L’Atelier de Phidias, étude tirée de l’Antique

L’Atelier de Phidias, étude tirée de l’Antique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 292-331).
L'ATELIER DE PHIDIAS
ETUDE TIREE DE L'ANTIQUE


PERSONNAGES.

PÉRICLÊS.
PHIDIAS, Agé de cinquante ans[1].
ICTINUS, architecte du Parthénon.
AGORACRITE, PAEONIOS, PRAXIAS, élèves de Phidias.
MYS, COLOTÈS, aides et amis de Phidias.
ALCAMENE, CRITIOS, NÉSIOTÈS, sculpteurs de l’ancienne école.
PASION, banquier.
BODASTORETH, marchand phénicien.
MEXON, esclave de Phidias.
ASPASIE.
ELPINICE, sœur de Cimon.

SCÈNE PREMIÈRE
(La maison de Phidias. Une cour entourée d’un petit portique, soutenu par quatre colonnes de bois. Phidias peint le portrait de Périclès, qui est assis et pose devant lui.)
PHIDIAS, PÉRICLÈS.
PHIDIAS.

Regarde-moi, Périclès. Relève un peu la tête. À merveille ! Le soleil te gêne-t-il ?

PÉRICLÈS.

Pas encore, il n’atteint que mes pieds. J’avoue que ses rayons me semblent doux dans la saison où nous sommes. Mes enfans chantaient tout à l’heure la chanson : « O Jupiter, quand donc arrivera l’hirondelle ? » Ils avaient raison, car le vent est vif ce matin.

PHIDIAS.

Il vient de Thrace. Son souffle passe sur la neige qui couvre nos montagnes.

PÉRICLÈS.

Tu dis vrai. Le sommet du Pentélique était blanc lorsque je suis sorti de chez moi. L’Aurore l’a touché d’abord de ses doigts de rose, puis la neige a resplendi sur le ciel, qui paraissait plus pur et plus bleu qu’à l’ordinaire. Mon cher Phidias, ni l’ivoire que tu sais amollir ni le marbre que tu tailles n’ont jamais eu autant d’éclat !

PHIDIAS.

Épargne-moi, Périclès, car je te répondrai comme Philoctète : « Ta couche une plaie toujours ouverte. » Il est certain que plus j’avance en âge, plus je reconnais que l’art est peu de chose en face de la nature et des œuvres du Créateur.

PÉRICLÈS.

Anaxagore se réjouirait, s’il t’entendait proclamer son dieu unique, l’intelligence qui a créé l’univers ; mais n’oublie pas que tu vis à Athènes, dans la ville qui compte le plus de prêtres et de prêtresses, chez un peuple épris de ses idoles et prompt à punir ceux qu’il soupçonne de ne point y croire.

PHIDIAS.

Pourquoi me soupçonnerait-il ? Ces idoles, c’est moi qui les façonne.

PÉRICLÈS.

Cela ne suffit pas. Si tu es prudent, tu veilleras sur tes paroles quand d’autres que moi t’écouteront. Tu as des ennemis.

PHIDIAS.

Je ne me connais que les tiens.

PÉRICLÈS.

On te porte envie.

PHIDIAS.

À cause de l’amitié que tu me témoignes.

PÉRICLÈS.

Les prêtres murmurent.

PHIDIAS.

Ceux qui n’attendent rien de moi. Dès qu’ils auront besoin d’une statue neuve pour attirer la foule, ils me couronneront de roses.

PÉRICLÈS, souriant.

J’admire ton orgueil.

PHIDIAS.

Dis ma sérénité.

PÉRICLÈS.

Suis donc ta destinée. Aussi bien les mortels ne peuvent rien changer à ce qui est réglé là-haut. (Un moment de silence.)

PHIDIAS.

Tu te penches trop à gauche.

PÉRICLÈS.

Me voici redressé.

PHIDIAS.

Très bien ! Reste immobile, car je vais peindre tes yeux.

PÉRICLÈS.

Je veux ressembler aux statues de ton atelier.

PHIDIAS, après une nouvelle pause.
, Se peut-il que tu t’inquiètes pour moi, Périclès, quand, seul, tu causes nos alarmes ? Tu t’étonnes de ma tranquillité : la tienne m’étonne bien plus. N’est-ce pas demain le jour de la nouvelle lune ?
PÉRICLÈS.

C’est demain.

PHIDIAS.

La grande assemblée n’est-elle pas convoquée ?

PÉRICLÈS.

Elle est convoquée.

PHIDIAS.

Tu persistes à proposer au peuple de bannir Thucydide ?

PÉRICLÈS.

Assurément.

PHIDIAS.

Sinon, tu te soumets toi-même à l’ostracisme ?

PÉRICLÈS.

Ainsi le veut la loi. Si tu diriges aujourd’hui tes pas vers la plage sablonneuse de Phalère, tu y verras les esclaves publics remplissant leurs corbeilles de coquilles rejetées par la mer.

PHIDIAS.

Puisses-tu sortir victorieux de la lutte ! Es-tu sans crainte ?

PÉRICLÈS.

Je crains, mais je suis résolu, de même que dans les batailles les guerriers les plus braves redoutent la mort et s’y exposent. Depuis notre enfance, tu es accoutumé, Phidias, à connaître toutes mes pensées. Tu sens bien que, si mon visage est calme, mon esprit est agité. Tantôt j’espère, tantôt je suis abattu. En venant chez toi, je passais sur la colline de Musée. Je voyais à la fois la ville assise sur ses rochers, la plaine, le bois d’oliviers, les montagnes qui l’entourent : jamais ma patrie ne m’avait paru aussi belle. Quand je songe que je puis être forcé, dès demain de la quitter, je ne puis me défendre de quelque émotion. Cependant je n’en monterai pas moins sans pâlir à la tribune.

PHIDIAS.

O mon ami, quel spectacle tu donnes à la Grèce ! Combien tu mérites de conduire les hommes, toi qui respectes ainsi les lois de ton pays ! Tu pourrais recourir à la violence, t’emparer de la citadelle, chasser tes adversaires et imiter Pisistrate, puisque tu descends toi-même d’une famille de tyrans. Tu préfères agir en homme de bien ; tu consultes la volonté de tes concitoyens, prêt à t’éloigner, s’ils l’ordonnent, à gouverner, s’ils le permettent.

PÉRICLÈS.

Je tiens le serment que j’ai prêté dans le temple d’Aglaure, en recevant mes premières armes au nom de la patrie et de la liberté.

PHIDIAS.

Tous, nous avons prêté ce serment ; mais plus d’un orateur, à ta place, réciterait le vers d’Euripide : « Ma langue a juré, et non pas mon cœur. »

PÉRICLÈS.

Ne m’accorde pas tes éloges, Phidias, car mon ambition surpasse celle des tyrans. Je veux ne devoir qu’à la persuasion le pouvoir qu’ils demandent à la force, parce qu’un tel pouvoir est le plus grand de tous. Celui-là règne, non pas qui commande à des esclaves, mais qui conduit des hommes libres. Ni le trône d’Ecbatane, ni la vigne d’or qui l’ombrage, ne valent la confiance tous les jours conquise des Athéniens.

PHIDIAS.

À la bonne heure ! Nous nous laisserons persuader par un ambitieux aussi rare. Heureux les états qui n’en produisent point d’autres !

PÉRICLÈS.

En attendant, tu vois à quelle extrémité je suis poussé.

PHIDIAS.

Accuse le parti aristocratique, Thucydide, Callias, le prêtre de Bacchus, le grand-prêtre de Neptune, tous leurs amis ; mais n’accuse pas le peuple.

PÉRICLÈS.

C’est parce que le peuple l’écoute avec complaisance qu’un parti devient redoutable. Que de mal ils feraient, s’ils étaient à la tête des affaires. Que de bien ils empêchent, parce que j’y suis !

PHIDIAS.

Ils ont arrêté nos travaux et réduisent nos artistes au désespoir.

PÉRICLÈS.

Tu indiques la source de mes plus amers regrets. Tant de chefs-d’œuvre qu’on nous défend de continuer ! Certes on doit succomber plutôt que de renoncer à une telle entreprise ! Te souviens-tu, Phidias, des projets que nous formions pendant les seize années qui viennent de s’écouler ?

PHIDIAS.

Comment ne m’en souviendrais-je pas, mon cher Périclès ?

PÉRICLÈS.

En effet, c’était toi qui me les inspirais et qui nourrissais dans mon âme l’amour du beau. Pour moi, tant que je vivrai, je n’oublierai point nos longues conversations, le soir, lorsqu’au retour d’une expédition sur le continent, d’une navigation périlleuse, ou bien après les séances non moins orageuses du Pnyx, je venais m’asseoir à ton foyer ou t’inviter au mien. Les temps étaient difficiles, les guerres fréquentes, les partis acharnés, mon influence mal établie, le trésor épuisé. Il fallait différer, puis différer encore, mais nous disposions de l’avenir avec l’ardeur de la jeunesse : nous imitions les laboureurs qui charment les veillées d’hiver en s’entretenant des semailles du printemps et en calculant sur leurs doigts les moissons de l’été qui va suivre.

PHIDIAS.

Ce que tu rêvais, Périples, moi, je le préparais.

PÉRICLÈS.

Oui, certes, et je ne sais si les Athéniens pourront jamais reconnaître ton dévouement. Depuis seize ans, tu cherches dans le silence de l’atelier les principes les plus sublimes de ton art et les formes les plus accomplies pour les enseigner ensuite à nos sculpteurs. Alcamène, Agoracrite de Paros, Pæonios le Thrace, tant d’autres qui avaient atteint l’âge d’homme, tu les as retenus auprès de toi par ton autorité et par tes promesses. Assez habiles pour devenir des maîtres, ils sont restés tes élèves. Les villes du Péloponèse et de l’Ionie leur offraient des avantages insignes, ils ont préféré attendre ici, au sein de la pauvreté, des travaux qui leur assureraient une gloire éternelle. Aidé de ton frère Panaenos, tu donnais aux peintres les mêmes conseils, et leur transmettais les secrets du grand Polygnote. Enfin tu étudiais l’architecture, la géométrie, la perspective, afin de diriger un jour des architectes tels qu’Ictinus, Callicrate, Corœbus, Métagène. Sans cette armée d’artistes que tu recrutais pour moi, nous ne pouvions rien entreprendre.

PHIDIAS.

Tu parles sagement, car ni la volonté du chef d’un état ni ses trésors ne suffisent pour créer les belles choses : il faut des hommes. On m’a raconté que chez les barbares de l’Asie, afin de satisfaire le caprice d’un despote, de vastes palais s’élevaient en quelques mois, objets d’étonnement, mais non d’admiration. De tels prodiges ne demandent que des fouets et des troupeaux d’esclaves ; mais chez nous autres Grecs, les chefs-d’œuvre sont fils de la patience, et le génie ne se développe que s’il est libre et respecté.

PÉRICLÈS.

Tout se rencontre précisément pour former un grand siècle, et l’occasion tant désirée se présente. Les Grecs désarmés ont juré la paix ; raille cités tributaires nous envoient chaque année d’inépuisables richesses ; le trésor de Délos est à nous ; le peuple a sanctionné nos plans ; le sang des victimes a scellé la première pierre du Parthénon. Dès ce jour, nos adversaires n’ont plus gardé de mesure ; ils ont multiplié les calomnies et les accusations, les suspensions de travaux et les enquêtes, pour nous empêcher d’achever une entreprise qui fera passer notre nom à la postérité plus sûrement que vingt victoires ensanglantées ; mais cette lutte funeste au bien public touche à son terme. Les dés sont jetés ; entre moi et Thucydide, l’ostracisme prononcera. Laissons donc un sujet qui m’enflamme plus qu’il ne convient. Je suis un très mauvais modèle, n’est-il pas vrai ?

PHIDIAS.

Tout au contraire. Je ne te cache pas que c’est uniquement pour t’enflammer que j’ai touché ce sujet.

PÉRICLÈS.

Que veux-tu dire ?

PHIDIAS.

Je désirais te voir tel que tu es à la tribune, quand ton éloquence frappe comme la foudre ou coule avec la majesté d’un fleuve. Le peuple te compare à Jupiter assemblant les nuages et te surnomme l’Olympien. C’est Périclès l’Olympien que j’ai peint. Tu peux te reposer, ton portrait est fini. Mais que le scrutin de demain ne t’inspire aucune alarme ! Tu es trop nécessaire à tes concitoyens pour que déjà ils consentent à être ingrats.

PÉRICLÈS.

Ne plaisante pas, Phidias, car je puis succomber.

PHIDIAS.

C’est impossible.

PÉRICLÈS.

Je puis succomber, l’exemple d’Aristide m’en avertit.

PHIDIAS.

Eh bien ! si tu succombes, nous consacrerons ce portrait dans le temple de Minerve Poliade, afin que les Athéniens ne puissent échapper à ton souvenir vengeur, et je te suivrai dans l’exil. J’emmènerai mes élèves ; la ville qui nous accueillera, nous en ferons une seconde Athènes et nous y élèverons un Parthénon deux fois plus beau.

PÉRICLÈS, il se lève et loi prend la main.

Ami rare, comment ne te ferais-je pas partager ma bonne fortune, quand tu t’attaches à moi dans l’adversité ?

PHIDIAS.

Regarde. Le trouves-tu ressemblant ?

PÉRICLÈS.

J’admire.

PHIDIAS.

C’est toi-même que tu admires.

PÉRICLÈS.

Non, par Hercule, car je refuse de me reconnaître. Tu finirais par me brouiller avec Jupiter.

PHIDIAS.

Je doute que tout à l’heure Aspasie soit d’accord avec toi.

PÉRICLÈS.

Elle doit venir ?

PHIDIAS.

Une de ses femmes m’a averti ce matin.

PÉRICLÈS.

Ainsi tu n’as pas jugé préférable de me représenter tel que je suis chaque jour, sans oublier ma tête allongée, dont se moquent les poètes comiques ?

PHIDIAS.

Si l’artiste n’avait d’autre but que de copier la nature, le bouclier bien poli qui reflète ton image serait plus habile que tous les peintres. Ce n’est pas seulement ton visage que je dois peindre, c’est ton âme. Quand tu seras mort, nos descendans ne te connaîtront que par les récits des historiens. Pendant qu’ils contempleront ton portrait, ils seront avides d’y trouver, non pas une ressemblance périssable, mais l’expression de ton caractère et l’empreinte de tes vertus. Les Grecs appellent Jupiter un certain type auquel ils prêtent la force et la douceur, la majesté et la justice, la sagesse et une divine prévoyance, en un mot toutes les qualités qui conviennent au pouvoir souverain. C’est un devoir pour les chefs des peuples de posséder ces mêmes qualités ; il est donc naturel qu’ils nous apparaissent semblables à Jupiter. Le bon sens des Athéniens ne s’y est pas trompé quand il t’a donné ton surnom.

PÉRICLÈS.

Tu es un homme merveilleux, et l’on ne trouve rien à te répondre. J’ai envie, afin de déguiser mon embarras, de t’adresser une autre question.

PHIDIAS.

Parle, tandis que, pour encadrer ton image, je trace de méandre autour de la plaque de marbre.

PÉRICLÈS.

N’y a-t-il pas trente ans que tu as renoncé à la peinture ?

PHIDIAS.

Il y a environ trente ans.

PÉRICLÈS.
Depuis cette époque, tu n’as jamais broyé de couleurs ?
PHIDIAS.

Jamais. C’est pour toi que j’ai voulu me souvenir de mon premier métier. Demain je brûlerai ces pinceaux. Tu cours un danger, tes amis peuvent te perdre : il m’a semblé que seul je te connaissais assez pour te bien peindre.

PÉRICLÈS.

Combien je m’enorgueillis d’une telle exception !

PHIDIAS.

Mon dernier tableau est de l’année où les ossemens de Thésée furent rapportés de Scyros. Bodastoreth, le Phénicien rusé qui vient ici chaque printemps, me l’avait acheté ; il l’a revendu, m’a-t-il dit, à un habitant d’Aradus, sur la côte de Phénicie.

PÉRICLÈS.

Je ne te demande pas pourquoi tu es aussi bon peintre qu’habile sculpteur : un artiste tel que toi doit exceller en toutes choses ; mais apprends-moi, je t’en prie, pour quel motif tu as délaissé l’art de peindre.

PHIDIAS.

Étant jeune, je vis mes frères Panœnos et Plistæonète étudier la peinture. Par esprit d’imitation, je fis comme eux. Dès que je fus capable de réfléchir, je m’aperçus que la sculpture avait plus de puissance, et se proposait des types plus grandioses. Le peintre s’attache aux apparences et s’épuise en expédiens pour produire l’illusion. Le statuaire lutte avec la matière, la dompte et la façonne à son gré, il la sent s’animer dans ses mains. Son idée prend un corps : elle ne se voit pas seulement, elle se touche. Quand les poètes ont cherché, pour expliquer la création de l’homme, l’image la plus forte, Ils l’ont empruntée à la sculpture : Prométhée prend le limon de la terre et le pétrit. Pour moi, je ne consens à faire ni des hermès ni des athlètes : ce sont des dieux qui sortent de mon ciseau, et les dieux que j’ai créés, l’univers les adore.

PÉRICLÈS.

En t’écoutant, je me crois transporté dans un temple spaciux, et je respire les parfums du sanctuaire.

SCÈNE II.
MÉNON, PHIDIAS, PÉRICLÈS.
PHIDIAS.

Que me veux-tu, Ménon ?

MÉNON.

Je suis chargé d’un message.

PHIDIAS, se levant.

N’avance pas, je vais à toi. Où sont les tablettes dont tu es porteur ?

MÉNON.

Mon message n’est pas écrit.,

PHIDIAS.
Alors qu’as-tu à me dire ?
MÉNON.

Colotès te fait demander si tu monteras aujourd’hui à l’Acropole.

PHIDIAS.

Réponds-lui que j’y serai une heure avant le coucher du soleil. (Ménon sort.)

SCÈNE III.
PHIDIAS, PÉRICLÈS.
PÉRICLÈS.

Je ne puis m’accoutumer à la figure de cet esclave.

PHIDIAS.

Tu as dû le voir rarement. Il appartenait à mon frère Plistænète ; je ne l’ai que depuis sa mort, et l’emploie dans mes ateliers de l’Acropole.

PÉRICLÈS.

Ses traits expriment la bassesse.

PHIDIAS.

Cela doit être, car il est superstitieux à l’excès, et la superstition suppose la lâcheté. Ménon est toujours chez les prêtres qu’il redoute, chez les devins qu’il consulte, ou chez quelque magicienne nouvellement arrivée de Thessalie, de sorte que tout l’argent qu’il gagne passe en sacrifices et en conjurations.

PÉRICLÈS.

Il est dans la main de tes ennemis.

PHIDIAS.

Je le crains.

PÉRICLÈS.

Je sais qu’il leur sert d’espion.

PHIDIAS.

Tu es bien renseigné.

PÉRICLÈS.

Et tu le gardes ?

PHIDIAS.

Je lui ai offert sa liberté, il l’a refusée.

PÉRICLÈS.

Que ne le vends-tu ?

PHIDIAS.

Ce serait renouveler pour lui les rigueurs de l’esclavage. Quel maître aura pour ce malheureux autant d’indulgence que moi ? Je le traite à l’égal de mes élèves.

PÉRICLÈS.

Mais il te trahit.

PHIDIAS.

Ce sont mes bienfaits qu’il trahit.

PÉRICLÈS.

Il te dénoncera un jour.

PHIDIAS.

On ne dénonce que les coupables.

PÉRICLÈS.
Il te perdra peut-être.
PHIDIAS.

Souffre, Périclès, que je compare à de grandes choses de plus petites, et tu cesseras de me blâmer. Les finances, n’est-il pas vrai ? sont pour un homme public l’occasion de calomnies redoutables. Nous sommes prompts à soupçonner ceux qui peuvent puiser dans le trésor.

PÉRICLÈS.

Avec raison, Phidias, s’ils n’ont pas pour égide des mœurs simples.

PHIDIAS.

D’un autre côté, le peuple désigne chaque année des magistrats pour veiller à l’emploi de ses richesses et te surveiller toi-même.

PÉRICLÈS.

Aucune loi n’est plus sage.

PHIDIAS.

N’exerces-tu pas de l’influence sur les élections de ce genre ?

PÉRICLÈS.

J’en conviens.

PHIDIAS.

Ceux que tu t’efforces de faire nommer sont-ils parmi tes partisans ou parmi tes adversaires ?

PÉRICLÈS.

Parmi mes adversaires, et je choisis les plus déclarés.

PHIDIAS.

Pourquoi ?

PÉRICLÈS.

Parce qu’ils me protègent non-seulement contre les soupçons, mais contre moi-même ; ils sont les garans de mon intégrité.

PHIDIAS.

Eh bien ! c’est pour le même motif que je garde Ménon : il est mon garant. Que m’importe qu’il m’épie, si ma vie est pure et remplie par le travail ? Son témoignage ne réjouira jamais ceux qui me haïssent.

PÉRICLÈS.

Hélas ! tu connais peu la perversité des hommes.

PHIDIAS.

Que veux-tu ? Mon art m’apprend à les voir toujours plus beaux qu’ils ne sont.

SCÈNE IV.
LES MÊMES, ASPASIE, avec deux esclaves, dont l’une porte un parasol, l’autre un pliant.
PÉRICLÈS.

Vois, Phidias, qu’elle est belle ! quelle grâce, semblable au sourire d’une immortelle, brille sur son visage ! Ta maison semble en être éclairée, comme un verger après la pluie, quand toutes les fleurs s’ouvrent à la fois.

ASPASIE.

Vois, Phidias, combien les orateurs sont fertiles en ruses. Mon voisin le boulanger ne revient jamais du Pnyx sans les comparer à de la fine fleur de farine. Ce Périclès à la langue dorée sait quel motif m’amène, et il veut m’engager par ses éloges à le louer à mon tour. Il espère que je ne pourrai contempler ton œuvre sans l’admirer lui-même. Thratta, approche le siège ; non, je serai mieux à cette place. Et toi, Bacchis, tiens le parasol étendu au-dessus de ma tête ; le soleil m’éblouit.

PÉRICLÈS.

Je me livre sans défense à tes railleries, pourvu que tu sois équitable envers Phidias, car il attache beaucoup de prix à ton jugement.

ASPASIE.

Je regarde et demeure stupéfaite. À dire vrai, je n’aurais jamais cru que Phidias sût aussi bien peindre. C’est beau, c’est noble, et je me sens tout à la fois frappée et charmée. Les portraits de Miltiade et de Cynégire qui sont au Pœcile n’approchent pas de bien loin. Polygnote lui-même, s’il vivait, s’avouerait vaincu.

PHIDIAS.

Tu dépasses la mesure, Aspasie. Polygnote est parmi les peintres ce qu’Homère est parmi les poètes, tandis que je ne suis même plus accoutumé à manier le pinceau. Mon seul avantage, c’est un sentiment de la forme et du dessin que je dois au métier de sculpteur. Je me réjouis, par Hercule, d’obtenir ton suffrage, que je préfère à celui de beaucoup d’hommes ; mais peut-être seras-tu du même avis que Périclès.

ASPASIE.

Quel est l’avis de Périclès ?

PHIDIAS.

Il craint d’exciter le courroux de Jupiter.

ASPASIE.

Que dis-tu ? Un disciple d’Anaxagore n’a pas une telle faiblesse.

PHIDIAS.

Je vais parler sérieusement. Il voudrait que je l’eusse représenté tel qu’il est, au lieu de le transformer en roi de l’Olympe. Il me reproche de n’avoir pas copié exactement la nature, sans omettre ce qu’elle a de défectueux.

PÉRICLÈS.

Ai-je eu tort de dire que son amitié me prêtait une apparence si flatteuse que personne ne pourrait me reconnaître ?

ASPASIE.

Pour moi, je te reconnais à merveille, malgré ce front majestueux, cette chevelure qui va ébranler le monde, ces yeux où la bonté se confond avec la force, ces lèvres qui respirent la persuasion, ces sourcils où siègent la toute-puissance et l’équité. Tel je t’ai vu souvent, lorsque tu me récitais les discours que tu devais prononcer le lendemain devant le peuple. L’art consiste à peindre les hommes, non pas tels qu’ils sont dans les humbles circonstances, mais tels qu’ils apparaissent au moment de leurs grandes actions.

PHIDIAS.

Ton esprit s’élève sans effort jusqu’aux vérités les plus difficiles. Sois persuadée, Aspasie, que Périclès serait d’accord avec nous, s’il n’était retenu par la modestie.

ASPASIE.

Tu me fournis l’arme que je cherchais. N’est-il pas vrai, Périclès, que pour imprimer plus de respect à tes concitoyens, tu t’observes avec vigilance ? Tu étudies tes paroles, tu règles tes gestes ; tes vêtemens sont simples, ta démarche calme, ton abord affable. En même temps tu caches ta vie, selon le précepte du sage. Non-seulement tu t’efforces de faire ce qui est bien, mais tu te montres par tes beaux côtés et aux heures favorables, comme la galère salaminienne. Par là tu frappes l’imagination des Athéniens, et n’offres de toi qu’un certain idéal, que tu composes avec un art digne de l’homme d’état.

PÉRICLÈS, souriant.

O Apollon, qu’on adore à Délos, suis-je assez trahi ?

ASPASIE.

Pourquoi donc le peintre ne ferait-il pas ce que tu fais toi-même ? il fixe sur son tableau l’idéal que tu présentes à la ville entière, et que le peuple a consacré par un surnom.

PHIDIAS.

Très bien, Aspasie ; le trait a touché le but. Quant aux défauts du modèle, je répondrai que l’artiste, qui ne doit créer que de belles choses, ne peut en copier de laides. La tête de Périclès est en effet trop allongée. Pourquoi n’aurais-je pas le droit de corriger la nature, de même que j’ai le droit de l’embellir, lorsque je sculpte ma Vénus céleste d’après Glycère ou Herpyllis ? Je me couperais la main plutôt que de représenter Vulcain boiteux, Philoctète avec une plaie ouverte, Œdipe avec les yeux crevés, Hécube sillonnée de rides. Un jour peut-être on voudra reproduire servilement le visage des rois ou des tyrans, quelle que soit leur laideur : alors les artistes seront à plaindre, et l’art glissera vers sa perte, car notre devoir est d’éveiller dans les fîmes un souvenir de leur origine céleste et de les purifier par le spectacle de la beauté.

PÉRICLÈS.

Je vois qu’il faut être sincère avec vous : je cesse de me défendre. Il m’est permis de m’enorgueillir une dernière fois ; la fortune envieuse me le fera expier bientôt.

ASPASIE.

Puissent les bonnes déesses détourner ce présage ! Te fais-tu un jeu de nos alarmes, ou le danger est-il sérieux ?

PÉRICLÈS.

Le danger est sérieux.

ASPASIE.

Plusieurs de tes amis étaient hier cher moi : ils ont un ferme espoir.

PÉRICLÈS.

Tous les navigateurs s’embarquent avec l’espérance : combien n’atteignent pas le port !

ASPASIE.

Tu n’as négligé aucune des précautions permises ?

PÉRICLÈS.

Si je les avais négligées, je ne resterais point inactif à discourir avec vous.

ASPASIE.

Je suis tranquille ; le peuple, bien conseillé, ne t’abandonnera pas.

PÉRICLÈS.
Le peuple est mobile autant que l’onde.
ASPASIE.

Mais c’est sa cause que tu défends !

PÉRICLÈS.

Il sacrifie ses intérêts à ses caprices.

ASPASIE.

Il t’obéit et t’admire !

PÉRICLÈS.

Il se lasse aussi vite de son admiration que de son obéissance.

ASPASIE.

J’avais donc raison de m’effrayer quand tu te livrais à sa merci ! Thargélia, mon ancienne maîtresse, qui est aujourd’hui l’épouse d’un roi, m’avait élevée dans le mépris de la multitude. C’est toi, fils de Xanthippe, qui as fait pénétrer dans mon esprit l’opinion contraire.

PHIDIAS.

Je ne vois pas clairement ce que tu appelles multitude, ma chère Aspasie.

ASPASIE.

J’appelle ainsi cette foule grossière à laquelle Périclès a donné un pouvoir sans limites.

PÉRICLÈS.

Son pouvoir a pour limites les lois et la persuasion ; tu es injuste en accusant de grossièreté le peuple le plus éclairé du monde.

PHIDIAS.

Toi-même, Aspasie, tu nous as dit que si tu prenais au hasard dans cette foule un homme, fût-il corroyeur ou marchand de bœufs, en quelques mois tu en ferais un orateur propre à diriger les affaires publiques.

ASPASIE.

J’en conviens. Chaque Athénien en particulier est doué d’une intelligence rare et d’une éloquence naturelle. Réunis, ils deviennent aveugles, ingrats, faciles à tromper. Une fois assis sur les bancs de pierre du Pnyx, ils sont aussi sots que celui qui suspend des figues pour qu’elles sèchent au soleil, lorsque la queue lui reste dans la main. Le parti aristocratique est plus sûr ; il se serre autour de ses chefs et ne les trahit jamais.

PÉRICLÈS.

Il ne les trahit pas, mais il les laisse périr. A-t-il sauvé Miltiade de la prison, Cimon de l’exil ? Il ne sauvera pas Thucydide de l’ostracisme, si Minerve, qui tient l’urne aux suffrages, protège encore sa ville. Phidias te sera témoin que moi aussi j’avais le goût du luxe, des plaisirs, de l’oisiveté, du commandement, de tous les privilèges qui appartiennent à l’aristocratie. Je descendais, par ma mère, de Clisthènes, tyran de Sicyone, et dans ma jeunesse les vieillards qui avaient connu Pisistrate étaient frappés de ma ressemblance avec lui. Par amour de la justice autant que par ambition, je me suis dévoué au parti populaire, non pour flatter ce qu’il a de bas, ni pour servir ce qu’il a de violent. Cette populace sans nom, qui se glisse dans la ville pour y cacher ses crimes, ennemie des gens de bien, amie des troubles, armée toujours prête que les usurpateurs soudoient, un décret de l’assemblée l’a chassée : rançon cruelle, mais nécessaire, de notre liberté. Les citoyens indigens restaient en grand nombre, honnêtes, mais dangereux, parce que la faim peut les conseiller mal. Au lieu d’épuiser le trésor pour les soutenir, d’encourager leurs exigences et d’inventer des expédiens ruineux qui ne reculent le danger que pour l’accroître, j’ai multiplié les colonies. Telles les abeilles maintiennent l’ordre dans la ruche en essaimant chaque printemps. Peux-tu donc appeler multitude un peuple ainsi épuré, d’où sont retranchés ceux qui m’auraient servi de complices pour faire le mal, où je ne compte plus que des juges qui me renverseront si je cesse de faire le bien ?

ASPASIE.

Tu laisses toujours l’aiguillon dans Famé de ceux qui t’écoutent. Cependant ce peuple que tu pousses vers la perfection, tu le redoutes, semblable aux armuriers qui forgent des armes si tranchantes qu’ils se blessent les premiers. Il est prompt à s’emporter…

PÉRICLÈS.

Plus prompt à revenir. De même les vins généreux rompent parfois l’amphore qui les contient. Non, je ne redoute pas le peuple, je ne crains que de me manquer à moi-même. Jamais je ne me rends à l’assemblée sans demander aux dieux de m’inspirer ce qui convient, parce que je vais parler à des hommes libres, à des Grecs, à des Athéniens. Et quand je suis à la tribune, en face de la mer que couvrent nos flottes victorieuses, ou à l’Acropole, qui fut notre berceau, je crois voir au-dessus des dix mille têtes dressées vers moi la figure de la patrie qui m’écoute.

ASPASIE.

Tu me rends la confiance. Tes concitoyens ne peuvent trahir celui qui aime ainsi son pays. N’oublie pas que tu as promis de me réciter le discours que tu prononceras demain.

PÉRICLÈS.

Je n’y manquerai pas, dès que tu auras le loisir de m’entendre, car tu excelles dans l’art de la parole, et tu démêles avec un tact divin ce qu’il faut dire d’avec ce qu’il faut taire. Tous, orateurs et philosophes, nous te proclamons notre maître d’éloquence. Mes envieux t’attribuent même mes discours.

ASPASIE.

Tu veux me railler. Partons donc, car la matinée avance.

PÉRICLÈS.

Je pars le premier. Sophocle, qui s’est chargé de voir les autres stratèges, nos collègues, doit passer chez moi. Dans peu, tu me rejoindras. [Il sort, et au même moment entre Elpinice.)

SCÈNE V.
PHIDIAS, ASPASIE, ELPINICE
ELPINICE

Périclès devient chaque jour plus sérieux ; son visage ignore le sourire.

ASPASIE.

Il est naturel que ceux qui s’occupent d’affaires graves soient graves eux-mêmes.

ELPINICE
Il faut croire aussi que les paroles se vendent cher au marché. Il ne m’a pas adressé un seul mot.
ASPASIE.

Tu connais sa réserve.

ELPINICE

Tu veux dire son dédain.

ASPASIE.

Pourquoi te dédaignerait-il ? Nous te comptons parmi nos amis.

ELPINICE

A-t-il des amis, celui dont la vie est solitaire ?

ASPASIE.

Le temps qu’il refuse au plaisir, il le donne à son pays.

ELPINICE

On ne le voit que dans une seule rue, celle qui mène au Pnyx.

ASPASIE.

Tu ne peux faire un plus bel éloge d’un homme public.

ELPINICE

Il n’assiste à aucune fête, ne se mêle à aucune réunion. Quand la nuit apporte le repos au reste des mortels, il craindrait de prendre place à un banquet.

ASPASIE.

Il ne serait pas digne de commander aux hommes, s’il partageait leurs faiblesses.

ELPINICE

Ses proches eux-mêmes n’obtiennent que des refus. Un jour il s’est départi de sa rigueur aux noces d’Euryptolémus, son cousin ; mais dès les premières libations il s’est levé de table et s’est retiré.

ASPASIE.

Il agit sagement, puisque les familiarités nuisent au respect.

ELPINICE

Le devoir d’un chef populaire est-il de se cacher comme un roi de l’Asie ?

ASPASIE.

Assurément, car le peuple se lasse vite de ceux qu’il voit tous les jours.

ELPINICE

C’est sans doute pour plaire au peuple qu’il affecte un genre de vie austère et recherche des vêtemens simples, qui conviendraient mieux à un philosophe. Il hait la dépense, fuit l’éclat, repousse la gaieté. A-t-il juré aux dieux de faire d’Athènes une autre Sparte ? Un décret réduira-t-il les femmes à ne porter que la tunique lacédémonienne et à manger du brouet noir ? Si ce sont là les bienfaits de la démocratie, par Castor ! je me range avec les amis de Thucydide.

ASPASIE.

Tes sentimens sont meilleurs que tes paroles, ma chère Elpinice.

ELPINICE

Ah ! les choses allaient autrement avec mon frère Cimon. Tu n’habitais pas encore Athènes, Aspasie, lorsque Cimon était à la tête de la république. C’était le bon temps ; les Athéniens, dans d’immortels combats, versaient le sang des barbares et non celui des Grecs, ce que Périclès leur a enseigné depuis. Après chaque victoire, les flottes revenaient chargées de dépouilles ; nos maris et nos frères nous rapportaient d’Asie les étoffes brillantes, les tissus transparens, les meubles somptueux, la pourpre des Phéniciens, les tapis d’Ecbatane, les broderies des femmes lydiennes, les bijoux en or massif, les pierres précieuses recueillies au-delà de l’Indus. Quelles fêtes ! quelle magnificence ! quelle succession de plaisirs ! Les plumes de volailles entassées devant les portes annonçaient tous les jours de nouveaux festins. Peut-être mon frère se laissait-il dompter quelquefois par le puissant Bacchus, mais on en riait avec les poètes comiques. Peut-être se dirigeait-il trop souvent vers les cyprès du Céramique à l’heure où les courtisanes s’y promènent, une branche de myrte entre les lèvres, semblables aux buissons qui tondent les brebis au passage. Comment n’eût-on pas accordé quelque licence à des héros qui repartaient le lendemain pour braver la mort ? On m’a raconté que Thémistocle avait attelé à son char quatre femmes nues et s’était fait traîner depuis le Pirée jusqu’à Athènes. Est-ce vrai, Phidias ?

PHIDIAS.

Tu as pu le voir aussi bien que moi, Elpinice, puisque nous sommes du même âge.

ELPINICE

Du même âge ! Tu n’y penses pas. À peine étais-je née.

ASPASIE, faisant un signe à Phidias.

C’est évident : n’écoute pas Phidias, qui plaisante ; mais, belle Elpinice, ce qui était permis à des gens sauvés de la ruine et enivrés par la victoire ne serait plus excusable dans des temps réguliers.

ELPINICE

Vous parlez de temps réguliers, vous qui avez tout bouleversé dans l’état ! Que m’importe la vertu si elle est morose, et le progrès s’il conduit à l’ennui ? D’abord les costumes seuls accusent le changement qui s’est fait dans les mœurs. C’est un signe qui ne trompe pas, oui certes, quoique Phidias fasse un geste de pitié.

PHIDIAS.

Ma pauvre Elpinice, ne seras-tu donc jamais raisonnable ?

ASPASIE.

Oh ! le méchant Phidias !

ELPINICE

Vous croyez-vous raisonnables parce que vous portez la tunique courte, le manteau grossier, la barbe et les cheveux taillés par le fer, et de simples sandales ? Est-ce pour mieux flatter les pauvres que vous leur ressemblez ? La démocratie veut-elle que vous soyez accoutrés comme des esclaves ? Il y a quelques années…

PHIDIAS.

Beaucoup d’années.

ELPINICE

… Lorsque je rencontrais les citoyens puissans ou riches, leur longue tunique de lin aux plis innombrables et symétriques, leurs manteaux semés de fleurs et de broderies, leur sceptre d’ivoire incrusté, leur barbe soigneusement frisée à la mode orientale, leurs cheveux relevés en nœud sur le front et attachés par des cigales d’or, me les faisaient reconnaître pour les maîtres de la Grèce. Ils ne craignaient pas de charger leurs doigts de bagues et de pierres bien gravées ; ils savaient, à l’aide des préparations que vendent les Phéniciens, donner à leurs yeux plus d’éclat, à leurs lèvres plus de feu, à leurs joues une fraîcheur sans cesse renaissante. Ah ! nous sommes bien dégénérés !

PHIDIAS.

Ce ne sont pas des hommes que tu décris, mais des femmes.

ELPINICE

Les femmes ! Elles-mêmes avaient une grâce et un art dont le secret va se perdre. Aspasie, qui est belle, affecte trop la simplicité. Et moi, qui conserve les traditions de la parure, j’excite le sourire. Va contempler les peintures de Polygnote au Pœcile : le groupe des Troyennes captives t’apprendra quelles étaient, dans notre jeunesse, la variété des coiffures et la richesse des ajustemens. Toutes, nous avons servi de modèle au peintre pour les costumes, mais je suis la seule dont il ait copié les traits. Je passerai à la postérité sous le nom de Laodicé, fille de Priam. Cher et divin Polygnote !

PHIDIAS.

Elpinice, tu te souviens du proverbe : « les Milésiens étaient braves autrefois. »

ASPASIE.

Phidias, tu ne ménages point assez Elpinice.

ELPINICE

Laisse, laisse. Je suis accoutumée à ses propos. J’ai entendu siffler le serpent, mais je n’en sens pas la morsure. Crois-tu, Phidias, que tu as plus de génie parce que tu es sauvage et ennemi des plaisirs ? Polygnote était un artiste aussi habile que toi.

PHIDIAS.

C’était un grand artiste.

ELPINICE

Eh bien ! Polygnote était magnifiquement vêtu ; il se faisait honneur de ses richesses. Lorsqu’il s’avançait à travers la ville, on l’eût pris pour un ambassadeur persan. Il sacrifiait aux Grâces, et Vénus l’a comblé de ses faveurs. Je l’ai aimé, moi, sœur de Cimon, moi, fille et petite-fille de rois, tandis que toi, quelle femme voudrait te choisir pour amant ?

PHIDIAS.

Aucune, si Minerve me protège. Je n’ai à perdre aucune des trois choses que les femmes dissipent d’ordinaire : l’argent, les paroles et le temps.

ELPINICE

Alcée, Ibycus, Anacréon te valaient bien ; cependant ils portaient des mitres et dansaient les danses voluptueuses des Ioniens.

PHIDIAS.

Ceux que tu nommes ne sont plus qu’une cendre légère. Si nous nous souvenons d’eux, Elpinice, est-ce à cause de leur parure et de leur danse, ou bien de leurs œuvres ?

ELPINICE

À cause de leurs œuvres. Tout le reste s’est évanoui, comme le parfum d’une fleur cueillie depuis le matin.

PHIDIAS.
Puisque nos œuvres seules nous survivent, ne me blâme donc pas de bien employer ma vie.
ASPASIE.

Tels sont les vrais amis. Ils se querellent toujours et ne sauraient se passer l’un de l’autre. Tu sais, Elpinice, avec quelle piété Phidias honore la mémoire de ton frère.

PHIDIAS.

Et je ne cesserai point de l’honorer, car c’est à lui que je dois mes premiers travaux.

ASPASIE.

Pour toi, Phidias, tu n’ignores point quelle reconnaissance Elpinice t’a vouée.

ELPINICE

Avec justice, car c’est lui qui a fléchi Périclès et fait rappeler Cimon de l’exil. Aussi souffrirai-je qu’il me raille sans me plaindre.

ASPASIE.

Les railleries de Phidias sont douces, comme le sentiment qui les dicte. Il me semble, Elpinice, que celles de Thucydide sont plus amères.

ELPINICE

Thucydide est un impudent.

ASPASIE.

Que lui as-tu fait, à cet orgueilleux fils de Mélésias ?

ELPINICE

Du bien. Je lui offrais mes conseils.

ASPASIE.

Contre nous ?

ELPINICE

Que veux-tu, ma pauvre enfant ? Mon sang est noble, et vous vous appuyez sur la canaille.

ASPASIE.

Qu’a-t-il répondu à tes offres ?

ELPINICE

Que les femmes devaient nouer le fil de leur quenouille et non des intrigues politiques, qu’elles excellaient à mesurer la tâche à leurs servantes, mais non pas aux orateurs.

ASPASIE.

Jupiter l’aveugle-t-il à ce point ? Du reste, il s’exprime avec une singulière liberté sur ton compte.

ELPINICE

Je le sais. Il me compare aux girouettes placées sur l’avant des galères, qui tournent, en grinçant, au moindre vent.

ASPASIE.

Que ne te venges-tu en nous aidant à le bannir ?

ELPINICE

Ce serait servir la cause de Périclès. — Tu ne manques pas d’adresse, Aspasie. D’ailleurs que peut une femme ?

ASPASIE.

Tu as de l’influence sur tes neveux, sur leurs amis, sur les habitans de la campagne. Tu possèdes des terres considérables dans le dôme de Philé.

ELPINCE
Tous mes fermiers sont irrités contre Périclès.
ASPASIE.

Empêche-les de venir voter.

ELPINICE

Empêche une meute lancée de poursuivre le cerf.

ASPASIE.

Fais vœu d’offrir demain une hécatombe à Apollon ; que ton intendant convie au festin tous les citoyens du dême, et nous compterons ceux qui se rendront à la ville.

ELPINICE

Le succès d’une telle ruse est certain ; mais je ne l’emploierai pas.

ASPASIE.

Tu hais donc bien Périclès ?

ELPINICE

C’est lui qui me hait. Sa froideur, son dédain, son silence me le témoignent assez clairement. Toi-même, tu en as pu juger tout à l’heure.

ASPASIE, soupirant.

Ah ! ma chère Elpinice, tu es peu clairvoyante pour une femme.

ELPINICE

Je ne te comprends pas.

ASPASIE.

Tu n’as rien deviné ?

ELPINICE

Rien.

ASPASIE.

Tu ne peux m’épargner l’embarras d’un aveu ?

ELPINICE

En vérité, je ne le puis.

ASPASIE.

Tu n’as pas soupçonné que Périclès ne cédait point à son propre mouvement ?

ELPINICE

Qui donc le force à me mépriser ?

ASPASIE.

Il ne te méprise pas,… mais si quelqu’un l’avait prié de t’éviter ?

ELPINICE

Pour quel motif ?

ASPASIE.

Parce que l’on te craint.

ELPINICE

Et qu’ai-je donc de si redoutable ?

ASPASIE.

Tu le demandes, quand tu es riche, de race royale, pleine d’esprit, habile à séduire, digne d’être consultée par les hommes d’état !

ELPINICE

Ainsi, ma belle, tu redoutais en moi une rivale ?

ASPASIE.

Ne prononce pas ce mot : la rougeur couvre mon front. Je t’ai offensée ?

ELPINICE
Non,… je veux dire oui, par Vénus ; mais l’offense est légère.
ASPASIE.

Du moins, tu n’accuseras plus Périclès ; seule je suis coupable.

ELPINICE

Les choses, en effet, sont bien changées. Que ne parlais-tu plus tôt ?

ASPASIE.

Tu aurais ri la première de ma simplicité, si j’avais été t’inspirer par mes confidences une pensée que tu n’avais peut-être pas. Maintenant même je fais une faute en t’avertissant ; le danger de Périclès m’y contraint.

ELPINICE

Tu as raison : nous n’avons pas de temps à perdre. Sortons pour nous concerter. D’ailleurs j’ai tant de questions à t’adresser ! Phidias, nous restons amis. (Elles sortent.)

SCÈNE VI.
PHIDIAS, seul.

Aspasie est aussi habile que le pêcheur qui a construit sa cabane sur les rochers de Munychie. Elle sait quel genre d’appât convient à chaque poisson. Comment Périclès lui-même ne serait-il pas tombé dans ses filets ? Quant à Elpinice, semblable à la huppe babillarde, elle sera toujours crédule et un peu folle. Son idée est plaisante, de me menacer des rigueurs de l’amour ! Les guirlandes de myrte ne siéent plus à un front chauve ; les années, qui vont blanchir mes cheveux, me préparent une plus belle couronne. L’amour ! je l’ai quitté avec joie, comme on quitte un joug. Les jeunes gens s’applaudissent de lâcher la bride à leurs passions, sans prévoir qu’ils se donnent autant de maîtres furieux et intraitables. Au contraire, celui qui touche à l’âge que les poètes appellent le seuil de la vieillesse sent le calme naître autour de lui et jouit de sa liberté reconquise. Les heures ne s’écoulent plus telles qu’un torrent aux eaux troublées. L’âme s’élève, elle prend de la force en trouvant la sérénité ; dès lors elle ne s’ouvre plus qu’à l’amour de l’art, de la patrie, de la gloire. Lorsqu’on gravit le sommet d’une montagne, les sentiers cessent d’être fleuris ; mais les bruits de la terre expirent, l’air devient plus pur, et l’œil embrasse une étendue plus vaste. O solitude, mère du travail, nourrice des grandes pensées, avec quelle volupté je me replonge dans ton sein ! Hélas ! malgré tes inspirations salutaires, je n’ai point encore touché le but, et pourtant j’ai vécu cinquante années ! Il faut un siècle pour que le chêne devienne arbre, mais la cognée l’abat en un instant. Je suis perdu si Périclès succombe ; s’il triomphe, me sera-t-il fidèle ? De même que l’or s’épure dans les flammes, mais plie sous l’effort de la main, ainsi les hommes se retrempent dans l’adversité et fléchissent dans la fortune prospère. Périclès n’a connu encore que la lutte : ne changera-t-il pas, dès que sa faveur sera assurée et son pouvoir tranquille ? Il veut, comme moi, faire d’Athènes la plus belle des villes. Il se réjouit de me voir conduire les artistes athéniens au premier rang parmi les Grecs. M’approuvera-t-il quand j’irai plus loin ? Les prêtres sont puissans, le peuple est superstitieux : quoique disciple d’Anaxagore, Périclès peut céder à leurs clameurs. Il faut pourtant que ma destinée s’accomplisse. Que les autres sculpteurs se contentent de copier les vieilles idoles ou de représenter des athlètes ! Moi-même, ai-je fait autre chose jusqu’à ce jour qu’embellir peu à peu les types arrêtés par la religion, Minerve ou Mercure, Apollon ou Esculape ? Désormais je veux pousser l’art à ses extrêmes limites. Ce n’est pas seulement la beauté que mon ciseau doit faire jaillir du marbre ou de l’ivoire : c’est la divinité elle-même dans toute sa grandeur. Ce Dieu unique qui a créé l’univers et qui le remplit, les philosophes craignent de murmurer son nom à l’oreille de quelques adeptes ; moi, je le présenterai à la foule. Ce qu’ils n’osent dire sous peine de mort, je le ferai voir, non sans danger ; mais nos œuvres ont une éloquence muette qui échappe aux tribunaux et aux sycophantes : la persuasion se glissera par les yeux jusqu’au fond des âmes, et, avant qu’elles aient compris mon crime, elles seront déjà charmées, subjuguées peut-être. Quelle gloire, si je révèle aux Grecs un type divin qu’ils ne pourront jamais oublier et qui s’imposera aux âges futurs comme une religion purifiée ! On répète aux enfans que les dieux ont placé la sueur en avant de la vertu. Quand même l’exil ou la mort serait en avant de la gloire où j’aspire, je ne reculerai pas. (Il découvre un module en terre et travaille.) Viens, Minerve, vierge céleste, ou quel que soit le nom que te donnent les mortels aux sens grossiers, toi qui n’es pour moi que la manifestation de l’intelligence de Dieu et son reflet vivant, je te ferai si belle, si colossale, je te construirai avec des matières si précieuses que mes ennemis ne pourront jamais te toucher. Plus tard, nous songerons à ton père.


SCÈNE VII.
(Le plateau de l’Acropole. Des ouvriers construisent le Parthénon. D’autres transportent dans des corbeilles de jonc les cendres qui couvrent le rocher depuis l’incendie de Xerxès. Du côté qui regarde le golfe et Salamine, plusieurs bâtimens en planches soigneusement assujetties, ateliers où se réunissent chaque matin les sculpteurs.)
(Dans le premier atelier.)
ALCAMÈNE, CRITIOS, NÉSIOTÈS, ET D’AUTRES SCULPTEURS DE L’ANCIENNE ÉCOLE.
NÉSIOTÈS.

Eh bien ! Critios, ton centaure avance-t-il ?

CRITIOS.

Je n’ai point de centaure à faire. Mon sujet est Cérès instruisant Triptolème.

NÉSIOTÈS.

Par Bacchus ! Phidias te traite favorablement ! Il te juge assez habile pour te confier le bas-relief de Triptolème. Pour nous, nous ne sommes bons qu’à couvrir de monstres le temple que l’on bâtit. Considère les vieux compagnons qui nous entourent : chacun d’eux exécute son petit centaure avec autant de résignation que s’il était fabricant de statues en terre cuite.

UN SCULPTEUR A BARRE BLANCHE.

Que nous importe la tâche qui nous est imposée, pourvu que nous gagnions notre vie ?

NÉSIOTÈS.

Tu parles comme un arbre de la forêt de Dodone. En effet, nous ne sommes que des manœuvres, trop heureux que Phidias ait besoin de nous. Dans son estime, il nous place immédiatement au-dessus des tailleurs de pierre qu’il emploie à quelques pas d’ici.

CRITIOS.

Tel est le sort de ceux qui vieillissent. Tout change, et la nuit succède au jour. Quand nous étions jeunes, Nésiotès, nous nous moquions des anciens artistes, qui savaient à peine façonner des idoles en bois et les habiller à la mode de Dédale. Aujourd’hui d’autres valent mieux que nous et nous raillent à notre tour.

NÉSIOTÈS.

À merveille. Tu dois réjouir le cœur d’Alcamène.

CRITIOS.

J’aurais imité Alcamène, si je m’étais senti encore l’esprit docile et la main souple. Phidias est plus savant que nous tous : ceux qui veulent exceller dans leur art doivent donc rechercher ses leçons.

NÉSIOTÈS.

Tourne-toi vers l’ouverture de la porte et contemple l’île d’Égine, immobile sur les flots azurés. L’air est si transparent aujourd’hui qu’elle semble à la portée de notre bras. Vois-tu le temple, peint de couleurs éclatantes ?

CRITIOS.

Je le vois.

NÉSIOTÈS.

Connais-tu les statues qui remplissent les frontons ?

CRITIOS.

Je les connais. Récemment encore j’ai fait la traversée avec Aristion le fondeur. Certes nos voisins les Éginètes se sont surpassés en représentant les combats des Grecs et des Troyens. De telles œuvres peuvent être comparées à un chant de l’Iliade.

NÉSIOTÈS.

Voilà pourtant les rivaux que nous avions commencé à vaincre, nous autres Athéniens, lorsque Phidias est venu nous dérober la moisson mûre et déjà dorée. Croyez-moi, mes amis, ceux qui avaient orné de sculptures le temple de Thésée et la frise de la Victoire étaient dignes de décorer le Parthénon. Alcamène, qui travaille en silence, nous aurait dirigés mieux que Phidias.

ALCAMÈNE.

Ne me mêle point à tes rancunes, Nésiotès ; tu sais que je suis l’ami de Phidias.

NÉSIOTÈS.

Son ami ? Oui, je le sais. Ainsi le loup est ami du loup, en attendant qu’ils se dévorent. Si Périclès était exilé demain, Phidias le suivrait, et le peuple chargerait Alcamène de construire le colosse de la déesse. À lui tout l’ivoire que l’Inde nous envoie ! A lui tout l’or que nos galères l’apportent de Skapté-Hylé et de Panticapée ! Quelle occasion d’acquérir de la richesse et une gloire éternelle !

ALCAMÈNE.
Tu t’exagères mon mérite. Phidias seul est capable de représenter les dieux dans toute leur beauté.
NÉSIOTÈS.

Les dieux nous le prouveront un jour en nous accablant de leur colère. Qu’ont-ils besoin d’être embellis ? N’est-ce pas une impiété que de les faire à l’image des athlètes et des courtisanes ? Nos pères adoraient en tremblant les pierres tombées du ciel ou les statues copiées par Endœus : moins elles ressemblaient à l’homme, plus elles leur paraissaient divines. La simplicité des formes, la raideur des gestes, les draperies collées au corps, le visage souriant, les couleurs symboliques, ajoutaient encore au respect. Changer les formes consacrées par la religion, c’est détruire la religion elle-même.

ALCAMÈNE.

Je crois entendre les ennemis de Phidias.

NÉSIOTÈS.

Tu entends la vérité.

CRITIOS.

Il serait plus prudent de la taire, Nésiotès.

NÉSIOTÈS.

Pourquoi craindrais-je ? Je suis entouré d’oreilles sûres.

ALCAMÈNE.

Ta sûreté, c’est la magnanimité de Phidias. Plus tu lui feras de mal, plus il voudra te bien traiter.

NÉSIOTÈS.

Bientôt, s’il plaît aux dieux, je cesserai de mettre sa clémence à l’épreuve.

ALCAMÈNE.

Quoi ! tu voteras contre Périclès ?

NÉSIOTÈS.

Tu es prompt à me deviner, Alcamène. Nos pensées suivent-elles donc le même sentier ?

ALCAMÈNE, après une courte hésitation.

Mais c’est à Périclès que nous devons nos travaux.

NÉSIOTÈS.

J’ai vendu ma main, je n’ai vendu ni ma langue ni mon suffrage. D’ailleurs le peuple seul donne les travaux, puisqu’il les paie.

CRITIOS.

Nésiotès a raison.

NÉSIOTÈS.

Oui, j’ai raison. Alcamène se gardera de le nier, quoiqu’il soit aussi rusé qu’Ulysse. D’ailleurs, mes bons amis, nous nous connaissons depuis longtemps. Ce que je ferai, vous le ferez vous-mêmes. J’annonce mon vote, et vous cachez le vôtre : c’est toute la différence.

SCÈNE VIII.
(Dans le second atelier.)
MYS, COLOTÈS, MÉNON, DIVERS OUVRIERS qui travaillent l’or et l’ivoire.
MYS.

Je n’ai jamais vu d’aussi grosses défenses d’éléphant.

COLOTÈS.
Calliclès, fils de Clinias, les a rapportées de Sidon, où il a un comptoir.
MYS.

Pourquoi les coupez-vous par tranches ?

COLOTÈS.

Pour les dérouler. Chaque tronçon forme un cylindre que nous développons ensuite, afin d’obtenir plus de surface.

MYS.

Et l’ivoire s’amollit facilement ?

COLOTÈS.

En moins de six heures, si tu le fais bouillir avec des racines de mandragore.

MYS.

Cependant je vois de l’orge dans cette chaudière.

COLOTÈS.

Phidias emploie aussi l’orge fermentée : c’est plus long, mais c’est moins cher.

MYS.

Phidias sait ménager le trésor public. Vous avez déjà beaucoup de plaques d’ivoire prêtes à être assemblées et sculptées.

COLOTÈS.

Nous n’en saurions préparer un trop grand nombre. Tu peux te figurer combien il en faudra pour couvrir un colosse haut de trente coudées.

MYS.

Le colosse en bronze dont j’ai ciselé le bouclier, il y a vingt ans, a quarante-cinq coudées.

COLOTÈS.

Il n’est qu’en bronze.

MYS.

Pourquoi dédaigner le bronze, Colotès ? Aucun métal n’est plus propre à faire ressortir la beauté d’une statue. Vois quel parti en tirent les Corinthiens, tandis que l’or, qui vous paraît aujourd’hui préférable, n’a qu’un éclat monotone.

COLOTÈS.

Attends pour nous condamner. Phidias veut justement que nous donnions à l’or les tons les plus variés, sans lui rien ôter de son feu. Tous les ouvriers qui sont avec moi ne font que des essais : ils cherchent des alliages, des degrés de fusion, des teintures. Chaque jour Phidias nous dirige et nous découvre un nouveau secret. N’en doute pas, les vêtemens de Minerve seront un tissu de lumière aussi riche qu’harmonieux.

MYS.

En effet, Phidias ne le cède en science à aucun des philosophes qui ont interrogé la nature. À peine revenu d’Argos, il nous enseignait déjà tous les procédés des fondeurs du Péloponèse. Quel homme admirable ! Il excelle dans les plus petites choses aussi bien que dans les plus grandes. Il pense comme un sage et travaille comme un artisan.

COLOTÈS.
Ne nous dit-il pas lui-même que la main fait la moitié du génie ?
MYS.

Hélas ! je l’aidais jadis. Si mes yeux n’étaient point affaiblis par l’âge, si mes membres n’étaient pas tremblans, je viendrais ici, mes enfans, pour réclamer ma part de labeur, et non pour vous troubler par mes discours. Puissent les Parques ne pas trancher le fil de mes jours avant l’achèvement de tant de belles œuvres ! Puissé-je jouir de la gloire de mon cher Phidias !

COLOTÈS.

Tu en jouiras, vieux Mys. Ta vieillesse est aussi saine que celle d’un chêne.

MYS.

Ma vieillesse ? c’est lui qui la soutient ; c’est à lui que je dois de vivre. Pauvre, sans famille, mes bras ne peuvent plus me nourrir. Personne ne s’inquiéterait du vieux Mys, il me faudrait m’asseoir à l’angle d’un carrefour et tendre la main à mes concitoyens ; mais un esclave vient frapper à ma porte : « Mys, Phidias t’envoie ce sac de farine. — Mys, les olives sont rares cette année, Phidias t’a réservé la moitié de sa récolté. — Mys, le vent est âpre pendant l’hiver, et le soleil se cache souvent ; voici une charge de bois coupé sur le Parnès. » Les dieux récompenseront celui qui honore les vieillards et n’oublie point le compagnon de ses premiers travaux.

UN OUVRIER.

Et nous, nous le défendrons contre ses ennemis. Tous, nous lui sommes dévoués comme à un père.

LES AUTRES OUVRIERS, excepté Ménon.

Oui, tous ! tous !

MYS.

Par Jupiter, mes enfans, c’est bien ! L’ingratitude n’habite point dans vos poitrines ; mais soyez exacts demain à l’assemblée, car ceux qui attaquent Périclès menacent aussi Phidias.

COLOTÈS.

Sois tranquille, ils y seront dès le chant du coq.

MYS.

Et toi, Ménon, tu ne dis rien ?

MÉNON.

Le silence convient aux esclaves.

MYS.

N’aimes-tu pas ton maître ?

MÉNON.

Qu’importe aux hommes libres l’affection de ceux qui ne le sont pas ?

MYS.

Si tu prises tant la liberté, que ne l’acceptais-tu quand Phidias te l’offrait ?

MÉNON.

Parce que la faim est plus dure encore que l’esclavage.

MYS.

Te traiterait-il moins bien affranchi qu’il ne te traite esclave ?

MENON

Je l’ignore. Je sais que la loi l’oblige à me nourrir tant que je lui appartiens.

MYS.
Ton âme est basse, Ménon, et tu te rends justice en refusant la liberté.
MÉNON.

Je suis heureux que tu m’approuves.

MYS.

Je t’approuve et surtout je veille sur toi ! On te voit trop souvent chez les prêtres et chez les ennemis de Phidias.

MÉNON.

Dénonce-moi pour qu’il me batte.

MYS.

Hypocrite ! tu sais que sa bonté est sans bornes. Il refuse même de te vendre à un autre.

MÉNON.

Tu le lui as conseillé ?

MYS.

Oui, par tous les dieux !

MÉNON.

Et il a refusé ?

MYS.

Il craint que tu ne rencontres un maître moins doux.

MÉNON.

Ceux qu’il veut perdre, Jupiter les aveugle.

MYS.

Misérable ! si je ne me retenais…

COLOTÈS.

Modère-toi, Mys. Comment peux-tu faire attention aux propos d’un esclave ?

SCÈNE IX.
(Devant la porte du troisième atelier.)
AGORACRITE, PÆONIOS, PRAXIAS, ET LES PLUS JEUNES DISCIPLES ILS sont assis au soleil et se reposent.
PÆONIOS

Si nous nous mettions au travail ?

AGORACRITE.

Non, par Apollon !

PÆONIOS

La journée s’écoulera donc sans que nous touchions le ciseau ?

AGORACRITE.

Où est le mal, ô le plus vertueux des Thraces ? Quand tu auras fait voler quelques éclats de marbre de plus, tu n’en seras pas moins chargé de l’Acropole, si Périclès succombe. Une ville menacée d’un siège n’ensemence pas les champs qui l’entourent. N’avons-nous pas ri de ce pâtre qui tressait une corde de jonc, sans voir que son âne la mangeait à mesure ?

PRAXIAS.

J’ai connu un habitant de Soles : tandis que les pirates mettaient le feu à sa maison, il en achevait consciencieusement la toiture.

PÆONIOS
Je comprends vos railleries ; mais le maître sera mécontent quand il viendra.
AGORACRITE.

Le maître a d’autres soucis.

PÆONIOS

À la bonne heure. Comme tu es son confident, je suis ton exemple, mon cher Agoracrite.

AGORACRITE.

Tu agis en sage. La vie est courte, les joies sont fugitives. Jouissons, pour la dernière fois peut-être, de ce beau rocher, demeure préférée de Minerve, et du spectacle qui s’offre à nous. Il est doux d’écouter la voix du laboureur dans la plaine, le rire des jeunes filles à la fontaine, le bêlement des agneaux qui bondissent sur les bords de l’Ilissus, et le bourdonnement des abeilles qui regagnent le mont Hymette, chargées d’un miel odorant. Il est doux de contempler la vaste mer, les sourires innombrables de ses flots, comme dit le vieil Eschyle, tandis que les montagnes, dorées par le soleil, entourent le golfe d’une couronne brillante. Les flottes attendent la fin de l’hiver et dorment dans les arsenaux du Pirée ; mais la barque du pêcheur bondit sur les vagues, étendant ses voiles couleur de safran. Chère Athènes, où j’avais oublié Paros, ma patrie, faudra-t-il donc te quitter ?

PRAXIAS.

Quelle nécessité te contraindrait à partir ? Si le Parthénon nous est ôté, manquerons-nous pour cela de travaux ? Tant qu’il y aura des Athéniens, l’art sera en honneur ; tant que les mines du Laurium recèleront de l’argent dans leurs veines, les riches nous en donneront la meilleure part.

AGORACRITE.

Phidias s’exilera avec Périclès, et jamais je ne me séparerai de Phidias.

PÆONIOS

Pour moi, je le suivrai jusque chez les Hyperboréens, qu’on dit plongés dans une nuit perpétuelle.

AGORACRITE.

Nous n’irons pas si loin, Pæonios ; mais pourquoi nous attrister ? Que nous habitions Corinthe l’opulente, Syracuse chantée par Pindare, ou l’Ionie dont le ciel conseille la volupté, nous serons chez des Grecs qui nous accueilleront comme le grand roi accueillit Thémistocle. Ils nous fourniront en abondance des marbres pour nos travaux, de l’or pour nos plaisirs. Partout les femmes sont belles et dénouent leur ceinture en l’honneur de Vénus. Partout des vins généreux remplissent les coupes, et les fleurs naissent pour orner le front des convives. Partout la flûte harmonieuse excite à la danse les esclaves lydiennes. Nous aurons deux compagnes qui égaient les chemins les plus arides, la jeunesse et l’espérance.

PRAXIAS.

À ces paroles, je reconnais Agoracrite ; mais dis-moi, toi qui as la vue perçante, n’aperçois-je pas au pied de la colline le manteau jaune de Pasion ?

AGORACRITE.

C’est lui-même. Il gravit, en compagnie d’un étranger, le sentier creusé par les Pélasges.

PRAXIAS
Que nous veut encore ce banquier aux mains rapaces, qui n’a d’athénien que le nom ?
AGORACRITE.

En effet, il n’a dû être inscrit dans notre tribu pandionide qu’à l’aide de faux témoins. Comment serait-il de la même race que nous ?

PRAXIAS.

Les dieux n’ont point permis que le sang grec fût à ce point souillé. Considère combien son front est bas, sa chevelure rousse, son nez recourbé, sa bouche fendue, son oreille large ! Tels sont les esclaves que nous vendent les Phéniciens.

PÆONIOS

Mais le père de Pasion est connu.

PRAXIAS.

C’est justement le père de Pasion qui m’est suspect. Après les guerres médiques, notre ville était détruite et le peuple dispersé : il était facile, à la faveur du désordre, de se glisser parmi les citoyens.

PÆONIOS

Qu’importe, si Pasion est riche ?

PRAXIAS.

Il est certain que sa richesse le protège, quoique mal acquise.

PÆONIOS

L’argent, Praxias, n’est point comme l’eau que chacun peut puiser à la source. Pour le donner aux uns, le dieu Plutus doit le prendre aux autres.

AGORACRITE.

Or les gens avisés le prennent eux-mêmes, au lieu de se fier à Plutus : en cela, Pasion excelle. Savez-vous, mes amis, pourquoi il nous flatte depuis quelque temps ?

PRAXIAS.

Il espère acheter nos œuvres à bas prix ?

PÆONIOS

Il veut consacrer une statue à Mercure, dieu des voleurs ?

PRAXIAS.

Il se prépare un tombeau ? Je le lui sculpterai sans salaire, s’il s’engage à n’être dans trois mois qu’une poignée de cendres.

AGORACRITE.

Ne riez pas ; il prétend remplacer Phidias.

PRAXIAS.

Remplacer Phidias !

AGORACRITE.

Oui, c’est-à-dire nous commander et diriger les travaux publics. Thucydide, à qui il prête de l’argent, lui a promis ce poste.

PRAXIAS.

Tu parles sérieusement ?

AGORACRITE.

Je jure par Minerve Poliade que rien n’est plus sérieux. Le voici qui s’approche. Gardez le silence ; je lui ferai tout avouer devant vous.

PÆONIOS

Celui qui l’accompagne, c’est Bodastoreth, le marchand tyrien. Quels beaux vêtemens de pourpre ! Les Perses n’ont pas la barbe mieux frisée.

SCÈNE X.
LES PRECEDENS, PASION, BODASTORETH.
BODASTOREH.

Jeunes gens, lumière de votre patrie, mon cœur se réjouit parce qu’il m’est donné de contempler de nouveau votre visage !

AGORACRITE.

Étranger, tu es le bienvenu dans Athènes.

BODASTOREH.

Que Baal répande sur vous ses bénédictions ! qu’il remplisse votre demeure de richesses et vous fasse puissans !

AGORACRITE.

Oublie ces formules en usage dans ton pays. Que nous veux-tu ?

BODASTOREH.

Je veux être appelé le premier de vos serviteurs.

AGORACRITE.

Tu es chez un peuple libre ; parle comme il convient à un homme libre. Ton voyage a-t-il été rude ?

BODASTOREH.

Rude. Je n’ai point attendu que le printemps eût enchaîné la mer.

AGORACRITE.

Oui, vous autres Phéniciens, vous êtes de hardis navigateurs. Que ne fait faire l’amour de l’or !

BODASTOREH.

Mon âme n’avait soif que de revoir les habitans d’Athènes.

PRAXIAS.

Voilà une soif qui coûtera cher aux Athéniens !

BODASTOREH.

C’est à moi qu’elle coûtera cher. Les Grecs sont trop rusés : nous ne gagnons rien à trafiquer avec eux.

PRAXIAS.

Certes les Grecs seront fiers d’un tel éloge, et tu montres trop de désintéressement.

BODASTOREH.

J’en atteste Baal-Moloch, Melkarth, Atargatis…

PRAXIAS.

Tes dieux barbares n’étendent pas leurs bras jusqu’ici. La seule divinité que je voudrais te voir attester n’a d’autels ni à Sidon, ni à Tyr.

PASION.

Laquelle ?

PRAXIAS.

Mon pauvre Pasion, tu ne la connais même pas de nom.

PASION.

Qu’en sais-tu ?

PRAXIAS.
Tous, nous ne le savons que trop.
PASION.

Et tu l’appelles ?

PRAXIAS.

La Bonne-Foi.

AGORACRITE.

Que nous vendras-tu cette année, ô Tyrien ? Quelles marchandises contiennent les flancs de ta galère ?

BODASTOREH.

Des parfums, des tapis, des couvertures puniques, des tissus aux broderies variées, de l’ébène, du bois de cèdre, de l’ivoire, du verre travaillé, des couleurs pour les peintres, des matières précieuses pour les sculpteurs. J’ai fait venir des bords du Gange deux pierres plus pures que l’azur du ciel, plus transparentes que l’onde éclairée par les premiers rayons du jour. Phidias me les avait demandées pour les yeux de son colosse. J’amène encore de jeunes esclaves dignes de la couche d’un roi. Leur taille est plus élégante que le palmier, leurs lèvres ressemblent à un fil de pourpre, leur joue brille sous les plis du voile comme une moitié de grenade, leurs seins sont deux jumeaux de gazelle qui paissent au milieu des lis.

PÆONIOS.

De quel pays sont-elles ?

BODASTOREH.

Du pays des Beni-Israël. Là, toutes les femmes sont belles, tous les hommes laids.

PRAXIAS.

Ce doit être la patrie du banquier Pasion.

BODASTOREH.

Il est vrai que les traits de Pasion rappellent ceux de ce peuple. ( Éclat de rire général.)

PASION.

Bodastoreth veut plaisanter.

BODASTOREH.

Bodastoreth ne plaisante jamais ; mais Pasion est mon ami, et les Beni-Israël sont des chiens, fils de chiens.

PRAXIAS.

Eh quoi ! Pasion, ne prendras-tu pas la défense de tes ancêtres ?

AGORACRITE.

Tu manques de prudence, Praxias, en attaquant un homme tel que Pasion. Tu oublies que demain il sera puissant, et que tu demeureras exposé à sa vengeance. Pour moi, j’aurai plus d’adresse, et m’inscrirai au nombre de ses amis.

PADION

Cette amitié est chose bien nouvelle, Agoracrite.

AGORACRITE.

Elle n’en est que meilleure. Les matelots se défient des vieux cordages, et les soldats des vieux boucliers.

PASION.

Tu me caches quelque piège.

AGORACRITE.

Qui pourrait échapper à ta pénétration ? Non, voici tout mon calcul. Tant que Phidias a dirigé nos travaux, j’ai été son ami ; maintenant que tu dois le remplacer, je le quitte pour m’attacher à toi.

PASION.

C’est le fait d’un habile homme.

AGORACRITE.

Tu ne peux en juger autrement.

PASION.

Mais qui t’a dit que je voulais prendre la place de Phidias ?

AGORACRITE.

La ville entière, car Thucydide l’annonce à qui veut l’entendre.

PASION.

Il se hâte trop. Comment nos concitoyens accueillent-ils cette nouvelle ?

AGORACRITE.

Les uns rient, les autres s’indignent, tous te critiquent ; mais je ne suis point embarrassé pour répondre à tes envieux.

PASION.

En vérité ! Comment donc leur réponds-tu, mon cher Agoracrite ?

AGORACRITE.

Par exemple, ils s’étonnent que Thucydide ose confier les intérêts de la république et une partie notable du trésor à l’homme qui n’a pu s’enrichir qu’aux dépens d’autrui.

PASION.

Rien n’est plus faux.

AGORACRITE.

Rien n’est plus vrai. « Mais qu’importe ? leur dis-je. Si les affaires des autres ont souffert, Pasion a fort bien administré les siennes. Or il est évident qu’on ne sollicite un poste public que pour les avantages qu’on en tire. Pourquoi se dévouerait-on au bien de l’état, chimère qui ne séduit que les simples ? Les vrais politiques ne consultent que leur intérêt : notre ami a fait ses preuves. »

BODASTOREH.

Le commerce est l’apprentissage des hommes d’état.

AGORACRITE.

C’est parler en bon Tyrien. Tes envieux, Pasion, prétendent encore que tu ignores les premiers élémens de l’art, et que tu es incapable de diriger des architectes, des sculpteurs et des peintres.

PASION.

Est-ce donc chose si difficile ?

AGORACRITE.

Bien au contraire. Ne voit-on pas tous les jours des marchands de blé ou de sylphium, gens grossiers s’il y en a, se faire bâtir une maison ? Ils la décorent de bas-reliefs et de peintures ; ils commandent à des artistes de tout genre qui satisfont leurs fantaisies. Tu feras de même pour les monumens publics.

PASION.

Il suffit d’avoir du goût.

AGORACRITE.
Cela n’est pas nécessaire. Je prouve même à tes ennemis que plus tu es ignorant et incapable, plus ils doivent applaudir au choix de Thucydide.
PASION.

Pour le coup ; je ne puis croire que tu me traites en ami, Agoracrite.

AGORACRITE.

Attends encore et écoute-moi avant de te plaindre.

PRAXIAS.

Il faut l’écouter, Pasion.

AGORACRITE.

Phidias, dont je ne dois dire aucun mal, est un divin sculpteur ; il entend à merveille l’architecture ; il a été peintre. Cependant vois comment il nous dirige ! avec quelle lenteur marchent les travaux ! Il ne veut rien que de parfait ; il croit que les belles œuvres, semblables aux fruits savoureux, ne mûrissent qu’à l’aide du temps. Chaque pierre est examinée, chaque figure étudiée, chaque détail traité minutieusement. La plus stricte économie préside à toutes ses dépenses, comme si l’argent ne sortait pas des coffres de l’état. Il semble que nous travaillions, non pour notre plaisir, mais pour la gloire, non pour nous, mais pour la postérité. Cette délicatesse est surannée, ce culte de l’art ridicule : c’était bon au temps du roi Cécrops.

PASION.

Ou après le déluge de Deucalion.

AGORACRITE.

Ta réflexion est très ingénieuse. Tandis que si l’on met à la tête de nos entreprises un ignorant tel que toi…

PASION.

Je…

AGORACRITE.

Ne m’interromps pas,… un ignorant tel que toi, il ne connaîtra ni les scrupules ni les obstacles, et tout s’achèvera rapidement. Les monumens seront défectueux ? — Nous sommes pressés de jouir. Leur durée sera compromise ? — Que nos petits-fils les recommencent ! Les mauvais artistes seront préférés aux bons ? — Il faut que tout le monde vive. L’or sera prodigué follement ? — Le trésor de Délos est inépuisable. Enfin tu es l’homme le plus propre à renouveler les prodiges d’Amphion, qui bâtissait les murailles de Thèbes, bien qu’il ne sût rien, sinon jouer de la lyre.

PASION.

Mais je sais dessiner, Agoracrite ; j’ai même fréquenté l’atelier de Polygnote. Je ne puis donc souffrir que tu me railles à l’égal d’un Béotien.

AGORACRITE.

Quoi ! tu as manié l’ocre rouge ! tu as copié la tête de Priam ou le cheval de Troie ! Loués soient les dieux ! nous échappons au seul danger que je redoutais encore.

PASION.

Quel danger ?

AGORACRITE.

L’homme modeste, qui s’avoue qu’il ne sait rien, se défie de lui-même. Il respecte les maîtres, s’entoure de bons conseillers et leur demande, pour se conduire, les lumières qui lui manquent. Une telle docilité t’avilirait. Mais dès que tu as passé quelques semaines dans l’atelier de Polygnote, tu as le droit de ne plus écouter personne, de t’estimer infaillible, de trancher d’un mot les difficultés les plus graves, de fouler aux pieds les règles de l’art. Tu déclareras beau ce qui te plaît, laid ce que tu ne comprends pas, vrai ce que tu décides, faux ce que tu ignores. Plus la foule te verra arrogant, plus elle sera convaincue que ton goût est supérieur au nôtre.

PASION.

Prends garde, je sens le poignard sous tes paroles.

AGORACRITE.

Comme sous les branches de myrte d’Harmodius et d’Aristogiton. Je vois, Pasion, que tu connais mal les artistes, race ingrate, qui hait les bienfaits que tu lui prépares, race redoutable, qui rit des âmes laides autant que des corps mal faits. Je vais te rendre un dernier service. Regarde ces jeunes gens qui nous écoutent silencieux. Jusqu’ici tu as feint de les admirer, tu t’es fait humble, insinuant, parce que tu avais besoin d’eux. Dès que tu seras puissant, change de conduite. Ferme-leur ta porte comme à des importuns ; marque-leur le dédain que mérite leur pauvreté, et l’ennui que t’inspirent leurs intérêts, que tu devrais défendre. Prouve-leur que le talent n’est rien, en les condamnant à avoir faim, que ta volonté est tout, en leur préférant les artistes les moins habiles. Favorisé ceux qui te flattent, oublie ceux qui se taisent, écrase ceux qui te critiquent. Tu ne saurais nous traiter avec trop de dureté pour te venger d’être méprisé de nous, et ce n’est qu’à force d’insolence que tu te consoleras d’être indigne de nous commander.

PASION.

J’aurai de la mémoire, Agoracrite ; tu avoueras le premier que je profite de tes conseils.

AGORACRITE.

Et tu t’en trouveras bien, car dès lors il ne te restera plus qu’à accroître tes richesses et à vivre au sein des plaisirs. Pour gagner ta bienveillance, nous serons forcés de te préparer à vil prix des demeures magnifiques. Tu ne manqueras pas, en protecteur zélé des arts, d’accorder une attention particulière aux joueuses de flûte et aux danseuses. Heureux Pasion !

PASION.

Suis-moi, Bodastoreth. Nous sommes demeurés ici trop longtemps.

AGORACRITE.

Oui, Bodastoreth, suis-le, et surtout persuade-lui de visiter avec toi les plus lointains pays. Ne redoutez ni les Lestrigons ni les Lotophages, franchissez les colonnes d’Hercule, naviguez ensemble jusqu’aux îles Cassitérides. Peut-être finirez-vous par découvrir chez les barbares quelque peuple capable de subir un Pasion.

PASION.

La mesure est comblée, et je jure…

AGORACRITE.

Il me semble, en effet, que la mesure est comblée. Je n’ai plus rien à te dire. Aussi bien j’aperçois Phidias qui s’approche. S’il nous faisait un seul signe, nous te ferions rouler du haut en bas de l’Acropole. (Pasion et Bodastoreth s’éloignent à la hâte.) Eh bien ! mes amis, vous avais-je trompés ?

SCÈNE XI.
LES PRECEDENS, PHIDIAS, ICTINUS.
(Phidias et Ictinus s’arrêtent à quelque distance.)
ICTINUS.

J’ai fait ce que tu souhaitais. Tous ceux qui dépendent de moi, soit qu’ils travaillent au Parthénon, soit qu’ils transportent les matériaux, soit qu’ils creusent les carrières du Pentélique, seront libres demain. Ils pourront prendre part au vote.

PHIDIAS.

Sont-ils favorables à Périclès ?

ICTINUS.

Je le crois, puisque Périclès défend leurs intérêts.

PHIDIAS.

Combien donnent-ils de suffrages ?

ICTINUS.

Environ cinq cents. Tel est le nombre des citoyens que j’emploie. Les autres ouvriers sont des étrangers domiciliés en Attique ou des esclaves.

PHIDIAS.

N’as-tu pas aujourd’hui plus de monde qu’à l’ordinaire ?

ICTINUS.

Depuis quelques semaines, tous les cylindres de marbre destinés à construire mes colonnes étaient détachés de la montagne : ceux qui habitent le Pentélique me les ont amenés.

PHIDIAS.

Es-tu satisfait de la qualité du marbre ?

ICTINUS.

Oui, Phidias ; c’est une matière admirable que je ne puis contempler sans une secrète volupté. Comment n’obtiendrais-je pas pour mes moulures et mes ornemens une précision inconnue jusqu’à nous, tandis que la solidité des assemblages défiera les injures du temps ? Aussi ai-je suivi tes conseils.

PHIDIAS.

Qu’as-tu fait ?

ICTINUS.

Tous les blocs qui présentaient une veine, ou même une seule tache, je les ai rejetés. Ils serviront de remblai pour l’esplanade orientale.

PHIDIAS.

Tu as agi avec discernement.

ICTINUS.

Cependant ce sera une perte d’argent.

PHIDIAS.

Tu n’ignores pas avec quelle rigueur je veille à toutes les dépenses, afin de ménager le trésor public ; mais dès qu’il s’agit de rendre un monument plus beau ou plus durable, j’estime qu’un peuple, et surtout le peuple athénien, ne doit rien épargner. En effet, notre parcimonie lui causerait le plus grand de tous les dommages en nuisant à sa gloire. Comme les monumens sont la parure d’une ville aux yeux des étrangers, il convient qu’Athènes ne se pare que de monumens irréprochables.

ICTINUS.

Les défauts du marbre sont légers : ils auraient disparu sous l’enduit coloré.

PHIDIAS.

Ne suffit-il pas que tu les connaisses ? L’artiste qui sait où son œuvre pèche a moins de fierté et perd de son ardeur. De la perfection de chaque détail dépend la beauté de l’ensemble. Le divin architecte qui a construit le monde nous l’apprend, car ce n’est pas dans les parties cachées qu’il déploie le moins d’art.

ICTINUS.

Je te rends grâces, Phidias. Avec ton aide, j’achèverai heureusement mon entreprise ; mais il est un autre point sur lequel je veux te consulter de nouveau.

PHIDIAS.

Quelle difficulté pourrait arrêter un homme tel que toi ?

ICTINUS.

Persistons-nous à faire courbes toutes les lignes du Parthénon ?

PHIDIAS.

Assurément.

ICTINUS.

Déjà le soubassement et le dallage sont posés, ils offrent une surface convexe. Les architraves, les frises, les frontons seront-ils courbes à leur tour ?

PHIDIAS.

Cela me paraît tout à fait nécessaire. N’es-tu plus de cet avis ?

ICTINUS.

Je pense toujours de même et je me propose d’écrire un traité sur cette matière.

PHIDIAS.

Je me réjouis de ce que tu m’annonces. La science est une richesse facile à dissiper, qu’il faut transmettre à nos descendans.

ICTINUS.

Mais comme tous ceux qui essaient une chose nouvelle, je crains l’effet qu’elle produira. Les courbes du Parthénon exciteront les critiques de mes rivaux, peut-être les railleries des Athéniens.

PHIDIAS.

Elles n’exciteront que leur admiration, car tu leur enseigneras un genre de beauté qu’ils ignoraient. J’aime notre architecture, qui surpasse celle des autres peuples, autant que les lois de la raison surpassent l’imagination sans règles, j’aime un art qui seul repose sur l’harmonie des proportions, j’aime nos temples assis au sommet des acropoles, des collines verdoyantes ou des promontoires baignés par la mer ; mais j’avoue que les lignes toujours droites qu’ils présentent me satisfont moins : elles ont quelque chose de sec et me laissent froid. La ligne droite n’existe pas dans la nature. Les arbres eux-mêmes, qui s’élancent vers le ciel, n’offrent que des surfaces arrondies ; le dos des montagnes se recourbe, et leur front sourcilleux se découpe en traits délicats. La mer tourne devant mon regard, et l’horizon que je contemple forme un cercle autour de moi. La ligne droite n’a donc pas de réalité ; c’est une fiction que les géomètres tracent sur l’ardoise et que les architectes ont appliquée à leurs édifices. Un artiste tel qu’Ictinus saura dérober à la nature le secret de ses courbes et en tirer des beautés exquises.

ICTINUS.

La foule comprendra-t-elle ces beautés ?

PHIDIAS.

Elle ne les comprendra pas, elle les sentira. La plupart des spectateurs ne s’en apercevront même pas, parce que tes courbes seront légères, peu accusées, et donneront à l’ensemble du Parthénon quelque chose d’harmonieux qui pénétrera les urnes à leur insu. Vois le corps humain, qui est le type accompli de la beauté, il ne présente que des contours. Plus ses formes sont pleines, ses surfaces modelées, ses lignes arrondies, plus il charme nos regards. Le temple est un être qui a déjà sa constitution propre, ses lois et ses proportions : il t’appartient de lui donner la vie.

ICTINUS.

Mon cher Phidias, tu fortifies mon courage. Tu ressembles au foyer bienfaisant dont on ne s’approche jamais sans remporter de la joie et des forces nouvelles. Je te quitte, afin que tes disciples aient leur tour. (Il s’éloigne. Phidias s’avance vers ses élèves qui sont debout et l’attendent avec respect. )

PHIDIAS.

Quoi ! mes amis, vous ne travaillez plus aujourd’hui ?

AGORACRITE.

Les matelots qui sentent leur navire s’engloutir retirent les rames et attendent.

PHIDIAS.

Tu me parais, Agoracrite, trop désespéré ou trop résigné.,

AGORACRITE.

Maître, ne nous a-t-on pas réduits au désespoir ?

PHIDIAS.

Non certes, si vous prenez exemple sur moi. Jamais je ne me suis senti plus dispos. Le travail est la santé de l’âme.

AGORACRITE.

Qu’est-ce qu’un travail qui n’a pas de lendemain ?

PHIDIAS.

Demain est un mot qui n’appartient point aux mortels. Quoique chaque heure soit peut-être notre dernière heure, ne vivons-nous pas comme si nous ne devions jamais mourir ?

AGORACRITE.
Rentrons donc à l’atelier, Phidias, si tel est ton désir.
PHIDIAS.

Nous ferons sagement, mon cher ami, car c’est provoquer la destinée que de s’abandonner soi-même. (Tous entrent dans l’atelier et s’arrêtent devant un modèle en terre que Pœonios découvre. )

PÆONIOS

Tu vois, Phidias, que j’ai retouché mon Thésée en me conformant à tes conseils.

PHIDIAS.

Oui, je vois que tu as supprimé beaucoup de détails, et je t’en loue. Les grandes divisions du corps ressortent mieux depuis que tu leur as subordonné les petites ; les os sont accusés avec plus de hardiesse, on sent le jeu intérieur des muscles, parce qu’ils ne sont plus noyés sous l’épaisseur des chairs et les délicates complications de l’épiderme. Tel est le secret de la légèreté et de la force. Si tu veux faire l’homme plus beau qu’il n’est, fais-le plus simple.

PÆONIOS

La nature cependant offre des modèles merveilleux.

PHIDIAS.

C’est pourquoi il ne faut pas lutter avec elle. Les peintres essaient-ils de copier toutes les plumes d’un oiseau ou tous les épis d’un champ ? Lorsque nous lisons Homère, l’image des dieux nous apparaît grandiose, parce que le poète les esquisse en quelques traits. Un souffle supérieur les anime ; leurs yeux ont la pureté de l’éther ; un mouvement de leurs sourcils agite le monde ; d’un pas ils franchissent les montagnes et les mers. La sculpture de décoration est comme l’épopée. Elle doit, pour produire un grand effet, simplifier et simplifier encore.

PÆONIOS

Je n’ai point eu le temps de retoucher les cheveux.

PHIDIAS.

Tes cheveux sont trop bien rendus : traite-les plus largement, sans les achever ; dispose-les par masses, afin qu’ils s’éclairent. Quant au visage, je te montrerai ce qui lui manque. Donne-moi ton ébauchoir.

PÆONIOS

Le voici.

PHIDIAS.

Le nez est trop modelé ; à distance, il paraîtrait mou, car tu n’oublies pas que ta statue sera placée au sommet d’un temple. Si au contraire tu appliques l’ébauchoir, comme je le fais, sur toute la longueur du nez, tu obtiens une surface nette et des arêtes vives. Lorsque ta figure sera sur la plinthe du fronton, la perspective corrigera cette dureté : l’air arrondira toujours assez les contours. De même je fais les paupières saillantes et tranchées. La bouche est très bien ouverte, mais la lèvre inférieure a besoin de plus de fermeté. Vois, deux coups suffisent.

PÆONIOS
Alcamène, quand il nous visite, se moque de nos modèles ; les siens sont aussi finis que s’ils devaient être coulés en bronze.
PHIDIAS.

Laisse faire Alcamène. Il regrettera de ne m’avoir pas écouté, lorsque ses œuvres seront établies à quarante pieds au-dessus de nos têtes. Le sculpteur obéit à des lois toutes différentes, lorsqu’il décore un monument ou lorsqu’il achève une œuvre qui sera vue de près. Ainsi l’ensemble de ton Thésée est excellent. Supposez-le sur le fronton, mes amis ; placez-vous ici, à gauche, et baissez-vous un peu, afin de le voir par-dessous. Remarquez combien l’effet se dispose, se rassemble et grandit. Le bras s’écarte pour laisser paraître les hanches et le profil des reins : lui-même forme avec l’épaule une masse imposante. La poitrine, par une légère flexion du torse, se présente dans sa largeur. Les jambes, au lieu de se réunir en une seule ligne, s’écartent et s’accompagnent par un mouvement harmonieux. Voilà un bon modèle, et nous devons tous nos éloges à Pæonios.

AGORACRITE.

Et mes Parques, maître, les ai-je réduites autant qu’il convient ?

PHIDIAS.

Quelle est maintenant l’épaisseur de ton groupe ?

AGORACRITE.

Deux pieds.

PHIDIAS.

C’est bien, car telle est la largeur de la plinthe du fronton.

AGORACRITE.

Mes statues sont singulièrement plates pour leur grandeur !

PHIDIAS.

Avant tout, il convient de se conformer aux exigences du monument. D’ailleurs on ne les verra que de face. Ne crains pas de faire rentrer encore la plus jeune Parque dans le corps de sa sœur, sur laquelle elle est couchée. Ici tu as un vide qui ne me plaît pas. Il est rond et incertain : fais-le plus carré, afin que l’ombre soit franche et que toutes les parties voisines se détachent mieux.

AGORACRITE.

La tunique sur les seins ne fait-elle pas des plis trop multipliés ?

PHIDIAS.

Non, parce que ces plis font sentir le nu et courent légèrement sur les formes.

AGORACRITE.

Dans la nature, une draperie pareille ne tiendrait jamais.

PHIDIAS.

J’y compte bien, car la nature ne doit nous offrir qu’un point de départ, et non pas un but. L’art qui la copie est un art servile. Passons aux bas-reliefs de la frise. Je vois, Praxias, que tu as attaqué le marbre.

PRAXIAS.

Oui, maître.

PHIDIAS.
Je te recommande surtout la saillie relative des plans. Que tes figures du premier plan s’appliquent sur celles du second comme une feuille de papyrus, car il faut que celles-ci s’enlèvent avec vigueur sur le fond.
PRAXIAS.

J’ai même aplati ce bras qui tient le bouclier et creusé le bouclier dans l’épaisseur du corps.

PHIDIAS.

Tu as bien fait. Un bas-relief doit rester plat, pour que toutes ses surfaces soient apparentes et gardent une juste valeur. Certes il faut consulter les lois de la perspective, mais il faut te fier aussi à ton sentiment et à la hardiesse de ton ciseau. Sois surtout sobre de détails. Attache-toi aux grandes divisions, comme je le recommandais tout à l’heure à Pæonios. Cette rotule n’est pas assez dégagée, cette tête de cheval n’est pas assez sèche. Tes groupes ont un aspect satisfaisant ; mais soigne tes contours, qui doivent être la beauté principale du bas-relief, puisqu’il sera vu à distance.

PRAXIAS.

Tes paroles sont claires, Phidias ; mais elles paraîtraient trop simples aux sophistes qui nous visitent quelquefois et qui nous pressent de questions sur notre art.

PHIDIAS.

N’écoute pas les sophistes ; ceux qui contemplent tes œuvres uniquement pour en tirer de vaines paroles finiraient par te communiquer la défiance et la lassitude. Ils te rendraient stérile comme ils le sont eux-mêmes, car les fruits ne mûrissent pas sur l’arbre agité par le vent, ils tombent.

AGORACRITE.

Ils nous reprochent, tandis que les sages consacrent leur vie à l’étude de ce qui est bien, de ne pas nous efforcer d’obtenir la connaissance précise de ce qui est beau.

PHIDIAS.

O mes amis, ni les raisonnemens, ni les pensées fines, ni les questions légères comme la fumée, ni les mots à double sens ne doivent avoir cours chez vous. Si vous me perdez, telle est ma recommandation suprême. La nourriture du véritable artiste, c’est le sentiment du beau, le respect des maîtres, le travail et le silence. La beauté ne se discute pas, elle se sent. Avez-vous besoin, pour respirer, d’étudier l’air qui remplit vos poitrines ? Attendez-vous, pour jouir de la clarté du soleil, que vous sachiez comment sont composés ses rayons ? La foule des mortels, plongée dans ce tombeau qu’on appelle le corps, ne peut s’élever jusqu’au spectacle de la beauté éternelle ; mais ceux que Dieu a créés pour être des artistes, c’est-à-dire les interprètes du beau, doivent trouver le beau sans effort. Leur âme aura toujours des ailes pour l’atteindre, si elle reste simple et ne se laisse point égarer par de vaines subtilités. Mais qu’as-tu, mon cher Praxias ? Tu parais troublé ?

PRAXIAS.

Hélas ! maître, comment pourrais-je retenir mes larmes, quand je pense que c’est pour la dernière fois peut-être que nous entendons tes leçons ?

SCÈNE XII.
(Le lendemain, après l’assemblée. La maison de Phidias, où ses amis et ses élèves sont réunis.)
MYS, au milieu d’un groupe.

Les dieux protègent encore Athènes, puisque nous l’avons emporté sur nos adversaires.

ICTINUS.

Combien de suffrages ont banni Thucydide ?

MYS.

Le héraut en a proclamé plus de neuf mille.

PÆONIOS, au milieu d’un autre groupe.

Je vous répète que l’affaire s’est passée devant moi. Le laboureur a présenté sa coquille au prêtre de Neptune, en le priant d’y inscrire le nom de Thucydide. Le prêtre, le plus naturellement du monde, écrivit le nom de Périclès ; mais le rusé paysan savait le nombre de lettres que contient chaque mot : il a compté sur ses doigts, souri, et brisé la coquille.

MÉNON.

Tes yeux t’ont trompé.

PÆONIOS

Mes yeux sont plus clairs que ton âme, Ménon, car il n’y a pas de voile plus épais que la superstition.

ALCAMÈNE.

Il serait juste que ceux-là seuls qui savent écrire prissent part au vote.

AGORACRITE, mêlé à un troisième groupe.

L’infortuné Pasion ! Il s’était cependant donné beaucoup de mal pour gagner des voix.

PRAXIAS.

Si vous l’aviez vu raser la muraille quand il nous a rencontrés ! Il allait s’esquiver, je l’ai saisi par son manteau : « Où fuis-tu, Pasion ? Le moment est venu de montrer à Thucydide ta fidélité. Cours lui acheter ses biens à vil prix. »

COLOTÈS.

N’as-tu point été cruel envers un vaincu ?

PRAXIAS.

Cruel ? Tu ignores de quel métal sont faites les entrailles d’un banquier. Il m’a remercié et s’est précipité tout joyeux vers la demeure de Thucydide.

AGORACRITE.

Voici Périclès et Phidias qui reviennent de l’assemblée. Ils s’arrêtent sur le Seuil. Non, Périclès continue son chemin. (Phidias entre. Tous s’empressent au-devant de lui et le félicitent,)

PHIDIAS.

Ma joie est aussi vive que la vôtre, et avec nous se réjouiront tous ceux qui aiment leur patrie, car un grand citoyen, qu’elle pouvait perdre, lui a été conservé ; mais le temps des paroles est passé : à l’œuvre, mes amis !

TOUS.

À l’œuvre ! à l’œuvre !

PHIDIAS.

Tout est prêt, les matériaux vous attendent, le marbre, l’ivoire, l’ébène, le cèdre, l’or, les pierres précieuses. Seule, la confiance manquait : maintenant l’avenir vous appartient. Ictinus, tu peux achever le Parthénon, et montrer aux Doriens qu’il est des beautés supérieures à celles qu’ils nous ont enseignées. Mnésiclès, tu nous donneras des propylées qui feront oublier ceux de l’antique Égypte. Corœbus, Eleusis attend de toi un sanctuaire digne des mystères qu’elle célèbre. Qui veut rebâtir le temple de Sunium ? Qui reconstruira celui de Rhamnonte ? Tous les édifices que Xerxès a brûlés, nos pères en respectaient les ruines, pour entretenir leur haine contre les barbares. Nous nous vengerons plus noblement en les remplaçant par des chefs-d’œuvre. Athènes n’aura été rasée par les Mèdes que pour se relever par nos mains, rajeunie, éclatante, la plus belle parmi les villes grecques. Nous ne négligerons pas pour cela le souvenir de nos victoires. Tu sais, Métagène, que les mâts conquis à Salamine formeront la toiture du théâtre que tu prépares.

ALCAMÈNE.

Heureux les architectes qui suffiront à peine à tant d’entreprises !

PHIDIAS.

Non moins heureux les statuaires et les peintres, car c’est pour eux que les architectes travaillent ! A mesure que les monumens s’achèveront, vous les couvrirez de sculptures et de couleurs brillantes ; vous y tracerez l’histoire des hommes et celle des dieux. Plus puissans que les poètes, vous donnerez la vie à tout ce qu’Athènes chérit ou vénère. Sur la frise du Parthénon, vous représenterez la ville de Minerve célébrant les panathénées. Tandis que les autres pays consacrent l’image de leurs rois, c’est l’image d’un peuple entier que vous transmettrez à la postérité. Combien est douce la tâche qui vous est tracée ! Libres au milieu d’un peuple libre, nous n’avons qu’à produire sans contrainte les œuvres les plus propres à honorer notre patrie. Il n’y a plus devant nous d’obstacles : aucun tyran ne nous impose ses caprices ; Périclès nous invite à nous diriger nous-mêmes ; le trésor de la république nous est ouvert ; le temps, qui est la condition des grandes choses, ne nous est pas mesuré plus que l’argent. Jamais une occasion aussi favorable ne s’est présentée aux artistes, jamais artistes n’ont été mieux préparés à profiter d’une telle fortune. Que chacun oublie donc son intérêt pour tourner toutes ses pensées vers la gloire commune, car c’est sa gloire qu’Athènes nous confie. Illustre par ses guerriers, illustre par ses poètes et ses orateurs, elle nous demande une couronne nouvelle : nos œuvres feront son ornement le plus durable et l’admiration de l’univers. Les manuscrits sont dévorés par les flammes, les langues se corrompent, les victoires sont effacées par des défaites, les peuples sont mortels aussi bien que les hommes qui les composent. Si Athènes doit succomber un jour, le Parthénon restera pour attester à des peuples nouveaux que la puissance d’Athènes n’était point une fable, et que son génie n’est point un mensonge. La science perverse des âges inventera peut-être des moyens capables de renverser ce que nous croyons élever pour l’éternité ; mais les ruines mêmes seront encore un défi qui fera pâlir nos rivaux, et des modèles qu’ils n’égaleront jamais. Les barbares apprendront qu’il est des beautés immortelles que l’on peut mutiler, mais qui ne savent point vieillir. — Et maintenant, mes amis, montons à l’Acropole !


BEULE.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 mars 1860, l’article sur la Jeunesse de Phidias et la date de sa naissance (496 avant Jésus-Christ).