L’Atelier d’Ingres/Chapitre I

G. Charpentier (p. 1-13).

L’ATELIER D’INGRES


I

UNE SÉANCE À L’INSTITUT

. . . . . . . . . . . . . . . .

Le 1er octobre 1825, j’assistais à la séance annuelle de la distribution des prix de Rome, à l’Institut.

Ce fut là que je dus à une circonstance toute fortuite, et j’ajouterai très-heureuse, l’honneur d’être élève d’Ingres.

Je me suis félicité toute ma vie du hasard qui me permit de faire mes premiers pas sous la direction de ce grand peintre dans la carrière que j’avais choisie par goût, et de suivre modestement, sans ambition d’aucune sorte, une voie un peu unie peut-être, sans grands accidents de terrain, déjà battue par d’autres, mais d’autant plus facile et plus douce.

Je venais de finir ma rhétorique. Il fallait songer à me créer une existence : mon père m’engageait vivement à me préparer au baccalauréat ; je saisis une occasion favorable, je pris mon courage à deux mains, et je lui avouai un beau jour que je voulais être peintre.

Il faut se rappeler, pour expliquer mon hésitation à faire cet aveu, que l’état de peintre en 1825 était encore l’équivalent de celui de rat d’église (Littré le constate dans son Dictionnaire), et que très-peu de chefs de famille voyaient d’un œil tranquille leurs enfants choisir une carrière dont le terme leur paraissait devoir être toujours un dénûment complet. On riait encore au théâtre, à cette époque, quand un père disait à l’amoureux de sa fille :

« Quelle est votre fortune ?

— Je suis peintre…

— C’est-à-dire que vous n’avez rien. »

Depuis, tout cela est bien changé, et les peintres d’aujourd’hui, en présentant leur budget, peuvent prétendre à la main des héritières les plus recherchées, et se voir classés parmi les plus heureux et les plus riches commerçants.

En 1825, on n’en était pas encore là, et je m’attendais à quelques graves observations de la part de mon père ; je me trompais. Il m’écouta avec bienveillance, mais crut peut-être de son devoir de me rappeler, et cela un peu tristement, que je n’avais dans la suite rien à attendre de lui ; qu’il fallait donc que je me sentisse le courage de me tirer d’affaire avec mon pinceau ; que la médiocrité, enfin, était bien à redouter dans cette carrière. Mais ce n’étaient là que les craintes bien naturelles d’un père, et je crus même m’apercevoir que ma résolution ne lui déplaisait pas, car il s’informa à l’instant même de mes projets et du professeur que j’avais choisi. Je nommai M. Gros. Mon père avait conservé d’excellentes relations avec lui, et, comme il devait le voir le lendemain à la séance de l’Institut, il fut convenu qu’il lui ferait part de mon désir d’être admis dans son atelier.

Le grand mot était lâché — j’allais être peintre ! On ne saurait s’imaginer tout ce que cette pensée pouvait faire naître d’émotions diverses et confuses dans la tête d’un jeune homme sortant du collége, à l’époque surtout dont je parle : le nombre des peintres était alors plus restreint, le frottement avec les artistes bien plus rare ; aussi conservaient–ils encore, au moins à mes yeux, un prestige qui les mettait presque entièrement à part du reste des hommes ; leur atelier était bien le sanctuaire des arts, comme on disait en ce temps, et ce mot n’avait pas pour moi de côté ridicule, il n’était que l’expression juste de ce que je me figurais.

Je suis revenu de ces idées d’un autre âge, et le temps où j’ai vécu y a bien un peu aidé. Aujourd’hui, les ateliers sont ouverts à tout venant, et le peintre travaille à sa petite machine (c’est le mot) au milieu d’une foule d’amis, causant, fumant, racontant le sujet de la dernière opérette, dont ils chantent les motifs les plus populaires ; c’est un métier gai, charmant : je suis loin d’y trouver à redire ; c’est un fait que je constate, sans le blâmer. Mais enfin il n’en était pas ainsi autrefois : l’intérieur de l’atelier d’Horace Vernet, qu’une gravure très–répandue fit connaître, était une exception bien grande, à en juger par l’étonnement que causa cette façon de travailler ; il fallait donc, pour se décider à prendre cette carrière difficile, que l’on se sentît entraîné par une vocation qu’on avait, ou qu’on croyait avoir. Aujourd’hui, on se fait peintre comme on se fait quart d’agent de change, et l’on arrive à peu près au même résultat.

Mais, je l’avoue, moi qui avais pour tous les hommes supérieurs un respect que j’ai toujours conservé du reste, moi dont le cœur battit si vivement le jour où Girodet me serra la main pour la première fois, je ne voyais pas de près, sans un trouble bien grand, la résolution que j’avais bien décidément prise de suivre la carrière que ces hommes avaient noblement parcourue, et qui me paraissait réservée à des êtres privilégiés.

Je ne saurais dire la nuit que je passai à la suite de ma conversation avec mon père, mais elle dut être bien agitée, bien remplie de rêves où les succès, la gloire même jouaient un grand rôle.

Le jour arriva enfin. J’attendis fiévreusement l’heure de la séance de l’Institut, et, quoique je pusse compter sur les privilèges que voulait bien m’accorder le père Pingard (quand je pense que c’est le grand-père du père Pingard actuel dont je parle en ce moment), je ne trouvai rien de mieux à faire pour calmer mon impatience que d’aller me mettre à la queue.

À midi, la porte s’ouvrit. Je me précipitai vers l’amphithéâtre qui fait face au bureau, où je me trouvai par hasard placé auprès de M. Varcollier, ami de ma famille et particulièrement de mon cousin Mazois, dont il a fait, en tête du Palais de Scaurus, une notice biographique des plus intéressantes et des plus remarquables.

M. Varcollier, à cette époque, était un homme jeune encore, d’une distinction parfaite, à l’apparence froide et presque dure ; mais ces dehors couvraient le cœur le plus chaud, le plus passionné pour tout ce qui est grand et élevé. Dans les arts, ses doctrines, qui n’ont pas changé, étaient d’une rigidité inflexible, et ses admirations exclusives. Il avait vécu en Italie, étudiant les chefs–d’œuvre qui l’entouraient, et, sans savoir peut-être le métier, il avait toutes les inspirations d’un véritable artiste. Ne suffit–il pas enfin de dire que les Grecs, Raphaël, Gluck, Beethoven étaient ses dieux, pour indiquer en quelques mots la pureté de son goût[1] ?

Je témoignai à M. Varcollier le plaisir que j’avais à me trouver près de lui, et, après avoir causé quelques instants de choses indifférentes, il s’enquit avec bonté de mes projets d’avenir. Je lui avouai un peu timidement que j’avais la prétention d’être peintre. Il n’en fut pas surpris, car il avait pu juger déjà dans nos conversations du goût très-vif que j’avais pour la peinture et de l’intérêt que je prenais à l’entendre en parler.

Il me félicita chaudement, et me demanda chez quel professeur je comptais entrer. — Au nom de Gros, sa figure se rembrunit. — « Pourquoi Gros ? Il est vieux, ne s’occupe plus de ses élèves ; entrez donc chez Ingres, qui va ouvrir un atelier, et qui est le seul homme aujourd’hui capable d’enseigner et de remettre dans une voie noble et élevée notre école qui dégénère. »

Le nom d’Ingres, qui depuis très–peu de temps commençait à avoir dans le public un certain retentissement, ne me présentait à l’esprit que quelque chose d’assez vague ; ses tableaux m’avaient frappé plus par leur originalité, qui me semblait de la bizarrerie, que par leur beauté réelle. Aussi avaient–ils fait pour moi, de M. Ingres, un type d’ancien maitre, et son éloignement de Paris ajoutait à cette impression. En disant à M. Varcollier que je croyais Ingres en Italie, ma pensée était plutôt que je ne le croyais pas de notre temps.

Il ne faut pas oublier que j’avais dix-sept ans, que je sortais du collège, et que j’avais été élevé au milieu des peintres de l’Empire, tous amis de mon père, et dont les noms illustres étaient bien capables d’imposer à ma jeune imagination. Il m’eût donc été bien difficile de saisir du premier coup les beautés de la peinture de M. Ingres, si différente de la peinture de ces maîtres-là, et dont l’étude seule devait me faire apprécier toutes les admirables qualités.

« Si Ingres est à Paris ? me répondit M. Varcollier, tenez… le voilà… »

En effet, la séance allait commencer. Les membres de l’Institut entraient par les deux portes latérales au bureau, et M. Varcollier me fit remarquer un petit homme au teint bruni de Méridional, les cheveux noirs séparés sur le front, l’œil vif et brillant. Il portait la tête haute, avec un certain air assuré et fier que se donnent quelquefois les gens timides. Il s’assit et serra la main de son voisin, en jetant un regard sur l’assemblée… Pas un de ses mouvements ne m’échappait.

M. Varcollier n’avait pas eu de peine à me convertir. Avant tout, j’avais une grande confiance dans son jugement ; et puis le récit qu’il me fit pendant la séance de la vie de cet homme, ce qu’il me dit de son courage, de sa persévérance au milieu des privations de toutes sortes, de sa foi enfin, me toucha si profondément qu’il ne s’agissait plus que de prévenir mon père de ne pas m’engager avec M. Gros. Je pensai que j’aurais le temps après la séance, et me mis à écouter distraitement ce qui se passait autour de moi.

M. Gros présidait, et le programme de la séance était ainsi composé :

1° Éloge historique de Girodet-Trioson, par M. Quatremère de Quincy ;

2° Rapport sur les ouvrages des pensionnaires à Rome, par M. Garnier ;

3° Distribution des grands prix.

Enfin, exécution de la scène qui avait remporté le prix de composition musicale.

Ces séances se ressemblent à peu près toutes ; j’en ai vu souvent depuis, et j’ai toujours été frappé de l’espèce d’agitation fébrile qui règne surtout dans les tribunes occupées par les jeunes artistes, la plupart élèves de l’École. J’ai toujours entendu les mêmes cris, remarqué les mêmes symptômes d’ennui et d’impatience quand M. Quatremère de Quincy ou ses successeurs s’étendaient avec trop de complaisance sur les mérites de l’homme dont ils faisaient l’éloge. Un jour entre autres ou M. Quatremère, racontant la vie de l’architecte Bonnard, arriva, au bout d’une heure, à cette phrase dite du ton nasillard qu’Henri Monnier savait si parfaitement imiter : « Messieurs, nous sommes parvenus à la trentième année de la vie du jeune Bonnard, il nous reste quarante ans à parcourir… » il ne put achever ; — il y eut dans les tribunes un mouvement d’effroi, suivi d’une explosion de rires, qui le força d’abréger de beaucoup ces quarante dernières années.

On comprend, en effet, que la grande attraction de cette séance était, pour les jeunes gens, l’instant où ils pouvaient se livrer à leur joie d’applaudir leurs camarades ou leurs amis vainqueurs, souvent à leur esprit d’opposition aux jugements de l’Institut. J’en eus la preuve ce jour-là, et je fus péniblement ému de la scène que je vis se passer sous mes yeux.

Giroux avait obtenu le prix de paysage, et je dirai tout de suite qu’il l’avait mérité ; ce jugement, je l’ai porté plus tard, et je ne crois pas me tromper. — Mais, soit que Giroux ne sortît pas d’un atelier en vogue (il était désigné comme élève de son père), soit qu’il existât déjà une tendance assez prononcée à repousser les œuvres d’un style académique, toujours est-il que la nomination de ce jeune homme fut accueillie par une bordée de sifflets. Des ordres furent donnés pour faire évacuer la tribune ; mais le coup était porté, et je ne vis pas sans une vraie émotion le pauvre garçon se diriger vers son père et se jeter dans ses bras, tout en pleurs.

Est-ce de ce jour que date mon antipathie pour tout contact avec le public, et ma résolution de ne jamais m’y exposer ?

Le reste de la séance se passa sans autre incident. Des hommes que le concours de cette année–là mit en lumière, deux seulement ont su justifier leur début : M. Duc, qui remporta le grand prix d’architecture ; Adolphe Adam, qui n’eut que le second grand prix de composition musicale.

J’ai conservé peu de souvenir des paroles de M. Quatremère de Quincy ; celui du discours de M. Garnier est encore plus vague, s’il est possible, dans mon esprit, et, à part l’émotion que j’éprouvai en voyant ces jeunes artistes recevoir leurs couronnes et venir embrasser leurs maîtres, toute la séance se passa pour moi dans la contemplation de l’homme à qui j’allais confier le soin de m’instruire.

Je remarquai dès ce premier jour les deux natures si distinctes de ce grand artiste, l’une presque enfantine et bourgeoise, l’autre violente et passionnée. Pendant les discours, si une pensée le choquait, il passait rapidement la main sur sa figure et tapotait avec vivacité son genou du bout de ses doigts ; à un mot qui lui agréait, son visage s’épanouissait. Qu’une phrase de la cantate lui plût, son plaisir ou son émotion s’y lisait aussitôt, sans qu’il cherchât le moins du monde à s’en cacher. Mais quand ces impressions d’artiste, bonnes ou mauvaises, étaient passées, sa figure reprenait un air presque bourgeois. L’art seul avait évidemment le privilège de l’illuminer.

Enfin, les dernières notes de la cantate donnèrent le signal du départ. La séance était levée, et je me précipitai, enjambant les banquettes, bousculant un peu tout le monde, pour arriver à la séparation des places du centre, et faire signe à mon père, qui s’approcha de moi ; sans autre explication, je ne pus que lui dire de ne pas parler à M. Gros.

En attendant l’heure du dîner, où je devais rejoindre mon père, j’allai, longeant les quais, marchant au hasard, inconscient de ce que je faisais, car, au fond du cœur, je n’avais qu’une pensée, qui m’absorbait entièrement, celle de mon avenir, de la carrière si difficile que j’allais suivre. Aussi, je me retrouvai à la maison sans trop savoir quel chemin m’y avait ramené.

Nous nous mîmes à table, et, avant que j’eusse pu dire à mon père le changement de mes projets, il nous raconta la rencontre qu’il venait de faire à l’Institut. Un de ses confrères l’avait abordé en lui disant : « Je n’ai pas oublié, monsieur, le service que vous m’avez rendu, ainsi qu’à mes camarades, il y a bien des années de cela, et j’en ai toujours gardé une profonde reconnaissance. » C’était M. Ingres. Mon père, en effet, au moment où M. Ingres eut le prix de Rome, était chef du bureau des beaux–arts ; il avait trouvé le moyen, par son insistance auprès du ministre, et par des ressources qu’il put se procurer, de faire partir pour Rome les lauréats de l’Institut, qui, depuis quelques années, étaient forcés de rester à Paris. Tous ces jeunes gens vinrent le remercier chaleureusement, et c’est à cette circonstance que M. Ingres faisait allusion.

On peut juger de ma surprise, et combien ce hasard venait à point favoriser mes projets ! Mon père fut enchanté aussi de la combinaison qui me plaçait entre les mains d’un homme d’un grand talent, arrivé, ajouta-t-il, grâce à un courage et à une force de volonté bien rares.

Je ne saurais oublier cette journée, et ma reconnaissance est restée profonde pour l’ami qui exerça cette heureuse influence sur ma détermination, en un moment si décisif pour moi.

  1. Madame Varcollier, une des femmes les plus distinguées que j’ai rencontrées, est aussi merveilleusement douée pour les arts. Élève d’Ingres, elle les cultive avec un véritable succès