L’Atelier d’Ingres/Chapitre XXII

G. Charpentier (p. 218-229).


XXII

MAÎTRE ET ÉLÈVES.


J’ai parlé de quelques camarades que j’avais retrouvés en Italie, entre autres de Sturler, qui, habitant Florence depuis trois ou quatre ans, s’était presque italianisé. Il fut pour moi un guide fort utile et un hôte des plus obligeants, car il voulut bien mettre à ma disposition son bel atelier de la via delle Belle Donne. J’ajouterai que son esprit d’une vivacité et d’une originalité excessives, ses bizarreries même, donnèrent à nos petites réunions un entrain dont elles auraient peut-être manqué sans lui.

Je citerai encore un autre élève de l’atelier, Mottez, dont Sturler me fit faire la connaissance, et avec lequel je n’ai cessé de conserver depuis les meilleures et les plus affectueuses relations. M. Ingres lui témoigna toujours une grande amitié : un fait qui se passa entre eux, et qui rentre dans le cadre de ces souvenirs, me permet de m’étendre un peu plus longuement sur lui.

Dès le premier moment, j’avais remarqué sa bonhomie charmante et sa franche et spirituelle gaieté. Depuis, j’ai pu apprécier les sérieuses qualités de son cœur. J’ai connu peu d’hommes d’un caractère si naïvement original, bon, dévoué, toujours content, ou du moins paraissant toujours l’être. Il travaille sans penser au succès, sans se soucier de l’opinion des autres. Ce sentiment, chez les artistes, est souvent affecté, mais alors facile à reconnaître ; chez Mottez, il est sincère à n’en pas douter.

Je pourrais lui dire pourquoi, avec tout son talent, parmi des œuvres souvent excellentes, il ne s’en est pas trouvé qui aient absolument frappé le public ; mais il me regarderait avec son gros rire, sans changer un iota à sa façon de faire. Je ne l’en considère pas moins comme celui des élèves de M. Ingres qui a su conserver, en quittant l’atelier, l’individualité la plus complète. Il a été lui. Bons ou mauvais, ses tableaux sont de lui, lui seul peut les signer : c’est un bien grand mérite, et bien rare.

Copieur enragé, il aurait pu composer un musée de ses admirables copies. Celles surtout qu’il a faites d’après les Vénitiens, sont des chefs-d’œuvre, et me confirment dans mon opinion sur l’inutilité de ce genre d’étude. Ses tableaux, dans une gamme argentine et claire, ne peuvent pas faire supposer qu’il ait sur sa palette les tons vigoureux et chauds que l’on admire dans ses copies.

Il s’éprit en Italie de la peinture à fresque, fit de nombreuses recherches, traduisit même un traité sur cette peinture par Cellino Cellini, exécuta beaucoup d’essais en ce genre, et voulut introduire en France, ou plutôt y acclimater cette manière de peindre ; malheureusement, il le fit avec un peu de précipitation : les murs qu’on lui confia, humides et salpêtrés, ne pouvaient supporter de décoration d’aucun genre ; sa peinture ne résista point. Au Campo-Santo même, et dans mille endroits, la fresque se dégrade en Italie. Il y a de plus à Paris, pour des peintures religieuses et extérieures, un cas de destruction facile à prévoir, immanquable, celui d’une révolution, où les pierres et les balles ont aussi vite raison d’une œuvre d’art que le salpêtre le plus invétéré. Que de peine, de science et de talent perdus pour le pauvre artiste !

C’est à Mottez que je dois les renseignements dont je me suis servi pour exécuter la fresque de l’église de Saint-Germain en Laye. Non-seulement il m’apprit tout ce qu’il savait au point de vue matériel, mais il peignit devant moi, et me fit peindre sous ses yeux dans son porche de Saint-Germain l’Auxerrois. Comment oublier ces services si rares, si peu de notre temps, s’ils ont jamais été d’aucune époque ?

J’arrive à la scène qui eut lieu entre M. Ingres et lui, au moment où il se préparait à quitter Rome. Elle est caractéristique, et peint bien les deux hommes. Mottez avait prié M. Ingres de venir voir à son atelier quelques ouvrages exécutés pendant son séjour en Italie. J’ai dit que M. Ingres avait une grande affection pour Mottez ; il avait aussi une véritable sympathie pour son talent. Il se rendit donc à cette invitation et examina, avec beaucoup d’intérêt, tout ce qu’il avait devant les yeux, même ces nombreuses et belles copies faites d’après tous les coloristes du monde. Tout autre que Mottez peut-être n’aurait pas pu s’y fier. Enfin, M. Ingres admirait de grand cœur, quand son attention fut attirée par une étude faite à fresque sur le mur.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il brusquement à Mottez…

— Une étude que j’ai faite d’après ma femme.

— Je vois bien… Eh bien ! vous allez laisser cela sur le mur ?

— Mais, Monsieur, comment faire ? Il serait très-dispendieux de la faire détacher et de l’emporter.

— Ainsi ce sera perdu ? Eh bien ! moi, je la ferai enlever, si vous ne le faites pas ; c’est un chef-d’œuvre ! c’est comme André del Sarte. »

Et M. Ingres marchait en gesticulant et en poussant des exclamations sans suite. « Laisser cela sur le mur !… c’est impossible, je ne le souffrirai pas ! »

Mottez ne put le calmer qu’en lui disant que, s’il jugeait vraiment que cette étude fût digne d’être conservée, il s’empresserait d’obéir à son désir, qui était pour lui un ordre des plus flatteurs. Un de ces habiles ouvriers italiens fut chargé de l’opération très-délicate, et Mottez rapporta en France ce beau portrait que j’ai admiré souvent à son atelier, où il me raconta l’aventure en riant comme toujours, et sans en tirer la moindre vanité.

À l’heure qu’il est, Mottez, en vrai philosophe, vit retiré au fond de la vallée de Bièvres, avec son fils, charmant et intelligent garçon. Il fait sa peinture, cultive son jardin, fabrique lui-même son vin, qu’il trouve excellent, mais qu’il a le bon goût de ne pas offrir à ses amis, lorsqu’il les reçoit. — Ce séjour à la campagne nous prive un peu du plaisir de nous voir aussi souvent, mais ne nous empêche pas de nous aimer toujours.

Avec de pareils amis et autant d’éléments de distraction en tous genres, on peut imaginer la vie agréable et douce que je menais ; peut-être même était-elle un peu trop mondaine. J’aurais pu employer plus utilement mes soirées à des lectures, à des études dont les bienfaits se seraient fait sentir plus tard ; mais, à vingt-cinq ans, il est difficile de ne pas subir des entraînements qui n’ont jamais, du reste, dépassé certaines bornes, grâce à l’amour que nous avions de notre art. Il n’y a guère que l’homme qui ne fait rien et n’a de goût prononcé pour rien, qui puisse, à l’âge où nous étions, courir de vrais dangers.

Pourtant, cette vie si charmante et si calme fut troublée un moment, et notre maître en fut la cause.

Un jour que nous étions à dîner, nous vîmes entrer dans notre petite salle de la Luna un de nos camarades, plutôt l’ami que l’élève de M. Ingres, car je ne puis pas dire que j’aie vu un coup de crayon de lui ; mais il était fort instruit, et avait séduit M. Ingres par un certain aplomb de pédagogie, et l’aplomb imposait toujours à M. Ingres ; aussi emmenait-il Franck (c’est ainsi que je le nommerai) dans toutes ses petites tournées. Je ne crois pas que ce garçon fût méchant ; mais il avait un besoin de bavardage, de ragots de portière, comme nous disions, qui le rendait presque dangereux.

Quand il entra, nous eûmes tous la pensée que M. Ingres n’était pas loin ; en effet, il nous annonça qu’il le précédait de quelques jours, et qu’ils allaient passer ensemble les chaleurs dans le nord de l’Italie.

Pourquoi fûmes-nous abattus, consternés, ce que Franck vit bien, et ce qui le fit sourire ? C’est que nous nous sentions tous sur la conscience quelques péchés plus ou moins gros, qu’il faudrait confesser au maître ; malgré notre âge, et quoique nous pussions nous considérer comme émancipés, nous étions toujours devant lui bien petits garçons, et nous n’avions jamais cessé de conserver en sa présence l’attitude réservée d’élèves.

Sturler faisait une grande page d’un style plus gothique que grec ; moi, j’avais entrepris une petite composition d’après une légende florentine ; et Franck, qui le savait déjà, je ne sais comment, nous lança à ce sujet des épigrammes comme venant de M. Ingres.

« Ces messieurs sont à Florence, aurait-il dit ; moi, je suis à Rome… Vous entendez, je suis à Rome. Ils étudient le gothique… Je le connais aussi… je le déteste[1]… Il n’y a que les Grecs ! »

Ces discours augmentaient encore la crainte que nous avions de lui montrer nos essais.

Franck continua ainsi sur ce ton pendant quelques instants ; peut-être en racontait-il plus que n’en avait dit M. Ingres, et le rapportait-il autrement ; mais, dans tous les cas, il fit si bien que nous décidâmes, Sturler et moi, que nous n’irions pas rendre visite à M. Ingres.

Je ne veux pas m’étendre sur les torts que M. Ingres eut dans cette occasion, surtout à mon égard, et je ne me sens pas la force d’accuser un homme que la passion entraînait souvent, mais qui n’aurait pas été peut-être ce qu’il fut, sans cette passion même ; d’ailleurs, les regrets qu’il me témoigna, mais surtout mon admiration pour l’artiste, et ma reconnaissance pour le maître, m’ont fait depuis longtemps tout oublier.

Je n’entrerai donc pas dans les détails d’une affaire que je n’ai rappelée que parce qu’elle amena une scène fort curieuse, où M. Ingres fut avec moi plus expansif que jamais.

J’ai dit que nous avions pris la résolution

d’éviter M. Ingres. Il entra un matin au café Doney, pendant notre déjeuner, s’approcha de nous, mais ne fut pas long à remarquer la façon cérémonieuse avec laquelle nous l’accueillions ; il se douta qu’il y avait quelque chose de peu naturel dans cette réception, parut lui-même embarrassé, et, après quelques mots sur la pluie et le beau temps, nous salua et sortit du café.

Il alla probablement s’enquérir auprès de Franck du motif de cette réception, car, quelques heures plus tard, se présentant chez Sturler, qui n’avait pas voulu rentrer chez lui de la journée, et où il supposait qu’il me trouverait, il laissa au domestique deux mots : « Je prie Amaury de passer tout de suite chez moi. »

Il n’y avait pas à reculer. Je pris donc le chemin de la place de la Trinité, où M. Ingres avait son pied-à-terre.

J’entre. — À peine m’aperçoit-il, qu’il s’élance vers moi, me prend dans ses bras, et me dit les yeux pleins de larmes :

« Mon cher ami, comment avez-vous pu croire que je pouvais vous faire une offense (je vis à l’instant que Franck avait avoué les ragots qu’il nous avait faits) ?… Comment avez-vous pu vous blesser de quelques mots, échappés peut-être dans un moment de mauvaise humeur, surtout mal interprétés et sottement répétés ? Mais ne savez-vous pas bien que vous n’êtes pas un élève pour moi, que vous êtes un fils ?… Pouviez-vous douter de l’estime et de l’affection que j’ai pour vous ? »

J’étais très-ému, très-pale ; je balbutiai quelques mots pour l’assurer que j’étais toujours le plus dévoué de ses élèves, le plus profond de ses admirateurs, et que c’était à lui à excuser l’espèce de froissement que des propos mal et méchamment répétés avaient pu me causer un instant.

Cette scène dura assez longtemps. Il me remercia des sentiments que je lui exprimais, me dit qu’il avait toujours compté sur mon dévouement, dont il était heureux… Enfin, nous finîmes par nous calmer tous les deux ; il me fit asseoir près de lui, et commença à me parler de toutes les merveilles qui nous entouraient. — Je préférais beaucoup que la conversation prît ce tour, et je profitai du petit avantage que j’avais sur lui pour me mettre plus à l’aise et le questionner.

Je lui demandai s’il avait repris ses habitudes à Rome, s’il travaillait, s’il s’y trouvait heureux.

« Certes, me répondit-il, c’est le plus beau séjour pour un artiste… C’est peut-être le seul… Mais croyez-vous, malgré cela, qu’il n’y ait pas lieu d’être offensé, blessé de cette nomination qui me tombe sur la tête, au moment où mon pays commence à m’apprécier ?… Je ne me suis pas fait illusion, mon cher ami ; c’est un exil… Ils m’ont renvoyé, et ce sont mes confrères de l’Institut qui ont fait le coup… Ils avaient peur… et ils avaient raison… Je sais bien que mon Saint-Symphorien n’a pas eu le succès que j’espérais… Il a été mieux que cela… Je l’ai gâté… Mais enfin ! le voir comparé… qu’est-ce que je dis ?… le voir mettre au-dessous d’un tableau que je ne veux pas nommer !… Enfin !… une vignette anglaise… Je ne dis pas le nom… j’estime l’auteur, c’est un homme de talent… c’est un très-galant homme. Je ne le nomme pas… mais enfin !…

« Du reste, j’ai pris mon parti de toutes ces misères. — J’attends, car je crois que ceux qui viendront après nous, me replaceront à ma vraie place… bien au-dessous, c’est vrai, des sublimes artistes qui nous entourent… au-dessus de mes chers contemporains. »

Il prononça ces derniers mots en se passant la main sur la figure, probablement pour essuyer une larme, et se remit, selon son habitude, à tapoter vivement ses genoux de ses deux mains.

Ce petit discours, prononcé d’une façon saccadée et émue, m’impressionna vivement.

À la fin de cette visite, il me parla de ce qu’il avait vu de moi, en me félicitant de mes tendances honnêtes. « Vous ne serez peut-être pas, me dit-il, un peintre… (et alors, faisant le geste d’un homme qui soulève des poids, le poing fermé)… un peintre à la Michel-Ange… Mais… (et changeant d’expression, avec des mouvements arrondis et gracieux) vous avez de l’élégance, de la modestie dans le talent… Vous serez un peintre… aimable. »

J’avais beaucoup de peine à garder mon sérieux en écoutant ses prédictions, et devant sa pantomime si plaisamment expressive. Je le remerciai de l’avenir qu’il me prédisait, et dont je me contenterais bien complétement ; puis je pris congé de lui.

Il devait partir quelques jours après. En me quittant, il m’embrassa encore avec une vive effusion de tendresse, et me reconduisit jusqu’aux premières marches de l’escalier.

  1. Il avait bien changé d’opinion ; car, d’après ce que m’ont dit plusieurs de ses contemporains, il s’enthousiasma en arrivant en Italie pour les maîtres primitifs, s’arrêta à Pise, fit des croquis au Campo-Santo, entre autres, d’après le Christ de Giotto, près de la porte d’entrée, et disait : — « C’est à genoux qu’il faudrait copier ces hommes-là. »