L’Atelier d’Ingres/Chapitre XXVII

G. Charpentier (p. 277-288).


XXVII

CONCLUSION.


J’ai essayé de peindre l’homme dans les pages qui précèdent ; qu’il me soit permis maintenant d’exprimer mon opinion, tout humble qu’elle peut être, sur l’artiste qui restera une des gloires de l’école française.

On a dit que M. Ingres était un Grec du temps de Périclès égaré dans le dix-neuvième siècle. Cette pensée me paraît plus ingénieuse que juste. Un homme aussi ennemi de l’idéal, un amant aussi déclaré de la nature, quelle qu’elle soit, ne pouvait être un Grec qu’à certaines heures, grâce à son instinct merveilleux d’assimilation.

Au quinzième siècle, il eût été peut-être Masaccio ; ce qu’il fut à coup sûr, c’est un révolutionnaire.

Comme tous les révolutionnaires convaincus, il ne se crut que réformateur, ne prévit pas ce que pourraient devenir entre les mains d’hommes moins habiles les doctrines nouvelles qu’il répandait. Il ne pensa pas, enfin, à la suite qu’il entraînerait après lui, pour ne pas me servir du mot consacré aujourd’hui.

L’opposition qu’il fit à son maître David fut si prompte, que les œuvres qu’il exécuta avant son départ pour l’Italie fournissaient déjà les preuves d’une recherche plus intime du vrai.

Cette force de conviction devait être bien grande chez M. Ingres, pour qu’il pût indiquer dès son début, au milieu des artistes déjà célèbres qui l’entouraient, la route qu’il voulait suivre, et qu’il a suivie, malgré les critiques, malgré les moqueries, malgré la misère.

La vue des grands maîtres italiens ne fit que développer davantage cette tendance profondément innée en lui, et, comme il le dit un jour devant nous, lui fit reconnaître qu’on l’avait trompé. Dès lors, rien ne put l’arrêter, et ses ouvrages portèrent le premier coup à l’école d’où il était sorti.

M. Ingres fut un amoureux de la nature, et, comme tous les amoureux, devint aveugle sur certains défauts inhérents aux plus belles choses. Ces défauts, il serait plus juste de dire ces côtés individuels de la nature, il osait les aborder franchement, et savait les rendre intéressants par l’interprétation qu’il en faisait, autant que par sa merveilleuse exécution.

Aussi, pendant que l’école de David brillait de son éclat le plus vif en ne cherchant le beau que dans l’antiquité et en ne laissant presque plus rien d’humain subsister dans son imitation adoucie de la nature, on peut juger de l’effet défavorable que produisirent les œuvres d’un homme qui venait protester contre tout ce qui enthousiasmait le public, et renverser les principes fondamentaux d’une école en si grande faveur.

Cet homme fit plus qu’étonner : on ne comprit pas. Il est difficile, en effet, de s’imaginer la différence complète qui existait, pour des yeux habitués à un autre point de vue de l’art, entre les œuvres de M. Ingres et celles de ses contemporains. Je ne crains pas d’affirmer que cet aspect de vérité produisait sur le public de ce temps-là l’effet que nous causent certaines œuvres de la jeune école actuelle, en admettant que de pareilles choses puissent se comparer.

J’ai dit que cette impression fut produite sur le public, car les artistes, naturellement, sans l’avouer peut-être, comprirent tout de suite. Quelques-uns furent effrayés, la plupart admirèrent sincèrement ; j’en pourrais citer des preuves nombreuses[1]. Aujourd’hui, les yeux s’y sont faits, on en a vu tant d’autres ! et M.  Ingres est devenu pour beaucoup de gens le type de la pureté classique : oui, si l’on applique la dénomination de classiques aux artistes du quinzième et du seizième siècle ; non, si on la restreint, comme beaucoup le faisaient à cette époque, à l’école seule de David, dont M. Ingres répudia toute sa vie les principes. Cela est si vrai, que les premiers admirateurs de M. Ingres furent les Géricault, les Delacroix, toute cette nouvelle école qui voulait secouer le joug de l’Institut, et qui saluait un maître en M. Ingres, comprenant qu’elle pourrait vaincre avec un tel homme.

Plus tard, quand la cause fut gagnée, il y eut une scission, qui dégénéra en lutte entre les dessinateurs et les coloristes, et c’est aux coloristes que fut donné le nom de romantiques. Mais je maintiens qu’il faut prendre ce mouvement de plus haut et de plus loin.

Je ne dirai donc pas que M. Ingres ait été romantique ; mais ce que j’affirme, c’est qu’il n’a jamais été classique dans le sens qu’on prêtait à ce terme ; la seule expression qui lui convienne est l’expression toute récente de réaliste. J’ajouterai qu’il a été réaliste à la manière de Masaccio, de Michel-Ange, de Raphaël.

M. Ingres fit non-seulement le premier la révolution dont je parle, mais il eut, avant tous les jeunes gens d’alors, le goût de choses fort méprisées à cette époque, et qui ont pris depuis une place, peut-être trop élevée, dans l’admiration. On a toujours attribué aux romantiques l’espèce résurrection du moyen âge ; avant qu’ils fussent nés, M. Ingres avait non-seulement représenté des sujets de ce temps-là, mais, pour les représenter, il avait même emprunté à l’art primitif une certaine raideur naïve qui ne manque pas de charme, et qui donne à ses tableaux, d’une science archéologique complète, cette couleur locale si en honneur dans la nouvelle école. Où peut-on la trouver observée avec plus de soin que dans son Entrée de Charles VII à Paris, dans sa Française de Rimini, dans son Henri IV jouant avec ses enfants ? Aussi, pour le public d’alors et pour les plus illustres critiques, c’étaient des pages enlevées à des missels. On en était encore aux troubadours de pendule et au gothique de l’Opéra-Comique… avant M. Perrin.

J’irai plus loin : les peintures japonaises qu’une jeune et nouvelle école croit avoir découvertes, M. Ingres les admirait il y a soixante ans ; la preuve en est dans le portrait de madame Rivière et dans l’Odalisque Pourtalès, dont les critiques disaient : « Cet ouvrage ressemble à ces dessins coloriés qui ornent quelquefois les manuscrits arabes ou indiens. »

Que n’ai-je à ma disposition tous les documents nécessaires ! Il serait bien curieux de voir les jugements que l’on portait sur un homme considéré aujourd’hui comme classique. Je puis au moins citer de souvenir cette phrase d’un article de M. de Kératry sur l’Odalisque dont je viens de parler : « C’est sans doute pour montrer à M. Ingres à quel point il s’est trompé, que l’on a placé dans le grand salon l’odalisque peinte par ce jeune homme. »

Ce même M. de Kératry, qui est resté dans ma mémoire comme le plus aimable et le plus spirituel vieillard, me disait un jour en me parlant de cette œuvre de mon maître : « Son odalisque a trois vertèbres de trop. »

Il avait peut-être raison. — Et après ? qui sait si ce n’est pas la longueur du torse qui lui donne cette forme serpentine saisissante au premier abord ? Dans des proportions exactes, aurait-elle un attrait aussi puissant ?

Son dessin, on le voit, était alors attaqué, comme ses tendances. C’est pourtant le mérite qu’on lui conteste le moins à présent ; mais ceux qui le lui accordent dans le public, et même dans le public éclairé, se doutent bien peu de ce que c’est que le dessin. On entend généralement par une chose bien dessinée une figure correcte ayant le nombre voulu de têtes (le corps humain, d’après les règles, se divise en huit parties de la dimension de la tête), dont tous les muscles sont à leur place, et chaque membre en rapport mathématique avec les autres. Rien de tout cela ne constitue une figure bien dessinée. — La photographie donne cette exactitude complète, et personne n’a l’idée d’avancer qu’une photographie est bien dessinée. — Ce qui constitue le dessin, aussi bien que la couleur, c’est l’interprétation que fait un artiste des objets qu’il représente, selon l’impression produite sur lui par certaines beautés ou certains côtés qui lui paraissent beaux, sur lesquels il appuie, qu’il rend visibles pour des yeux moins exercés, et qu’il parvient à imposer par la force de son génie.

Cette impression que reçoit de la nature un grand artiste, et qu’il nous rend palpable par les moyens qu’il a entre les mains, doit nécessairement varier à l’infini, selon les hommes, selon leur tempérament, leur âme. Si l’exactitude était le dernier mot du dessin, la dissemblance entre les artistes n’existerait pas. Imaginez dix grands peintres faisant le même portrait. Ces dix portraits ressembleront tous au modèle ; il n’y en aura pas deux qui se ressemblent comme dessin ni comme couleur. Ce serait pour les peintres, et pour les sculpteurs surtout, une affaire de compas. Nous n’aurions plus cette variété si grande dans la manière de dessiner de Michel-Ange, de Raphaël, de Léonard de Vinci, ni la couleur de Paul Véronèse si différente de celle du Titien et de celle de Rubens.

Heureusement, ces grands artistes se sont peu souciés de l’exactitude. Ils ont traité la nature haut la main ; les fautes de dessin, les plus grossières inexactitudes, les exagérations et les additions de muscles abondent dans Michel-Ange… Je rougis de traiter de fautes ces incorrections sublimes d’un des plus grands génies de l’art.

M. Ingres, comme ces admirables artistes, a mis de côté la science académique apprise à l’école ; il s’est fait un dessin à lui, d’une correction douteuse, bizarre, si l’on veut, mais bien à lui, qui rend son impression et nous force à la partager.

Qu’un artiste soit porté par son goût vers la forme ou vers la couleur, l’important est qu’il voie la nature sous un aspect nouveau, et qu’il parvienne à imposer sa manière de voir ; il n’est un maître qu’avec cette faculté. Tous les artistes illustres l’ont possédée, mais ils n’ont pas été plus matériellement vrais, plus exacts, les uns que les autres.

Si le public, sans s’y connaître, accorde à M. Ingres la qualité de dessinateur, il lui refuse complétement, par contre, celle de coloriste. — Là encore, il se trompe. — Non que je veuille trouver en M. Ingres cette qualité au même point que chez ceux qui, pour l’obtenir (je parle des modernes), ne vont pas beaucoup plus loin qu’une ébauche ; cependant je dois dire que ses tableaux ont une gamme de tons sobres qui n’est pas de l’impuissance, mais plutôt la conséquence des autres grandes qualités de ses œuvres.

En France, une chose spirituellement dite a bientôt force de loi. On trouva dans l’anagramme du nom Ingres les mots : en gris. Dès lors M. Ingres a fait gris, le gris était sa couleur de prédilection, il faisait communier ses élèves avec du gris. — C’était amusant, spirituel, mais rien de plus. Il n’en est pas moins vrai que beaucoup de personnes sont encore persuadées de la vérité de cette critique, ou plutôt de cette boutade d’un homme d’esprit[2], qui n’en croyait pas un mot lui-même.

Je dirai plus : M. Ingres est arrivé souvent au charme de la couleur, car il était loin d’y être insensible, et j’en citerai pour preuves la Chapelle Sixtine et une Odalisque assise de dos sur le coin d’un lit, et dont la tête est en profil perdu.

Je pourrais appuyer mon jugement sur l’opinion de Ricard, grand appréciateur de la couleur et coloriste lui-même à un haut degré, qui me disait un jour devant cette toile, avec sa vivacité méridionale : « Et l’on prétend que cet homme n’est pas coloriste ! Eh bien ! savez-vous une chose ? c’est que je ne connais rien chez les Vénitiens, et je les connais, à mettre au-dessus de cela. »

Mais je ne veux pas accorder plus d’importance qu’il ne faut à ces rencontres heureuses, qui prouvent seulement que deux qualités souvent séparées peuvent aussi se trouver réunies chez les grands artistes.

C’est dans l’ensemble de son œuvre, si complétement original, que la supériorité de M. Ingres apparaît vraiment ; c’est dans cette persévérance, à atteindre un but qu’il avait devant les yeux, et dont rien n’a pu le détourner un instant.

Jamais un moment de faiblesse ou d’hésitation. — Il allait devant lui, luttant contre mille obstacles, avec ce respect, ce culte de l’art, qui le maintenait dans une honnêteté d’artiste dont il est peu d’exemples.

Dès ses débuts, pas une œuvre n’est sortie de chez lui sans qu’il crût pouvoir la signer ; il n’y mettait son nom que lorsqu’il croyait avoir fait bien ; dans le doute, il recommençait. Parmi ses milliers de croquis, pas un qui dénote la négligence, la hâte de terminer et d’apporter les vingt francs, prix de ces merveilleux portraits, dans un ménage où ils étaient attendus parfois pour avoir du pain.

Il faut remonter bien haut, jusqu’aux maîtres anciens, pour trouver l’analogue d’une vie aussi exclusivement vouée à l’art que l’a été celle de M. Ingres. — Ce n’est plus de notre temps. — Mais aussi, en dehors de la peinture, de la musique, des arts enfin, rien de ce qui existe pour les autres n’existait pour lui.

Cette volonté de fer et cette foi inébranlable n’auraient pas suffi pour surmonter tous les obstacles accumulés devant lui, s’il n’avait été doué, comme les hommes de génie, d’une puissance d’exécution que personne ne lui conteste, qu’on a pu lui prendre, mais qui était bien à lui.

Je crois fermement qu’en ramenant l’art à un accent plus vrai de la nature, M. Ingres a renversé l’école de David, et a fait naître par cette révolution le réalisme qui nous déborde aujourd’hui. Mais qu’importe ? Faut-il reprocher à Michel-Ange toute la suite de Bernins qu’il a créés ? Tant pis pour les Bernins, et pour ceux qui les admirent ! Michel-Ange disait : « Mon style est destiné à faire de grands sots. » C’est le sort destiné aux imitateurs.

Quant aux natures puissantes et inventives, elles ne doivent leur éclat ni aux écoles ni aux doctrines qu’on y professe : il n’y a pas d’exemple d’un grand peintre ayant suivi la voie de son maître.

Les écoles, les traditions peuvent faire des artistes habiles, elles ne font pas des artistes de génie. La nature seule a ce privilège, dont malheureusement elle ne nous a pas donné le secret, et, sans se soucier des règles ni des préceptes, elle fait apparaître de loin en loin quelques hommes d’élite qui font l’honneur et la gloire de leur temps.

Ingres était un de ces hommes-là.


FIN.
  1. Lettres de Gérard.
  2. Laurent Jan.