L’Atelier d’Ingres/Chapitre XVIII

G. Charpentier (p. 175-182).


XVIII

M. INGRES À ROME.


La nouvelle de l’arrivée de M. Ingres se répandit bien vite dans le clan des artistes, et les élèves de l’Académie, ainsi que les peintres du dehors qui professaient pour M. Ingres une profonde admiration, s’entendirent pour aller à sa rencontre et lui faire une entrée digne de lui.

Tous les chevaux que nous pûmes trouver furent mis en réquisition, et, formant une cavalcade assez nombreuse, nous allâmes au-devant du maître jusqu’au tombeau de Néron ; mais nous attendîmes en vain. La nuit arrivait fort vite à l’époque où nous étions de l’année, et força chacun de nous de regagner son logis, un peu désappointé. Je ne sais le motif de ce retard toujours est-il que M. Ingres n’arriva que le lendemain du jour où il avait été annoncé.

Le premier dimanche que son salon s’ouvrit, nous nous y présentâmes, Bertin et moi.

Quel changement, grand Dieu ! Était-ce bien là le même palais, le même salon, que je revoyais ? ce salon où j’avais trouvé naguère une si brillante et si élégante société ?

Tout était sombre et morne : une lampe à chaque coin de cette immense pièce, que les tapisseries dont elle est ornée rendent encore plus obscure ; une lampe sur la table, et, près de cette table, madame Ingres tenant un tricot à la main ; M. Ingres, au milieu d’un groupe, causant avec gravité. Mais pas l’ombre d’une femme, des habits noirs seulement, rien qui pût égayer les yeux. De plus, l’attitude de ses élèves avait ce quelque chose de contraint et de gêné que nous conservions toujours devant le maître, et qu’un nouveau directeur ne pouvait manquer d’inspirer aussi aux autres jeunes gens.

C’était lugubre.

Notre entrée causa un petit moment d’agitation. Bertin fut reçu à bras ouverts par M. Ingres, qui me témoigna, à moi, un vrai plaisir de me revoir. Mais bientôt le ton cérémonieux reprit le dessus. Je faisais en vain tous mes efforts pour animer un peu tout ce monde, j’allais serrer la main de mes anciens camarades, je m’approchais de madame Ingres, je la complimentais sur son tricot ; rien n’y faisait : ils avaient tous l’air consterné.

Un mot que je prononçai par hasard nous fit descendre enfin de ces hauteurs glacées.

Je témoignai à M. Ingres nos regrets d’avoir été privés de l’honneur de l’accompagner à son entrée dans Rome, et je citai le tombeau de Néron comme le point où nous avions fait halte pour l’attendre.

« Ah ! me dit-il, vous me parlez d’un endroit qui m’a laissé toujours un bien vif et bien doux souvenir, et cette fois encore j’ai voulu m’y arrêter… Car c’est là, ajouta-t-il, que j’ai vu madame Ingres pour la première fois… C’est la vérité, Messieurs, je ne la connaissais pas… Elle me fut expédiée de France, dit-il en riant, et elle ne me connaissait pas non plus… c’est-à-dire… je lui avais envoyé un petit croquis que j’avais fait de moi…

— Et même, tu t’étais joliment flatté, dit madame Ingres sans quitter son tricot. »

On comprend nos rires, auxquels se mêla M. Ingres avec un spirituel entrain.

Alors il nous raconta en quelques mots l’histoire de son mariage. Il était triste, isolé à Rome ; il fit part à un de ses amis de l’état de spleen où il se trouvait : cet ami avait précisément dans sa famille une jeune personne douée de toutes les qualités qui pouvaient assurer son bonheur ; tout fut arrangé par correspondance. Un jour, on lui annonça que sa fiancée allait partir pour Rome, et qu’il eût à l’attendre. La date était précise. M. Ingres alla au-devant d’elle jusqu’au tombeau de Néron, et là, il vit descendre d’un voiturin la femme qui allait être la sienne. « Et qui a tenu, ajouta-t-il en la regardant, toutes les promesses de son ami, et au delà. »

Ce petit récit, fait par M. Ingres avec une bonhomie charmante, madame Ingres l’écoutant comme une chose toute naturelle, nous parut tout à fait intéressant, et nous ne pûmes que les féliciter bien vivement.

La conversation prit un autre tour ; on parla des merveilles de Rome, des chefs-d’œuvre qui nous entouraient.

« Vous les connaissez tous déjà sans doute, Messieurs, nous dit M. Ingres ; moi, je n’ai encore rien revu. Les tracas d’une installation… Pourtant j’ai été faire ma prière… je n’ai pas besoin de vous dire où… Ah ! Messieurs, c’est plus beau que jamais. Plus je vois cet homme, plus j’y découvre de beautés. Nourrissez-vous-en, Messieurs, prenez-en tout ce que vous pourrez prendre… C’est la manne tombée du ciel, celle qui vous nourrira, vous fortifiera… »

Quand M. Ingres s’animait ainsi en parlant des maîtres, ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, sa tête devenait belle, et je ne pouvais le regarder sans une vraie admiration.

Huit jours après cette soirée, nous étions invités à dîner à l’Académie.

Ce dîner fort étrange devint intéressant seulement vers la fin.

À peine le rôti servi, je compris que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer, à la figure de M. Ingres, à ses tournoiements sur sa chaise, à son tapotement de doigts sur la table. Puis, il ne mangeait plus, et jetait sur madame Ingres des regards furieux, qui finissaient en sourires, quand il pensait qu’on pouvait s’en apercevoir ; madame Ingres impassible, et nous tous consternés, moi surtout, qui, en élève soumis, craignais d’avoir été cause, par quelque parole inconsidérée, d’un état si étrange.

Un mot échappé à un convive mit fin à cette position et changea le cours des idées de M. Ingres.

« Je ne peux pas comprendre, avait dit cette personne, qu’on admire Watteau et qu’on prononce même son nom ici.

— Comment ! s’écria M. Ingres ; savez-vous, Monsieur, que Watteau est un très-grand peintre ! Connaissez-vous son œuvre ? C’est immense… J’ai tout Watteau chez moi, moi, Monsieur, et je le consulte… Watteau ! Watteau !… »

On peut juger de notre position à tous, surtout à cause du malheureux qui avait émis cette opinion. C’était heureusement un ami de M. Ingres, et il put s’en tirer assez adroitement ; mais M. Ingres ne l’écoutait pas et continuait à dire entre ses dents : « Très-grand maître, Monsieur, très-grand maître !… que j’admire !… »

Madame Ingres donna le signal un peu plus tôt probablement, pour mettre fin à cette scène, et l’on se rendit au salon, où j’allai tout de suite savoir auprès d’elle le mot de l’énigme qui m’avait tant occupé.

Elle se mit à rire et me dit : « Vous ne croiriez jamais ce qui l’a mis dans cet état… Eh bien ! je vais vous le dire… C’est parce que j’ai fait servir un rôti de veau… et qu’il n’admet pas qu’on serve ce plat quand on a du monde. Voilà tout. Vous comprenez que, n’ayant pas trouvé autre chose, je me suis dit : Il faudra bien qu’on s’en contente.

— Quel bonheur ! dis-je ; j’avais tellement peur qu’on ne l’eût blessé par quelque mot !

— Pas du tout, me répondit-elle, voilà d’où venait son humeur. »

Je m’empressai, un peu en riant, d’aller rassurer les convives, fort intrigués.

Quelques personnes ne tardèrent pas à arriver, et le salon se remplit à peu près. Les élèves, qui, en général, ne sont invités qu’un ou deux à la fois au dîner du dimanche, descendirent et firent nombre ; mais toujours des hommes ! et par conséquent le même aspect sinistre.

Alors commença cette fameuse soirée de l’Académie, qui se répétait tous les dimanches, et que je n’ai jamais vue varier pendant mon séjour à Rome.

Ambroise Thomas se dirigeait vers le piano. Chacun s’asseyait en silence, M. Ingres au milieu du salon, la tête haute et s’apprêtant à écouter. Alors le silence était complet. Malheur à celui dont la chaise craquait, et certaines chaises en paille de l’Académie étaient sujettes à ces craquements ! M. Ingres se retournait furieux du côté du bruit ; bientôt, l’inquiétude même qu’on éprouvait vous empêchant de prendre une assiette assez solide, le bruit recommençait, et aussi le regard irrité de M. Ingres.

Mais la sonate de Mozart était terminée, et Thomas, échappant à tous les applaudissements, allait se cacher dans un coin, auprès de Flandrin. Certes il pouvait les recevoir, ces applaudissements bien mérités et bien sincères.

D’autres artistes lui succédaient, jouant toujours de la musique vertueuse, comme M. Ingres appelait celle de Mozart, de Beethoven et de Gluck.

Enfin, chacun se retirait, le plus grand nombre en regrettant sans doute les brillantes soirées d’Horace Vernet, moi toujours fort heureux d’avoir vu mon maître et entendu des chefs-d’œuvre si habilement rendus.