourire ravi : « C’est joli. Il n’y a pas d’aspérités. Tous les angles sont arrondis… » Le petit était bien tranquille alors. Il s’assoupissait. Il ne savait pas ce qu’on jouait ; même, il finissait par ne plus l’entendre ; mais il était heureux, ses membres s’engourdissaient, il rêvassait.

Ses rêves n’étaient pas des histoires suivies ; ils n’avaient ni queue ni tête. À peine s’il voyait de temps en temps une image précise : sa mère faisant un gâteau, et enlevant avec un couteau la pâte restée entre ses doigts ; — un rat d’eau qu’il avait aperçu la veille nageant dans le fleuve ; — un fouet qu’il voulait faire avec une lanière de saule… Dieu sait pourquoi ces souvenirs lui revenaient à présent ! — Mais le plus souvent, il ne voyait rien du tout ; et pourtant, il sentait une infinité de choses. C’était comme s’il y avait une masse de choses très importantes, qu’on ne pouvait pas dire, ou qu’il était inutile de dire, parce qu’on les savait bien, et parce que cela était ainsi, depuis toujours. Il y en avait de tristes, de mortellement tristes ; mais elles n’avaient rien de pénible, comme celles qu’on rencontre dans la vie ; elles n’étaient pas laides et avilissantes, comme lorsque Christophe avait reçu des gifles de son père, ou qu’il songeait, le cœur malade de honte, à quelque humiliation : elles remplissaient l’esprit d’un calme mélancolique. Et il y en avait de lumineuses, qui répandaient des torrents de joie ; et Christophe pensait : « Oui, c’est ainsi… ainsi que je ferai plus tard. » Il ne savait pas du tout comment était ainsi, ni pourquoi il le disait ; mais il sentait qu’il fallait qu’il le dit, et que c’était clair comme le jour. Il entendait le bruit d’une mer, dont il était tout à fait proche, séparé seulement par une muraille de dunes. Christophe n’avait nulle idée de ce qu’était cette mer, et de ce qu’elle voulait de lui ; mais il avait conscience qu’elle monterait par dessus les barrières, et qu’alors !… Alors, ce serait bien, il serait tout à fait heureux. Rien qu’à l’entendre là, tout près, à se bercer au bruit de sa grande voix, tous les petits chagrins et les humiliations s’apaisaient ; ils restaient toujours tristes, mais ils n’étaient plus honteux, ni blessants : tout semblait naturel, et presque plein de douceur.

Bien souvent, c’étaient de médiocres musiques, qui lui communiquaient cette ivresse. Ceux qui les avaient écrites étaient de pauvres hères, qui ne pensaient à rien, qu’à gagner de l’argent, ou à se faire illusion sur le vide de leur vie, en assemblant des notes, suivant les formules connues, ou, — pour être originaux, — à l’encontre des formules. Mais il y a dans les sons, même maniés par un sot, une telle puissance de vie, qu’ils peuvent déchaîner des orages dans une âme naïve. Peut-être même les rêves que suggèrent les sots sont-ils plus mystérieux et plus libres que ceux que souffle une impérieuse pensée, qui vous entraîne de force ; car le mouvement à vide et le creux bavardage ne dérangent pas l’esprit de sa propre contemplation…

Ainsi l’enfant restait, oublié, oubliant, dans le coin du piano, — jusqu’à ce que brusquement il sentît des fourmis lui monter dans les jambes. Et il souvenait alors qu’il était un petit garçon, avec des ongles noirs, et qu’il frottait son nez contre le mur tout blanc, en tenant ses pieds entre ses mains.


Le jour où Melchior, entré sur la pointe des pieds avait surpris l’enfant assis devant le clavier trop haut, il l’avait observé un instant ; et une illumination subite lui avait traversé l’esprit : « Un petit prodige !… Comment n’y avait-il pas pensé ?… Quelle fortune pour une famille !… Sans doute il avait cru que ce gamin ne serait qu’un petit rustre, comme sa mère. Mais il n’en coûtait rien d’essayer. Voilà qui serait une chance ! Il le promènerait en Allemagne, peut-être même au dehors. Ce serait une vie joyeuse, et noble avec cela. » — Melchior ne manquait jamais de chercher la noblesse cachée de tous ses actes ; et il était rare qu’il n’arrivât pas à la trouver, après quelque réflexion.

Fort de cette assurance, aussitôt après le souper, dès la dernière bouchée prise, il plaqua de nouveau l’enfant devant le piano, et lui fit répéter la leçon de la journée, jusqu’à ce que ses yeux se fermassent de fatigue. Puis, le lendemain, trois fois. Puis, le surlendemain. Et tous les jours, depuis. Christophe se lassa vite ; puis, il s’ennuya à mourir ; enfin, il n’y tint plus, et tenta de se révolter. Cela n’avait pas de sens, ce qu’on lui faisait faire ; il ne s’agissait que de courir le plus vite possible sur les touches, en escamotant le pouce, ou d’assouplir le quatrième doigt, qui restait gauchement collé entre ses deux voisins. Il en avait mal aux nerfs ; et cela n’avait rien de beau. Fini des résonances magiques, des monstres fascinants, de l’univers de songes pressenti un moment… Les gammes et les exercices se succédaient, secs, monotones, insipides, plus insipides que les conversations que l’on avait à table, et qui étaient toujours semblables, qui toujours roulaient sur les plats, et toujours sur les mêmes plats. L’enfant commença par écouter distraitement les leçons de son père. Semonce rudement, il continua de mauvaise grâce. Les bourrades ne se firent pas attendre : il y opposa la plus méchante humeur. Ce qui y mit le comble, ce fut, un soir, d’entendre Melchior révéler ses projets, dans la chambre à côté. Ainsi, c’était pour l’exhiber comme un animal savant, qu’on l’ennuyait de cette façon, qu’on l’obligeait tout le jour à remuer des morceaux d’ivoire ! Il n’avait même plus le temps d’aller faire visite à son cher fleuve. Qu’est-ce qu’on avait donc à s’acharner contre lui ? — Il était indigné, blessé dans son orgueil et dans sa liberté. Il décida qu’il ne jouerait plus de musique, ou le plus mal possible, qu’il découragerait son père. Ce serait un peu dur ; mais il fallait sauver son indépendance.

Dès la leçon suivante, il tenta d’exécuter son plan. Il s’appliqua consciencieusement à taper à côté des notes, et à rater tous ses traits. Melchior cria ; puis il hurla ; et les coups se mirent à pleuvoir. Il avait une forte règle. À chaque fausse note, il en frappait les doigts de l’enfant, en même temps qu’il lui vociférait à l’oreille, à le rendre sourd. Christophe grimaçait de douleur ; il se mordait les lèvres pour ne pas pleurer, et, stoïquement, il continuait à accrocher les notes de travers, rentrant sa tête dans ses épaules, à chaque coup qu’il sentait venir. Mais le système était mauvais, et il ne tarda pas à s’en apercevoir. Melchior était aussi têtu que lui ; et il jura que, quand ils y passeraient deux jours et deux nuits, il ne lui ferait grâce d’aucune note, avant qu’elle eût été exécutée correctement. Puis Christophe mettait trop de conscience à ne jouer jamais juste ; et Melchior commençait à soupçonner la ruse, en voyant à chaque trait la petite main retomber lourdement de côté, avec une mauvaise volonté évidente. Les coups de règle redoublèrent ; Christophe ne sentait plus ses doigts. Il pleurait piteusement, en silence, reniflant, ravalant ses sanglots et ses larmes. Il comprit qu’il n’avait rien à gagner à continuer ainsi, et qu’il lui fallait prendre un parti désespéré. Il s’arrêta, et, tremblant d’avance, à l’idée de l’orage qu’il allait déchaîner, il dit courageusement :

— Papa, je ne veux plus jouer.

Melchior fut suffoqué.

— Quoi ! quoi !… cria-t-il.

Il lui secouait le bras à le briser. Christophe, tremblant de plus en plus, et levant le coude pour se garer des coups, continua :

— Je ne veux plus jouer. D’abord, parce que je ne veux pas être tapé. Et puis…

Il ne put achever. Une énorme gifle lui coupa la respiration. Melchior hurlait :

— Ah ! tu ne veux pas être tapé ? Tu ne veux pas ?…

C’était une grêle de coups. Christophe braillait au travers de ses sanglots :

— Et puis… je n’aime pas la musique !… je n’aime pas la musique !…

Il se laissa glisser de son siège. Melchior l’y rassit brutalement, et il lui frappait les poignets contre le clavier. Il criait :

— Tu joueras !

Et Christophe criait :

— Non ! non ! je ne jouerai pas !

Melchior dut y renoncer. Après l’avoir roué de coups, il le mit à la porte, lui disant qu’il n’aurait pas à manger de tout le jour, de tout le mois, qu’il n’eût joué tous ses exercices, sans en manquer un seul. Il le poussa dehors d’un coup de pied au derrière, et fit battre sur lui la porte.

Christophe se trouva dans l’escalier, le sale et obscur escalier, aux marches vermoulues. Un courant d’air venait par le carreau brisé d’une lucarne ; l’humidité suintait sur les murs. Christophe s’assit sur une des marches grasses ; son cœur sautait dans sa poitrine, de colère et d’émotion. Tout bas, il injuriait son père :

— Animal ! voilà ce que tu es ! Un animal… un grossier personnage… une brute ! oui, une brute !… Et je te hais, je te hais… oh ! je voudrais que tu fusses mort, que tu fusses mort !

Sa poitrine se gonflait. Il regardait désespérément l’escalier gluant, la toile d’araignée que le vent balançait au-dessus de la vitre cassée. Il se sentait seul, perdu dans son malheur. Il regarda le vide entre les barreaux de la rampe… S’il se jetait en bas ?… ou bien par la fenêtre ?… Oui, s’il se tuait pour les punir ? Quels remords ils auraient ! il entendait le bruit de sa chute dans l’escalier. La porte d’en haut s’ouvrait précipitamment. Des voix angoissées criaient : « Il est tombé ! il est tombé ! » Les pas dégringolaient l’escalier. Son père, sa mère, se jetaient sur son corps en pleurant. Elle sanglotait : « C’est ta faute ! C’est toi qui l’as tué ! » Lui, agitait les bras, se jetait à genoux, se frappait la tête contre la rampe, criant : « Je suis un misérable ! Je suis un misérable ! » — Ce spectacle adoucissait sa peine. Il était sur le point d’avoir pitié de ceux qui le pleuraient ; mais il pensait après, que c’était bien fait pour eux, et il savourait sa vengeance…

Quand il eut terminé son histoire, il se retrouva en haut de l’escalier, dans l’ombre ; il regarda encore une fois, en bas, et il n’eut plus du tout envie de s’y jeter. Même, il eut un petit frisson, et s’éloigna du bord, en pensant qu’il pourrait tomber. Alors il se sentit décidément prisonnier, comme un pauvre oiseau en cage, prisonnier pour toujours, sans aucune ressource que de se casser la tête et de se faire bien mal. Il pleura, il pleura ; et il se frottait les yeux avec ses petites mains sales, si bien qu’en un moment il fut tout barbouillé. Tout en pleurant, il continuait de regarder les choses qui l’entouraient ; et cela le distrayait. Il s’arrêta un instant de gémir, pour observer l’araignée, qui venait de bouger. Puis il recommença, mais avec moins de conviction. Il s’écoutait pleurer, et continuait son bourdonnement machinal, sans plus très bien savoir pourquoi il le faisait. Il se leva bientôt ; la fenêtre l’attirait. Il s’assit sur le rebord intérieur, prudemment retiré dans le fond, et surveillant du coin de l’œil l’araignée qui l’intéressait, mais qui le dégoûtait.

Le Rhin coulait bas, au pied de la maison. De la fenêtre de l’escalier, on était suspendu au-dessus du fleuve comme dans un ciel mouvant. Christophe ne manquait jamais de le regarder longuement, quand il descendait les marches, en clopinant ; mais jamais il ne l’avait vu encore, comme aujourd’hui. Le chagrin aiguise les sens ; il semble que tout se grave mieux dans les regards, après que les pleurs ont lavé les traces fanées des souvenirs. Le fleuve apparut à l’enfant comme un être, — un être inexplicable, mais combien plus puissant que tous ceux qu’il connaissait ! Christophe se pencha pour mieux voir ; il colla sa bouche et écrasa son nez sur la vitre. Où allait-il ? Que voulait-il ? Il avait l’air libre, sûr de son chemin… Rien ne pouvait l’arrêter. À quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit, pluie ou soleil au ciel, joie ou chagrin dans la maison, il continuait de passer ; et l’on sentait que tout cela lui était égal, qu’il n’avait jamais de peine, et qu’il jouissait de sa force. Quelle joie d’être comme lui, de courir à travers les prairies, les branches de saules, les petits cailloux brillants, le sable grésillant, et de ne pas se soucier de rien, de n’être gêné par rien, d’être libre !…

L’enfant regardait et écoutait avidement ; il lui semblait qu’il était emporté par le fleuve, qu’il passait avec lui… Quand il fermait les yeux, il voyait des couleurs : bleu, vert, jaune, rouge, et de grandes ombres qui courent, et des nappes de soleil… Les images se précisent. Voici une large plaine, des roseaux, des moissons ondulant sous la brise qui sent l’herbe fraîche et la menthe. Des fleurs de tous côtés, des bleuets, des pavots, des violettes. Que c’est beau ! Que l’air est délicieux ! Qu’il doit faire bon s’étendre dans l’herbe épaisse et douce !… Christophe se sent joyeux et un peu étourdi, comme lorsque son père lui a, les jours de fête, versé dans son grand verre un doigt de vin du Rhin… — Le fleuve passe… Le pays a changé… Ce sont maintenant des arbres qui se penchent sur l’eau ; leurs feuilles dentelées, comme de petites mains, trempent, s’agitent et se retournent sous les flots. Un village, parmi les arbres, se mire dans le fleuve. On voit les cyprès et les croix du cimetière par dessus le mur blanc, que lèche le courant. Puis ce sont des rochers, un défilé de montagnes, les vignes sur les pentes, un petit bois de sapins, et les burgs ruinés… — Et de nouveau, la plaine, les moissons, les oiseaux, le soleil…

La grande masse verte du fleuve continue de passer, une comme une seule pensée, sans vagues, presque sans plis, avec des moires luisantes et grasses. Christophe ne la voit plus ; il a fermé tout à fait les yeux, pour mieux l’entendre. Ce grondement continu le remplit et lui donne le vertige ; il est aspiré par ce rêve éternel et dominateur, qui va on ne sait où. Sur le fond tumultueux des flots, des rythmes précipités s’élancent avec une ardente allégresse. Et le long de ces rythmes, des musiques montent, comme une vigne qui grimpe le long d’un treillis : des arpèges de claviers argentins, des violons douloureux, des flûtes veloutées aux sons ronds… Les paysages ont disparu. Le fleuve a disparu. Il flotte une atmosphère étrange, tendre et crépusculaire. Christophe a le cœur tremblant d’émoi. Qu’est-ce donc qu’il voit maintenant ? Oh ! les charmantes figures !… — Une fillette aux boucles brunes l’appelle, langoureuse et moqueuse… Un visage pâlot de jeune garçon aux yeux bleus le regarde avec mélancolie… D’autres sourires, d’autres yeux, — des yeux curieux et provocants, dont le regard le fait rougir, — et des yeux affectueux et douloureux, comme un bon regard de chien, — et des yeux impérieux, et des yeux de souffrance… Et cette figure de femme, blême, les cheveux noirs, et la bouche serrée, dont les yeux semblent manger la moitié du visage, et le fixent avec une violence qui fait mal… Et la plus chère de toutes, celle qui lui sourit avec ses clairs yeux gris, la bouche un peu ouverte, ses petites dents qui brillent… Ah ! le beau sourire indulgent et aimant ! il fond le cœur de tendresse ! qu’il fait de bien, qu’on l’aime ! Encore ! Souris-moi encore ! ne t’en va point !… — hélas ! il s’est évanoui ! Mais il laisse dans le cœur une douceur ineffable. Il n’y a plus rien de mal, il n’y a plus rien de triste, il n’y a plus rien… Rien qu’un rêve léger, une musique sereine, qui flotte dans un rayon de soleil, comme les fils de la Vierge par les beaux jours d’été… — Qu’est-ce donc qui vient de passer ? Quelles sont ces images qui pénètrent l’enfant d’un trouble triste et doux ? Jamais il ne les avait vues encore ; et pourtant il les connaissait : il les a reconnues. D’où viennent-elles ? De quel gouffre obscur de l’Être ? Est-ce de ce qui fut,… ou de ce qui sera ?

Maintenant, tout s’efface, toute forme s’est fondue. — Une dernière fois encore, à travers un voile de brume, comme si l’on planait très haut, au-dessus de lui, le fleuve débordé paraît, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et tout à fait au loin, comme une lueur d’acier au bord de l’horizon, une plainte liquide, une ligne de flots qui tremblent, — la Mer. Le fleuve court à elle. Elle semble courir à lui. Elle l’aspire. Il la veut. Il y va disparaître… — La musique tournoie, les beaux rythmes de danse se balancent éperdus ; tout est balayé dans leur tourbillon triomphal… L’âme libre fend l’espace, comme le vol des hirondelles, ivres d’air, qui traversent le ciel avec des cris aigus… Joie ! joie ! Il n’y a plus rien !… Ô bonheur infini !…


Les heures avaient passé, le soir était venu, l’escalier était dans la nuit. Des gouttes de pluie faisaient sur la robe du fleuve des cercles, que le courant entraînait en dansant. Parfois une branche d’arbre, quelques écorces noires passaient sans bruit et s’en allaient. L’araignée meurtrière s’était retirée, repue, dans le coin le plus obscur. — Et le petit Christophe était toujours penché au bord du soupirail, avec sa figure pâle, barbouillée, rayonnante de bonheur. Il dormait.