L’Atlantide/Lettre liminaire

Albin Michel (p. 9-14).

LETTRE LIMINAIRE[1]

Hassi-Inifel, 8 novembre 1903.

Si les pages qui vont suivre voient un jour la lumière du soleil, c’est qu’elle m’aura été ravie. Le délai que je fixe à leur divulgation m’en est un assez sûr garant.

Cette divulgation, qu’on ne se méprenne pas sur mon but quand je la prépare, lorsque je la réclame. On peut me croire, si j’affirme que je n’attache aucun amour-propre d’auteur à ce cahier fiévreux. D’ores et déjà, je suis loin de toutes ces choses ! Mais, vraiment, il est inutile que d’autres s’engagent sur la route par laquelle je ne serai pas revenu.

Quatre heures du matin. — Bientôt, l’aurore va mettre sur le hamada son incendie rose. Autour de moi le bordj sommeille. Par la porte de sa chambre entr’ouverte, j’entends la respiration calme, si calme, d’André de Saint-Avit.

Dans deux jours, lui et moi, nous partons. Nous quittons le bordj. Nous nous enfonçons là-bas, vers le Sud. L’ordre ministériel est arrivé hier matin.

Maintenant, même si j’en avais l’envie, il serait trop tard pour reculer. André et moi avons sollicité cette mission. L’autorisation que j’ai demandée, de concert avec lui, est à l’heure actuelle devenue un ordre. La voie hiérarchique parcourue, des influences mobilisées au ministère, tout cela pour ensuite avoir peur, renâcler devant l’entreprise !…

Avoir peur, ai-je dit. Je sais que je n’ai pas peur. Une nuit, dans le Gourara, quand j’ai trouvé deux de mes sentinelles massacrées, avec, au ventre, l’ignoble incision cruciale des Berabers, j’ai eu peur. Je sais ce que c’est que la peur. Aussi maintenant, quand je fixe l’immensité ténébreuse d’où tout à l’heure surgira brusquement l’énorme soleil rouge, je sais que ce n’est point de peur que je tressaille. Je sens lutter en moi l’horreur sacrée du mystère et son attrait.

Fumées, peut-être. Imaginations d’un cerveau surchauffé et d’un œil affolé par les mirages. Un jour viendra sans doute où je relirai ces pages avec un sourire de pitié gênée, le sourire de l’homme de cinquante ans qui relit de vieilles lettres.

Fumées. Imaginations. Mais ces fumées, ces imaginations me sont chères. « Le capitaine de Saint-Avit et le lieutenant Ferrières, dit la dépêche ministérielle, s’appliqueront à dégager, au Tassili, les relations statigraphiques des grès albiens et des calcaires carbonifériens… Ils en profiteront pour se renseigner, éventuellement, sur les modifications d’attitude des Azdjer vis-à-vis de notre influence, etc. ». Si ce voyage devait, à la fin, n’avoir trait qu’à d’aussi pauvres choses, je sens que je ne partirais pas…

Donc, je souhaite ce que je redoute. Je serai déçu si je ne me trouve pas face à face avec ce qui me fait étrangement frémir.

Au fond de la vallée de l’Oued Mia, un chacal aboie. Par intervalles, quand un rayon de lune, crevant d’argent les nuages gonflés de chaleur, lui fait croire au jeune soleil, une tourterelle roucoule dans les palmeraies.

Un pas au dehors. Je me penche à la fenêtre. Une ombre vêtue d’étoffes noires et luisantes glisse sur le pisé de la terrasse du fortin. Un éclair dans la nuit électrique. L’homme vient d’allumer une cigarette. Il s’est accroupi, face au Midi. Il fume.

C’est Cegheïr-ben-Cheïkh, notre guide targui, celui qui dans trois jours va nous entraîner vers les plateaux inconnus du mystérieux Imoschaoch, à travers les hamadas de pierres noires, les grands oueds desséchés, les salines d’argent, les gours fauves, les dunes d’or mat que surmonte, quand souffle l’alizé, un tremblant panache de sable blême.

Cegheïr-ben-Cheïkh ! C’est cet homme. Elle me revient à l’esprit, la tragique phrase de Duveyrier : « Le colonel met le pied à l’étrier et reçoit au même moment un coup de sabre[2]… » Cegheïr-ben-Cheïkh !… Il est là. Il fume paisiblement une cigarette, une cigarette du paquet que je lui ai donné… Mon Dieu ! pardonnez-moi cette félonie.

Le photophore jette sur le papier sa lumière jaune. Bizarre destinée, celle qui, à seize ans, sans que j’aie su au juste pourquoi, a décidé un jour que je me préparerais à Saint-Cyr, a fait de moi le camarade d’André de Saint-Avit. J’aurais pu étudier le droit, la médecine. Je serais aujourd’hui quelqu’un de bien tranquille, dans une ville, avec une église et des eaux courantes ; et non pas ce fantôme vêtu de coton, accoudé, avec une anxiété inexprimable, sur le désert qui va l’engloutir.

Un gros insecte est entré par la fenêtre. Il bourdonne, rebondit des murs crépis au globe du photophore, et enfin, vaincu, les ailes brûlées par la bougie encore haute, il s’abat sur la feuille blanche, là.

C’est un hanneton d’Afrique, énorme, noir, avec des taches d’un gris livide.

Je songe aux autres, à ses frères de France, aux hannetons mordorés que, par les soirs orageux d’été, je voyais s’élancer comme de petites balles du sol de ma campagne natale. Enfant, je passais là mes vacances ; plus tard, mes permissions. Lors de la dernière, dans cette même prairie, à côté de moi marchait une mince forme blanche, avec une écharpe de mousseline, à cause de l’air du soir, si frais là-bas. Maintenant, c’est à peine si, effleuré par ce souvenir, je laisse, une seconde, mon regard s’élever vers un coin sombre de ma chambre, sur le mur nu où brille la vitre d’un portrait imprécis. Je comprends combien ce qui a pu me sembler devoir être toute ma vie a perdu de son importance. Ce mystère plaintif est désormais sans intérêt pour moi. Si les chanteurs ambulants de Rolla venaient sous cette fenêtre de bordj murmurer leurs fameux airs nostalgiques, je sais que je ne les écouterais pas, et s’ils se faisaient trop pressants, que je leur signifierais leur chemin.

Qu’est-ce qui a suffi pour cette métamorphose ? Une histoire, un conte peut-être, conté en tout cas par quelqu’un sur qui pèse le plus monstrueux des soupçons.

Cegheïr-ben-Cheïkh a terminé sa cigarette. Je l’entends qui regagne à pas lents sa natte, dans le bâtiment B, près du poste de garde, à gauche.

Notre départ devant avoir lieu le 10 novembre, le manuscrit joint à cette lettre a été commencé le dimanche 1er et terminé le jeudi 5 novembre 1906.

Olivier Febrières,
Lieutenant au 3e spahis.

  1. Cette lettre, ainsi que le manuscrit qu’elle accompagne — celui-ci sous enveloppe spéciale cachetée — furent confiés au maréchal des logis Châtelain, du 3e spahis, par le lieutenant Ferrières, le 10 novembre 1903, jour du départ de cet officier pour le Tassili des Touareg Azdjer (Sahara central). Le maréchal des logis avait ordre de les remettre, lors de sa première permission, à M. Leroux, conseiller honoraire à la Cour d’appel de Riom, le plus proche parent du lieutenant Ferrières. Ce magistrat étant décédé subitement avant l’expiration du délai de dix ans fixé pour la publication du présent manuscrit, il en est résulté des difficultés qui ont retardé jusqu’aujourd’hui la publication dont il s’agit.
  2. H. Duveyrier, Désastre de la mission Flatters. Bull. Soc. géo., 1881.