L’Atelier d’Ingres/Chapitre XXIV

G. Charpentier (p. 241-245).


XXIV

COPIE D’UN PORTRAIT.


Qu’il me soit permis de dire comment je fus chargé de faire la copie du portrait de M. Bertin ; je pourrai satisfaire ainsi mon désir de raconter un trait d’affectueuse bonté de M. Bertin à mon égard, et remplir auprès de toute sa famille un devoir de gratitude pour les témoignages d’amitié que j’en ai reçus.

J’avais toujours remarqué l’intérêt que M. Bertin prenait à mes travaux et à mon avenir. Un jour que je me promenais avec lui dans son beau parc des Roches, il me dit à brûle-pourpoint :

« Mon cher ami, je ne suis pas aussi riche qu’on le croit ; mais je veux me passer une fantaisie : je veux avoir une peinture de vous. J’ai là une somme de… à votre disposition ; cela paiera votre modèle — une étude, une tête, n’importe quoi. Je voudrais vous offrir plus que cela ; mais nous ne sommes plus au temps où je commandais l’Atala à Girodet. »

Je ne puis dire combien je fus touché. Je le remerciai, tout confus de cette pensée flatteuse, et bien reconnaissant d’un service si délicatement offert.

J’allais me livrer à ce travail avec une ardeur bien naturelle, lorsque la mort de M. Bertin mit fin à tous mes projets.

Je ne saurais dire, avec autant d’autorité que ceux qui ont fait son éloge, ce qu’il y avait de bonté, de noblesse, de grandeur, dans le caractère de cet homme distingué ; je dirai du moins que je l’ai pleuré du plus profond de mon cœur.

Une année environ après, Armand Bertin, son second fils, me pria un jour de passer chez lui, et me dit, à mon grand étonnement, que son père avait contracté une dette envers moi.

« Je veux l’acquitter, ajouta-t-il, et la somme qu’il avait destinée à un ouvrage de vous est à votre disposition ; mais, puisque vous n’avez pas commencé, je vous avouerai que ce que je désirerais surtout, c’est une copie du portrait d’Ingres, qui, vous le savez, appartient à Édouard, comme aîné de la famille. »

Je m’étais imaginé que cette petite affaire s’était passée entre M. Bertin et moi, et que, lui mort, il ne pouvait plus en être question. Je fus surpris et reconnaissant.

Je me mis à exécuter cette copie avec toute l’exactitude dont j’étais capable ; mais je n’attendais pas sans une certaine anxiété le jour où le maître la jugerait. Je me rappelais ce que madame Ingres avait dit devant moi : « Ingres prétend qu’on ne peut pas le copier. » Cela n’était pas rassurant. Enfin, ce moment arriva ; et, après quelques minutes d’un examen approfondi, M. Ingres, se retournant vers moi, me dit :

« Je la signerais… et je vous remercie du soin, du talent, ajouta-t-il, que vous avez mis à mon service, et que du reste je devais attendre de vous. »

Rien n’est moins difficile que de faire une copie, surtout d’après l’ouvrage du maître qui vous a enseigné ; mais je fus satisfait pour Armand Bertin de ces paroles élogieuses, dont je ne pris pour moi qu’une part très-restreinte.

Tout à coup, se tournant de mon côté, M. Ingres me dit, à notre grande stupéfaction :

« Pourquoi n’avez-vous pas essayé un autre fond… un fond verdâtre ? »

Armand Bertin ne dissimula pas une marque d’étonnement, et je ne pus m’empêcher de sourire, car je lui avais dit, quelques jours avant, que si, par malheur, M. Ingres n’existait plus, je me serais permis de modifier le fond et de le faire plutôt d’un ton verdâtre. Ce hasard qui me faisait me rencontrer avec le maître, nous frappait tous les deux ; mais je pus expliquer l’effet que nous avaient produit les paroles de M. Ingres, en lui disant :

« Comment avez-vous pu supposer, Monsieur, que je me permettrais de faire un changement, même le plus insignifiant, à une œuvre de vous, à plus forte raison un changement de cette importance ?

— C’est vrai… c’est vrai… vous avez raison ; mais je regrette pourtant que cet essai n’ait pas été tenté. Il est trop tard maintenant. C’est très-bien, et merci encore de ce témoignage d’affection que vous m’avez donné. »

À ce propos, j’ajouterai quelques mots aux réflexions que j’ai déjà faites sur les copies.

J’ai revu ma copie[1] du portrait de M. Bertin assez longtemps après l’avoir faite. Je l’ai trouvée noircie. Lorsque je la fis, le portrait avait déjà pris une teinte plus foncée, les tons violacés avaient disparu : il avait fait son effet, ou à peu près. Pour copier ce que j’avais devant les yeux, je dus me servir de tons semblables à ceux de l’original, mais qui noircissent d’autant plus qu’ils étaient, quand je les employai, du ton de ceux qui avaient déjà poussé au noir. — Il est donc bien difficile d’être certain qu’une copie faite d’après un ancien maître restera toujours telle qu’on l’a peinte.

On connaît les copies de Bon Boulogne d’après les fresques de Raphaël. Elles ont dû être du ton des fresques quand elles ont été faites ; à l’heure qu’il est, elles ont poussé au noir, comme il arrive aux vieux tableaux à l’huile. On peut juger de l’inexactitude du ton en les comparant aux fresques, qui ont gardé leur coloris primitif. La belle copie de Baudry d’après Raphaël conservera-t-elle cette exactitude de ton qu’elle avait lorsqu’elle fut faite ? On en jugera dans quelques années.

N’est-ce point encore une objection à opposer au système des copies ?

  1. Cette copie appartient à madame Léon Say, fille d’Armand Bertin.