L’Atelier d’Ingres/Chapitre XII

G. Charpentier (p. 135-140).


XII

LE PLAFOND D’HOMÈRE.


L’ouverture du musée Charles X allait avoir lieu, et le directeur du musée pressait M. Ingres de finir le Plafond d’Homère, qui devait en décorer une salle. Exécuté avec une excessive rapidité, car il ne mit qu’un an à le faire, cet admirable ouvrage ne paraissait pas terminé aux yeux de M. Ingres. Il protesta avec énergie contre la décision qui le forçait de livrer son œuvre inachevée, et il ne la laissa sortir de son atelier que contraint et forcé.

Je crois que l’on peut se féliciter de la violence qui lui fut faite, et dont il était si affecté ; car n’était-il pas à craindre qu’il n’ôtât par des retouches incessantes cette légèreté et cette simplicité d’exécution qui donnent au tableau l’apparence d’une peinture à fresque, dont il a tout le jet ? La preuve que cette crainte pouvait être fondée, c’est que plus tard il ne fit qu’une retouche, qui ne fut pas heureuse selon moi, au manteau de Molière.

Ses protestations avaient été inutiles. Il fallait que le nouveau musée s’ouvrît, et il s’ouvrit à jour fixe. M. Ingres obtint du moins qu’on construirait après l’Exposition un échafaudage, sur lequel il pourrait terminer son tableau. Cet échafaudage lui servit peu, soit qu’il eût trouvé trop gênante la pose qu’il devait y avoir, soit qu’il se fût aperçu que son ouvrage faisait assez bien d’en bas ; toujours est-il qu’il renonça très-vite à ce genre de travail, et ne fit que changer en une étoffe brune unie la draperie à fleurs qui couvrait l’épaule de Molière, et qui avait bien davantage l’aspect de l’époque.

Placé dans la salle la plus sombre du musée, la dernière que traversa Charles X, le Plafond d’Homère fut à peine remarqué.

Le roi, qui craignait peut-être plus la peinture que la musique, était-il fatigué de cette longue promenade et de l’obligation de lever la tête à chaque plafond ? Son entourage crut-il inopportun de lui indiquer cette dernière toile ? Quoi qu’il en soit, M. Ingres nous disait quelques jours après l’ouverture :

« Oui, Messieurs, le roi s’est arrêté dans toutes les salles du musée Charles X, excepté dans la mienne. »

Je n’ai pas besoin d’insister sur le ton dont cette phrase fut dite.

Le public fut, comme le roi, fort indifférent à ce chef-d’œuvre ; il regardait les vitrines, les dorures, levant de temps en temps le nez d’un air fatigué. Quelques artistes seuls, entassés dans le petit coin d’où il était possible de voir l’œuvre de M. Ingres, échangeaient entre eux des expressions d’admiration et d’étonnement.

Plus tard, lorsque je revins d’Italie, je me trouvai dans cette salle avec Édouard Bertin. Ary Scheffer vint nous y rejoindre, et, après quelques instants de contemplation, s’adressant à Bertin :

« Vous qui avez vu l’Italie (Scheffer n’y est jamais allé), dites-moi s’il y a quelque chose d’aussi beau que cela.

— D’aussi beau peut-être, lui répondit Bertin, mais de plus beau… je n’oserais pas le dire. »

On racontait aussi, quand ces salles furent livrées au public, que Delacroix fut si vivement impressionné à la vue du plafond d’Homère, qu’il se fit ouvrir bon gré mal gré la grande galerie, et alla passer une heure devant les Rubens, pour se retremper, disait-il. Il m’a dit à moi qu’avant l’ouverture de la grande exposition de 1855, il était entré un peu en cachette dans la salle d’Ingres :

« J’ai pu examiner de près, par terre, le plafond d’Homère ; je n’ai jamais vu exécution pareille ; c’est fait comme les maîtres, avec rien ; et de loin tout y est. »

Cela me remet en mémoire le mot qu’on attribua à M. Ingres, et qui doit être vrai, car Delacroix m’avait dit, en me racontant cette visite à la salle d’Ingres, avoir été surpris par le maître et en avoir reçu un salut assez froid. À peine Delacroix fut-il sorti, que M. Ingres, appelant un garçon : « Ouvrez toutes les fenêtres, lui criait-il ; ça sent le soufre ici. »

Ce mot peint M. Ingres et tout le sérieux, toute la passion qu’il mettait lorsque l’art était en question ; mais à ceux qu’il ne fera pas sourire, il pourra paraître plus que sévère. Il n’est pourtant que l’expression d’un goût épuré par l’étude du beau, et ce n’est pas le beau, il faut le dire, qui domine dans l’œuvre de Delacroix, je parle de la forme, bien entendu ; de là seulement venait cette haine que M. Ingres ne dissimulait pas.

Ceux, du reste, qui cherchent dans les œuvres d’art autre chose qu’un échantillonnement de tons heureux, ceux qu’un tapis turc charme, mais n’impressionne pas, ont vraiment quelque droit à ne pas placer à une hauteur aussi grande que le font certains critiques le talent incontestable de Delacroix.

Quant aux théories violentes et exclusives de M. Ingres, on pourrait leur opposer celles de Delacroix, qui, moins conséquent, mettait au-dessus de tout les Grecs et Racine, et n’admettait en musique que Mozart et Beethoven. Me trouvant un jour près de lui au Conservatoire, où l’on jouait du Berlioz, il ne put contenir son indignation :

« Cet homme, me dit-il, ne sait pas se renfermer dans son cadre. Voyez Beethoven, s’il en sort jamais. Quelle mesure ! Ici, du bruit, qu’ils appellent de la sonorité, c’est leur mot. »

Et comme il lisait peut-être un peu d’étonnement sur ma figure :

« Oh ! je sais, on me compare souvent à lui ; mais…

Je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Toutes les sorties, quelquefois violentes, de ces hommes de talent ne doivent pas être jugées avec trop de légèreté ; il faut faire la part de la sensibilité excessive de leurs nerfs, des motifs qui agissent sur eux à certains moments.

Je n’ai pas toujours vu Delacroix si enthousiaste d’Ingres, et j’ai entendu souvent ce dernier mettre le talent de Delacroix à part et n’attaquer que sa tendance.

Pourquoi, de tout temps, ces rivalités puériles ont-elles existé ? Pourquoi ces grandes intelligences, au lieu de se jalouser ainsi, ne réunissent-elles pas toutes leurs forces pour atteindre un but noble, élevé ? pourquoi… Mais je ferais sourire ceux qui, comme moi, ont vu de près ces grands hommes, si je continuais l’expression de vœux irréalisables.

Non ; je crois malheureusement qu’on ne verra jamais le calme et la sérénité du génie dominer dans une réunion d’hommes illustres, si ce n’est en peinture, après leur mort, comme dans l’Apothéose d’Homère.