L’Astronomie/02
ASTRONOMIE DESCRIPTIVE.[1]
L’astronomie, ainsi que plusieurs des sciences d’observation qui sont susceptibles d’applications mathématiques, peut être étudiée ou exposée à trois degrés divers de difficulté. D’abord on peut faire connaître, ou pour ainsi dire raconter les résultats de cette belle science en exigeant du lecteur une confiance aveugle dans les calculs et les observations des savans. C’est proprement alors la science descriptive, qui enregistre toutes les conquêtes de l’esprit humain et connaît l’univers par ouï-dire. Suivant le précepte d’Horace, celui qui entreprend cette exposition difficile doit avoir principalement pour but la clarté du sujet qu’il veut développer, et abandonner les objets sur lesquels il désespère de jeter de l’éclat. Sous ce point de vue, les célèbres leçons de M. Arago et le Cosmos de M. de Humboldt sont des modèles parfaits. Une seconde manière bien plus sérieuse d’étudier l’astronomie exige l’emploi des formules mathématiques, en général assez simples, au moyen desquelles les astronomes praticiens enchaînent les observations pour en déduire les lois des mouvemens célestes. Ici on peut vérifier soi-même, en partant des observations consignées dans les registres des grands établissemens, toutes les déductions précédemment admises, et même tirer de ces observations les conséquences nouvelles qui auraient échappé à ceux qui les premiers ont eu ces registres à leur disposition. L’astronomie est tout entière dans cette union de calculs suffisamment élevés pour utiliser les données de l’expérience avec les observations portées par la sagacité, l’habileté et la persévérance des astronomes au plus haut point de précision qu’il soit donné à l’homme d’atteindre.
Le troisième degré d’études astronomiques est pour ainsi dire tout à fait mathématique. Les Newton, les d’Alembert, les Lagrange, les Laplace sont partis des lois établies par la méthode précédente, et dans leurs calculs transcendans ils ont embrassé l’état passé, présent et futur du monde, pesé la stabilité de son organisation, reconnu les actions mutuelles de tous les corps célestes, déterminé leurs formes, et enfin prédit leur avenir, toujours vérifié jusqu’ici par l’observation directe. Quant aux brillans résultats de ces hautes spéculations par rapport au but que la puissance créatrice paraît avoir voulu atteindre dans le balancement de toutes les causes de perturbation qui agissent sans cesse dans notre système solaire, rien ne peut surpasser métaphysiquement, aussi bien que mathématiquement, ces chefs-d’œuvre de l’esprit humain, aussi accessibles à l’intelligence de celui qui en lit l’exposition qu’ils étaient pour ainsi dire introuvables pour tout autre que le génie mathématique qui les a tirés des mystères de la nature.
À ce point de vue, les conquêtes de l’astronomie mathématique la plus transcendante rentrent dans le domaine de la science d’exposition pure et simple, que j’appellerai astronomie descriptive ; celle-ci est la seule qui puisse être mise sous les yeux des gens du monde, et quand Ptolémée, à la fin d’une longue vie consacrée à la science des astres, grava dans le temple de Sérapis, à Canope, les principaux résultats de ses longues recherches, il énonça descriptivement les élémens du système du monde. Si, pour les esprits orgueilleux, la science perd de son prix en devenant accessible à tous par le sacrifice qu’elle fait de ses théories transcendantes, la considération d’utilité publique, actuellement si bien appréciée, doit encourager, ou, si l’on veut, excuser ceux qui visent à une exposition élémentaire des vérités scientifiques. Aux mécontens qui demandent l’impossible, c’est-à-dire d’étudier à fond, sans le secours des mathématiques, la science la plus mathématique de toutes, il faut dire comme Euclide au tyran de Syracuse : Étudiez les théories comme elles sont ; il n’y a point ici de chemin privilégié pour les rois !
Quelques assertions, quelques idées émises par nous dans cette Revue[2] ont suscité des questions importantes à traiter, — et d’abord la coopération des amateurs d’astronomie aux progrès de la science. Plus tard peut-être nous traiterons avec détail ce sujet si fécond en belles conséquences. Contentons-nous ici de quelques indications rapides. Voici donc les observations qu’on peut recommander à la curiosité des amateurs : — vérifier à l’œil nu le nombre des étoiles visibles et leur éclat relatif, — bien établir la couleur de celles qui ne sont pas blanches, — observer les étoiles variables d’éclat et leur période de variation, — découvrir de nouvelles étoiles variables par des comparaisons suivies, — faire les mêmes observations avec une petite lorgnette d’opéra grossissant deux ou trois fois, — faire la même revue avec une bonne lunette de voyage comme celle que nous avons décrite dans un premier article sur l’astronomie, — observer la scintillation d’après la théorie de M. Arago dans les diverses circonstances atmosphériques, — voir l’influence de l’illumination du ciel, — trouver les comètes dans les localités où le ciel est très pur, en passant en revue avec un chercheur tout le ciel occidental le soir, et le ciel oriental le matin, — compter et observer les étoiles filantes pour déterminer les variations horaires de leur nombre, — noter l’apparition des aurores boréales et leur effet sur l’aiguille aimantée, — suivre les apparitions de la lumière zodiacale au printemps et à l’automne, et son étendue dans le ciel, — même chose pour la voie lactée afin d’avoir la mesure de la transparence de l’atmosphère, — observer et photographier les taches du soleil et les divers accidens de sa surface, — comparer entre elles avec précision les diverses étoiles, quant à leur éclat, au moyen des procédés exacts de M. Arago, — en supposant l’observateur en possession d’une lunette suffisamment forte, faire la géographie de la lune, — observer les taches, les phases et les particularités physiques des planètes, — étudier en détail diverses parties de la voie lactée, et compter les étoiles dans chaque espace qu’embrasse le champ de la lunette pour connaître leur distribution jusqu’à un certain ordre de grandeur, — voir passer les ombres des satellites sur les planètes et en tirer des résultats divers, — suivre le mouvement des taches de ces planètes et la chute des neiges aux deux pôles de Mars, — observer les curieuses variations de l’anneau de Saturne, — veiller à la réapparition des comètes périodiques (celle de Brorsen a passé sans être aperçue, en 1851, et a été ajournée à 1857) ; — en général, suivre toutes les observations qui n’entrent pas dans le plan régulier des travaux des grands observatoires, surtout si l’on peut porter des lunettes à de grandes hauteurs où l’atmosphère opposerait moins d’obstacles à la vision parfaite des corps célestes.
Enfin, si l’on suppose un amateur en possession d’un seul bel instrument spécial, comme cela a lieu dans les observatoires privés d’Angleterre, il pourra pousser plus loin qu’aucun autre astronome la partie de la science pour laquelle il aura installé son instrument spécial ; mais le prix toujours très élevé d’un pareil instrument, et surtout le zèle et la persévérance qu’il faut avoir pour l’utiliser, ne permettent pas d’espérer que le nombre des travailleurs bénévoles soit de longtemps au niveau des besoins de la science. Là cependant est une perspective certaine de gloire pour l’amateur habile, d’utilité pour la science et d’honneur pour notre pays.
Passons à une réclamation en faveur des comètes qui a été faite à l’occasion de ce qui a été dit sur le peu d’influence physique des comètes sur la terre. On nous accuse d’avoir trop déprécié ces astres curieux. Réparation d’honneur, pourvu qu’il soit bien constaté qu’ils ne peuvent exercer aucune action ici-bas, et que la terre, dût-elle traverser une comète tout au travers, ne s’en apercevrait pas plus que si elle traversait un nuage qui serait cent mille millions de fois plus léger que notre atmosphère, et qui ne pourrait pas plus se faire jour au travers de notre air que le souffle d’un soufflet ordinaire ne pourrait traverser une enclume.
Certainement, lorsque Newton appliqua les lois de l’attraction aux comètes, lorsque lui et Halley trouvèrent la forme de l’orbite de ces corps, ce fut une belle vérification de la plus grande découverte de l’esprit humain ; — lorsque, en 1838 et en 1848, la comète de Encke nous donna la mesure de Mercure, dont la masse était inconnue jusque-là, ce fut un beau résultat scientifique ; mais le monde non-astronomique s’en émut-il ? En 1835, la belle comète de Halley, qui revient tous les soixante-seize ans, fit-elle grande sensation ? Évidemment non. On ne pouvait engager les gens du monde à sacrifier, sur le Pont-des-Arts, quelques minutes pour regarder ce bel astre suspendu au-dessus de l’occident, astre dont ils savaient le retour prédit par les calculateurs, dont ils n’attendaient ni bien ni mal, et qui ne parlait pas même à l’instinct naturel de curiosité inhérent à tous les esprits. Mais remontons la chaîne historique des vingt-cinq apparitions de cette comète, depuis 1835 jusqu’à l’an 13 avant notre ère, en suivant les auteurs européens et les observateurs chinois qui nous ont transmis de si précieux documens. Ces réapparitions, constatées par Halley, M. Laugier et M. Hind, font pour nous un beau tableau scientifique ; mais que signifiait pour les contemporains l’apparition de cette même comète en 1456 ? (Je cite exprès les paroles de M. Hind et non celles de Laplace, dont on a contesté la précision rigoureuse.) « Cette comète fut vue en juin, et elle est décrite par les historiens de l’époque comme immense, terrible, d’une étendue démesurée, traînant à sa suite une queue qui couvrait deux signes célestes, c’est-à-dire soixante degrés ; elle fut regardée avec la même terreur par les Turcs sous les ordres de Mahomet II et par l’armée chrétienne, les uns et les autres considérant la comète comme un présage de défaite et un signe de la colère céleste. »
Remontons à l’apparition de la même comète en 1066. Tout le monde sait que c’est l’année de la conquête de l’Angleterre par les Normands, et c’est de cette année que la dynastie actuelle date son avènement à la royauté d’Angleterre. Le fameux duc de Normandie, Guillaume le Conquérant (William the Conqueror placé en tête de tous les almanachs anglais), avait rassemblé des hommes d’armes français et flamands, lesquels étaient d’acier pour entamer les Anglais, qui étaient de fer ; mais un de ses plus puissans auxiliaires, ce fut la comète qui porte maintenant le nom de Halley. Elle fut considérée en Angleterre comme le pronostic de la victoire des Normands, et inspira une terreur universelle qui contribua à la soumission du pays après la bataille d’Hastings, comme elle avait servi à décourager les Anglais avant la bataille. La comète est représentée sur la fameuse tapisserie de Bayeux, ouvrage de la reine Mathilde, femme du conquérant. Voilà des occasions où les préjugés donnaient une véritable importance aux comètes. Toutefois, après la brillante comète de 1811, qui inspira encore au peuple quelques craintes superstitieuses, les comètes, autrement que pour les savans, sont tombées dans le pire discrédit, l’indifférence.
Je saisis l’occasion de rectifier une assertion qui, je le crains, n’aura pas troublé beaucoup le calme d’âme des lecteurs de cette Revue. J’ai dit que la grande comète qui met à peu près trois cents ans dans sa course, qui avait paru la dernière fois en 1556, et qui devait reparaître en 1848, manquait depuis lors au rendez-vous. On peut se tranquilliser. Nous aurons la comète, mais en temps convenable. D’abord établissons qu’il ne s’agit pas d’une de ces petites comètes visibles seulement au télescope, dont la première moitié de ce siècle nous a déjà donné quatre-vingts et les dix dernières années seules trente-huit. Combien pensez-vous qu’il y ait de comètes dans le ciel ? demandait-on à Képler. Il répondit : Autant que de poissons dans la mer, sicut pisces in oceano. La comète de 1556 et de 1264 est une des plus grandes dont les historiens européens et chinois fassent mention. Elle a été vue en 975, en 683, en l’an 104, et toujours avec un éclat extraordinaire. Reconnue comme périodique par Dunthorne, calculée par lui et par Pingré, elle était annoncée partout comme devant reparaître en 1848. Je substitue à mes inquiétudes sur la perte de cette belle comète les inquiétudes de sir John Herschel, qui ont bien une autre autorité. Voici comment il s’exprime dans son admirable ouvrage anglais intitulé Esquisses d’astronomie (Outlines of Astronomy), dont la préface est datée de 1849 : « Une autre grande comète dont le retour dans l’année 1848 a été considéré comme hautement probable par plusieurs éminentes autorités dans le département de l’astronomie est celle de 1556, qui, par la terreur qu’inspirait son aspect, détermina, suivant quelques historiens, l’abdication de l’empereur Charles-Quint… Quoique, au moment où ces lignes sont écrites, une telle comète n’ait point encore été observée, il faut attendre au moins qu’une seconde année s’écoule avant de prononcer que le retour de cette comète est une chose désespérée. »
Cependant 1849, 1850, 1851 et 1852 s’étaient écoulés, et la comète, cette grande comète, ne reparaissait pas ! En voici enfin des nouvelles que je prends dans l’excellent traité de M. Hind que je viens de recevoir : nous les devons à un savant calculateur de Middelbourg, dans la Zélande, M. Bomme, qui semble avoir résolu la question dans toute sa rigueur. Inquiet comme tous les astronomes de la non-arrivée de la comète, M. Bomme a repris tous les calculs et évalué toutes les actions de toutes les planètes sur cette comète de trois cents ans de révolution. Mois par mois, semaine par semaine, et jour par jour quand cela était nécessaire, M. Bomme, aidé du travail préparatoire de M. Hind, avec une patience tout à fait hollandaise, et surtout avec une de ces passions froides que l’on dit les plus énergiques de toutes, a calculé, au prix d’une vaste dépense de temps et de travail, toute la marche de la comète. Le résultat, complètement rassurant, de ce beau travail donne l’arrivée de cet astre en août 1858, avec une incertitude de deux ans en plus ou en moins, en sorte que de 1856 à 1860 nous aurons la grande comète qui a fait mourir le pape Urbain IV en 1264 et fait abdiquer Charles-Quint en 1556 ! À part toute idée relative aux progrès de l’esprit humain, quelle admirable science que celle des astres, et quels nobles travaux que ceux dont le travail de M. Bomme est un type ! « Si l’astronomie, a dit avec raison M. Arago, assigne inévitablement à l’homme une place imperceptible dans le monde matériel, elle lui décerne, d’autre part, une place immense dans le monde des idées[3]. »
Quoique mon dessein ne soit pas de sortir des limites de la science proprement dite, je ne puis m’empêcher de remarquer combien, au point de vue de nos idées actuelles, nous jugeons mal les événemens qui se sont produits sous l’influence d’autres opinions tout à fait opposées. On s’excuse maintenant de prêter aux hommes des anciens temps des croyances dont la futilité fait rougir notre siècle plus éclairé. On a voulu faire du pape Calixte III, qui en 1456 conjura la comète et les Turcs, un profond politique qui mettait en œuvre les moyens qu’il avait à sa disposition pour arrêter devant Belgrade les progrès du conquérant de Constantinople. Nous n’avons aucun motif de ne pas admettre la sincère persuasion de ce pape au sujet des pernicieuses influences des comètes dont personne ne doutait alors, pas plus qu’on n’en doutait, même un siècle plus tard, du temps de Charles-Quint. Devant Belgrade, dans la sanglante mêlée de vingt-quatre heures prolongée pendant deux jours, et qui coûta quarante mille hommes à Mahomet II, des moines désarmés, le crucifix à la main, bravaient le danger pour encourager les combattans chrétiens, en répétant à haute voix l’exorcisme et l’anathème lancés par le pape sur la comète et sur les musulmans. C’est à la même époque, pour la même cause et par le même pape frappé de terreur (territus Calixtus papa), que fut établi l’usage encore subsistant de sonner les cloches au milieu du jour pour la prière dite Angélus de midi. Il n’y avait pour les comètes pas plus de sceptiques parmi les chefs de nations que parmi les plus humbles hommes dans tous les peuples de cette époque.
Et de même un siècle plus tard, en 1556, Charles-Quint ne douta nullement que la grande comète que nous attendons maintenant de 1856 à 1860, et qui était une comète de premier ordre, n’adressât ses menaces à celui qui tenait le premier rang parmi les souverains. Voilà donc, dit-il dans un vers latin, mes destinées qui m’appellent par ces présages !
Il cessa d’être souverain, pour éviter ainsi la fatalité qui s’adressait à une tête couronnée et qui devait ou pouvait épargner un homme sans autorité. C’est donc à tort que Képler l’accuse de s’être trompé sur les pronostics de cette comète, parce qu’il y survécut plus de deux ans : son abdication fut la suite du préjugé alors universel. « Voilà bientôt deux ans que votre père a abdiqué, disait-on à Philippe II, son fils. — Voilà bientôt deux ans qu’il s’en repent, » répondit-il. Il n’y a pas à douter que la comète ne l’ait fait descendre du trône.
Ce sont les théories astronomiques de Newton, de Halley et de leurs successeurs qui ont véritablement détruit l’empire imaginaire des comètes. Elles nous ont montré ces astres assujettis à des mouvemens réguliers, calculables d’avance, et aussi infaillibles que le lever et le coucher du soleil. Ces théories ont fait ce que n’avaient pu faire tous les raisonnemens des philosophes, des moralistes et des théologiens. Sénèque, avec les pythagoriciens, admettait comme nous que les mouvemens des comètes n’avaient rien de fortuit. La postérité, dit-il, s’étonnera que nous ayons méconnu des vérités si palpables ! Belles paroles qui, pendant seize siècles, ne furent point entendues ! En fait de superstitions cométaires, nous sommes la postérité, non point du siècle de Sénèque, mais seulement du siècle qui a précédé Newton.
J’aurais bien des choses à ajouter, si je voulais suivre toutes les questions et les demandes qui m’ont été adressées de vive voix ou par écrit ; mais ce n’est pas la dernière fois que j’aurai à m’occuper ici d’astronomie et de géographie physique. Voici un fait qui n’est pas moins étonnant, quoique reproduit tous les jours ; il répondra à une question sur le télégraphe électrique dont j’ai dit un mot dans un article précédent. Avant-hier un de mes amis entre au bureau de la poste télégraphique. Il écrit à Marseille ; il reçoit une réponse. Il était resté dix-sept minutes dans le bureau de poste ! Voilà la science usuelle en 1853.
Babinet, de l’Institut
- ↑ Voyez un premier article, l’Astronomie en 1852 et 1853, dans la Revue du 15 janvier.
- ↑ Livraison du 15 janvier. — La première occultation de l’étoile du Scorpion, que nous annoncions dans cette livraison, aura lieu dans la nuit du 28 au 29 mars, de minuit 44 minutes à une heure 50 minutes, temps de Paris.
- ↑ Annuaire du Bureau des Longitudes pour 1853, p. 388.