L’Atelier d’Ingres/Chapitre XVI

G. Charpentier (p. 163-168).


XVI

IMPRESSIONS DE VOYAGE.


Je ne chercherai pas à rendre les impressions que peut produire un voyage en Italie sur un artiste jeune, très-inexpérimenté, et tout plein encore des illusions et de l’enthousiasme de son âge. Ce serait une suite de ravissements et d’extases qui ne reposeraient pas sur un fond assez solide.

Je suis retourné depuis quatre fois dans ce beau pays, et chacun de ces voyages a modifié du tout au tout mes appréciations premières. N’était-il pas bien naturel que les années, que la comparaison et l’étude plus approfondie des chefs-d’œuvre vinssent apporter dans mes opinions un changement qu’il sera peut-être intéressant de noter, car je crois que la relation d’un voyage en Italie ne peut être complète que si les impressions d’un artiste à ses différents voyages sont naïvement, et je dirai courageusement, consignées ?

Pour moi, au premier moment, j’admirais tout. Je ne croyais jamais qu’il y eût rien de plus beau que ce que j’avais devant les yeux, et je passais le lendemain à une autre admiration, qui ne devait pas être la dernière.

Quand mon esprit fut un peu calmé, quand je pus commencer à faire un choix dans mes admirations, ma jeunesse peut-être m’entraîna vers ce qui était jeune. La naïveté, la grâce me touchèrent plus que le reste. Mon premier voyage fut donc livré au culte des primitifs, avec Beato Angelico pour dieu.

Lorsque je revins en Italie, dix ans plus tard, je compris mieux les hommes du seizième siècle, dont le style, au premier aspect, m’avait semblé contourné et sans vraie grandeur. Je trouvais, je l’avoue avec une sincérité qui a son mérite, plus de caractère dans le dessin de M. Ingres, et, à défaut d’idéal des deux côtés, une personnalité plus accentuée chez mon maître.

Mais aussi quelle part ne faut-il pas faire aux circonstances dans lesquelles on se trouve, à la saison, au ciel pur ou sombre, que sais-je ? Autrement, comment expliquer des impressions si diamétralement opposées devant une chose belle, reconnue telle par tous ?

Comment suis-je resté presque froid, dans mon dernier voyage, devant le Joueur de violon, et n’ai-je plus senti ces battements de cœur qu’il m’avait toujours fait éprouver ? Pourquoi la voûte de la chapelle Sixtine m’a-t-elle enthousiasmé la première fois ? et n’ai-je trouvé, au dernier voyage, de vraiment sublimes que les figures allégoriques de Raphaël, si admirablement copiées par Baudry ?

Comment ai-je pu passer une première fois à Venise, sans être arrêté par la vue du plafond de Paul Véronèse, dans la grande salle du palais des Doges ? et comment l’ai-je proclamé dans mon cœur, à mon troisième voyage, la plus belle œuvre que j’aie vue en Italie ?

Je ne parle ici, bien entendu, que de mes impressions ; je ne porte aucun jugement. Je sais assez du métier de peintre pour comprendre et apprécier les beautés de tous genres qui foisonnent dans ces grands maîtres ; je ne veux constater qu’une variété de sensations qui n’existe pas chez moi seulement, considération qui devrait arrêter souvent les jugements trop absolus, surtout trop précipités.

Aujourd’hui, après avoir à peu près tout vu avec liberté et sincérité, après m’être dégagé peu à peu de ces admirations toutes faites depuis des siècles, et qui ont sur notre jugement une si grande influence, maintenant que l’âge a donné à mes opinions plus de poids et de gravité, en leur ôtant un peu de la passion dont ne peut se dégager la jeunesse, je suis arrivé à cette conviction que c’est chez les Grecs seuls qu’il faut aller chercher le sentiment vraiment grand, vraiment sublime, de l’art. La statuaire grecque serait là pour le prouver, si les peintures de Pompéi et d’Herculanum, qui ne sont probablement qu’un pâle reflet des ouvrages d’Apelles et de Zeuxis, ne témoignaient pas suffisamment de l’élévation et de la pureté d’un art qui laisse loin derrière lui tout ce qui a été fait depuis des siècles, et surtout ce qu’on fait de nos jours. Les Grecs me paraissent avoir seuls compris le but de l’art, ou plutôt n’en avoir eu qu’un seul, et, le jour où l’on s’est écarté de ce but, où l’on a fait des tableaux pour faire des tableaux, on est entré dans une voie de décadence sur laquelle il n’a plus été possible de s’arrêter.

Est-ce ma dernière opinion ? Je le crains, — je n’ai plus le temps d’en changer.

Je me suis un peu écarté de mon sujet. Je reprends le récit de mon premier voyage en Italie.

Je ne fis que traverser Gênes et Pise, et j’arrivai à Florence, où je voulais séjourner quelque temps, sachant que M. Ingres n’arriverait à Rome qu’à la fin du mois de décembre.

Les premiers jours que je passai à Florence me donnèrent de vives inquiétudes pour la suite de mon voyage, et je vis sous un aspect bien triste cette ville où je devais plus tard passer des jours si complétement heureux.

Je ne doute pas que l’excessive animation que je trouvai tout de suite autour de moi, et à laquelle je ne pouvais prendre part, ne fût une des causes de la tristesse qui m’avait assailli.

Je voyageais avec un ami très-spirituel, mais peu amateur des arts, et qui me laissait volontiers passer seul une partie de mes journées dans les églises et dans les musées. Pour cela, je n’avais pas à me plaindre, mon temps pendant le jour étant bien rempli. Mais le soir, ce tête-à-tête que personne n’interrompait, cet isolement dans une foule animée et joyeuse, au milieu de ce monde qui ne paraissait guère connaître d’autre occupation que le plaisir, avait sur nous deux une influence des plus maussades, et qui frisait le découragement.

Surtout à l’heure des Cascines, quand nous voyions passer lungo l’Arno des équipages élégants et de charmantes femmes adressant, de la main, à leurs amis, ce bonjour qui ressemble à un baiser, sans que pas un de ces jolis doigts se dirigeât de notre côté, nous ne pouvions alors dissimuler notre ennui, mon ami surtout, qui ne cessait de me répéter : « Toi du moins, tu as ta peinture ! »

C’était en effet pour moi une compensation bien grande, et les trésors que je découvrais, dont je n’avais eu aucune idée, ces œuvres d’art, ces merveilles qu’on voit à chaque pas, à chaque coin de rue, commençaient à remplir suffisamment ma vie, quand une rencontre que j’eus le bonheur de faire vint rompre notre solitude et ajouter à notre existence un élément plein de charme, et d’un intérêt immense pour moi.

Un soir, au théâtre de la Pergola, j’aperçus de loin Édouard Bertin, que je ne savais pas en Italie. Le mot gracieux qu’il m’avait dit un jour, et que j’ai rapporté, quoique ce fût le seul qu’il m’eût adressé, m’autorisait au moins à le saluer ; je le fis, et quelle ne fut pas ma surprise de le voir se lever, venir à moi et me témoigner par de vives assurances le plaisir qu’il avait à me rencontrer !

Il nous invita, mon ami et moi, à l’aller voir, et nous passâmes alors de charmantes soirées, toutes pleines de causeries intéressantes, de discussions qui eurent sur moi une très-grande influence, et, je crois, très-heureuse.

Peu de temps après cette rencontre, il était convenu que nous l’attendrions et partirions ensemble pour Rome. Il avait reçu de M. Thiers la mission de faire mouler en Italie tous les marbres les plus célèbres.

Ses occupations le retinrent encore un mois à Florence, et, pendant ce mois, mon temps se passa à voir, à dessiner, à admirer.