L’Astrée/deuxième partie/Le Douziesme Livre

(Seconde partiep. 879-1018).


LE
DOUZIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Puisqu’il vous plaist, sage Adamas, et vous, grande nymphe, d’ouyr la fortune de la belle Eudoxe, vous me permettrez, s’il vous plaist, de vous dire comment je l’ay apprise, et par qui je l’ay entendue, afin que vous adjoustiez plus de foy à mes paroles. Encores que vous me voyez avec ces habits de berger, et vivre avec la Charge d’un petit troupeau dans le hameau de ces sages et courtois bergers, ce n’est pas pour cela que je sçache asseurément d’estre de ceste contrée, ny que j’aye esté nourry pour estre berger. Au contraire, l’on a eu tant de soing de moy, que pour me rendre honneste homme, j’ay esté nourry en tous les plus beaux exercices où la jeunesse puisse estre employée, si bien qu’il n’a tenu qu’à mon peu d’entendement si je n’ay beaucoup appris. Pour ce sujet je fus envoyé aux escholes des Phocenses Massiliens, où je demeuray jusques à ce que j’eus finy mes estudes. Et parce qu’il y avoit tousjours fort bonne compagnie, lors que nous n’estions point sur nos livres, nous faisions divers exercices. Quelquefois nous assemblant sur le bord de la mer, nous luttions, nous courions, sautions, ou jettions la pierre; d’autresfois quand il faisoit chaud, nous nagions, chassant de ceste sorte le plus que nous pouvions l’oysiveté qui veritablement est la mere des vices.

II advint en esté, lors que les estudes cessent, et que nous estions moins empeschez à nos livres, que nous mettant cinq ou six de compagnie, nous fismes resolution de nous baigner, et pour cet effect sortismes de la ville, et prenant le costé de la Ligurie, allions cherchant la pointe d’un rocher qui s’avançoit en mer, duquel nous avions accoustumé de sauter la teste premiere dans l’eau, et allions bien souvent toucher l’areine de la main, et pour marque en apportions des pongnées sur l’eau. Mais à ce coup, quand nous eusmes monté cest escueil, et que nous commencions de nous desabiller, nous en fusmes empeschez par un tourbillon qui survint, et qui peu apres fust suivy de quelques esclats de tonnerre.

Incontinent le ciel se noircit d’une espaisse nuée, et les ondes commencerent de s’eslever si hautes, qu’à peine estions-nous asseurez sur cet écueil, tant les flots rompus hurtoient de furie contre le dos du rocher. C’estoit une chose espouvantable de voir le jour presque changé en nuict, d’ouyr le mugissement de la mer, de sentir l’ebranlement du rocher par le hurt des ondes, et bref, de considerer le cahos et la confusion de tout ce grand element. Et ne faut point douter que la pluie et l’orage ne nous eussent contraints de nous en aller, si quelque bon Demon ne nous y eust arrestez.

Nous avions veu que ceste tourmente s’estoit eslevée si promptement que nous pensasmes bien que plusieurs vaisseaux en auroient esté surpris; et parce que le vent poussoit contre notre bord, nous nous resolumes d’attendre que l’orage fust passé pour voir si de fortune nous n’en pourrions point secourir quelqu’un, et toutesfois, pour nous garantir un peu de la pluie, nous nous mismes dans le reply du rocher où nous avions accoustumé de cacher nos habits quand nous nous baignions. L’orage dura plus de deux heures, et lors que nous commencions de nous ennuyer, et qu’il y en avoit de la compagnie qui parloient de s’en retourner, il sembla que le ciel s’esclaircissoit, et peu apres la pluye cessa. Nous sortismes alors du rocher, et montant sur le haut de l’escueil, jettions la veue le plus loing que nous pouvions, pour descouvrir s’il n’y avoit rien sur la mer. Le vent en fin chassa toutes les nues, et le soleil commença d’esclairer, et toutesfois les ondes ne s’abaissoient point, parce que les vents continuoient aussi grands qu’ils avoient esté de tout le jour.

Et lors que nous discourions entre nous de la hardiesse des mariniers, et particulierement du premier qui hazarda de se mettre sur les eaux, combien la mer courroucée estoit espouvantable, et que l’homme sage ne s’y devoit jamais fier, il y eut un de la compagnie qui plus attentif à descouvrir la mer, qu’à nos dis- cours, parce qu’il se plaisoit de faire des preuves de sa bonne veue, se leva tout à coup sur les pieds: Et taisez-vous, nous dit-il, il me semble de voir un vaisseau. Et mettant la main sur ses sourcils, demeura quelque temps sans parler. Et lors que nous nous mocquions de luy et de sa veue: Et bien, dit-il, vous verrez promptement si je l’ay si mauvaise, et vous souvenez que voilà deux vaisseaux que le vent rompra contre nostre rocher, si Dieu ne les favorise de donner sur le sable le long de la coste.

Nous nous levasmes pour voir s’il disoit vray. Au commencement personne n’appercevoit rien, mais quelque temps apres, il y en eust qui virent quelque chose. Le vent estoit si impetueux que ces vaisseaux furent bien tost apres jusqu’où ma veue se pouvoit estendre, et lors chacun les voyoit à plain. II n’y avoit plus ny voiles, ny antennes, ny mats: l’orage avoit contraint les mariniers de les abattre et coucher dans le fonds, et ne se servoient plus que du timon, qui encor ne pouvoit guere resister aux grands coups de la tempeste. II y avoit de la pitié à les regarder, car le vent estoit si grand qu’ils ne pouvoient s’empescher de se hurter l’un l’autre. Le cry que le vent portoit jusques à nous, estoit pitoiable de ceux qui estoient dedans, et qui à genoux sur le tillac et sur la pouppe, eslevoient les mains au Ciel. La pluspart voiant le rivage s’estoient desabillez, esperant de le gaigner à nage, si le vaisseau s’en approchoit un peu plus. La fortune voulut qu’en fin apres s’estre à moitié entre ouverts l’un l’autre de force de se hurter, un tourbillon survint qui les poussa contre nostre rocher. Du grand coup que le premier donna, il recula en arriere de telle furie, que rencontrant l’autre qui le suivoit, il rompit une partie de sa pouppe et l’esperon de la proue de l’autre; et lors que la mer estoit preste de les engloutir, il survint un autre flot qui les poussa d’une si grande force contre le mesme rocher que les vaisseaux s’ouvrirent entierement. Dieu ! quelle pitié fut celle-là ! quelques uns se prenoient aux pointes de la roche, et essayoient d’y asseurer leurs pieds, attendant quelque secours; d’autres saisissoient des racines et demeuroient attachez par les bras sans en pouvoir partir; d’autres entre les mains desquels les racines demeuroient rompues tomboient en la mer, que l’onde en se retirant raportoit en arriere. Quelques uns nageoient sur des tables, d’autres sur des tonneaux, et autres choses semblables, mais la plus grande partie s’en noya.

L’une des plus grandes compassions que je vis, fut de plusieurs ; femmes qui n’avoient autre recours qu’aux cris. J’advoue que cette compassion me toucha de sorte que, estant à moitié desabillé, je me hastay de me mettre nud, et faisant, pour secourir ces pauvres gens, ce que j’avois fait si souvent pour mon plaisir, encore que le hazard y fust grand à cause du soulevement des ondes et de la force du vent, je sautay du rocher dans la mer. Et estant revenu sur l’eau, et jettant la veue autour de moy, j’aperceus deux femmes qui embrassées alloient roulant sur l’eau, n’y ayant rien qui les empeschast d’enfoncer que leurs robes qui toutesfois peu à peu commençoient de s’appesantir. J’en pris une par les cheveux, et nageant de l’autre main, je les tiray toutes deux à bord, où les laissant à moitié mortes, je me rejettay dans l’eau pour secourir deux hommes dont l’amitié m’esmeut de compassion, parce qu’il y en avoit un qui sçavoit nager, et avoit mis l’autre sur son dos pour le sauver; mais la charge estoit si pesante, ou celuy qui estoit dessus qui estoit le plus jeune, avoit de sorte lié et serré le col de son amy de peur de tomber, que le nageur n’ayant ny force ny haleine, s’estoit desja enfoncé deux ou trois fois dans l’eau. Je survins donc tout aupres pour les secourir, et prenant d’une main celuy qui ne sçavoit nager, je le soulevay un peu, et donnant courage à l’autre, il reprit force, et se voyant assisté de moy, me fit signe que son amy luy ostoit le souffle; qui fut cause que luy desserrant un peu la main, quoy qu’avec grande peine, il commença de respirer. Et parce que je n’osois guere m’approcher d’eux, de peur qu’ils ne me prissent les bras ou les jambes, je me tenois un peu à costé, et de fois à autre leur donnois du pied, les poussant contre la terre. Dieu m’assista si bien que je les mis en fin sur le bord. A mon exemple tous mes compagnons en firent de mesme, de sorte que nous en sauvasmes plusieurs, mais si mal menez de ceste fortune qu’ils demeuroient estendus sur le bord de la mer comme s’ils eussent esté morts. Et parce que j’eus opinion que Dieu me commandoit d’avoir particulierement soing de ceux que j’avois retirez du naufrage, apres avoir repris mes habits; je les vins retrouver et leur donnay tout le secours qu’il me fut possible. Et la fortune voulut que apres avoir rejetté une partie de l’eau qu’ils avoient avalée, ils commençoient de se bien porter, et mesmes les femmes qui avoient esté plus en danger.

L’obligation de ceux que nous avions retirez fut telle, qu’ils nous demanderent nos noms et de quelles gens nous estions; et quand ils m’ouyrent dire que je pensois estre Segusien ou Foresien: Dieu ! s’escria l’un d’eux, ceux d’une telle contrée sont destinez pour nous r’appeller de la mort ! Pour lors, je ne leur demanday pourquoy ils avoient ceste opinion, voyant bien que le temps n’estoit pas propre, puis qu’ils estoient encores si estonnez du naufrage, qu’ils ne faisoient que souspirer, joindre les mains, et tendre les yeux en haut pour le regret de la perte qu’ils venoient de faire. Et par ce qu’ils estoient presque tous nus, je fus d’advis que, avant que de les emmener en la ville, il leur falloit chercher des habits pour les couvrir, n’estant pas honeste de les conduire autrement. Je fus un de ceux qui eurent la charge d’aller en la ville où nous trouvasmes tant de personnes, qui pitoyablement nous secoururent, que nous en eusmes de reste. Ils furent apres separez dans les meilleures maisons des bourgeois qui, ayant compassion de leur accident, les receurent humainement.

Quant à moy, je priay les deux amis que j’avois sauvés, de se vouloir retirer avec moy parce qu’ils me sembloient personnes de merite. Nous ne pouvons, dirent-ils, nous separer de ces deux femmes que vous avez sauvées, parce que nous les avons en nostre charge, et ce vous seroit peut-estre trop d’incommodité. – Nullement, leur dis-je, pourveu que vous-mesme n’en receviez pour la petitesse du logis. Au contraire, ce me sera une extreme satisfaction si vous me voulez faire ceste faveur. Ils me suivirent donc tous quatre, et parce que j’avois des amis dans la ville, qui estoient mieux logez que moy, je les conduisis en la maison d’un riche bourgeois, avec lequel j’avois une tres estroitte familiarite, sçachant bien qu’il l’auroit agreable, luy ayant des-jà veu faire plusieurs fois de ces actions de liberalité et de pitié envers ceux qui poussez d’une mesme fortune, avoient fait naufrage contre ceste plage. Ils y furent tres-bien receus et accommodez de tout ce qui leur estoit necessaire.

Or il faut que vous sçachiez que c’estoient deux des principaux de Rome, dont l’un comme je sçeus depuis, s’appelloit Ursace, et l’autre Olimbre; de sorte qu’incontinent ils renvoyerent en leurs maisons, et eurent de l’argent et plusieurs serviteurs. Mais pour satisfaire à ce que je vous ay promis, il faut que vous sçachiez que attendant d’avoir responce de Rome, ces deux chevaliers ne pouvoient estre sans moy, et falloit que laissant bien souvent mes estudes, je les accompagnasse par tous les endroits où la curiosité les attiroit, dont je prenois beau- coup de plaisir par ce que leur conversation estoit fort douce et honeste. En fin desirant de sçavoir qui estoient ceux à qui j’avois rendu un si bon office, un soir que j’estois seul dans leur chambre (car les deux femmes se retiroient ordinairement dans la leur apres le repas), je les suppliay de me dire pourquoy, lors qu’ils avoient sceu que j’estois Segusien, ils avoient dit que ceux de cette contrée estoient destinez pour les r’appeller de la mort. Le plus vieux, prenant la parole, me respondit ainsi.

Histoire d’Eudoxe, Valentinian et Ursace

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Vostre desir est trop juste, courtois Silvandre, (il avoit appris que je m’appellois ainsi), pour ne luy satisfaire. Car il est tres raisonnable que vous scachiez à qui vous avez sauvé la vie, et quelle est la condition de ceux qui vous ont tant d’obligation. Nous n’eussions tant demeuré à le vous dire, n’eust esté la crainte qu’estant recognus, nous ne receussions du desplaisir de quelques ennemis secrets; nous vous prierons donc de n’en faire pointde semblant, à fin que la peine que vous avez prise à nous sauver, ne demeure inutile. Et à fin que nous ne puissions estre escoutez de personne, je vous supplie de pousser la porte. Ce qu’ayant fait, et m’estant remis en ma place, il reprit la parole de ceste sorte.

Sçachez donc que Theodose, fils de l’empereur Arcadius, et le petit-fils du grand Theodose, estant empereur d’Orient, espousa Eudoxe, fille du philosbphe Leontius Athenien, encores que ceste dame ne fut pas de race tant illustre qu’eust bien requis la majesté d’un tel empereur. Si est-ce que sa beauté et sa vertu estoient telles qu’elles la pouvoient bien encores eslever à une plus haute dignité, s’il s’en fust trouvé parmy les hommes. Theodose n’eut qu’une fille d’elle, et parce qu’il aymoit passionnement sa femme, il voulut que sa fille en portast le nom. Elle fut donc appellée Eudoxe et comme si ce nom eust esté fatal aux belles, ceste jeune princesse, dés ses premieres années, parvint à une telle beauté qu’elle surpassa de beaucoup sa mere, et que chacun advouoit que la nature ne pouvoit rien faire de plus beau ny de plus parfait. En ce mesme temps Placidie ayant quelque mauvaise satisfaction de son frere Honorius, s’estoit retiree en Constantinople vers son nepveu Theodose, car elle estoit fille de Theodose le grand et sœur d’Arcadius, emmenant avec elle ses enfans Valentinian et Honorique. Et de fortune j’avois esté donné fort jeune enfant à Placidie, pour estre nourry avec son fils comme plusieurs autres de mesme age, enfans des principaux chevaliers et senateurs de Rome; et lors qu’elle quitta l’Italie, j’avois pris une si grande amitié à Valentinian et luy à moy, que l’on ne nous-pouvoit separer.

II advint que l’Empereur Theodose, ne voyant point d’enfant à son oncle Honorius, resolut de donner sa fille à Valentinian, et le faire empereur d’Occident apres la mort d’Honorius. La sage Placidie qui voyoit bien que c’estoit l’avantage de son fils, et le mieux qui luy pouvoit arriver, luy commandoit d’ordinaire de rechercher ceste belle princesse. Mais voyez que c’est que la contrainte en amour: jamais Valentinian ne peut aymer d’amour Eudoxe, quoy que ce fust la plus belle princesse du monde. Toutesfois pour ne desplaire à la sage Placidie, ny à son Germain, desquels toute sa fortune dependoit, il se resolut de feindre et de dissimuler si bien que chacun le creut estre veritablement amoureux. Et pour ce subject il faisoit bien souvent des tournois dans les cirques et dans l’Hippodrome où la belle Eudoxe assistoit ordinairement quoy qu’elle fust si jeune qu’il n’y eust pas grande apparence qu’elle deust prendre garde à l’amour. Et parce que j’estois nourry aupres de ce jeune prince, il faut que je confesse que, tournant inconsideramment les yeux sur elle, j’en devins de sorte amoureux que depuis il m’a esté impossible de m’en retirer. Dois-je dire ceste veue heureuse ou malheureuse pour moy, qui m’a cousté tant de travaux et tant de soing ? Mais comment le puis-je mettre en doute, puis que jamais personne ne fut plus heureux ayant congeu un si genereux dessein, quelque peine et travail que la fortune m’ait envoyé pour ce suject ? Je devins donc serviteur de ceste princesse, et si Valentinian entroit aux tournois, soubs le nom faint de chevalier de la belle Eudoxe, je puis dire que je n’en faisois pas de mesme, estant de sorte espris de sa beauté et de sa vertu, que mon amour estoit incroiable pour l’aage que nous avions tous deux.

En ce mesme temps il fut donné une jeune fille des meilleures maisons de Grece à la jeune Eudoxe pour estre nourrie avec elle. Elle s’appelloit Isidore, et faut advouer que horsmis Eudoxe, il n’y avoit rien en la Cour qui la valust. Valentinian ne jetta pas les yeux plustost sur son visage, qu’il en devint amoureux. Mais elle se trouva si soigneuse de son honneur et de sa reputation, que cognoissant bien ceste affection, et que Valentinian ne la pouvoit espouser, pour les occasions que je vous ay dites (car chacun sçavoit la volonté de Theodose) elle ne voulut jamais souffrir sa recherche, s’en deffendant au commencement par les plus douces voyes qu’elle put; mais en fin la rejettant plus rigoureusement peut-estre que la qualité de Valentinian ne meritoit pas. Et quoy qu’il s’y voulut opiniastrer, si traitta-t-elle de sorte avec luy qu’elle le contraignit de s’en retirer en apparence, parce qu’elle luy jura que s’il continuoit, elle le declareroit à Theodose et à Placidie. Ce jeune prince qui ne vouloit point desplaire à l’empereur ny à sa mere, cacha si bien ses desirs que personne ne s’en print garde, que Eudoxe et moy, comme je vous diray.

Cependant mon affection alloit croissant sans que ceste jeune princesse s’en apperceust. Tant que ma jeunesse fut telle qu’il m’estoit permis de la voir sans soupçon, jamais je n’en perdis une commodité, me rendant si soigneux pres de sa personne qu’elle estoit contrainte de se servir plus souvent de moy que de nul autre de mes compagnons. Et quoy qu’en ce temps-là je ne sceusse presque que c’estoit que l’amour, si ne laissois-je d’avoir un tres grand plaisir d’estre aupres d’elle, de la servir, d’en recevoir les commandemens, de baiser (lors qu’elle me tendoit quelque chose) l’endroit que sa main avoit touché, ce qu’elle ne voyoit point, ou si elle le voyoit, elle l’attribuoit à civilité.

Je me souviens qu’en ce temps-là, elle se promenoit un jour dans une gallerie, où il y avoit quantité de belles et rares peintures qu’elle alloit considerant. Entre les autres elle vit un Icare, qui tout deplumé se laissoit choir dans la mer. Ursace, me dit-elle, (c’est ainsi que l’on me nomme) qu’est-ce.que ces plumes esparses, et cest homme qui tombe d’en haut ? – C’est, luy dis-je, madame, un jeune homme qui porte d’un genereux courage, ne voulut pas se contenter de voler si bas que son pere, que vous voyez au dessous de luy; et par ce que ses ayles estoient jointes avec de la cire, la chaleur du soleil les fit relascher, et luy n’en estant plus soustenu, fut contraint de tomber, comme vous voyez. – Vrayement, me respondit-elle, il estoit bien inconsideré. – Mais, luy repliquay-je, il avoit un courage bien genereux. – A quoy luy servit-il, me dit-elle, puis qu’il ne le peust garantir de la mort ? – La mort, luy respondis-je, est peu de chose quand elle laisse une si belle memoire de nous. – Et quoy, me dit-elle, vous louez ceste action ? – Je la loue de sorte, luy dis-je, madame, que je ne refuseray jamais la mort pour une semblable gloire.

Elle pouvoit avoir douze ans, et moy quinze ou seize, aage peu capable encores de ressentir les traits d’amour, et toutesfois je n’en estois pas exempt, mais j’avois si peu de hardiesse que je n’avois osé luy en rien decouvrir. – Et quoy, me dit-elle, vous estimez donc bien peu vostre vie ? – C’est sans doute, madame, luy dis-je, qu’il y a plusieurs choses que j’estime beaucoup plus. – Et lesquelles entre autres, adjousta-t’elle, car il me semble que quand nous ne sommes plus, tout le reste ne nous touche guere ? – L’honneur et l’amour, luy respondis-je. – Et qu’est-ce que l’honneur ? me dit-elle. – C’est une opinion, repliquay-je, que nous laissons de nous et de nostre courage. Et l’amour, c’est un desir de posseder quelque chose de grand et de merite. Et c’est pourquoy, madame, je ne ferois jamais difficulté de mourir en une genereuse action, ny en vous faisant service: en la premiere, pour la gloire qui m’en demeureroit, en la derniere, pour l’affection que je vous porte. – Et comment, me dit elle, tout enfant, vous avez donc de l’amour pour moy ? à quoy l’avez-vous recogneu ? – Aux effects, luy respondis-je, car quand je ne vous vois point, je brusle de desir de vous voir, quand je vous vois, je meurs de regret de ne vous voir pas assez. – Et comment, me dit-elle, vous est survenue ceste maladie et qui en a esté cause ? – Vos perfections, madame, luy dis-je et vos beautez m’ont fait ce mal par la longue demeure que j’ay fait pres de vous. – Si j’estois en vostre place, me respondit-elle, je voudrois y demeurer le moins que je pourrois, mais n’y a-t’il point de remede pour guerir ce mal ? – Si a, luy dis-je, si vous vouliez m’aymer autant que je vous ayme. – Comment, dit-elle soudain, en se tournant vers moy, que je bruslasse-quand je ne vous verrois point ? En ma foy, Ursace, cherchez quelque autre recepte, car pour celle-là, je ne la puis pas faire. Je me suis quelquefois bruslée le doigt, mais c’est une douleur insupportable, et n’attendez point, vous dis-je encore un coup, d’estre soulagé de moy par ce moyen.

Je n’osois repliquer, parce qu’en la gallerie il y avoit plusieurs dames et Chevaliers qui discouroient ensemble, sans toutesfois prendre garde à nous, quoy qu’ils y fussent pour accompagner cette jeune princesse, mais son enfance et ma jeunesse nous permettoient d’estre ensemble sans soupçon, encores que je ne le pensasse pas ainsi.

Depuis elle devint bien plus sçavante lors que l’aage luy enseigna la resolution des doutes qu’elle me souloit faire en son enfance, et en mesme temps je devins aussi beaucoup plus amoureux que je ne soulois estre. Valentinian qui avoit dessein sur la belle Isidore, faisoit le plus souvent qu’il pouvoit des tournois, parce qu’estant fort adroit, il luy sembloit que c’estoit un bon moyen pour acquerir les bonnes graces de ceste sage fille, faignant toutesfois que ce fust pour la belle Eudoxe. Et parce qu’il prenoit ordinairement de ceux de son aage, et qu’il n’y avoit difference entre luy et moy, que de deux ou trois ans qu’il pouvoit avoir de plus que moy, j’estois presque tousjours de sa partie. Et sembloit que la fortune me voulut favoriser, me faisant emporter bien souvent le prix, que tousjours, faignant que ce fust à cause de Valentinian, je portois à Eudoxe. Et lors qu’en le recevant, elle me permettoit de luy baiser la main, ô que j’estimois toutes les peines que j’avois eues le reste du jour, bien employées ! Je vivois toutesfois avec tant de discretion, qu’elle ne s’en pouvoit offencer, encores qu’elle eust quelque memoire des discours que je luy avoit tenus; car pensant que ce fussent des im-prudences de l’enfance, elle avoit opinion que l’aage m’avoit fait recognoistre ce que je luy devois.

La premiere fois qu’elle soupçonna le contraire, ce fut un jour qu’elle s’estoit allé promener de l’autre costé du trajet dans les jardins de l’empereur. Apres s’estre longuement promenée, elle s’endormit souz un frais ombrage dans le giron d’Isidore: nous estions quantité de jeunes chevaliers à l’entrée du cabinet, qui discourions, lors qu’une abeille se vint poser sur sa levre, et apres l’avoir succée quelque temps, la picqua bien fort. La douleur l’esveilla en sursaut, et portant la main sur la picqueure, se plaignit du peu de soin qu’Isidore avoit d’elle. Valentinian qui se promenoit par le jardin, accourut au cry qu’elle avoit fait, et voiant qu’elle blasmoit Isidore, à fin de reparer la faute qu’elle avoit faite, il luy dit que j’avois une recepte qui la guariroit incontinent, et qu’il en avoit bien souvent veu l’experience sur plusieurs, mais particulierement sur luy, depuis deux jours. – Et que faut-il faire ? luy dit-elle. – II dit, respondit Valentinian, quelque parole sur le mal et soudain la douleur cesse. Et lors, me demandant s’il estoit vray, je luy dis qu’ouy, et que jusques en ce temps là je n’en avois point failly, et que je ne pensois pas que la fortune me fust moins favorable pour elle que pour tous les autres. Elle se faschoit fort que j’approchasse ma bouche si pres de la sienne, et en me presentant la main, me commanda que j’essayasse dessus. Je luy mets la bouche contre, et soufflant un peu, j’approchay les levres jusques à la peau et la pressay doucement. O Silvandre ! quel commencement fut celuy-cy ! Elle retire la main, et me dit que c’estoit baiser, et non pas une recepte, et ne voulut point le permettre, mais la douleur qui la pressoit, la contreignit en fin de me dire que je l’apprisse à Isidore, et qu’elle la luy feroit. Je fus bien combattu, car je desirois fort d’estre celuy qui approcheroit de ses belles levres, et toutesfois j’estois bien marry du mal qu’elle souffroit. Amour me conseilla de dire d’autres paroles à Isidore, afin que ne la trouvant pas bonne, elle fut contrainte de recourre à moy. Et mon dessein reussit comme je l’avois proposé, parce qu’ayant murmuré en vain ces fausses paroles, et fait toutes les autres ceremonies, la douleur ne cessa point, dont Valentinian se mocquant: Pensez-vous, luy dit-il, ma maistresse, que chacun soit propre à ceste recepte ? Je vous jure que je l’ay esprouvée et que si elle ne vous profite, c’est qu’Isidore y oublie quelque chose. Et à ce mot ressortant du cabinet emmena avec luy tous les chevaliers. La douleur augmentoit, et la levre commençoit d’enfler, lors que se tournant vers moy: Par vostre foy, dit-elle, Ursace, la recepte est-elle bonne ? – Je vous jure, luy dis-je, madame, par l’honneur que je vous dois, que je ne la vis jamais manquer, et suis si marry qu’Isidore ne l’ayt sceu, faire que je n’ay jamais desiré d’estre fille qu’à ce coup, pour vous rendre service. Isidore prenant la parole: Je ne sçay, dit-elle, madame, quelle difficulté vous en faites, mais si vous voyez comme la bouche vous grossit, vous ne voudriez pour quoy que ce fust que le mal passast plus outre. – Mais, dites-moy, Ursace, reprit Eudoxe, demeurerez-vous long temps à faire vostre recepte ? – Le moins que je pourray, luy dis-je, madame. Et lors m’approchant d’elle, elle se retira à l’endroict le plus obscur du cabinet, comme ayant honte d’estre veue et permit, forcée de la douleur, que je fisse mon enchantement.

Fut-il jamais sorcier plus heureux que moy ? Je dis donc les paroles sur sa levre, mais quand je la pris entre les miennes, et qu’en sucçant je la pressay un peu, j’advoue que si quelqu’un eust peu mourir de douceur, qu’Ursace ne seroit plus. Elle se retire toute rouge de honte, Voila dit-elle, la plus importune recepte qui fut jamais. – Mais, madame, luy dit Isidore, vous a-t’elle soulagée ? – II me semble, respondit-elle, que j’y recognois quelque amendement. – Vostre douleur, luy dis-je, se passera bien tost, mais j’en auray tout le mal. – Comment ? me dit-elle, vous aurez mon mal ? – Ouy, madame, luy respondis-je, les conditions de ceste recepte sont telles que celuy qui guerit autnly de ceste sorte, en souffre la douleur. Elle qui ne l’entendoit pas ou pour le moins feignoit de ne l’entendre ainsi que je le disois: Vrayement, Ursace, me dit-elle, je vous suis trop obligée de m’avoir voulu guerir en prenant mon mal. – Madame, luy dis-je, si je pouvois aussi bien rendre mien tout celuy que vous devez jamais avoir, soyez certaine que vous n’en ressentiriez jamais. – Mais, dit Isidore en sousriant, si vous aviez autant de bonne volonté, madame, pour luy qu’il en a pour vous, il faudroit qu’à ceste heure vous luy fissiez la mesme recepte pour le guerir du mal qu’il a pour vous. – J’ayme mieux, respondit Eudoxe, luy estre redevable en cecy, que s’il me l’estoit, et puis ce seroit tousjours à recommencer, car il est trop courtois chevalier pour me laisser avec le mal qu’il me pourroit oster. – II est vray, madame, adjoutay-je, et puis mon mal n’est plus en la levre, il est passé au cœur. Elle entendit bien ce que je voulois dire, quoy qu’elle fist semblant de ne l’avoir point ouy, et sans Isidore qui estoit trop pres de nous, je luy en eusse bien dit davantage. Je me contentay donc de ceste ouverture pour ce premier coup. Et depuis je fis tels vers sur ceste piqueure.


Sonnet


D’une mousche
sur les levres de sa Dame endormie.

Cependant que madame à l’ombre se repose,
Et trompe du soleil la trop aspre chaleur,
Un petit animal volant de fleur en fleur
Les douceurs va cherchant dont le miel se compose.

De fortune sa levre, estant à moitié close,
La fleur representoit la plus vive en couleur,
Lors que cest animal, la voyant par malheur,
Y vole, et la sucçant pensa succer la rose.

Ah ! trop sage au faillir ! trop heureux à l’oser !
Puis qu’à ta hardiesse on n’a sceu refuser
Ce qu’on nye aux desirs dont mon ame s’allume.

Mais ceste mousche, Amour, ravit tout nostre bien,
Que nous reste-t’il plus, puis qu’elle a rendu sien
Le miel dont s’adoucit toute nostre amertume !

Je serois ennuyeux, ô courtois Silvandre, si je vous racontois par le menu le commencement et le progrez de mon affection. Je vous diray donques seulement ce qui sera plus necessaire que vous sçachiez. Amour me rendit en fin si hardy que je me resolus de luy declarer tout ouvertement ce que je ressentois pour elle. Je demeuray long temps à disputer en moy-mesme, si ce seroit de bouche ou par l’escriture; en fin je conclus qu’il valoit mieux le luy dire que de le luy faire lire, parce que j’avois de long temps appris qu’il faut faire demander par quelque autre ce que l’on ne veut pas obtenir. Outre que je prevoyois bien que la difficulté ne seroit pas petite de luy faire recevoir de mes lettres; Mais, ô dieux ! combien de fois ayant fait ceste resolution, m’en revins-je en mon logis sans y avoir rien advance ! Le Ciel en fin, qui sembloit en ce temps de vouloir favoriser mon dessein, m’en donna une telle commodité.

II ne faut, comme je vous ay dit, que passer le Bosphore pour aller aux jardins de l’empereur situez toutesfois en Asie, en un lieu nommé Calcedoine, qui est si pres de Constantinople qu’on peut ouyr la voix d’un homme d’un lieu à l’autre. Eudoxe s’alloit promener fort souvent en ces jardins, et toutes les fois qu’il m’estoit permis, je l’y accompagnois avec tant de soing de luy faire quelque service, que quand ce n’eust este que de luy amasser une fleur en tout un jour, j’estois fort content de ma journée, ayant appris des long temps qu’en amour les petits services, s’ils sont en grand nombre, font plus d’effect que ceux qui sont d’importance, et qui arrivent rarement, parce qu’à ceux-cy on est obligé, si l’on ne veut estre estimé ennemy plus- tost qu’amy, mais il n’y a rien qui nous pousse aux autres que la seule affection. J’estois donc d’ordinaire avec elle, et me rendois si soigneux qu’elle n’avoit une seule de ses filles, qui fust plus prompte à tous ses petits messages que j’estois.

II advint qu’un jour Valentinian l’avoit suivie en ce lieu, à cause d’Isidore, et parce qu’elle aymoit fort à se promener, et qu’Isidore se trouvant un peu lasse, elles se separerent, Eudoxe continua le promenoir, et Isidore entra dans un cabinet, où elle trouva des sieges rehaussez de gazons, et couverts de quelques aix. Elle n’y eut pas demeuré long temps que Valentinian, qui estoit pour lors avec Eudoxe, feignant d’estre las s’alla asseoir dans le mesme cabinet. Isidore en voulut ressortir, mais il la retint par sa robe. Eudoxe qui s’en prit garde, ne peut s’em-pescher de sousrire en me regardant, et me semblant que c’estoit une tres-bonne occasion pour commencer mon dessein, je ne la voulus perdre. Je me sousris donc comme elle, et pliay les espaules, me tournant de l’autre costé; et alors elle me demanda que j’avois à sousrire. Je luy respondis tout franchement que c’estoit de voir que Valentinian la quittast pour aller vers Isidore. – Et quoy, me dit-elle, Ursace, n’en feriez-vous pas de mesme ? Moy, madame, luy dis-je, auriez-vous bien opinion que j’eusse si peu de jugement ? – Vous le devriez faire, me dit-elle, puis qu’il y a plus d’apparence qu’elle doive estre servie de vous que de Valentinian. – Je sçay bien, luy dis-je, madame, que la condition d’Isidore et de moy, m’y devroit plustost convier, mais j’advoue que j’ayme mieux faire une contraire faute à celle de Valentinian.- Comment l’entendez-vous ? respondit-elle. – Je veux dire, continuay-je, plustost que de servir quelque chose d’egal à moy, comme Isidore, j’ayme mieux mourir d’amour pour ce qui est par dessus moy, comme vous. – Comme moy ? reprit incontinent Eudoxe, et que pensez-vous dire, Ursace ? Je pense dire, madame, luy respondis-je, que j’ayme mieux mourir en vous adorant, que de vivre aimé d’Isidore, et que la grande inegalité qui est entre nous ne m’a sceu empescher que je n’aye eu ceste volonté, depuis le jour qu’il me fut permis de vous voir. – Je crois, me dit la princesse, que vous estes hors de vous-mesme de me tenir ces propos. – Ne le croyez point, luy dis-je, madame, je ne parlay jamais ny avec plus de verité, ny avec un plus sain jugement.

Elle demeura fermé, et me regarda entre les yeux, et puis me dit: Est-ce à bon escient, ou par jeu, que vous me tenez ce langage ? – Je jure, madame, repliquay-je, par le service que je vous dois, que je ne proferay jamais paroles plus veritables nv d’une volonté plus resolue, que celles que vous venez d’ouyr et de plus, que ceste extreme affection, dont je vous parle ne changera jamais, quelque traictement que je recoive de vous – Je suis marryé, me dit-elle, Ursace, de vostre folie, parce que la longue nourriture que vous avez eue de l’empereur mon pere m’obligeoit de vous voir, et de me servir de vous, d’une meilleure volonté que de plusieurs autres, dont les merites pouvoient esgaler les vostres. Mais puis que vostre outrecuidance a passé toutes les bornes de la raison, et vous a osté la cognoissance de ce que vous me devez, ressouvenez-vous que, s’il vous advient jamais de me parier de ceste sorte, je vous feray repentir de vostre temerité, et que l’empereur et Valentinian en seront advertis. – Madame, luy respondis-je, si je ne craignois que ceux qui sont en ce jardin s’aperceussent de ce que je vous dis, je me jetterois à vos genoux pour vous demander pardon de l’offence que je vous ay faite, mais estant retenu de ceste consideration, ayez agreable la volonté que j’en ay, et me permettez de vous dire que les menaces. que vous me faictes, pourroient avoir quelque force sur moy, si c’estoit de ma volonté que ceste affection fust née, mais puis que c’est le Ciel qui m’y force, n’esperez que la crainte de l’empereur ny la consideration de Valentinian m’en divertissent jamais. Il est vray que je puis bien me taire, et mourir d’amour pour la belle Eudoxe. Et pour preuve de cela et à fin de ne vous ennuyer jamais des fascheuses paroles qui vous ont offencée, je vous jure par le tres-humble service que je vous dois, de ne vous en parier jamais. Mais ressouvenez-vous que toutes les fois que je m’approcheray de vous, et que je vous diray: bon jour, madame, ou que seulement je vous feray la reverence, ce sera à dire: je meurs d’amour pour vous, madame, et vous n’aurez jamais un plus fidelle serviteur que moy. Et quand je prendray congé, et qu’en vous saluant, je vous donneray le bon-soir, et me retireray, ce sera autant que si je vous disois : Jusques à quand ordonnez-vous que je sois miserable et combien encore durera vostre rigueur ? Et pour commencer, luy dis-je froidement, vous me permettrez de prendre congé de vous, et de vous donner le bon-soir. Et à ce mot, je fis une grande reverence, et me retiray, de peur qu’elle ne me defendist encores ces deux paroles, et toutesfois je pris garde qu’elle se tourna de l’autre costé en sousriant. Ce qui ne me donna point une petite esperance.

Or, gentil estranger, je vesquis depuis ce jour de ceste sorte avec elle, ne luy faisant jamais semblant de tout ce qui s’estoit passé, sinon par le bon-jour, et le bon-soir, ausquels quand elle n’estoit point veue, elle respondoit le plus souvent en branlant la teste, comme si elle se fust encores offencée de ce souvenir que je luy donnois. Plus de six mois s’escoulerent que je continuay toujours de mesme façon, et qu’elle aussi s’opiniastroit de ne point recevoir mon affection. En fin je vainquis, mais aussi qu’est-ce que ne peut le service et la perseverance d’un amant avisé ?

Un matin que Valentinian la conduisoit au temple, je m’avancay, et luy faisant une grande reverence, je luy dis: Bon-jour, madame. Elle alors en sousriant, et se tournant vers moy: Vos bon-jours, Ursace, me dit-elle, sont receus de bon cœur. O Dieux ! pourrois-je dire quel fut le contentement que je receus ? Je proteste que jamais je n’esperay d’estre si heureux, et moins en ce temps-là que l’on parloit du mariage de Valentinian et d’elle. Et toutesfois, j’appris depuis, que ce que je croyois la devoir esloigner de moy, fut ce qui me l’obligea davantage, parce que voyant que l’affection qu’il portoit à Isidore s’augmentoit, et que celle qu’il luy faisoit paroistre, n’estoit que pour complaire à l’empereur, elle se resolut de ne l’aymer aussi que pour estre femme d’un empereur et de faire estat de mon service, comme Valentinian de l’affection qu’il portoit à Isidore. Je sceus ceste resolution peu apres, car des la premiere occasion qui se presenta, elle me dit que mon opiniastreté et l’affection de Valentinian envers Isidore, l’avoyent vaincue, et que si je continuois de vivre avec la mesme discretion, elle continueroit aussi de me vouloir du bien. Et depuis ce jour elle permit qu’en particulier je la nommasse ma princesse, et elle m’appelloit son chevalier. Jugez, Silvandre, s’il y avoit homme au monde plus heureux que moy ! car Eudoxe estoit l’une des plus belles princesses du monde, en l’aage de dix sept ou dix huict ans, et qui ne faisoit paroistre d’aimer personne que moy.

Cependant que nous vivions de ceste sorte, Honorius, qui avoit espousé la fille de Stilicon, mourut sans enfans, et parce qu’un Romain nommé Jean, son premier secretaire, s’estoit fait eslire empereur par le moyen de Castinus et de Aetius, l’empereur Theodose qui avoit fait dessein de faire empereur d’Occident son cousin Valentinian, l’y voulut envoyer avec sa mere Placidie. Je fis semblant de la vouloir suivre en ce voyage, mais en effet je ne desirois rien plus que de, demeurer pour la garde d’Eudoxe. Car encor que le desir de la gloire m’attirast en Italie, l’amour me retenoit en Constantinople, avec des liens qui n’estoient pas foibles, parce que ceste belle princesse se laissa aller outre son dessein de telle sorte à l’amitié qu’elle m’avoit promise, qu’en fin elle avoit pas moins d’affection pour moy, que j’en avois pour elle. Je croy bien qu’elle y fut trompée, et qu’au commencement elle ne crut jamais d’en venir si avant, mais je pense sans mentir que l’Amour a beaucoup de ressemblance avec la mort, et que comme on ne peut mourir à moitié, que de mesme on ne sçauroit aymer à demy. Et lors que j’estois plus en peine de trouver une bonne excuse, l’empereur receut des nouvelles que quelques ennemis avec un nombre infiny de personnes, le venoient attaquer du costé de Constantinople. Ces nouvelles convierent plusieurs de demourer, qui autrement eussent esté contraints pour leur devoir, de s’en aller sous la Charge d’Artabure, qui conduisoit une forte armée par mer, ayant avec luy Aspar son fils, tres-vaillant et heureux capitaine comme il fit bien paroistre en la prise de Jean dans Rayenne, et en la delivrance de son pere. Encores que je ne fusse point jaloux de Valentinian, quoy qu’Eudoxe luy fist paroistre de la bonne volonté, sçachant assez que ce n’estoit que pour complaire à Theodose, et pour estre imperatrice, si est-ce qu’ayant appris de longue main que la doute qu’on fait paroistre de n’estre pas assez aymé, convie les dames à nous en donner plus de cognoissance, et qu’aussi feindre de la jalousie, leur donne bien souvent occasion de redoubler leurs faveurs, je fis semblant d’estre un peu jaloux de Valentinian, et de me resjouir de son depart, et je fis des vers sur ce sujet que je chantay devant elle, à la premiere occasion qui se presenta. Ils estoient tels:

Sonnet


Sur le départ d’un rival

Jamais contre les rocs tant de flots amassez,
Escumant de courroux, n’on blanchi les rivages;
Jamais les bancs couverts n’ont veu tant de naufrages
Que cest esloignement m’a d’ennuys effacez.

Bien-heureux souvenirs de mes soupçons passez,
Maintenant de mon heur asseurez tesmoignages,
Qu’il est doux au nocher apres de grands orages
De voir dedans un port ses navires cassez !

Blessé de froide peur dedans la fantaisie,
J’ay tremblé mille fois atteint de jalousie,
Mais en fin son despart m’a du tout rendu sain.

Heureux esloignement, puisse-tu tousjours estre !
Ou bien s’il s‘en revient, Amour, fay luy paroistre
Qu’à son dam il partit, et qu’il retourne en vain.

Je ne vous diray point en ce lieu quel fut le voyage de Valentinian, car vous le pouvez avoir entendu par plusieurs. Tant y a qu’apres avoir mis tel ordre aux affaires d’Occident, qu’il jugea estre à propos, il revint en Constantinople, où il fut receu par Theodose, comme si c’eust esté son fils, et soudain à la solicitation de Placidie, qui estoit demeurée au gouvernement d’Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut conclud avec luy.

Seroit-il bien possible que je vous peusse raconter ce que je ressentis en ceste occasion ? Je ne le croy pas, car je fus de sorte combattu de crainte et du regret que, sans Eudoxe, il est certain que je ne l’eusse peu supporter. Mais elle qui estoit sage et prudente, encore que de son costé elle fut fort affligée de se voir entre les mains d’une personne qu’elle n’aymoit point, si sur-monta-t’elle ce deplaisir avec la resolution. Et parce qu’elle voyoit bien en quelle peine je vivois, elle me donna commodité de parier à elle dans son cabinet, sans qu’autre y fust qu’Isidore, en qui elle se fioit infiniment. Elle estoit assise sur un petit lict, et je me mis sur un genouil devant elle, ayant dessous quelque carreaux qu’elle m’avoit fait apporter.

Et parce que ravy de contentement, je ne faisois que la contempler, et luy baiser la main qu’elle m’avoit permis de luy prendre, apres m’avoir consideré quelque temps, elle me parla de ceste sorte: Et bien, mon chevalier, vous plaindrez-vous toute vostre vie de moy, et serez-vous tousjours en doute de l’amitie que je vous porte ? – Ma belle princesse luy dis-je, si je n’avois accoustumé de recevoir de vous plus de faveurs que je n’en merite, vous auriez quelque raison de me faire ceste demande, à ceste heure que je reçois celle-cy qui veritablement est telle que je ne puis la redire. Mais pourquoy ne me permettez-vous de me plaindre de la fortune, qui m’ayant monstré le bien qu’elle pouvoit me donner, l’ordonne toutesfois à un autre de qui l’affection le merite aussi peu que la mienne pourroit estre digne de l’obtenir, si elle le pouvoit estre par un extreme amour ? – Mon chevalier, me respondit-elle, vivez content et asseuré de ce que je vous vay dire: tout ce qu’une extreme affection peut obtenir de moy, sçachez qu’Ursace le possede, et ce que vous regrettez qui soit à un autre, croyez moy, mon chevalier, que c’est ce qui se doit donner par devoir, et non point par amour; et cela estant, quelle raison avez-vous de vous plaindre de la fortune ? – La raison que j’en ay, repliquay-je, est aussi grande que l’obligation en quoy vous me mettez par ceste asseurance. Pourquoy, ma princesse, ne me plaindray-je pas d’elle qui ayant voulu favoriser mon affection, m’a toutesfois privé de ce qui seul me pouvoit faire parvenir au bien que je desirois. Ah ! mon chevalier me dit-elle, vous m’offencez. Comment ? vous ne m’avez aimée que pour avoir de moy ce que mon devoir vous refuse ? Et quelle m’avez-vous estimée ? Et comment m’avez-vous peu aymer si vous m’avez eue en si mauvaise opinion ?

Je ne pus luy respondre, voyant comme elle le prenoit, mais avec un grand souspir je m’abouchay sur son giron, tenant sa main contre ma bouche. Elle qui recogneust bien ma peine, me mit l’autre main sur la teste, et passoit ses doigts dans mes cheveux. et sans me dire mot, sembloit d’attendre ce que je luy respondrois. En fin me levant, je luy respondis: J’advoue, ma belle princesse, que je vous ayme plus que vous ne voulez, et plus encores que la raison ne veut, mais qui pourroit vous aymer moins que cela ? Je confesse qu’il n’y a raison ny devoir qui puisse mesurer la grandeur de mon affection, et si je vous offence en cela, pardonnez-moy en considerant que ce seroit profaner vostre beauté que de l’aymer moins, et plaignez-moy, qui ayant eu tant de courage me suis trouvé avec si peu de merite. Et toutesfois vostre bonne volonté pourroit suppléer à ce defaut, si l’amour avoit un peu plus de force en vous. – Je ne vous entends point, me dit-elle, et ne sçay en quoy vous voudriez que mon amour eust plus de force. – O Dieu ! repliquay-je, qu’il sera bien mal-aysé que mes paroles vous fassent entendre à mon advantage, ce que l’amour ne vous a peu faire concevoir. Je veux dire, ma princesse, que si l’amour avoit plus de puissance sur vous, ce devoir que vous m’opposez en aurait beaucoup moins, et que ce trop heureux Valentinian possederoit ce qu’il recherche, et moy ce que je desire. – Ah ! mon chevalier, responditelle, avec un grand souspir, si vous sçaviez ce que je ressens en mon ame, et quelle est la contrainte que je me fais, vous croyriez bien qu’Amour a toute la puissance sur moy qu’il peut avoir sur un cœur. Mais si je vous refuse quelque tesmoignage de ceste puissance, ressouvenez-vous quelle je suis née et à quelles loix ma naissance m’oblige. Si la fortune m’avoit fait naistre d’un Leontin Athénien comme ma mere, je pourrois disposer de moy, aussi bien que de mon affection, mais estant fille d’un empereur Theodose, petite fille d’un empereur Arcadius, et ayant pour bisayeul Theodose le grand, ne voyez-vous pas que ceste naissance m’astreint, pour ne leur point faire de honte, à laisser la disposition de mon corps à ceux qui me l’ont donné ? C’est un tribut de l’humanité que de ne voir jamais ça bas chose qui soit entierement accomplie. Les grandeurs et les empires trainent inseparablement ceste contrainte que jamais, on ne s’apparie que par raison d’estat. Ny vous ny moy ne voyons rien de nouveau; il y a long temps que nous avons preveu qu’il nous adviendroit ce que nous ressentons, et quand je tournay les yeux sur vous, et que je vous aimay, ce fut avec ceste resolution que Valentinian seroit mon mary. Je m’asseure que vous avez pensé la mesme chose, dés le premier jour que vous fistes dessein de m’aimer, et qu’est-ce donc qui vous afflige maintenant, et quel accident voyez-vous que vous deviez dire inopiné ?

Ces mots me toucherent si vivement, fut pour voir une si grande resolution que j’accusois de peu d’amitié, fut pour penser qu’un autre la possederaoit, qu’il me fut impossible de luy permettre de parler davantage sans l’interrompre: Vous croiez donc, luy dis-je, madame, que ce soit aimer que de retenir ces considerations ? Vous avez opinion que la vraye amour puisse estre subjecte aux loix du devoir ? O dieux ! que vous et moy sommes trompez ! Vous qui avez creu d’aimer et moy qui ay pensé d’estre aimé de vous ! Et là m’arrestant un peu, je repris de ceste sorte, lors que je vis qu’elle vouloit prendre la parole: Les loix d’amour, madame, sont bien différentes de celles que vous vous proposez, et si vous voulez cognoistre quelles elles sont, lisez-les en moy, et vous verrez que comme l’inegalité qui est entre nous ne m’a peu empescher d’eslever les yeux à ma belle princesse, de mesme ne vous doit-elle divertir de baisser les vostres vers vostre chevalier, n’y ayant pas plus de difference de vous à moy, que de moy à vous. Et quant à ce que vous m’alleguez de vostre naissance, puis qu’elle est telle que rien ne vous peut relever par dessus ce que vous estes, pourquoy au lieu de tourner vos yeux sur la grandeur, qui ne vous peut estre augmentée, ne les jettez-vous sur vostre contentement, afin que, comme vous estes de vostre naissance la plus grande princesse du monde, vous soyez aussi par vostre choix la plus contente princesse qui fut jamais ? Vous dites que je commençay de vous servir avec ceste opinion que Valentinian seroit vostre mary. Ah ! madame, j’advoue que quand, je commençay de me donner à vous, j’eus ceste creance que je le pourrois supporter, mais si depuis mon affection est tellement creue, qu’il m’est impossible d’y penser sans perdre incontinent toute resolution, que pourrez-vous m’opposer que la foiblesse de vostre amitié qui ne s’est point augmentée depuis le premier jour qu’elle prit naissance ? Comment ? ma belle princesse, vous refuserez des faveurs à mon affection, que vous accorderez à une personne qui ne vous ayme point ? Vous consentirez que ces beautez, qui sans plus doivent estre la recompense et la felicité d’une parfaite amour, soient possedées par celuy qui les desdaigne, ou ne les recognoist pas ? Comment souffrirez-vous ses caresses ? Et comment ne regretterez-vous point la peine et le cruel desplaisir de vostre chevalier ?

Isidore qui oyoit une partie de nos discours, et qui desiroit infiniment de nous y favoriser, non pas pour amitié qu’elle me portast, ou pour volonté qu’elle eust de tenir la main à semblables recherches, mais pour l’esperance qu’elle avoit que ceste affection pourroit passer si outre, que peut-estre elle romprait le mariage de Valentinian et d’Eudoxe, afin de nous donner plus de commodité de parler ensemble, peu à peu se retira dans un arriere cabinet où en fin elle s’endormit. Je m’en apperceus incontinent, encore que j’eusse le dos tourné contre elle, parce que passant contre les flambeaux qui estoient sur la table der- riere nous, je vis son ombre contre la muraille, qui me fit remarquer qu’elle s’en alloit. La princesse qui s’estoit appuyée du coude contre le chevet du lict, et qui avoit la teste sur la main, ne s’en prit point garde, estant si attentive à ce que je luy disois que malaysément l’eust-elle peu voir, encore qu’elle eust passé par devant ses yeux. Et parce que mes dernieres paroles la toucherent fort vivement, elle demeura quelque temps sans me respondre, baissant les yeux contre terre; en fin sans se remuer, apres un grand souspir: Ah ! mon chevalier, me dit-elle, que vos paroles me percent l’ame cruellement, et que les choses que vous me representez sont difficiles à supporter ! Mais que puis-je faire ? que puis-je devenir ? Si je n’espouse Valentinian, que sera, ce de moy, et si je l’espouse, ô Dieu ! à quel supplice me vois-je destinée ? Je vis à ces dernieres paroles que les larmes luy couloient le long du visage et qu’elle s’estoit teue, pour ne pouvoir parler, de peur que les souspirs ne se meslassent et sortissent au lieu de la voix. Ces pleurs m’esmeurent de pitié, mais ils ne me donnerent pas une petite asseurance et n’augmenterent pas peu mon courage.

Je vous confesse, gentil Silvandre, que je n’eusse jamais esperé de reduire ceste princesse en cest estat, mais voyant plus d’amour en elle que je n’eusse creu, je pris plus de hardiesse que je n’eusse jamais pensé. Je m’approche donc d’elle un peu plus que je n’estois, et feignant de luy soustenir la teste contre mon espaule, ma bouche se rencontra justement à l’endroit de ses yeux: au commencement je n’osois les baiser, et faisois semblant que c’es-toit par mesgarde, mais voyant qu’elle n’en disoit rien, peu à peu je descendis plus bas et rencontray sa bouche, qu’elle retint longuement sur la mienne. Et parce qu’elle ne me faisoit point de deffence, je luy mis une main dans le sein, mais avec tant de transport, que je tremblois comme la fueille agitée du vent. Depuis ce temps je me suis trouvé en plusieurs rencontres, en beaucoup de grandes et diverses batailles, et en maints assauts, mais je ne fus de ma vie saisi de telle crainte qu’en ceste occasion. Elle me permit donc encores ceste privauté sans m’en rien dire, mais lors que descendant la main un peu plus bas, je la voulus mettre sous la robbe, elle me dit froidement: Que pensez-vous faire, mon chevalier ? Isidore vous void. – II y a long temps, luy dis je, ma belle princesse, qu’elle nous a laissez seuls. – Comment, dit-elle, en sursaut, Isidore n’est-elle pas icy ? Et se relevant sur le lict: Elle a eu tort, continua-t’elle, de nous laisser seuls de ceste sorte. -Et pourquoy, madame, luy dis-je, nous n’avons point affaire d’elle. -Non pas vous, me repliqua-t’elle, mais si ay bien moy. Et si vous m’aymiez comme vous dittes, vous seriez content de ce que je vous ay permis, sans me rechercher de chose que je ne puis. Je pensois que la presence d’Isidore vous empescheroit de passer plus outre que l’honnesteté me peut permettre, et voulois bien que ce fust elle, qui par ce moyen vous en fist la deffence, et non pas moy, à fin de vous laisser ceste satisfaction de mon amitié, qu’il n’avoit pas tenu à moy que vous n’eussiez eu toute sorte de preuve de ma bonne volonté, mais puis qu’elle s’en est allée, et que vous ne vous arrestez pas à ce que vous devez, je suis contrainte de vous dire que, si vous voulez de moy ce qu’il me semble que contre mon honneur vous recherchiez, je le vous permettray, à condition toutesfois que je tiendray un poignard nud à la main, pour incontinent après m’en donner dans le cœur, et le punir tout à l’instant de ceste sorte de la faute qu’il m’aura contrainte de commettre. Que si vous ne voulez que je meure, ne me contraignez donc point, je vous supplie, de vous permettre ce que je ne puis ny ne dois faire sans mourir.

Il faut avouer que ces paroles me rendirent de telle sorte confus, que me levant de la place où j’estois, et me rejettant à ses genoux, je luy protestay de ne rechercher jamais, ny tesmoignage de son amitié, ny soulagement à mes desirs, plus grands que ceux qu’elle venoit de me donner. Si vous le faites, me dit-elle, je vous permettray le reste de ma vie les mesmes privautez que vous avez receues, et ceste preuve de l’affection que vous me portez me sera agreable, cognoissant que ceste amour outrepassant toutes les limites des plus violentes amours, s’arreste toutesfois à celle de mon honnesteté. Et à ce mot, me prenant par la teste avec les deux mains, elle me baisa pour arres de sa promesse.

Nous avions fait du bruit, et avions un peu relevé la voix, de sorte qu’Isidore s’esveilla, et parce que la nuit estoit fort avancée et que les flambeaux estoient presque achevez, Eudoxe l’appella et luy demanda quelle heure il estoit. – C’est l’heure, madame, dit-elle, que je viens de faire un grand sommeil, et que chacun dort, sinon vous. – Et pensez-vous, Isidore, dit la princesse, que Valentinian ne veille pas à ceste heure pour sa maistresse ? – Je ne sçay, dit Isidore, ce qu’il faict, mais je sçay bien que si ce n’estoit que pour luy, je serois à ceste heure au lict, et dormirois fort bien. Je luy respondis: C’est bien au lict aussi où il voudroit vous trouver. – Et quoy, dit-elle en sousriant, n’en voudriez-vous point ailleurs ? La princesse se mit à rire, et apres luy dit: Et que pensez-vous dire, Isidore ? Je pense, que vous donnez. – Que voulez-vous que j’y fasse, dit-elle en se frottant les yeux, Ursace me fera devenir folle.

Et parce qu’il estoit tard, et que Eudoxe ne se vouloit point cacher de ceste fille, dont l’humeur luy estoit tres agreable et la prudence fort cognue, en se levant de dessus le lict, elle me prit par la teste et me baisa, et s’approchant du feu elle me commanda de me retirer, ce que je fis, mais non pas sans user du privilege qu’elle m’avoit donné de la baiser. Et parce qu’elle prit garde qu’Isidore la consideroit sans dire mot, elle luy dit: Que regardez-vous, Isidore ? – Je regardois, madame, dit-elle, si la mouche vous avoit fort picquée. – Quelle mouche ? dit la princesse. – La mouche du jardin, dit-elle, car ce chevalier vous fait souvent la recette de la picqueure. Et à ce mot, prenant un des flambeaux qui estoient sur la table, elle se mit devant moy pour me conduire par un petit degré derobé, qui sortoit dans la basse court du chasteau, non pas sans qu’Eudoxe ne sousrit de ceste rencontre, et ne luy dit: Gardez qu’estant seule avec luy, il ne vous fasse la mesme recette. – N’ayez peur, madame, dit- elle, ceste recette ne, vaut rien pour moy, car je ne croy point en paroles.

Voilà en quels termes j’estois lors que Valentinian espousa ceste belle princesse, qu’incontinent apres, il emmena en Italie. Je ne vous dis point les regrets que je fis, ny les desplaisirs que je receus, principalement la nuict de ses nopces, parce qu’ils vous ennuyeroient, et qu’ils furent entierement inutiles; mais ceux de la belle Eudoxe ne furent guieres moindres, à ce qu’elle me dit, et Isidore, qu’elle emmena avec elle quand elle partit de Grece, pour l’extreme confiance qu’elle avoit en elle. A quoy Valentinian ne contraria pas, comme vous pouvez penser. Mais si ceste premiere nuict me fut presque insupportable, je ne fus pas sans peine à trouver une excuse pour suyvre ceste belle princesse, car j’estois tombé malade du grand desplaisir que j’eus, lors que Valentinian estoit party, et depuis ayant receu ma santé, je demanday congé à l’empereur de suivre Ariobinde, ou Asila, deux grands capitaines qu’il donnoit à Valentinian, avec une armée pour l’assister contre l’inondation de ces peuples barbares, qui de tous costez se venoient jetter sur son empire. Mon aage et ma juste requeste obtindrent facilement ce que je demandois, mais le malheur ne voulut-il pas que ceste armée s’estoit arrestée en Sicile ? Et Valentinian ayant passé outre et la belle Eudoxe, Theodose nous contremanda, à cause d’Attila, qui par le moyen des Huns, Alains et Gepides, avoit assemblé un peuple presque infiny, et s’en alloit fondre sur Constantinople.

Le commandement du retour ne fut pas plustost porté à riobinde, et à Asila, qu’ils receurent presque en mesme temps la nouvelle de la mort de Theodose, qui atteint de peste estoit mort sans fils. Je ne voulus porter ces mauvaises nouvelles à la belle Eudoxe, mais je suppliay Ariobinde qu’il me laissast tenir compagnie à celuy qu’il y envoyeroit, feignant que j’avois un extreme desir de revoir l’Italie avant que de m’en retourner, ce qui me fut aysément accordé. Et partant, nous vinsmes à Naples, et de là à Rome, où je fus receu avec tant de bonne chere, que je n’en pouvois desirer d’avantage.

Eudoxe ressentit la mort de son pere, comme son bon naturel luy commandoit, et durant le temps que les grands pleurs demeurerent à s’escouler, Valentinian fut adverty par quelques personnes que Pulcheria, qui estoit sœur de Theodose, avoit espousé un vieux capitaine nommé Martian, et qu’elle l’avoit fait eslire empereur. Ce Martian estoit celuy sur qui Genseric, Roy des Vandales, vit voler l’aigle, quand il le tenoit prisonnier en Afrique, et avec lequel il avoit fait depuis une tresgrande amitié. Et parce que c’estoit un tres grand capitaine, et de grande reputation, il contraignit bien tost Attila de se retirer en Pannonie, où despité contre son frere Bleda, il le fit mourir par trahison, à fin de demeurer seul roy de toutes ces nations barbares. Quand je fus adverty de l’election de ce nouvel empereur, et que Attila avoit esté repoussé, je pensay qu’il n’y avoit rien qui me contraignist de partir d’Italie; au contraire la guerre qui s’y faisoit de tous costez, me convioit avec Amour d’y demeurer.

Et lors que j’estois en ces considerations, l’empereur fut adverty que ce fleau de Dieu Attila, car c’est ainsi que luy-mesme se nommoit, avoit pris la Gaule pour son premier dessein. Et qu’ayant rendu presque subjects par ses armes, Valamer et Ardaric roy des Ostrogoths et des Gepides, il les avoit contraints de se joindre à ses forces composées des Erules, des Alains, des Turingiens, des Marcomancs, et de quelques Francs qui estoient demeurez de là le Rhin en leurs premieres habitations, lors que, sous le grand Faramond, ce peuple guerrier s’efforça de passer, et d’occuper en Gaule les pays qu’ils tiennent maintenant, et qu’ils commencent, du nom de Franc, d’appeller France.

Aussi tost que ces nouvelles furent asseurées, l’empereur renforça l’armée du patrice Aetius, l’un des meilleurs et des plus grands capitaines Romains et qui avoit la charge des Gaules. Encores que ce me fut une chose bien difficile que de quitter la belle Eudoxe, si falut-il m’en aller. Et lors que je luy en demanday congé: Pourquoy, me dit-elle, mon chevalier, voulez-vous vous esloigner de moy ? Quel subjet vous en ay-je donné ? Avez-vous si peu d’affection qu’elle vous permette de me laisser ? – Ma belle princesse, luy dis-je, si je ne fay ce voyage où tant de jeunesse de ceste Cour s’en va, quelle opinion aura-t’on de mon courage ? Pourquoy pensera-t’on que je sois demeuré ? et vous-mesme, que jugerez-vous de moy ? Elle alors en sousriant: Or souvenez-vous, me dit-elle, des raisons que vous ne vouliez point recevoir avant mon mariage, et advouez-que ce mesme honneur qui alors me les faisoit proferer, vous les met à cette heure en la bouche, et que ce que je vous en ay dit n’a seulement esté que pour vous rendre preuve, qu’encores que je contrariasse à vos desirs, je ne laissois de vous aimer autant que vous m’aymez à cette heure. Et croyez-le, pour faire autant pour moy, que je fay pour vous, car je ne doute point que vous ne m’aimiez, encore que le devoir ait assez de force pour vous faire esloigner de moy. Et lors, en me baisant: Ressouviens-toy, me dit-elle, mon chevalier, de revenir bien tost, et de m’estre tousjours fidelle. Et ne pouvant demeurer plus long-temps aupres d’elle, je partis, et m’en vins trouver Aetius, et fis tels vers sur ce suject.


Sonnet


Sur un adieu.


J’estois pour mon malheur prest à partir des lieux
Où dans le sein d’autruy je me laissay moy-mesme,
Lors que plein de regret en mes derniers a-dieux
J’allois contre l’Amour proferant ce blaspheme:

Doncques, cruel Amour, si tu faits qu’elle m’aime,
Et que je l’ayme aussi cent fois plus que mes yeux,
C’est seulement à fin qu’un regret plus extreme
Nous blesse l’un et l’autre, et nous offence mieux.

Mais quand je pris congé: Souvien-toy, me dit-elle,
De revenir bien tost, et de m’estre fidelle.
0 tourment bien-heureux guery si doucement !

Content en mon malheur, je fus contraint de dire:
Je cognois qu’on peut estre heureux mesme au tourment
Et que le bien d’amour surpasse son martyre.

Cependant Valentinian qui estoit infiniment amoureux de la sage Isidore, continuoit sa recherche, mais avec toute sorte de discretion, et pensant que le refus qu’elle faisoit de luy, ne luy procedoit que de la crainte qui accompagne ordinairement les filles, de ne se pouvoir marier quand on sçait qu’elles ont aimé, il se resolut de la loger. Et apres avoir cherché en sa Cour quelqu’un qui fust propre pour elle, il jugea que Maxime, chevalier Romain, homme de grande authorité, serait fort bon, tant parce qu’il demeuroit le plus souvent à Rome, et qu’il luy seroit plus aisé de la voir, que d’autant qu’il estoit fort ambitieux, et que luy faisant de l’honneur, il l’abuseroit facilement. Maxime qui desiroit de se marier, et qui pretendoit tout son avancement de l’empereur, receut à tres grande faveur l’offre que Valentinian luy en fit faire, outre que ceste dame estant tres belle, et de bonne et illustre race, avoit aussi bonne reputation qu’autre qui fust en la Cour. Isidore d’autre costé n’y contraria pas, parce que Maxime estoit des plus riches de Rome, et avoit esté deux fois consul; et l’imperatrice qui aymoit infiniment ceste dame, fut bien aise de la voir loger dans Rome tant avantageusement. N’y ayant donc rien qui contrariast à ce mariage, il fut incontinent conclu au contentement de chacun.

Mais quand l’Empereur voulut tenter quelques jours apres la volonté de la sage Isidore, il la trouva plus retirée de son amitié qu’auparavant, dont il print un si grand, despit, qu’il resolut de ne se plus arrester aux supplications. Il advint doncques qu’attirant Maxime le plus pres de sa personne qu’il pouvoit, il jouoit presque ordinairement avec luy. Un jour Maxime eut le jeu si contraire, qu’il perdit tout son argent, et n’ayant plus rien sur luy qu’il peust jouer, que la bague qui luy servoit de cachet, et qu’il portoit tousjours au doigt, il la mit en jeu et la perdit. L’empereur s’imaginant d’avoir trouvé une tres-bonne occasion pour achever son dessein, feignit d’avoir quelque affaire d’importance, et laissant un des siens en sa place, luy commanda de continuer le jeu sur le credit de Maxime, jusques a ce qu’il se fust r’aquité, ce qu’il faisoit en dessein de l’amuser. Cependant il envoyé vers la sage Isidore de la part de son mary, et luy commande de venir visiter l’imperatrice, et pour marque luy montre la bague de son mary. Elle qui creut à ce messager, et ne pensant point à ceste tromperie, s’y en vint incontinent. Mais estant conduite par celuy que l’empereur y avoit envoyé, au lieu d’aller chez Eudoxe, elle fut menée en des jardins où l’empereur l’attendoit, luy faisant entendre que l’imperatrice y estoit. Parvenue donc en ce lieu retiré, jugez si elle fust estonnée de se voir entre les mains de Valentinian ! Elle commence de paslir et de trembler. L’Empereur qui le recogneut, la prenant par la main, la voulut faire asseoir dans un cabinet qui estoit au milieu du jardin, mais elle refusa d’y entrer, se voyant seule avec luy. Toutesfois la prenant, par le bras, et usant de force, il l’y porta, et poussa la porte sur eux.

O Dieux ! courtois Silvandre, quelle devint la pauvre Isidore voyant un tel commencement ! Elle estoit telle, que si elle eust esté conduite au supplice; mais l’Empereur qui pensoit de la vaincre par belles paroles, et qui n’eust jamais pensé qu’une femme luy peust resister, l’ayant assise sur un lict, se mit aupres d’elle, et luy parla de ceste sorte: Je ne fay point de doute, belle Isidore, que vous ne trouviez fort estrange la tromperie que je vous ay faite, et que vous n’en soyez estonnée, et peut-estre courroucée contre moy. Toutesfois, quand vous considererez l’extreme affection que je vous porte, combien elle a continué, et comme il m’a esté impossible de m’en divertir, soit par les raisons que je me suis plusieurs fois, moy-mesme representées, soit par les rigueurs dont vous avez usé contre moy, vous ne trouverez point ceste action si estrange, ny n’en serez point si courroucée contre moy, que prenant pitié d’une personne qui est entierement vostre, vous ne pardonniez cette hardiesse, et me rendiez content avant que de partir d’icy. Toutes choses vous y doivent convier: premierement l’affection que je vous porte, que vous recognoissez bien telle, qu’il n’y a rien qui l’égale; puis la qualité de celuy qui vous ayme, que je ne representeray point autre que vous la sçavez, et qui est telle, qu’estant empereur, vous pouvez aspirer à l’empire, si vous voulez me rendre autant de satisfaction que le merite l’amour que je vous porte. Et en fin la consideration de Maxime ne vous en peut divertir, puis que par la bague qu’il vous a envoyée, il fait bien paroistre qu’il n’y consent pas seulement, mais qu’il le desire. Que sera-ce donc, ma belle Isidore, qui me niera le bien que je desire, puis que toute raison le veut ainsi ?

Et lors, luy mettant la main soubs le menton, la voulut baiser, mais elle tourna doucement la teste à costé, sans le repousser avec trop de violence, parce que voyant l’estat où elle estoit, et que la force ne luy serviroit de rien, elle se resolut de recourre à tous les artifices que la prudence et la ruse luy pourroient mettre en l’esprit. Le repoussant donc doucement de la main, elle le supplia de l’escouter et de se r’asseoir; et luy qui desiroit sur tout de la vaincre par douceur, luy voulut bien complaire à ce coup.

Et lors, elle reprit ainsi la parole: Je ne puis nier, seigneur, que je ne sois infiniment estonnée de me voir seule aupres de vous en ce lieu escarté, et tant contre mon opinion, puis que d’icy depend la ruine de mon honneur, et la fin de ma vie, mais il n’y a rien qui m’empesche d’estre bien fort asseurée que vous ne ferez rien contre vostre devoir, et contre ma volonté, lors que je considere qui vous estes et qui je suis. Car pour ce qui vous concerne, comment redouterois-je d’estre entre, les mains de ce grand Valentinian, fils de ce genereux empereur Constance, le plus grand, le plus sage et le plus accomply qui ait jamais esté appelé du nom de Cesar ? De ce Valentinian, dis-je, qui a eu pour mere ceste grande et sage Placidie, l’honneur et le miroir des dames, et de qui les sages conseils luy ont esté continuez si longuement, et avec tant de profit de tout l’empire ? Penseriez-vous; seigneur, que j’eusse peur de vous, de qui la sagesse est cogneue de tout le monde, de qui la prudence est admirée de chacun, et de qui la justice n’est redoutée de personne ? Il faudrait que j’eusse peu de cognoissance des perfections de l’emereur, si j’entrois en doute de sa preud’hommie, pour me voir seule avec luy en ce lieu escarté, sçachant bien que sa puissance n’est pas moindre dans le milieu des rues et des plus grandes assemblées, qu’elle sçauroit estre icy, et que les occasions qu’on dict estre meres des meschancetez, ne le sçauroient rendre autre qu’il est, parce que toutes heures et tous endroicts luy sont mesmes occasions, puis que sa puissance est égale en tous lieux et en tous temps. C’est pour les foibles, et les personnes sujettes aux autres, que telles occasions qu’ils nomment commoditez, peuvent estre propres et necessaires, mais nullement pour Cesar, qui peut tout et qui n’a point de borne à sa puissance que sa volonté.

Que si ceste volonté, seigneur, qui limite sans plus vostre puissance, m’est entierement acquise, ainsi que vous me l’avez tant de fois juré, comment pourray-je craindre qu’elle s’estende plus outre qu’il ne me plaira ? Non, non, je ne dois point estre estonnée de me voir seule entre les mains de l’empereur, n’y estant pas d’avantage à ceste heure que j’y suis ordinairement; mais j’advoue bien que je ne puis assez trouver estrange que je sois venue en ce lieu par le consentement de Maxime, et qu’il ait servy d’instrument pour m’y conduire, et cela m’offence de sorte contre luy, que jamais son respect ne me divertira de consentir à tout ce que vous voudrez de moy, estant sans doute indigne, ayant si peu d’honneur d’avoir Isidore pour sa femme, Isidore, dis-je, qui a tousjours vescu de sorte qu’il n’y a rien qui la puisse faire rougir, sinon d’estre femme d’une personne de si peu de merite que ce deshonoré Maxime, la honte et le vitupere des hommes.

Or, seigneur, je ne veux pas demander que c’est que vous voulez de moy, ny à quelle occasion vous m’avez fait conduire en ce lieu: ce traistre de qui je voy la bague, lesçait assez, et vos discours ne me le font que trop entendre. Mais je vous veux bien supplier tres-humblement d’avoir consideration à ce que je suis, et de vous ressouvenir que c’est qu’une femme qui n’a plus d’honneur, et si vous m’aimez, ne vueillez me rendre tant indigne d’estre aymée de ce grand Cesar, de qui le nom est honoré par tout le monde. Ressouvenez-vous, seigneur, que vous foulez sous les pieds l’honneur et la vie de celle que vous dictes, que vous aymez, et qu’en mesme temps vous faictes une si grande offence à vostre reputation, que je ne sçay si jamais il vous sera possible de la reparer. Vous dictes qu’en vous rendant ceste satisfaction, vous estes tel que je puis pretendre à l’empire. O dieux ! et comment en jugeriez-vous digne celle qui ne meriteroit pas seulement de vivre apres une si grande faute ? Si vous avez ceste bonne volonté, conservez-moy telle, que sans honte vous me puissiez faire telle que vous dites, si la fortune veut favoriser vos desseins en cecy, comme elle a desja fait paroistre en tant d’autres occasions. Si vos paroles sont veritables, vous m’aimez, et si vous m’aimez, que pouvez-vous desirer d’avantage que d’estre aimé de moy ? Mais comment ? Pensez-vous que je puisse aimer celuy qui me ravit l’honneur que j’ay plus cher que la vie ? Ne precipitez rien, seigneur, vous avez si longuement temporisé. Il y a si long-temps que vous me faictes l’honneur de m’aimer, vous avez esté vostre maistre jusques icy, continuez encore un peu, et croyez que le Ciel ne vous a point fait de si grandes faveurs, sans vous en vouloir donner de plus grandes.

Considerez l’obligation que vous avez à Dieu, qui vous à donné pour pere Constance, estimé, voire presque adoré de tout l’empire, pour mere, Placidie, la plus sage princesse qui fut jamais, et lors qu’esloigné de l’Italie, vous y aviez le moins d’esperance, il vous a suscité un parent, qui vous donnant une sage princesse pour femme, vous a remis un empire pour son dot. Mais Dieu s’est-il contenté de ceste faveur ? Nullement, seigneur, il vous a conduit comme par la main, et mis miraculeusement dans le trosne où vous estes. Il vous a fait vaincre Jean par le jeune Aspar, je dis ce Jean, qui avoit occupé l’empire. Il a fait surmonter ce vaillant Castinus, par ce mesme Artabure, qui peu auparavant estoit prisonnier de Jean, dans Ravenne. Il vous a remis entre les mains ce prudent et sage Patrice Aetiras, par le moien de ceux qui presque ne vous cognoissoient point. Il vous a desfait de ce Boniface, usurpateur de l’Afrique. Il vous a rendu amy depuis naguieres ce redoutable Genseric, roy des Vandales. Bref, que n’a-t’il point fait pour vous, ce grand Dieu dont je vous parle, et quelles graces ne luy devez-vous point rendre ? Or, seigneur, ce mesme Dieu à qui vous avez toutes ces obligations, c’est celuy-là mesme qui maintenant vous voit, et qui regarde quel sujet vous luy donnerez à ce coup de continuer ses graces envers vous, ou bien de vous envoyer des chastimens. Considerez quels miserables accidens, voire tragedies, sont autresfois souvenues en ce mesme empire, pour une semblable occasion que celle-cy. O Dieu tout puissant ! jette plus- tost sur moy ton foudre, et me cache dans le profond de la terre que de permettre que je sois cause d’esmouvoir ton courroux contre ce grand empereur, le plus sage, le plus juste, le plus aimé et le plus estimé de tous ceux qui depuis Auguste ont tenu cet empire souz leur puissance.

Et à ce mot, se jettant à ses genoux, elle continua : Et vous, seigneur, faites moy plustost mourir, que de me ravir ce qui me peut rendre digne d’estre aimée de vous, et de me faire estre le sujet d’attirer sur vous la haine de Dieu et des hommes. Monstrez à ce coup que veritablement vous estes Cesar, c’est à dire seigneur, et commandez de sorte sur ceste passion que vous soyez aussi bien invincible à vous-mesme, que Dieu vous a rendu victorieux sur tous vos ennemis.

Valentinian la voyant à genoux la releva, et touché de ses remonstrances, estoit honteux de ce qu’il avoit fait, et eust bien desiré de ne l’avoir point entrepris. Ses paroles si pleines de veritables raisons, ses pleurs dont elle avoit tout le visage et tout le sein noyé, et la crainte de ce qui en pourroit advenir, avec sa naturelle bonté, luy firent prendre resolution de se surmonter soy-mesme, et de la renvoyer sans la toucher. Et en ceste volonté, après l’avoir un peu r’asseurée, il luy promit et jura que jamais il n’userait de force. Mais qu’il la supplioit d’avoir consideration de son amitié, et pour le moins de l’asseurer de n’avoir jamais memoire de ce qu’il avoit voulu faire, et que Maxime et Eudoxe venant à mourir, elle seroit contente de l’espouser. La sage Isidore oyant ces paroles, rassereine son visage, luy jure et promet tout ce qu’il veut, et le supplie de permettre qu’elle s’en aille.

A ce mot Valentinian luy baise la main et avec un grand souspir, appelle Heracle, l’eunuque qui estoit celuy de tous ceux de sa Cour, en qui il se fioit le plus, et le conseil duquel il suivoit presque en tout. Cet eunuque estoit meschant et n’avoit rien d’aymable, sinon qu’il estoit fidelle, au reste le plus avare et le plus grand flatteur qui fut jamais. ç’avoit esté luy qui avoit porté la bague à la sage Isidore et qui l’avoit conduite en ce jardin. Et par ce que l’empereur vouloit que ceste affaire fust la plus secrette qu’il luy seroit possible, il n’avoit pris autre compagnie que celle de cet homme, auquel il avoit commandé de demeurer dans un arriere-cabinet, pour venir vers luy aussi tost qu’il l’appelleroit.

Heracle, à la voix de l’empereur, courut incontinent à luy, pensant qu’Isidore ne voulant de bon gré consentir au desir de Valentinian, il l’appelloit pour luy aider, mais quand il ouyt le commandement qu’il luy faisoit de la r’amener chez elle, et qu’il luy eust redit les considerations qui la faisoient renvoyer sans l’avoir touchée : Est-il possible, dit-il, seigneur, que des paroles vous puissent faire perdre une telle occasion de vous contenter ? Vous arrestez-vous aux belles promesses qu’elle vous fait ? et ne voyez vous pas que ce n’est que la crainte qui en est cause ? Et d’effect, vous a-t’elle jamais parlé de ceste sorte, que depuis qu’elle se voit entre vos mains ? Craignez-vous ce que l’on pourra dire ou de vous ou d’elle ? De vous, c’est sans raison : car que peut-on dire pis que de vous publier infiniment amoureux, d’une belle dame ? Et quelle injure est celle-là, ou qui sont ceux qui s’en sont souciez ? Et quant à ce qui la touche, aussi bien n’y a-t’il personne qui (sçachant que vous l’aimez, et que vous l’avez tenue en ce lieu si longuement sans autre tesmoing que Heracle) ne croye que vous en avez passé vostre envie ? Et plus vous direz et jurerez le contraire, et moins vous adjoustera-t’on de foy. Que si personne n’en sçait rien, et que la chose soit secrette, comme il ne tiendra qu’à vous deux qu’elle ne le soit, qu’importera-t’il à sa reputation ? Ce qui ne sera point sceu, ne luy touche non plus que s’il n’estoit pas. Et quant à ce qui est de Maxime, ou il sçaura qu’elle a esté icy, ou il ne le sçaura pas. S’il l’ignore, il ne sçaura non plus tout ce que vous ferez, et s’il le sçait, dites-moy, je vous supplie, où est le mary qui ne croiroit tout le pis qui en sçauroit estre, et qui ne penseroit que les protestations contraires de sa femme, ne seroient que des excuses. Et quant à ce qui est de Dieu, ressouvenez-vous, seigneur, qu’il sçait bien qu’encores que vous soyez Cesar, vous ne laissez d’estre homme, et cela estant, il excusera aussi bien en vous ceste faute, qu’en tout le reste des hommes, mesme que j’ay ouy dire à quelques-uns, que s’il ne se resout de pardonner ceste erreur, il peut bien faire estat de demeurer seul dans le Ciel, ou pour le moins sans homme. Ne laissez donc perdre ceste commodité que vous regretterez longuement en vain, si elle, vous eschappe sans que vous vous en serviez.

La sage Isidore qui vit que l’empereur se laissoit emporter aux meschantes persuasions d’Heracle, voulut reprendre la parole pour respondre à ce qu’il avoit dit, mais l’eunuque qui en eut peur, et qui veit bien que son maistre desiroit, et n’osoit pas user de violence, pour interrompre Isidore, luy dit : Seigneur, n’escoutez point la voix de ceste sireine, qui ne parle de ceste sorte que contre sa propre intention, et qui pour vous faire croire qu’elle est preude femme, ne desire rien tant que d’y estre contrainte par vous, afin de pouvoir se couvrir ainsi de ceste action. Et croiez que si vous laissez perdre ceste commodité, elle vous mesestimera, et se mocquera de vous, et si vous me le permettez, dit-il, en passant de l’autre costé du lict, vous verrez que je dis vray.

Et lors voulant mettre la main sur elle, elle luy donna de la main sur la joue un si grand coup que le sang luy en sortit incontinent du nez. Mais l’eunuque qui estoit accoustumé à semblables rencontres, voyant que l’empereur n’en disoit mot, la print par le haut des manches, et la tirant à la renverse sur le lict, luy lia de sorte les bras qu’elle ne s’en pouvoit servir. Elle se mit bien à crier, et à faire toute la deffence qu’elle peust, mais tout luy fut inutile, et l’empereur en eut, par l’aide d’Heracle, tout ce,qu’il en voulut. Et lors qu’elle estoit en cet estat : Ah ! Valentinian, luy dit-elle, ressouviens-toy que tu fais un acte indigne de toy, et que je mourray vengée de ceste offence. Mais aussi tost qu’Heracle l’eut laschée, elle se jetta sur luy, et des ongles, des dents et des pieds, le meurtrit en cent lieux, et èntre-autres endroits luy mit les ongles au visage, dont elle luy deschira une partie de la joue ; et ne luy pouvant plus faire de mal, courut par le cabinet pour trouver quelque arme pour tuer Valentinian, et elle aussi, mais de fortune il n’y en avoit point. Elle se met donc aux injures, et contre l’un, et contre l’autre, se veut tuer, se frappe le visage, bref, fait des enrageries, tant elle estoit transportée.

Lors que Valentinian la vid en cet estat, il voulut la consoler, luy demande pardon, accuse l’eunuque de toute la faute, et luy remonstre que si elle continue, elle en donnera cognoissance à toute la Cour, qu’aussi bien la chose estoit faicte, et qu’on n’y pouvoit plus remedier, qu’elle excusast l’amour, qu’elle luy demandast tout ce qu’elle voudroit pour amende de cet outrage. Bref, il luy representa tant de choses, qu’en fin autrée de douleur et de lassitude, elle s’assit sur un siege, tant hors d’elle-mesme, qu’elle ne pouvoit parler. Valentinian s’approche d’elle, se met sur un autre siege, continue ses supplications, et ses remonstrances, et en fin luy declare que son mary n’en sçavoit rien et luy dit de quelle sorte il avoit eu ceste bague.

Voiez, sage Silvandre, quelle vertu eurent ces paroles en ce genereux courage ! L’empereur luy faisoit ceste declaration, afin qu’elle ne le dist pas à Maxime, et pour luy donner quelque consolation, sçachant que le tout estoit ignoré de son mary. Et au, contraire, depuis qu’elle avoit receu cest outrage, le plus grand desplaisir qu’elle eust, c’estoit de penser que son mary y estoit consentant, et ne sçavoit à qui recourre pour estre vengée. Mais quand elle entendit la tromperie que l’on luy avoit faicte, elle en receut une grande satisfaction, esperant d’estre maintenue et d’en pouvoir faire la vengeance. Et afin de le faire mieux à propos, apres avoir demeuré quelque temps sans parler, elle se contraignit de sorte que Valentinian jugea qu’elle estoit un peu remise, car luy addressant sa parole, elle feignit d’avoir un grand contentement de ce que Maxime n’en sçavoit rien, et le conjura de ne luy en vouloir rien dire, et garder que ny luy, ny autre ne le sceust, afin que ne pouvant vivre en effect telle qu’elle devoit estre, elle fut pour le moins en bonne opinion aupres de chacun. L’empereur qui l’aimoit passionnément, et qui sans l’eunuque n’eust jamais usé de force, le luy promet avec tous les sermens qu’elle veut, et le commande si absolument à Heracle qu’il ne faloit avoir peur qu’il y contrevinst.

Apres avoir r’accommodé sa coiffure, et le reste de son habit le mieux qu’il luy fut possible, elle se retire chez elle où elle attendoit la venue de son mary, que Valentinian trouva encor au jeu, et qui s’estoit r’acquitté d’une partie de sa perte. La nuict estant venue, et l’empereur l’ayant licencié, il revint en son logis où il ne fut pas plustost, que suivant sa coustume, il alla voir la sage, Isidore. Elle estoit dans un cabinet toute seule, si couverte de larmes, que quand il la veid, il en demeura tout éstonné, et l’ayant supplié de s’asseoir aupres d’elle : Mon mary, luy dit-elle, ne vous estonnez point de me voir en cest estat. J’en ay tant d’occasion que je ne veux plus vivre, mais avant que mourir, faites-moy un serment qui me rendra contente à jamais, qui est de venger ma mort.

Maxime qui aimoit ceste femme pour sa sagesse, et pour sa beauté, plus qu’il ne se peut croire, voulut s’approcher d’elle, comme de coustume, pour la baiser, et sçavoir ce qui l’affligeoit, mais elle se recula et luy dit : Il n’est pas raisonnable, Maxime, que ce corps souillé comme il est, s’approche de vous. Je ne suis plus ceste Isidore que vous avez tant aimée, et qui n’aima jamais rien que vous. Je suis (ô amy, que je n’ose plus nommer mon mary), je suis une autre femme que je ne soulois estre ! Le plus meschant et le plus grand tyran qui fut jamais, m’aiant de sorte souillée que je ne veux plus vivre, ne meritant pas de vivre vostre femme. Et sur cela luy raconta tout ce que je viens de vous dire, luy monstrant pour marque de ce qu’elle disoit sa bague, les meurtrisseures qu’elle s’estoit faites, et le sang d’Heracle, qui en la tenant luy estoit tombé dessus.

Je serois trop long si je voulois redire les plaintes qu’elle et Maxime firent ensemble. Tant y a que du tout resolu à la vengeance, il la pria de n’avancer point ses jours de peur d’irriter Dieu contre elle, et qu’elle pust avoir le contentement de la vengeance qu’il luy promettoit de faire si grande, qu’elle auroit sujet de satisfaction. Et que cependant n’ayant point consenty de la volonté à ceste violence, elle creust qu’il ne la croyoit pas moins chaste, ny moins digne d’estre sa femme qu’auparavant, que pour achever le dessein qu’ils avoient fait, il falloit feindre, et qu’elle asseurast Valentinian de ne luy en avoir rien dit, afin qu’il ne prist garde à Ihy. Elle le fit de sorte que jamais l’empereur ne s’en douta, voire mesme luy rendit la bague de son mary, afin de le luy mieux persuader. Et environ ce temps Eudoxe accoucha d’une fille qui fut nommée Eudoxe comme elle, et l’année apres: d’une autre qui eut le nom de son ayeule Placidie.

Cependant nous estions en Gaule, attendant Attila, où Ætius se preparoit de tout ce qu’il jugeoit estre necessaire. Ce barbare ayant ramassé une tres-grande armée, comme je vous ay dit, faisoit dessein d’attaquer Constantinople. Mais voyant que la bonne conduite de Martian l’empeschoit d’y faire progrez, et qu’il ne pouvoir entretenir la grande multitude de gens qui le suivoient, ny en Pannonie, ny en Germanie, presque deserte à cause des divers passages que tant de nations y avoient faits, delibera de se jetter sur l’Empire d’occident, desja bien fort esbranlé et dissipé par tant de peuples qui y estoient venus fondre. A quoy l’assistance que Genseric roy des Vandales luy promettoit, ne luy servoit pas d’un petit: esguillon.

Ce Vandale ayant eu la fille de Thierry, roy des Goths, en mariage pour Honoric son fils, prit opinion qu’elle le vouloit empoisonner, et souz ce pretexte, luy fit couper le nez, et la renvoya en Gaule, vers son pere, duquel redoutant le courroux,il pensa estre à propos de se fortifier de l’amitié des Huns, en leur promettant toute sorte d’assistance. Attila qui n’avoit pas moins promis à son ambition que tout l’Empire d’Occident, ayant renouvellé et remis son armée en bon estat, prit le chemin des Gaules, mais auparavant depescha vers Thierry, pour lors le plus puissant roy de tous ceux qui les avoient occupées, car il tenoit presque toute l’Espagne, et une grande partie de la Gaule, à sçavoir depuis les Pirenées, jusques à Loire. Et parce que Attila redoutoit la grandeur de ce puissant Barbare, il luy fait entendre qu’il ne vient en Gaule que contre les Romains, et qu’ils partageront ensemble l’empire qui aussi bien s’en alloit tout dissipé. Il en fit de mesme à Gondioch, roy des Bourguignons, et à ce vaillant Merovée, roy des Francs, et successeur de Clodion, fils de Faramond, et traitta si secrettement avec Singiban roy des Alains, qu’il luy promit de tenir son party.

Mais Ætius qui a esté l’un des plus avisez capitaine du monde, recognoissant sa ruze, la descouvrit à ces roys, leur fit entendre que quand les Romains seroient deffaits, Attila tourneroit ses forces sur eux, et se les rendroit tributaires comme il avoit desja fait à Valamer, et Ardaric, et aux autres ses voisins, et que l’amitié de l’empereur Valentinian leur estoit bien plus necessaire et honorable. Necessaire, d’autant que l’empire Romain estant si grand, et de si longue main estably, il n’y avoit pas apparence qu’il ne deust se maintenir, et qu’il estoit impossible que, ayant un si puissant voisin pour ennemy, ils peussent dormir d’un bon somme en leurs maisons. Que quant à Attila, ce n’estoit qu’un orage, qui estant passé ne reviendroit plus, et qui seroit de sorte matté, avant que d’arriver jusques à eux, qu’il ne sçauroit leur faire ny beaucoup de bien, ny beaucoup de mal. Et que l’amitié de l’empereur leur estoit plus honorable, d’autant que Valentinian estoit un grand prince, bon, qui leur estoit desja conjoint d’amitié. Qu’aux Bourguignons, il avoit donné leurs habitations où ils estoient, et que l’amitié de Walia avec constance, pere de Valentinian, avoit acquis aux Visigoths tout ce qu’ils tenoient en Gaule. Bref, qu’ils avoient desja esprouvé la foy de l’empire Romain, qui leur devoit empescher d’en douter, au lieu que ce seroit une grande folie à eux de se fier à Attila, de qui l’ambition estoit telle que, Violant tout droict divin et humain, il n’avoit pas mesme peu souffrir pour compagnon son frere Bleda, qu’il avoit miserablement fait mourir.

Ces remonstrances furent cause que les Francs, les Visigoths, les Bourguignons et les Alains se confedererent avec Ætius contre Attila qui ayant escoulé quelques années en l’apprest de son armée, s’en vint fondre en fin, avec cinq cens mille combattans, sur la Gaule. Les premiers qu’il attaqua furent les Francs, prenant et razant presque toutes leurs villes, encores qu’il en eust en son armée, comme je vous ay dit, mais c’estoient de ceux qui n’avoient pas eu le courage de passer le Rhin, avec les premiers qui avoient pris leurs demeures en Gaule. Et ruinant et bruslant de ceste sorte toute ceste province, il parvint jusques à une ville des Carnutes, nommée Orleans, où il mit le siege, et l’eust prise sans doute, si les Francs et les Visigoths ne se fussent presentez à luy avec une telle armée qu’il fut contraint de s’en aller.

Ceste armée et celle d’Ætius estoit composée, aussi bien que celle d’Attila, de diverses nations, entre les autres des Francs, des Visigoths, des Sarmates, des Alains, des Armoriquains, des Luteciens, Bourguignons, Saxons, Ribarols, Auvergnats, Eduois et divers autres peuples Gaulois avec les Lambrions, jadis soldats de l’ordonnance Romaine et maintenant alliez et gens de secours.

Attila deceu de son attente, (parce qu’il pensoit que Sigiban roy des Alains luy mettroit Orleans entre les mains, y estant avec les siens, mais il fut descouvert) ne sçachant presque s’il devoit combattre ou s’en retourner, se retire jusques en la plaine de Mauriac, ou interrogeant les sacrificateurs du succez de la bataille, il leur demande quelle en seroit l’issue. Ils respondent apres avoir veu les entrailles des animaux, qu’il perdroit la bataille, mais que le principal chef des ennemis y seroit tué. Luy qui creut que ce seroit Ætius, se resout à la donner, ne se souciant pas de la perdre, pourveu que ce grand capitaine mourust, esperant de bien tost remettre une autre armée sur pieds, et n’ayant plus un tel homme en teste, de se rendre incontinent tributaire l’empire Romain.

Il advint donc que le lendemain, la bataille se donna. Je pourrois bien vous particulariser tout ce qui s’y fit, car j’estois avec Ætius, aupres duquel je combatis ce jour là. Mais je serois trop long, et cela ne serviroit de rien à nostre discours. Tant y a qu’Attila fut vaincu, et contraint de se retirer dans son camp, qu’il avoit fermé de ses chariots. Et parce qu’il avoit opinion qu’on l’y viendroit attaquer, il avoit fait une haute piramide de toutes les selles et bats de son armée, au milieu de ses chariots, en dessein d’y mettre le feu et de s’y brusler plustost que de tomber entre les mains de ses ennemis. Je le vis ce jour là, et le lendemain aussi, et l’on recognoissoit bien à sa mine la vanité qui estoit en l’ame de cet homme.

Mais Priscus, secretaire de Valentinian, et qui fut envoié en Scithie vers luy, avant qu’il vint en Pannonie, m’a dit qu’il ne veid jamais un homme plus presomptueux ny plus hautain, ayant deliberé de se faire monarque de tout le monde, et dés lors se donnoit le nom de roy des Huns, des Medes, des Goths, des Danois, et des Gepides. Il prenoit le tiltre de la terreur du monde, et de Fleau de Dieu, et parce que je luy demanday si sa taille estoit telle que son courage, il me respondit qu’il estoit plustost petit que grand, avoit l’estomach large, la teste grande, les yeux petits, mais vifs et luisans, la barbe claire, le nez enfoncé, et la couleur brune, que son marcher estoit glorieux, et montroit bien l’orgueil de son esprit, et les traits de son visage faisoient bien cognoistre qu’il estoit amateur de la guerre. Qu’au reste, il estoit ruze, et qu’encores qu’il fust courageux, si n’avoit-il pas accoustumé de combattre de sa personne qu’à l’extremité, se reservant tousjours aux grandes affaires. Que comme il estoit cruel et inhumain à ses ennemis, aussi estoit-il doux et courtois à ceux qui se sousmettoient à luy, ou, qui l’ayant offencé, luy demandoient pardon, ausquels il gardoit sa foy inviolablement, et les deffendoit contre tous.

Ce rapport que Priscus fit d’Attila estant de retour à Rome, fut cause qu’Honorique, sœur de Valentinian, desira de l’épouser, comme je vous diray.

Mais cependant, pour retourner à Ætius, il faut que vous sçachiez, amy Silvandre, que ce grand capitaine estant hors du danger où Attila l’avoit mis, cogneut bien qu’il r’entroit en un plus grand, parce que, si les Francs, Bourguignons et Visigoths venoient à recognoistre leurs forces, il n’y avoit point de doute qu’ils pourroient beaucoup offencer l’empire, et pour un ennemy il s’en voyoit tout à coup plusieurs sur les bras. Pour les retenir donc en quelque crainte, il trouva à propos de laisser sauver Attila, pensant que la doute qu’ils auroient d’un si grand ennemy, les retiendroit tousjours unis à l’empereur..Et parce que Thierry roy des Visigoths, estoit mort en ceste bataille, et que Torrismonde et Thierry ses enfants, vouloient, pour venger leur pere, forcer Attila dans ses chariots, il feignit de les aimer d’avantage qu’il ne hayssoit pas Attila, et leur conseilla de s’en retourner en diligence à Tholose avec le reste de leur armée. D’autant qu’il estoit à craindre que leurs freres qui avoient esté laissez, ne s’emparassent du royaume en leur absence, disant qu’avant la mort de leur pere, ils faisoient desja courre ce bruit; et qu’à ceste cause il estoit d’advis qu’ils ne diminuassent point plus leur armée, afin que s’ils avoient affaire de gens, ils ne s’en trouvassent denuez, et que pour les assister en ceste occasion et en toute autre, il leur offroit toute la puissance de l’empire. Torrismonde qui estoit d’un naturel assez deffiant, et qui se souvenoit qu’il avoit laissé trois autres de ses freres dans le pais, nommez Frideric, Rotemer et Honoric, tenant Ætius pour son amy, sans faire plus long sejour, prend le corps de son pere, et s’en va en diligence en Aquitaine, où sans difficulté il est receu, ses freres n’ayant point pensé à ce qu’Ætius luy, avoit persuadé. Ces trouppes estant separées de nostre armée, elle demeura si foible, que chacun fut d’opinion qu’il estoit bon de laisser aller Attila, disant qu’un capitaine prudent doit faire un pont d’or à son ennemy quand il s’en veut aller. Cest ennemy de l’empire eschappa donc des mains de Ætius de ceste sorte, et quoy que ce grand capitaine l’eust fait avec une bonne intention, si est-ce que depuis l’empereur le recogneut fort mal.

Or je suivis tousjours Ætius en toutes ces dernieres expeditions, sans que j’osasse partir de l’armée, tant à cause des diverses occasions de combattre qui se presentoient à toute heure, que pour l’expres commandement que la belle Eudoxe m’en faisoit, qui estoit bien aise de me tenir loing d’elle, de peur que l’ordinaire recherche que je luy faisois n’emportast quelque chose par dessus son dessein, ou que quelqu’un s’en prist garde. Et Dieu sçait quelle contrainte je me faisois et combien de fois je me resolus de partir, et mettre sous les pieds toute consideration de devoir et de discretion ! Mais quand je me representois les exprez cornmandements qu’elle me faisoit, je ne pus jamais y contreyenir. Je demeuray donc en ceste armée l’espace de douze ans, sur la fin desquels se donna la bataille dont je viens de vous parler. Il est vray que durant ce long exil, je receus plusieurs fois des lettres d’Eudoxe, par lesquelles elle me continuoit tousjours l’asseurance de ses bonnes graces. Et parce que, porté du desir que j’avois de faire quelque chose qui fust digne de l’amitié d’une si grande princesse, je ne perdis jamais occasion de me signaler que je ne rendisse preuve de mon courage, j’acquis beaucoup de reptation parmy l’armée, mais plus encores aupres de la belle Eudoxe, qui en estant advertie par les lettres qu’Ætius escrivoit à l’empereur, s’en rejouissoit comme de chose qu’elle sçavoit bien estre faite à son occasion ; et par celle qu’elle m’escrivoit elle m’en remercioit comme si c’eust esté quelque present que je luy eusse fait. Je me ressouviendray toute ma vie de la lettre que je receus d’elle apres ceste grande bataille. Elle estoit telle.

Lettre d’eudoxe à Ursace

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II n’appartient qu’à mon chevalier d’estonner ses ennemis de son bras, et ses amis de son courage. Avoir relevé deux fois l’Aigle Romaine abatue par les Francs et Gepides, avoir trois fois en un jour remis à cheval Ætius presque estouffé par la foule des ennemis, ce sont veritablement des actions dignes de celuy qui doit estre aymé de moy. Mais puis que la fortune a secondé jusques icy vostre valeur, je vous deifends de la tenter si souvent à l’advenir que vous avez fait par le passé, et vous commande de vous conserver, non pas comme vostre, mais comme mien. Ayez donc soin de ce que je vous donne en garde et m’en venez rendre conte quand Ætius laissera I’armée, afin que, comme vous avez participé à ses peines et à ses dangers, vous ayez part aussi à I’honneur et à la bonne chere que I’ltalie luy fera, et que je vous prepare.

Durant le temps que j’estois demeuré en l’armée, j’avois fait amitié fort particuliere avec un jeune chevalier Romain nommé Olimbre : c’est celuy que vous voyez icy. Plusieurs bons offices faits et rendus l’un à l’autre, (comme en semblables lieux les occasions en sont ordinaires) en estreignirent de sorte les nœuds, que jamais depuis il n’y a rien eu qui nous ait peu separer. Ce chevalier, pour l’amitié qui estoit entre nous, fut depuis tant supporté d’Eudoxe qu’il fut senateur ; et vous qu’apres elle, il n’y a rien au monde qu’il cherisse plus que mon amitié, si ce n’est celle de Placidie.

Car il faut que vous sçachiez, Silvandre, que la bonne volonté qui estoit entre nous, ne nous a jamais peu permettre de nous separer depuis le commencement de notre cognoissance, si ce n’a esté pour le service l’un de l’autre. De sorte que me voyant resolu de revenir à Rome, quand Ætius y retourna, il desira de faire ce voyage avec moy ; et d’autant que nous n’avions rien de secret qui ne fust communiqué entre nous, je luy declaray librement l’affection que je portois à Eudoxe, et la bonne volonté qu’elle me faisoit paroistre, le priant toutes fois de ne luy en point faire de semblant, de peur qu’elle n’en fust offencée contre moy. Ceste declaration fut cause que depuis se rendant familier d’Eudoxe, il prit la hardiesse de regarder Placidie sa fille, et commença de la servir, qu’elle n’avoit pas encores plus de douze ans, montrant en cela d’avoir quelque conformité d’humeurs avec rnoy ; car ce fut presque en mesme aage que je commençay de servir la mere, de qui ceste fille avoit beaucoup de traits. Olimbre estoit plus jeune que moy, n’ayant pour lors plus de vingt et sept ans, et moy j’en avois plus de trente et cinq, et la belle Eudoxe environ trente. Toutesfois la difference de l’aage, de luy et de moy, ne fit point d’empeschement, ny à la naissance, ny à l’accroissement et conservation de nostre amitié, au contraire, il me semble qu’elle y estoit presque necessaire pour supporter les imperfections l’un de l’autre, parce que s’il faisoit quelque chose qui me despleust, j’en accusois sa jeunesse, et s’il en remarquoit en rnoy qui ne luy fust pas agreable, il la suportoit pour le respect qu’il portoit à l’aage que j’avois plus que luy. La belle Eudoxe et moy, prismes bien garde de la naissance de son affection, et que Placidie ne l’avoit point à contrecœur. Et quoy qu’Olimbre ne fust ni roy ni empereur, si est-ce qu’Eudoxe ne s’offençoit point de ceste affection, parce qu’il estoit et de richesse et de race autant illustre qu’autre qui pour lors fust à Rome, son pere, ayeul et bisayeul ayant esté senateurs et plusieurs fois consuls. Si bien que pour ces considerations, pourveu que ce ne fust pas devant les yeux de l’empereur, elle ne s’en soucioit point, mais plus encores pour l’amitié qu’elle voyoit entre nous. J’ay bien voulu vous dire ces choses avant que vous raconter la reception que la belle Eudoxe me fit, à fin de n’estre contraint d’interrompre plusieurs fois mon discours.

Sçachez donc, courtois Silvandre, que nous en revenant avec Ætius, nous receusmes par toute l’Italie tant d’honneur et de remerciements, et le peuple Romain fit de telles acclamations lors que ce grand capitaine entra dans la ville, qu’encores que l’empereur ne luy eust pas decerné le triomphe, si sembloit-il qu’il triomphast, fust pour les voix, fust pour la suitte du peuple qui accouroit à la foule de tous costez. Ce qui ne touchoit pas une cœur insensible en frappant celuy de Valentinian, car ceste grandeur de courage qui estoit en Ætius, ceste prudence dont il conduisoit toutes ses actions, ceste louange que le peuple luy donnoit et l’honneur que toute l’Italie luy avoit rendu, le rendirent de sorte soupçonneux de la grandeur d’Ætius, que dés lors il en conceut une jalousie qui depuis le fit aisément consentir au mauvais conseil qui luy fut donné.

Mais quant à rnoy qui ne me souciois guere des affaires d’estat, et qui avois seulement devant les yeux, et en tous mes desseins, l’affection de la belle Eudoxe, dés que je fus arrivé, et qu’en compagnie d’Ætius, j’eus baisé la main de l’empereur, je passay chez l’imperatrice, où feignant d’avoir à luy dire quelque chose de la part de mon general, je la vis en particulier, et en receus tant de bonne chere, que les douze ans d’absence me sembloient bien employez, puis qu’à mon retour je recevois tant d’extraordinaires faveurs. Estant en fin contraint de sortir de son cabinet, pour ne donner cognoissance de ce que nous avions si longuement celé, je m’en allay trouver la sage Isidore, comme celle que j’aimois et honorois le plus apres Eudoxe, mais je la trouvay bien changée de ce qu’elle souloit estre, n’ayant plus ceste gaillardise, ny ceste hardiesse dont elle estoit tant estimable. Je luy en demanday la cause, mais ses larmes me respondirent pour elle et ne peus tirer de ce coup autre responce, dont estant infiniment estonné, je creus au commencement que les soucis du mariage en estoient peut-estre cause, ou que son mary luy estoit rude, ou la desdaignoit pour quelque autre, et ceste doubte me fit racourcir ma visite plus que je n’eusse fait. Mais quand je remarquay depuis que Maxime l’aimoit et caressoit infiniment, quand je sceus les richesses qui estoient en ceste maison, je perdis l’opinion que j’avois eue, et né peus imaginer la cause de sa tristesse, qu’un soir que, parlant à la belle Eudoxe, je sceus qu’elle ne venoit plus à la Cour que fort rarement, et qu’elle estoit si changée envers elle, qu’elle n’estoit pas cognoissable. Je me doutay incontinent, non pas de tout ce qui estoit advenu, mais d’une partie, et m’enquerant si l’amour de Valentinian continuoit, et qu’elle m’eust dit qu’elle n’y avoit point pris garde : Croyez, luy dis-je, ma princesse, qu’il y a quelque mal entendu entre-eux, et que l’empereur luy a fait quelque desplaisir, ou le luy a voulu faire, et que cela l’empesche de vous voir si souvent qu’elle avoit accoustumé, car vous ne l’avez pas esloignée de vous par quelque défaveur. Son mary ne la traitte pas mal, et ses affaires domestiques ne la contraignent pas de vivre de ceste sorte, si bien que la cause doit venir de plus haut. Que si c’estoit quelque maladie du corps, elle paroistroit autrement. – Je croy, me dit-elle, que vous avez raison, car elle ne me voit jamais qu’elle n’ayt les larmes aux yeux, et quand l’empereur vient où elle est, je la vois toute changer, et s’en aller le plus tost qu’il est possible. Je luy en ay souvent demandé le sujet, mais je ne l’ay peu sçavoir d’elle et vous me faictes souvenir que je l’ay souvent ouy souspirer.

Ces considerations furent cause qu’elle me commanda de l’aller trouver de sa part, et de faire tout ce qui me seroit possible pour le descouvrir. J’y fus, et y usay de tout l’artifice que je pus, mais ce fut inutilement, n’y cognoissant autre chose qu’une grande animosité contre l’empereur. Et lors que je fis ce rapport à la belle Eudoxe, je l’advertis de feindre qu’elle en eust sceu quelque chose de Valentinian, et ’que cela peut estre la feroit relascher. Et il advint comme j’avois pensé ; car un soir, estant tous trois dans le cabinet de l’imperatrice, eue fut tant tourmentée de nous qu’en fin toute couverte de pleurs, et la belle Eudoxe feignant fort à propos d’en sçavoir une partie, elle fut contrainte de nous advouer la meschanceté qui luy avoit esté faicte. Et suivit apres un torrent d’injures contre l’empereur, et de paroles desesperées, qui emeurent de sorte Eudoxe, qu’elle ne se peut empescher d’accompagner de ses larmes la sage Isidore. J’eus à la verité compassion de cette honneste dame, et faut advouer que si c’eust esté autre que l’empereur, je luy eusse offert et ma main et mon espée pour venger un si grand outrage, mais contre celuy que j’avois recogneu pour mon seigneur, et à qui j’avois tant de fois promis fidelité, et duquel j’avois eu plusieurs bienfaits, et receu beaucoup d’honneur, je fusse mort plutost que d’y songer, ny d’entreprendre chose quelconque contre luy ny contre son estat.

Et lors que leurs larmes furent un peu escoulées, et que je peus parler à la belle Eudoxe : Madame, luy dis-je, voicy, ce me semble, un bon sujet pour me rendre le plus heureux homme qui fut jamais. – Et comment ? respondit-elle. – Vangez-vous, luy dis-je, ma belle princesse, et des mesmes armes dont vous avez esté offencée, vous ferez trois, voire quatre actions dignes de vous. Premierement vous tirerez vengeance de l’offence que l’on vous a faite, puis vous donnerez quelque satisfaction à vostre chere Isidore, vous chastierez celuy qui a failly, et vous me recompenserez et rendrez le plus content qui puisse estre entre les hommes.

La sage Isidore qui n’avoit parlé de long temps, empeschée de ses pleurs, se hasta de respondre avant que l’imperatrice: Madame, dit-elle, se jettant à ses genoux, je vous jure que ceste vengeance seroit la plus juste et la plus grande que je sçaurois jamais recevoir; aussi bien n’est-il pas raisonnable que celuy qui recognoist si mal le bien que le Ciel luy a fait le possede plus longuement sans compagnon ? Il est indigne si vous demeurez plus longuement sienne. Le mespris qu’il a fait de vous, la mescognoissance de l’obligation en laquelle l’a mis l’empereur vostre pere, le deshonneur qu’il a fait à vostre maison, et bref l’outrage qu’a receu ceste miserable Isidore, à qui vous, avez fait autrefois l’honneur de vouloir du bien, et que vous avez nourrie, vous convient d’octroyer à Ursace la demande qu’il vous a faite. Quel mal vous en peut-il advenir ? Vous ayrnez ce chevalier, il est discret, personne ne le sçaura et vous vous vangerez doucement d’une injure qui, d’autre sorte est irreparable.

L’imperatrice en sousriant nous respondit : Je voy bien que les personnes interessées ne sçauroient estre bons juges, vous me conseillez tous deux de me vanger, en m’offençant d’avantage. Si l’empereur a failly, j’advoue bien que j’en reçois quelque injure, mais d’autant que je ne dispose pas de ses actions, je n’en suis pas coulpable. Or vous voulez que je la devienne, en commettant la mesme faute. – Ma princesse, interrompis-je, il y a bien de la difference, car soyez tres-certaine que vous ne m’oyrez jamais plaindre de la force que vous m’avez faite. – Je crois cela de vostre bonne volonté, respondit-elle, en baissant la teste, et tournant les yeux de mon costé, et toutesfois si yous vouliez veritablement estre mon chevalier, vous le devriez faire, puis que ce nom vous oblige plus à conserver mon honneur que ma vie. – Pour ce coup, respondis-je, madame, je le laisseray pour prendre celuy de vostre vangeur, et toutesfois je ne voy pas qu’il y allast de vostre honneur, puis que personne ne le sçauroit, comme Isidore vous a representé. – Et si personne, dit-elle, ne le sçavoit, quelle vengeance serait la mienne puis que celle qui n’est point sceue, ny ressentie, est comme si elle n’estoit pas ? Voyez-vous, mon chevalier, je vous aime, mais comme je le doy et je voudrois bien me venger, mais sans m’offencer, et puis que cela ne peut estre de ceste sorte, n’en parlons plus, et tournons nostre pensée ailleurs. Les sages discours de ceste grande princesse nous osterent la parole, et nous firent dire d’une commune voix : Qu’elle meritoit de trouver un autre mary que Valentinian, ou Valentinian une autre femme qu’Eudoxe.

Et toutesfois le refus de ceste vengeance, qui peut-etre eust contenté l’esprit de ceste dame offencée fut cause qu’Isidore, ne laissant jamais son mary en repos, le sollicitoit continuellement à la venger de l’injure qu’ils avoient receue. Luy qui ne l’avoit point oubliée, mais qui ne dissimuloit que pour executer son dessein bien à propos, pensoit jour et nuict à ce qu’il avoit affaire. En fin ne voulant point une moindre vangeance que la vie de celuy qui l’avoit offencé, il jugea que s’il entreprenoit quelque chose contre l’empereur, les forces qui estoient entre les mains d’Ætius, et l’authorité et prudence de ce capitaine pourroient le mettre en danger de sa perte, et de celle de ses ennemis. II creut donc estre a propos d’oster du monde Ætius, afin que Valentinian, estant affoibly de ce costé-là, fut apres plus aise à ruiner. Mais quand il eut pris ceste resolution, la difficulté fut de l’exécuter, parce que la grande puissance de ce vaillant capitaine estoit telle que par force mal-aisément l’eust-on peu offencer, et sa prudence si grande, que la finesse et la ruse estoient bien foibles pour la decevoir. Il pensa donc qu’il n’y avoit point un meilleur instrument que le mesme Valentinian, duquel il cognoissoit l’humeur soupçonneuse, qui se conduisoit par des ames viles et basses, et craignoient les moindres apparences du danger. Il s’adresse à Heracle, qui avoit tousjours porté depuis, comme par une secrette punition de Dieu, les marques des ongles d’Isidore, et luy represente la soupçonneuse grandeur d’Ætius, l’honneur que toute l’Italie luy avoit fait à son retour, les louanges que chacun luy donnoit, l’amour que le peuple luy portoit, l’affection des soldats, les richesses qu’il avoit acquises en Gaule, les liberalitez ou plustost prodigalitez envers tous, le credit qu’il avoit parmy les estrangers, les intelligemes avec les ennemis de l’empire. Et bref, pour confirmer du tout ce soupçon, luy remonstre qu’ayant peu deffaire et ruiner entierernent Attila, il l’avoit fait sauver et luy avoit donné passage, avec promesse, comme il y avoit apparence, d’estre assisté de luy en son pernicieux dessein ; que depuis il s’estoit rendu amy non seulement des Visigoths et Bourguignons, qui estoient desjà en Gaule, mais de plus des Francs qu’il y avoit retenus, et des Vandales mesmes, par le moyen desquels il avoit ruiné les affaires de l’empire en Affrique, et en Espagne, et par l’entremise des Anglois, ravy la Bretagne, et par celle des Bretons, presque toute l’Armorique ; qu’il ne restoit plus que l’Italie qu’il auroit desja fait usurper à quelques nations barbares, s’il ne l’avoit reservée à son ambition. Que les apparences en estoient si grandes que, si l’on ne se hastoit de le prevenir, il y avoit beaucoup de danger que l’on n’en ressentist bien tost les malheureux effects. Que quant à luy, il concluoit que, pour le salut de tous, il estoit expedient de ne le bannir pas seulement de l’empire, mais de tout le monde, d’autant qu’un esprit ambitieux comme celuy-là ne pouvoit estre gaigné ny par douceur ny par force.

Heracle qui de son naturel estoit effeminé, et sans courage, et par consequent soupçonneux et cruel, se laissa aysément persuader qu’Ætius desseignoit quelque nouvelleté, et que pour luy trancher tous ses desseins, il falloit le prevenir. En ceste opinion, apres avoir remercié Maxime du soing qu’il avoit de l’empereur et du bien public, il s’en alla trouver Valentinian auquel il representa le peril si proche et si grand, que le jour mesme il fit tuer Ætius par ses eunuques. Action qui le rendit si mal voulu de chacun, que dés lors presque il cessa d’estre empereur, n’estant obey que comme tyran, et certes il cogneut bien peu de temps apres que Proxime chevalier Romain luy avoit respondu fort veritablement, lors qu’il luy demanda s’il n’avoit pas bien fait de tuer Ætius : De cela, dit-il, je vous en laisse le jugement, mais je sçay bien que de la main gauche vous vous estes coupé la droite. Car Attila sollicité par l’amour d’Honorique qui luy avoit envoyé son pourtrait, et qui pour estre mal traittée de son frere, desiroit infiniment de sortir de ses mains, et d’espouser ce grand roy barbare, et de plus porté de son extresme ambition, voyant Ætius son grand ennemy, n’estre plus, remettant son armée sur pieds s’en vint attaquer l’Italie, et si furieusement que les premieres troupes des nostres qui s’opposerent à luy, ayant esté deffaites, il ne trouva plus que les villes qui luy fissent teste ; et entre les autres Aquilée qu’en fin, apres un siege de trois ans, il prit et demolit jusques au fondement.

Ceux de Padoue en ce temps-là, et quelques peuples nommez Vennetes, venus dés long temps de la Gaule Armorique, (lors, comme je croy, que sous Belovesus un peuple presque infiny de Gaulois passa en Italie) fuyant la furie d’Attila, se retirerent en quelques petites isles de la mer Adriatique avec leurs femmes, enfans, meubles, et tout ce qu’ils avoient de precieux, où desseichant les palus et marets qui y estoient, ils commencerent de se loger, et premierement en un lieu qu’ils nomrnerent Rialte, voulant dire, comme je pense, rive haute, par ce que ce lieu là estoit plus relevé que les autres, et depuis ayant trouvé le lieu commode, s’y sont du tout arrestez, et du nom qu’ils portoient l’ont appellé Venise, et les habitants Venitiens.

Incontinent qu’Aquilée fut destruite, tous ceux qui se peurent sauver recoururent aux mesmes isles et palus, qui estoient à l’entour de Rialte, et edifierent Grade ; ceux de Concorde, Caorly; ceux d’Altine, Vorcelly. Bref ceux de Vincenne, de Veronne, de Bresse, de Mantoue, de Bergame, de Milan, et de Pavie, voyant comme ces premiers demeuroient asseurez en ces lieux, se resolurent de s’y retirer, et bastissant le mieux qu’ils peurent et le plus pres les uns des autres, se lierent d’une si estroitte amitié, que depuis ils n’ont tous faict qu’un peuple, qui, pour estre composé de diverses nations n’ont peu s’accorder à l’election d’un roy, mais pour oster toute jalousie, se sont eux-mesmes donné des loix communes, et commencent de vivre en republique, s’estant soustraits et separez de l’empire.

Or ce qui m’a fait vous dire plus au long ce commencement,c’est parce que tous les astrologues qui ont jetté la figure de la naissance de ceste assemblée de gens refugiez, ont dit que jamais republique ne fut fondée en un point plus heureux que celle-cy. Non pour une grande et fort estendue domination, mais pour sa longue durée, qui ne sembloit point avoir de fin, sinon lors que toutes les choses qui sont sous la lune, doivent estre changées. Et pour la douceur de la vie, pour les justes loix, et pour les grands personnages qui en sortiroient, fust en paix, fust en guerre. Qu’elle remettroit l’empire de Constantinople, et luy donneroit des empereurs, que ses armes se verroient victorieuses par tout l’Orient, et que l’Italie, et tous les princes d’Occident estant pres d’estre surmontez par quelque grand et dangereux Barbare, seroient rendus victorieux prés de Naupacte, et remis en leurs premieres seuretez.

Bref, ils promettent tant d’heur, et de felicitez à ces petites isles, qu’il semble que ce doive estre un jour le recours de tous les affligez, et de tous ceux qui ne trouvent point d’asseurance ailleurs ; et qu’à ceste occasion Dieu ne leur a point voulu donner d’autres murailles que la mer, pour faire entendre qu’elle est ouverte à tous les hommes. Dieu qui dans sa profonde Providence dispose toute chose à une bonne fin, sçait luy seul si ces predictions sont veritables, et pourquoy il veut les favoriser de tant de bon heur ; tant y a qu’il se voit beaucoup d’apparence de leur future grandeur, puis qu’à peine tout ce peuple s’y est-il retiré, que desja ces isles ne paroissent plus isles, mais une grande ville r’atachée par une infinité de ponts, et dont les rues n’ont autre pavé que la mer, y estant accouru de toutes parts tant d’artisans, et tant de grands personnages, que veritablement dés son origine elle se peut dire admirable.

Mais pour revenir à notre discours, apres qu’Attila eut pris Aquilée, et ruiné le pais d’alentour, il s’achemina droit à Rome, et ne faut point douter qu’il ne l’eust prise et saccagée, si Valentinian perdu de courage, ne se fust rendu son tributaire, et ne luy eust accordé sa sœur Honorique pour femme. Mais ceste honteuse paix estant faicte, il se retira en Pannonie, où le soir de ses nopces, outré de viande et de vin, s’estant mis au lict, il fut trouvé mort le lendemain.Les uns disent que ce fut d’une perte de sang par le nez qui le suffoqua, d’autres qu’il fut tué par une de ses femmes ; tant y a que veritablement il mourut la nuict qu’il se maria, delivrant par ce moyen l’empire et de frayeur et de tribut. Valentinian recognut bien en ceste necessité quelle faute il avoit faite d’avoir tué Ætius, ne trouvant capitaine pour opposer à ce barbare, et n’y ayant personne qui se souciast de luy faire service, puisqu’il recompensoit si mal ceux qui luy en avoient rendu le plus.

Quant à moy,j’euss eu honte de me trouver en Italie, qui estoit le lieu de ma naissance, et la voir en telle desolation, sans essayer de me perdre avec elle, n’eust esté que par commandement de Valentinian, et par celuy d’Eudoxe aussi, dés qu’Aquilée fut assiegée, je fus envoié vers l’empereur Martian, demander secours. Mais je le trouvay fort refroidy envers Valentinian, tant à cause de la mort d’Ætius qu’il ne pouvoit approuver, que parce qu’Attila luy avoit mandé qu’il ne venoit en Italie, que pour obtenir Honorique, de laquelle il estoit devenu amoureux ; et sçachant que Valentinian s’opiniastroit à la luy refuser, il ne fit pas grand compte de le secourir en ceste necessité où il luy sembloit qu’il s’estoit reduit par sa mauvaise conduitte, et sans raison.

Cependant que je faisois ceste poursuitte, je tombay de sorte malade, que chacun me tint pour mort, et mesme il y en eut qui dirent à Eudoxe qu’ils m’avoient veu enterrer. Jugez quel sursaut fut le sien, et quel regret elle eust de ma perte, car je puis dire avec verité, que jamais personne ne fut plus aymée que moy. Elle n’avoit autre soulagement que celuy d’Isidore, à qui elle racontoit tous ses desplaisirs. Et lors qu’elle en estoit plus en peine, elle receut des nouvelles d’un des miens, qui par mon commandement avoit escrit à la sage Isidore, parce que je n’avois eu la force de tenir la plume, ny de voir les lettres. Mon mal fut dangereux, car c’estoit le pourpre, mais beaucoup plus long encores, parce qu’il m’avoit mis si bas que je ne pouvois me r’avoir, et demeura y plus de huict mois de ceste sorte. En fin ayant esté arsesté à Constantinople dix-huict ou vingt mois inutilement, je me resolus de me faire porter dans les vaisseaux qui m’attendoient au port, et m’en vins à Ravenne où Valentinian s’estoit retiré pour sa seureté avec Eudoxe, et ce qu’il avoit eu de plus cher, ayant abandonné Rome à toute sorte de violence, si la paix ne fust survenue, comme je vous, ay dit.

Estant donc l’Italie r’asseurée de sa peur, et plus encores lors que la mort d’Attila fut sceue, Petronius Maxime, mary de la sage Isidore, se resolut de faire sa vengeance, luy semblant que toutes choses secondoient son dessein. Il l’avoit tardé, tant qu’Attila avoit esté en Italie, pour la crainte de ce barbare, et qu’il avoit opinion que le peuple mesme ne pouvant supporter ce prince fay-neant feroit quelque sedition publique, voyant maintenant que ces occasions de crainte estoient passées, et que le peuple avoit supporté avec patience la nonchalance de I’empereur, il se resolut à l’entiere vengeance, et à ne la plus dilayer. Il avoit une grande auctorité dans l’empire par ce qu’il estoir patrice, et ayant le dessein de se venger, et peut-estre de se faire empereur, avoit de longue-main acquis l’amitié du peuple et des soldats : de ceux-cy par sa liberalité, car il estoit fort riche, et de ceux-là se rendant populaire, et joignant tousjours sa voix aux requestes qui estoient faites pour la descharge et franchise du peuple, sans esgard du bien du prince ny de l’estat. Et pour rendre hay Valentinian de chacun, il le conseilloit secrettement de ne point recompenser les soldats, ny par honneur, ny par bienfaits, et de surcharger de sorte le peuple qu’il n’eust que le moyen de vivre, et non pas d’entreprendre quelque nouvelleté. Et pour mieux parvenir à son dessein il s’estudia d’agrandir tant qu’il luy seroit possibie les amis du grand Ætius, avec lesquels il se rendit si familier qu’ils estoient presque d’ordinaire avec luy.

L’empereur n’entrait point en doute de toutes ces choses, car il sçavoit que Maxime avoit esté d’advis qu’on se deffist de Ætius, outre qu’il y avoit desja si long temps que ce meurtre avoit esté fait, qu’il ne pensoit plus que quelqu’un en eust encore le souvenir. Et quant à ce qui estoit de la violence faicte à la sage Isidore, il croyoit qu’elle n’en avoit rien dit à son mary, puis que depuis tant d’années, il n’en avoit point faict de semblant. Bref, il vivoit si asseuré qu’il avoit mesme approché de sa personne les plus grands amis d’Ætius. Ce qu’ayant de long temps consideré, le vindicatif Maxime, et ne cherchant que les moiens de contenter la sage Isidore, qui sans cesse luy estoit aux oreilles, un jour tirant à part Thrasile, l’un des plus grands amys du grand Ætius, et qui pour lors avoit charge de la garde de l’empereur, il sceut de telle sorte luy remettre devant les yeux la mer; de son amy, la nonchalance et le peu de courage de Valentinian, qui n’avoit jamais fait la guerre que de son cabinet, et la facilité qu’il y avoit de s’en venger, qu’il le porta aisément à tout ce qu’il voulut. Et non content de la vengeance, et passant plus outre, resolurent d’usurper l’empire et que Maxime y estant parvenu, en feroit si bonne part à Thrasile, qu’il auroit suject de se contenter.

Ceste resolution estant prise, ils ne tarderent guieres de l’executer, car Thrasile en trouva la commodité telle qu’il voulut, estant d’ordinaire pres de la personne de l’emperur. Un jour que, Valentinian estoit à table, et qu’il mangeoit retiré, Thrasile et Maxime le tuerent miserablement, et l’eunuque Heracle aupres de luy, non point tant pour s’estre voulu mettre en deffence, que pour le conseil qu’il avoit donné à l’empereur quand la sage Isidore fut forcée. Ainsi mourut Valentinian apres avoir regné trente ans.

Si j’eusse esté pres de sa personne en ceste occasion, il n’y a point de doute que j’y fusse mort, ou que je l’eusse deffendu ; car encor que ce fut une meschante action que celle qu’il commit contre la sage Isidore, si est-ce que ce n’est point au subject de mettre la main sur son seigneur, et qu’il doit bien essaier par toutes voies, et par bon conseil de le retirer de son vice, mais non pas de l’en chastier et moins encore d’oster la vie à celuy pour lequel il est obligé de mettre la sienne. J’estois pour lors au sacrifice, avec la belle Eudoxe, où le tumulte fut si grand, qu’elle fut contrainte pour se sauver de la furie du tyran de retirer hors de Rome. Mais il falut bien tost y retourner. Car Maxime ayant commis cet homicide, se souvint bien qu’il ne faut jamais faire une meschanceté à moitié, et pour ce, se trouvant les forces entre les mains par le moyen de Thrasile, et de quelques autres dont il s’estoit acquis l’amitié, et de plus tres-asseuré du consentement du peuple, il se fit incontinentes lire et proclamer empereur ; ce qui fut faict sans que personne s’y opposast pour le trouble en quoy toute la ville estoit.

Isidore fut incontinent advertie, et par son mary et par le bruit commun, de la mort de Valentinian. Mais elle luy portoit tant de haine, qu’elle ne le peust croire mort avant que l’avoir veu. Elle sort donc de son logis, s’en va droit au pallais, et voyant le corps sans teste, se lave les mains de son sang, et receut un si grand contentement de sa mort, que la joye luy dissipant entierement les forces et les esprits, elle tomba morte de l’autre costé. Quant à moy j’estois, comme je vous ay dit, avec la belle Eudoxe, et ne voulus la delaisser en une fortune si estrange. Je l’accompagnay par tout où elle voulut, trop heureux de luy pouvoir faire service, et de luy tesmoigner et mon affection, et ma fidelité.

Vous pourrois-je dire, amy Silvandre, combien de fois de peur je la tins esvanouie entre mes bras ? combien de fois par mes ardans baisers je r’appellay son ame à moitié sortie de ce beau corps ? Et combien de fois je luy noiay le visage et le sein de mes larmes ? La haste que nous avions elle de partir estoit cause que nous estions presque seuls, et que la nuict, nous perdant par les chemins, nous fusmes contraints de nous arrester dans un bois où cherchant l’endroit le plus caché, je fis tout ce que je peus pour amoindrir l’incommodité du lieu sauvage. Elle n’avoit avec elle que ses deux filles, Olimbre et deux jeunes hommes qui avoient accoustumé de nous suivre ordinairement, et qui furent assez empeschez à garder nos chevaux, de sorte qu’il n’y eut toute la nuict aupres d’elle que ces deux jeunes prince ses, Olimbre et moy. Je me couchay en terre et elle mit la teste sur mon estomac, ses filles estoient à ses pieds, qui luy tenoient les jambes, et I’accomodames de ceste sorte le mieux que nous pusmes. Nous faisions dessein de nous eschapper d’Italie, et d’aller en Constantinople trouver Martian, parce qu’encores que nous ne sceussions que Maxime eust tué l’empereur, ayant fait faire ce meurtre par Thrasile, si est-ce que nous avions sceu qu’il avait pris le titre d’Auguste, et craignions qu’estant empereur, il ne voulust se venger sur elle de l’injure receue en la personne d’Isidore.

Quoy que ceste nuict fut penible et pleine d’alarmes pour la belle Eudoxe, si advouay-je n’avoir jamais passé une plus douce nuict, car j’eus continuellement la main dans son sein, et la bouche jointe à la sienne. Amour sçait quels furent mes transports, et combien de fois je faillis de perdre tout respect. Elle le recogneut, lors que sentant ses deux filles endormies, je voulus couler une main par la fente de sa robbe, car me prenant doucement la main, elle joignit sa bouche contre mon oreille, et me dit le plus bas qu’elle peut telles parolles : Et quoy, mon chevalier, ne vous semble-t’il point que Dieu soit assez courroucé contre moy, sans que vous attiriez sur ma teste par des nouvelles offences de nouveaux chastimens ? A ce mot elle se teust, et remit sa teste où elle la souloit avoir, me donnant un baiser qui me rendit bien tesmoignage qu’elle m’aymoit, et moy apres ceste faveur, joignant de mesme ma bouche contre son oreille, je luy dis : Mais, ma belle princesse, quelle offence semit-ce, puis que vous n’estes plus à personne qu’à vous-mesme ? Voulez-vous, peut-estre, que j’attende que vous soyez encores à quelqu’un qui vous possedera devant mes yeux ? Est-il possible que vous vous reserviez de ceste sorte pour ceux qui ne vous aymerent jamais ?

Elle alors, haussant la bouche contre mon orese : Mon chevalier, me dit-elle, n’offençons point Dieu, ny mon honneur, et pour vous asseurer de la doute où vous estes, recevez le serment que je vous fais. Je vous jure, Ursace, par le grand Dieu que j’adore, que je n’espouseray jamais homme que vous, et si ce que j’ay esté me permettoit de pouvoir disposer librement de moy, je vous prendrois dés à ceste heure pour mon mary. Mais je veux croire que vostre amitié est telle que vous ne voudriez pas qu’ayant esté imperatrice, je vesquisse d’autre sorte, et tinsse un moindre rang ; peut-estre que la fortune disposera de sorte de vous, que je pourray vous contenter avec honneur, et lors plaignez-vous de moy si j’y faux. Cependant vivez avec satisfaction que je n’espuseray jamais personne si ce n’est vous, et pour asseurance de ce que je vous jure, recevez ce baiser. Et lors joignant sa bouche à la mienne, elle demeura long temps collée dessus.

Si ceste assemance me fut agreable, et si je receus ce serment de bon ceus, jugez-le, gentil estranger, puis que je n’avois jamais rien desiré avec tant de passion. Je luy respondis donc de ceste sorte : Ma belle princesse, je repis ceste promesse avec tant de remerciemens, et d’une si bonne volonté qu’en eschange je me donne entierement à vous, et vous proteste que jamais je ne contreviendray à ceste donation. Mais permettez-moy aussi de juges par ce grand Dieu, devarit lequel vous m’avez fait ceste promesse, que si jamais il advient que par vostre volonté ou autrement, quelqu’un vous pssede en qualité de vostre mary, je le feray mourir avec la mesme main que maintenant vous tenez entre les vostres, sans que vous en puissiez estre offencée contre moy ny que vous diminuiez l’amitié que vous m’avez promise. Elle alors, s’abouchant à mon oreille : Je ne le vous permets pas sedement, me dit-elle, mais je vous croyray pour traistre, et deffailly de cœur, si vous ne le falctes. Et à ce mot elle se mit comme elle estoit, et passasmes la nuict comme nous l’avions commencée.

Mais helas ! je ne jouis pas long temps du contentement d’estre seul aupres d’elle, ny mon amy non plus, d’estre aupres de Placidie, car le lendemain ce tyran de Maxime voyant qu’Eudoxe et ses deux filles s’estoient çanvées, envoya de tous costez pour nous attraper et depescha tant de gens, qu’en fin nous fusmes rencontrez et ramenez vers luy, quelque deffence qu’Olimbre et moy puissions faire, qui apres avoir esté blessez en divers lien, mais moy beaucoup plus qu’Olimbre, fusmes en fin emportez vers ce tyran, qui, ne se contentant pas d’avoir tué Valentinian et usurpé l’empire, voulut encores pour une entiere vengeance, on plustost pour raffermir son usurpation, et luy donner quelque couleur, espouser la belle Eudoxe. O Deux ? que ne fit-elle poinct pour s’en empescher ? mais ô Dieux ! que ne ressentis-je point ? J’estois de sorte blessé que je ne pouvois sortir du lict, et entre les coups que j’avois, j’estois tres-mal d’une jambe et du bras droit, si bien que je ne me pouvois aider ny de l’un ny de l’autre.

En fin le tyran voiant que Eudoxe n’y vouloit point consentir de sa volonté, usa d’une si grande violence que dix ou douze jours apres la mort de Valentinian, il contraignit Eudoxe d’estre sa femme. Je sceus ces nouvelles par Qlimbre, qui estoit des-jà presque guery, et qui ne bougeoit le plus souvent du chevet de mon lict. Et lors que nous ne scavions que juger de ceste action, et que nous estions presque en doute qu’il n’y eust du consentement de cette princesse, je receus une de ses lettres qui fut telle.

Lettre d’Eudoxe à Ursace

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Si Eudoxe n’est miserable, il n’y en eut jamais au monde. Je suis entre les mains d’un tyran, qui me force à des injustes nopces. J’appelle Dieu qui a ouy les serments que je vous ay faits, pour tesmoing que je n’ay consenty ny ne consentiray jamais à sa volonté, et que je vous somme de la promesse que vous me fistes en mesme temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que vous et moy avons d’occasion de nous douloir de la fortune, qui m’a laissé assez de vie pour me voir entre les mains de celuy qui me ravit tant injustement des vostres, et que particulierement j’en auray de vous accuser de faute d’affection, si vous ne me tenez mieux parole pue je ne la vous tiens, puis que le desastre le veut ainsi.

Que n’eussé-je point entrepris, si la force eust esgalé ma volonté, ou seulement si mes blesseures me l’eussent permis ! Mais, helas ! j’estois en estat que malaisément eussd-je peu faire mal à autruy, puis qu’il me fut impossible de m’en faire à moy-mesme, lors que, pour ne voir Eudoxe possedée par ce tyran, je voulus me mettre le fer dans l’estomach. Et peut-estre en fin j’y fusse parvenu sans mon cher Olimbre, qui plus soigneux de moy, que je ne vous scaurois dire, s’en prenant garde, m’ostoit toute sorte de moyen de me pouvoir offencer. Et puis me representoit tant de raisons pour me divertir de mon dessein, qu’en fin il me retint en vie, jusques à ce que huict ou dix jours apres ces injustes nopces, je vis entrer dans ma chambre la sage et belle Eudoxe. Elle avoit obtenu ceste permission de Maxime, luy disant qu’il estoit bien raisonnable qu’elle me veid en mon mal, puis que pour la deffendre j’avois esté blessé de ceste sorte. Luy qui la vouloit gagner par la douceur, s’il luy estoit possible, n’avait point de soupçon de moy, tant nous avions vescu discrettement par le passé, et tant Isidore avoit esté discrette et fidele à sa maistresse.

Elle vient donc me voir, et feignant qu’il ne falloit pas que beaucoup de personnes entrassent dans ma chambre, elle laissa toute sa suitte dans une anti-chambre, et ne mena avec elle que Placidie la petite princesse, sçachant bien qu’olimbre l’entretiendroit et l’empescheroit de prendre garde à ce que nous dirions. Elle s’approche donc de mon lict, et s’assit au chevet, et chacun s’estant retiré, elle voulut parler, mais elle demeura longtemps sans le pouvoir faire. En fin voyant que les larmes me sortoient des yeux, et que je ne pouvois proferer une parole, tournant sa chaire contre le jour, parce qu’elle n’avoit voulu passer dans la ruelle, elle se couvrit, et par son ombre me cacha presque entierement, de peur que ceux qui me servoient ne peussent remarquer nostre desplaisir. Naus demeurasmes encor temps de ceste sorte sans dire mot.

Mais ayant repris un peu de resolution, je luy dis en fin ces paroles : A ce que je vois, madame, il n’y a personne qui ait perdu en ceste fortune que Valentinian et Ursace : luy, se voyant ravir la vie, son empire et sa femme; et moy, les bonnes graces d’Eudoxe. Mais combien est plus douce la perte qu’il a faite, puis que mourant il a perdu tout le ressentiment de son mai, au lieu que la vie m’est seulement demeude pour ressentir mieux le mien, et pour me pouvoir dire le plus mal-heureux de tous les hommes qui vivent ! Elle me respondit, premierement avec des larmes qu’elle ne peut retenir, et puis avec telles paroles : Vous aussi, mon chevalier, vous vous aidez à me donner de la douleur, et au lieu de soulager et de plaindre mon mal, vous l’augmentez par vos reproches. Et bien ! puis que vous en avez le courage, j’advoue que je merite d’estre traictée de ceste sorte, et que le Ciel ny vous, ne sçauriez augmenter mes ennuis, car tout ce qui me reste à souffrir, qui n’est plus que la perte de ma vie, ne me peut estre que soulagement, puis que je cognois qu’Ursace ne m’ayme plus. – O Dieu ! m’escriay-je tant haut que je pus, transporté de l’offence que ces paroles me faisoient, et fus bien marry de m’estre escrié si haut, car deux ou trois personnes accoururent pour sçavoir ce que je voulois, ausquels je respondis que c’estoit un eslancement que j’avois senty en la blesseure de mon bras, et que cela estoit passé. Ils me respondirent qu’il ne faloit point remuer, de peur d’efforcer le nerf, qui estoit un peu offencé.

Et lors s’estant retirez, je repris ainsi la parolle : Comment, madame, Ursace ne vous ayme plus ? vous le pouvez dire sans rougir ? Et vous ne craignez point que le Ciel vous punisse de l’outrage que vous me faites ? Ursace ne vous ayme plus, madame ? Et depuis quand avez-vous recogneu ce changement en luy ? Est-ce devant que Valentinian soit mort ? Vous m’avez escrit le contraire, et vos lettres en feront foy en terre, et l’ame de la sage Isidore aux Cieux. Est-ce depuis sa mort ? Les promesses que vous m’avez faites (dont vous avez eu si peu de memoire) et celles que vous avez receues de moy (desquelles je me souviendray bien mieux que vous) vous reprocheront que cela n’est pas. Mais ce sera peut-estre depuis l’outrage, que vous m’avez fait, en vous donnant à ce cruel tyran ? S’il est ainsi, ç’a donc esté pour avoir veu que j’aye peu vivre apres avoir receu de vous une si grande offence. Mais de cela vous en devez accuser Olimbre qui m’en a osté les moiens, et qui m’a faict entendre que vous le vouliez et me le commandiez ainsi. Que si la vie qui m’est demeurée, vous a donné ceste creance, je la vous feray perdre aussi tost que je seray en estat de recouvrer un fer pour me le planter a, cœur. Car aussi bien le veux-je punir, cet inconsideré qu’il est, de vous avoir aymée, et d’avoir esperé que vous l’ameriez aussi constamment que luy. Et si vous me voulez rendre quelque preuve, non pas d’amitié (car je n’en espere plus de la femme de Maxime), mais de compassion seulement, (et quelle compassion dois-je attendre de la femme d’un tyran ?) quelque recognoissance donc de n’estre pas entierement ingratte, donnez-moy vous-mesme fer, que je ne puis si promptement recouvrer, afin que je vous fasse voir que c’est la force, et non la volonté qui me retient en vie apres un si grand outrage.

Elle alors vaincue de ces paroles, et ne pouvant supporter que je les continuasse, s’approchant davantage de moy, me respondit de ceste sorte : Quand vous avez dit qu’il n’y avoit que Valentinian et vous, qui eussiez perdu en ceste miserable fortune, j’ay creu que ne me mettant point du nombre, vous ne m’aimiez plus, puis que je suis celle qui y ay faict la plus grande perte, n’ayant pas seulement esté privée de la personne et de la vie de mon mary, mais de moy-mesme, qui me vois en la possession de celuy, que je hay plus que toutes les choses du monde, qui se doivent le plus hayr. Oyant maintenant le contraire par vos paroles, et sçachant bien que vous avez tousjours esté tres-veritable, je change d’opinion, et ne me dis plus si miserable, puis que je sçay que vous m’aymez encores. Je vous en dirois davantage si je ne craignais que l’on prist garde à mes discours, et seulement je vous veux conjurer par l’amitié que vous me portez, de croire que comme vous estes demeuré par force en vie, que de mesme c’est en despit de moy que je vis aupres de Maxime que je ne tiens non plus que vous faictes pour empereur, mais pour le plus cruel tyran qui fut jamais en Rome. Et si le desir de vengeance et celuy de vous pouvoir rendre un jour content de moy, ne me retenoit en vie, soyez certain que dés l’heure que pour ma deffence je vous vis si cruellement blesser devant mes, yeux, et plus encores depuis la force qui n’a esté faicte, je serois sans doute dans le tombeau. Mais le Ciel qui est juste, me promet que je verray la vengeance du sang de Valentinian, et de l’outrage qui a esté fait à Ursace, et à ceste miserable Eudoxe. Cependant, contraignez-vous, mon chevalier, et vous guerissez, car il n’y a que ce seul moyen pour parvenir à ce que nous pretendons.

Vous sçaurois-je dire quel soulagement fut celuy que je receus par ceste declaration ? II fut tel que me resolvant de guerir pour faire promptement ceste vengeance, il me sembloit que je n’avois plus de mal. Pour ce coup, elle ne m’en voulut dire davantage, estant contrainte de s’en aller pour ne faire soupçonner nostre dessein. Mais deux ou trois jours apres qu’elle me vint revoir, elle me fit entendre que Maxime avoit tué Valentinian, et que ç’avoit esté pour l’espouser à ce qu’il luy en avoit dit luy-mesme : dont elle estoit si offencée qu’elle estoit resolue de le faire mourir par quelque voye qu’elle pust rencontrer. – Il faut, luy dis-je, ma princesse, que vous ne fassiez rien imprudemment, parce que Si vous faillez vostre entreprise une fois, il ne faut plus que vous esperiez de I’executer, outre le danger en quoy vous vous mettriez, et puis vous me feriez un trop grand outrage, si autre que moy nettoit la main dans le sang de celuy qui est parricide de mon seigneur, et qui par violence vous a ravie. Mais voicy ce que je juge à propos : Valentinian, quelque temps avant qu’Attila tourna ses armes contre l’Italie, avoit fait la paix avec Genseric roy des Vandales, et luy laissa l’Affrique, à condition qu’il fust son amy et confederé. Ce Barbare a tousjours depuis fait paroistre qu’il aimoit l’empereur, et ne s’est voulu allier avec ses ennemis. Faites luy sçavoir la meschanceté de Maxime, le meurtre de Valentinian, l’usurpation de l’empire, la force qu’il vous a faicte, et le sommez de I’amitié qu’il a promise à l’empereur, par laquelle l’Affrique est sienne. Et ne doutez point qu’il ne vous secoure, car encores qu’il soit barbare, si est-il genereux, et telles nations font plus d’estat de conserver l’amitié aux morts, que non pas à leurs amis vivants, leur semblant qu’il n’y a rien qui les y porte ny convie que la libre volonté qu’ils ont de maintenir leur promesse. Et toutesfois, afin que vous ne soyez pas deceue en luy, tous ces Barbares sont avares de leur naturel, offrez luy l’empire ; et afin qu’il l’entreprenne de meilleure volonté et avec plus d’asseurance, faites-luy entendre le moyen que vous avez de luy donner I’Italie, et combien vous y avez de serviteurs, qui vous sont restez encores apres le parricide commis en la personne de l’empereur. Et quoy qu’il soit bien fascheux de voir un barbare estre seigneur de l’Italie, si est-ce qu’il vaut mieux que cela soit, que demeurer sans vengeance, et mesme que Genseric estoit amy de Valentinian, et l’est de Martian.

Eudoxe ayant quelque temps consideré ce que je luy disois, me respondit que toute la doute qu’elle faisoit en cest affaire, c’estoit de traitter avec le Vandale si secrettement, et promptement qu’elle le peut voir plustost en Italie que l’on ne sceut qu’il y vint. Et qu’elle ne sçauroit, veu l’estat où j’estois, qui pourroit estre capable de faire ce voyage ; que de retarder elle aimoit autant mourir pour l’insupportable regret qu’elle avait de coucher aupres de ce tyran, que pour quelque temps elle s’en exempteroit, feignant d’estre malade, mais qu’à la longue cela ne pouvoit estre.

Je luy conseilIay de continuer ceste feinte, et que pour tromper les yeux de ceux qui regarderoient son visage, elle usast de la fumée de souffre tous les matins, la recevant et au visage et aux mains, mais qu’au commencement ce fust fort peu, afin qu’on ne s’estonnast de la voir si tost changée, que ceste fumée luy rendroit le teint si different de ce qu’elle l’avoit, qu’il n’y aurait personne qui ne creust sa maladie tres-grande. Que pour aller en Affrique, mon mal-heur m’en empeschoit pour lors, outre que j’avois faict vœu de ne sortir jamais d’Italie, que je n’eusse faict mourir le tyran, mais qu’elle se pouvoit fier de mon cher Olimbre, et que je l’asseurois qu’il ne failliroit jamais à chose qu’elle luy commandast, et que je luy respondois de son affection, de sa fidelité, et de sa capacité. Elle qui n’avoit desir semblable que de se vanger, et sortir des mains de ce tyran, s’en remit entierement à moy, et me pria de faire ceste depesche.

Je le fis, Silvandre, et Olimbre s’y monstra si sage et si diligent, qu’estant arrivé à Carthage, en moins de quinze jours, il disposa de sorte Genseric, fust à la vengeance, fust à l’usurpation et au pillage de Rome, que deux mois apres le roy Vandale print terre en Italie, avec trois cens mille combatans qu’il avoit ramassé des Affriquains, des Mores, ou Vandales, dont toute la ville fut de sorte effrayée et toute la province, que chacun fuyoit dans les montagnes, et dans les bois et rochers. Et parce que nous le solicitions de venir droit à Rome pour prendre le tyran, il se hasta tant qu’il peut, sans s’amuser à point de villes le long de son chemin, dequoy Maxime prit une telle frayeur que, sans faire aucune resistance, il permit à chacun de se retirer dans les montagnes et lieux plus cachez, et luy-mesme voulut fuyr comme les autres.

J’estois guery en ce temps là et ne me ressentois plus de mes blesseures, et n’eust esté que la belle Eudoxe me deffendit de ne point executer mon dessein, que le Vandale ne fust prés de Rome, à fin d’estre plus asseuré, il n’y a point de difficulté que, j’eusse desja mis la main sur le tyran. Et à ce coup voyant qu’au lieu de deffendre l’estat qu’il avoit usurpé, il le laissoit en proye à ces barbares, j’eus peur qu’il ne se sauvast et que Genseric ayant quitté l’Italie, il ne revint encores en sa tyrannie. Cela fut cause que je me mis apres luy, avec quelques uns de mes amis, et l’atteignis sur le bord du Tibre, ainsi qu’il remontoit à cheval apres avoir repeu, pour faire une grande traitte, et se jetter dans les montagnes. Encores que ceux qui venoient avec moy fussent harassez du chemin que nous avions desja fait, et d’un nombre beaucoup plus petit, si fis-je resolution de le charger, et de ne le laisser point passer plus outre. Je le deffie donc sur la meschanceté qu’il a faite en la mort de l’empereur, en l’usurpation de l’Italie, et en la force commise contre la belle Eudoxe, et parce qu’il se sentoit coulpable et de l’un et de l’autre, il refusa de venir aux mains avec moy, et voulut prendre la fuitte, dont les siens mesmes furent tant animez, que se joignant presque tous avec mes amis, ils coururent apres. Et de fortune mon cheval allant plus viste que tous les autres, je l’atteignis le premier, et luy donnay un si grand coup sur la teste, que fust de peur ou autrement, il se laissa choir en terre, où incontinent ceux qui venoient apres moy acheverent de le tuer, tant chacun estoit animé contre sa perfidie, et contre son peu de courage. Ainsi finit ce tyran, tant hay des siens que, quand il fut mort, ils le mirent en pieces, et les jetterent dans la riviere, comme s’ils eussent voulu effacer son offence de ceste sorte, mais toute l’eau du Tybre n’eust sceu laver la moindre de celles qu’il avoit commises, fust contre l’empereur, fust contre la belle Eudoxe, ou contre tout l’Estat.

Or je vous ay raconté jusques icy de miserables accidens pour la belle Eudoxe, ou pour moy. Mais ceux que j’ay maintenant à vous dire sont bien encores plus fascheux. Car, helas ! ce sont ceux qui m’ont reduit en I’estat où vous m’avez veu, lors que le Ciel tant inopinément vous a fait arriver pour me sauver la vie, et quoy que je n’y espere remede quelconque que celuy que vous m’avez empesché, je veux dire la mort, si ne laisseray-je de continuer pour satisfaire à la priere que vous m’en avez faite.

Voilà donc Genseric arrivé dans la ville. Il y entra sans trouver resistance, et sans qu’une seule porte se houvast fermée. Eudoxe le reçoit, l’appeilant du nom d’Auguste, et luy dit que l’empire luy doit sa liberté ; bref, luy rend tous les honneurs et les remercimens qui luy sont possibles. Mais ce courage barbare au lieu de s’amolir par ces faveurs, se rend plus altier et insuportable ; d’amy, il devient ennemy, et se porte, non pas comme un prince appellé pour secourir une princesse affligée, mais comme un conquerant qui a sousmis par armes et apres une longue guerre une province ennemie. Il donne donc la ville en pillage et, sans pardonner non plus aux choses sacrées qu’aux prophanes, il despouille les temples de leurs vazes, de leurs thresors et des raretez dont la devotion du peuple, et des empereurs Romains les avoit enrichis par tant de siecles. Et apres que ceste confusion eut duré quinze jours, il courut une partie de l’Italie et vint jusques à Parthenopé, où toutesfois il ne fit que perdre son temps et gaster le plat pays. Et se voyant outré, s’il faut dire ainsi, de toute sorte de despouille, il s’en retourna en Affrique, ayant chargé ses vaisseaux de tout ce qu’il avoit trouvé de rare dans la ville. Mais, helas ! ne se contentant pas des choses inanimées, il ravit encore les personnes qu’il jugea luy pouvoir estre utiles, et entre les autres, ô Dieux ! il emmena la belle Eudoxe et sesdeux filles, Eudoxe et Placidie. J’estois pour lors pres de ceste princesse desolée quand il luy manda qu’elle se tint preste pour trois jours apres. Elle tomba esvanouye, et peu s’en fallut qu’elle ne perdit la vie, et plust à Dieu qu’elle et moy fussions morts à l’heure ! pour le moins elle n’auroit point esté captive, et je ne serois pas demeuré en Italie, lors que l’on l’emmena en Affrique.

O Dieux ! comment puis-je me ressouvenir de cet accident sans mourir ! Je sors de Rome avec quelques-uns de mes amis, sans dire à personne mon dessein, non pas mesme à mon cher Olimbre, à qui je ne peus parler en partant; parce qu’il estoit aupres de Gensenc, qui l’avoit pris en amitié depuis son voyage d’Affrique ; et par le commandement de Eudoxe il ne bougeoit guere d’aupres de luy, afin de conserver la ville le plus qu’il luy estoit possible, d’autant qu’à sa requeste il faisoit plusieurs graces à diverses personnes. J’envoyay depuis vers luy, afin qu’il asseurast Eudoxe que je la sortirois des mains de ces barbares, ou que je mourrois en la peine. Elle qui avoit un jugement fort sain, cogneut bien que mon entreprise estoit impossible pour le grand nombre de soldats que Genseric avoit amené, qui passoient trois cens mille hommes. Et si elle eust sceu en quel lieu j’estois, c’est sans doute qu’elle m’eust deffendu d’executer ce dessein, mais pour n’estre surpris des Vandales, je ne demeurois jamais une nuit entiere en un lieu.

Je r’amassay environ mille chevaux, et si j’eusse eu plus de loisir, peut-estre eussé-je fait une telle armée que ces barbares ne s’en fussent pas tous allez en Affrique si chargez de nos despouilles, sans pour le moins esprouver combien pesent les coups des soldats Romains. Mais je n’eus que huict jours de loisir, et toutesfois ne pouvant souffrir que l’on emmenast Eudoxe; je resolus de combattre une si grande et espouvantable armée avec me si petite trouppe, faisant mon compte que je mourrois les armes en la main pour un subject si honorable, et que jamais ma vie ne sçauroit estre mieux employée. Il advint toutesfois autrement, car m’estant embuché dans un bois qui est sur, le chemin d’Hostie, je vis passer une partie de l’armée en assez mauvais ordre. Mais d’autant que je ne voulois qu’Eudoxe, j’attendis jusques à ce que je vis venir, quelques chariots dans lesquels j’apperceus des dames, et pensant que ce fussent celles que je demandois, je donnay courage à ceux gui estoient aupres de moy, les asseurant que j’avois une grande intelligence dans l’armée des ennemis par le moyen d’olimbre, duquel ils sçavoient la faveur, et que nous ferions aujourd’huy un acte digne du nom Romain. A ce mot, poussant mon cheval, et eux me suivant d’un grand courage, nous chargeons ces chariots à la garde desquels il y avoit plus de dix mille barbares. Je ne vous raconteray point par le menu de quelle sorte cette charge fut faite, car cela n’importe de rien. Tant y a que nous les defismes, et que si Eudoxe eust esté où je pensois qu’elle fust, c’est sans doute que je la delivrois des mains de ces barbares ; mais le malheur voulut qù’elle estoit encores derriere, et que les dames que j’avois veues, estoient de celles qui estant prises et dans la ville et par la campagne, estoient emmenées avec le reste du butin en Affrique. O Dieux ! quel regret fut le mien quand je vis mon entreprise faillye ! et que j’avois toute l’armée sur les bras ! car à ce tumulte l’avant-garde recula et l’arriere-garde s’avançant, se joignit presque au dos de la bataille qui n’estoit pas encore passée, de sorte que je fus environné de tous costez d’un si grand nombre d’ememis que nous fusmes tous deffaits. Quelques-uns se sauverent, mais la plus grande partie y demeura ; quant à moy je demeuray parmy les morts, et fus despouillé comme tel, et cela fut cause de mon bien. Car mes habits estans portez par un soldat, Eudoxe les recogneut, et les montrant à Olimbre qui ne l’abandonnait point, tout ce qu’elle peut dire ce fut : Ursace en fin a trouvé le repos que la fortune luy ar tousjours refusé. Et, à ce mot, s’esvanouit dans la lictiere où elle estoit.

Olimbre courant apres celuy qui portoit mes habits, s’enquit de luy où il les avoit pris, et luy ayant dit l’endroit, il partit incontinent, et chercha tant qu’il me trouva. Quels furent les regrets que son amitié luy fist faire, il n’y a personne qui les puisse redire ! Tant y a qu’ayant eu permission du Vandale de me rendre les derniers devoirs, il s’en revint à Rome où il me fit raporter, n’ayant osé asseurer ma mort à la belle Eudoxe, qui toutesfois ne luy fut cachée par Genseric, à ce que depuis nous avons sceu. Tant y a que me faisant porter sur des brancards, je ne sçay si ce fut le marcher des chevaux, qui par le brandement esmeut mes sentiments, ou qu’estant couvert de quelques habits, la chaleur qui destoit point encor esteinte du tout en moy, reprit force peu à peu, tant y a que je donnay signe de vie. Olimbre qui avoit continuellement l’oeil sur moy, s’en prit garde incontinent, et plein d’une joye incroyable, me fit mettre dans la premiere maison qu’il rencontra, où il me secourut de sorte qu’en fin je revins de ce long évanouissement.

Vous pourriez mieux sçavoir de luy, amy Silvandre, que je ne vous sçaurois dire, quel extreme contentement fut le sien, quand apres m’avoir pleuré mort, il me revit en vie. Ceux qui le virent en cest estat, jugerent bien que sa vie ne luy estoit pas plus chere que la mienne ; et toutesfois nous eussions esté l’un et l’autre beaucoup plus heureux, si mes jours eussent esté finis en ceste rencontre. Car je n’eusse point eu les desplaisirs que l’absence et le ravissement d’Eudoxe m’ont depuis apportez, et Olimbre ne seroit point separé de sa chere Placidie, ny udoxe abandonnée d’olimbre duquel elle eust receu plusieurs services en ceste occasion, sans ceste vie miserable qui ne m’est restée que pour un plus grand malheur. Ceste consideration fut celle qui me fit resoudre à la mort, aussi tost que je sceus que ce perfide Genseric l’avoit emmenée avec ses deux filles. Mais l’extréme soing que mon amy avoit de moy, m’empescha d’executer ce genereux dessein, tant que mes playes me retindrent dans le lict. Ce qui fut cause qu’aussi tost que je fus guery, et que je peus monter à cheval, je me dérobay le plus secrettement de luy qu’il me fut possible, et prenant le chemin de Toscane, je me cachay dans les montagnes de l’Appennin, faisant dessein d’y mourir, à faute de manger, ou d’autre incommodité, ne voulant respandre mon sang pour n’offencer le grand Dieu qui punit les homicides.

Mais lors que la longueur de ce dessein me fit resoudre à une plus prompte mort, et que perdant toute sorte de consideration du Ciel, je me voulois ouvrir le cœur avec un glaive, mon cher Olimbre survint qui m’arresta le bras, et me redonna la vie pour une seconde fois. Et lors que je m’opiniastrois, et m’efforçois d’effectuer ceste derniere resolution, il survint un jeune homme. qui par sa beauté et par sa sagesse, nous fit croire qu’arrivant si à propos, c’estoit un messager du grand Dieu, qui estoit envoyé pour me divertir de ce dessein. J’advoue qu’au commencement je le creus, et que me rendant du tout obeissant à ses paroles, je perdis pour lors ceste volonté de me faire mourir, esperant recevoir de luy quelque tresgrand et incroyable secours, et que deceu de ceste sorte, nous nous retirasmes tous trois en la plus proche ville pour faire panser Olirnbre d’une grande blesseure que je luy avois faite à la main, quand il me voulut oster le fer duquel je me voulois tuer. Mais quand je sceus que ce jeune homme estoit Segusien comme vous, et qu’il estoit arrivé au lieu où j’estois par hazard, j’advoue que je pris une plus forte volonté de mourir qu’auparavant, et l’eusse fait, sans ce jeune homme qui s’appelloit Celadon, comme depuis il me dit, qui me presenta tant de raisons qu’en fin je resolus d’attendre la guerison d’Olimbre.

Il y avoit en ce lieu un vieux et sage chirurgien qui pensoit la blesseure de mon amy, auquel l’aage et les voyages qu’il avoit faits en divers lieux, avoient appris beauccup de choses. Cestuycy ne vint pas souvent où nous estions, sans prendre garde à nostre tristesse, et parce que d’une parole à l’autre, on vient quelquefois à descouvrir beaucoup de secrets qu’on voudrait tenir cachez, je ne peus si bien me dissimuler, qu’il ne recogneut en partie le dessein que j’avois. Cela fut cause qu’un jour voyant que la blesseure de mon cher Olimbre ne le pouvoit plus convier de nous venir visiter, estant presque guerie, il me retira à part et me tint ce langage : Seigneur, ne trouvez estrange si je me mesle de vous donner un conseil que vous ne me demandez pas. Mon âge, vostre merite et ce que je dois au grand Dieu m’y convient. Prenez donc en bonne part ce que je vous vay dire. J’ay recogneu que vous estes saisi d’une si grande tristesse, que vous desseignez contre vostre vie ; ne le faictes pas, car le grand Dieu punit tres-rigoureusement apres leur mort les homicides d’eux-mesmes, outre que c’est un deffaut de courage de se tuer, pour ne pouvoir supporter les coups du desastre, et tout semblable à celuy qui s’enfuiroit le jour d’une bataille, de peur des ennemis. Car ceux qui se donnent la mort pour quelque desplaisir qu’ils prevoyent, ou qu’ils souffrent, s’enfuyent veritablement de ce monde à faute de courage, et pour n’oser soustenir les coups de la fortune. Ce n’est pas à dire pour cela que leshommes, comme esclaves, soient obligez d’endurer toutes les indignitez que ceste fortune leur fait, ou leur prepare. Car le grand Dieu les ayme trop pour les avoir sousmis à ceste misere. Mais il leur a donné le jugement et la prudence pour faire ceste eslection avec une bonne et saine raison. Et parce que l’homme prevenu de la passion, ne sçauroit ny bien juger, ny bien eslire, il l’a rendu accompagnable, et luy a donné un naturel qui ayme la société, afin que s’eslisant un ou plusieurs amis, il leur demande conseil lors qu’il voudra disposer non seulement de sa vie et de sa mort, mais de tous autres affaires d’importance. Et d’autant que les amis sont le plus souvent interessez en ce qui touche le bien ou le mal de la personne qu’ils ayment, ce grand Dieu ne voulant point laisser encor en cecy l’homme sans une bonne guide, luy a donné des juges et des rois qui en ordonnent ainsi qu’ils trouvent à propos.

Pour nos dissentions qui touchent le bien, ou quelque offence receue, le Senat y pourvoit tres sagement, mais pour les outrages de la fortune, parce qu’elle a tousjours esté tant aymée du peuple et de l’empire romain, il n’en a pas voulu estre le juge, cognoissant bien que comme les amis sont interessez en la cause de leurs amis, il ne pouvoit, que juger favorablement et à l’advantage de la fortune. Toutesfois ce grand Createur des hommes qui les ayme comme ses enfans, les a voulu pourvoir de tout ce qui estoit necessaire pour vivre et mourir en hommes, et pour ce suject a inspiré ces grands et prudens Massiliens de s’en establir les juges, leur semblant que la mort n’estant point un tort, ny un outrage, mais un tribut de nature, c’est faire tres-injustement et tres-laschement de refuser le remede.à ceux qui avec raison le demandent, que le temps en fin ne peut nyer à leur aage. Et pourtant il y a un lieu public en leur ville où ils gardent du poison meslé avec de la ciguë, qu’ils donnent à boire à celuy qui veut mourir, si toutesfois le conseil des six cens juge que les raisons soient bonnes pour lesquelles il desire la mort.

Je vous donne cet advis, seigneur, afin que si le desastre vous poursuit justement, vous puissiez injustement sortir de sa tyrannie, par l’advis de tant de personnes estimées sages et prudentes. Et quant à moy, afin que vous ne pensiez pas, que je vous donne,un conseil que je ne vueille prendre, je suis resolu de partir, dans peu de jours pour les aller trouver, afin de clorre heureusement ma vieillesse, y estant toutesfois poussé par une contraire opinion à la vostre, car ayant vescu un si long aage que quatre vingts et dix neuf ans avec toute sorte de felicité selon ma condition, à sçavoir riche des biens de fortune autant qu’autre de mon estat, heureux en enfans, bien aymé de tous les voisins, estimé de chacun, je ne suis pas resolu d’attendre la centiesme année, pour donner loisir au desastre de me faire mourir malheureux, ayant appris que si Priam fust mort quelque temps avant la perte de sa ville, il eust esté le plus grand prince de l’Asie. Ce bon vieillard me tint ces paroles, qui ne firent pas un petit effect en moy, car aussi tost m’approchant d’Olimbre, je luy en fis le recit, et presque en mesme temps nous resolumes tous trois de venir ensemble en ce lieu, pour de compagnie mettre fin à nos jours. Mais le Ciel ne l’a pas voulu, le faisant mourir lors que vous nous avez secourus. Et parce que ces deux femmes que vous avez sauvées sont deux de ses filles plus aymées, qui estoient venues pour luy clorre les yeux, si de fortune le conseil des six cens luy eust accordé le poison, nous avons pensé d’estre obligez de les assister en cet accident, et de ne les point abandonner, jusques à ce qu’elles ayent trouvé le corps de leur pere, et rendu ce dernier devoir à celuy qui n’eut jamais infortune durant sa vie, afin que mesme apres la mort il soit si heureux que d’estre enterré par les mains de ses enfans. Et apres, nous avons fait dessein de les renvoyer à nos despens, aussi tost que nous aurons eu nouvelle de Rome. Mais pour ce qui nous concerne, nous sommes resolus d’achever nostre dessein, et ne retardons de nous presenter devant le Conseil, que pour faire paroistre que la perte des biens ny le naufrage ne nous ont point donné ceste volonté, estant plus riches, puis que le Ciel le veut, de grandes terres et possessions que de contentement, et pour ceste occasion nous avons envoyé en nos maisons pour faire venir nos esclaves et serviteurs, avec une partie de nos biens.

Ursace finit de ceste sorte, me laissant infiniment touché de compassion pour sa fortune, et gour celle d’Eudoxe. Et luy ayant respondu que j’en avois veu plusieurs.qui avoient faict la requeste du poison au conseil des six cens, ausquels on l’avoit accordée, et refusée à d’autres, il me pria de les tenir secrets, de peur que s’il y avoit quelques amys de Maxime, ou quelqu’un outragé de Genseric, il ne les previnst, et leur empeschast de mourir de leur volonté. Et apres s’enquirent comment la requeste se devoit presenter, en quels termes, et quelles ceremonies il y falloit faire. Je leur respondis que la chose estoit fort aysée, et qu’il ne falloit s’adresser qu’au magistrat particulier, auquel on donnoit la requeste, qu’il rapportoit au conseil des six cens, et qu’il ne falloit y nommer personne, afin que sans esgard des qualitez, ils peussent en mieux, juger, et que la requeste devoit estre telle.

Requeste


Qui se presente au conseil des six cens,
demandant le poison.

Le souverain Conseil des six cens est requis d’accorder au suppliant le favorable soulagement des miseres humaines, en vertu des sages et genereuses loix des.ïMassiliens, ordonnez juges en terre entre la fortune et les hommes. Et pour Cest effet luy soit donné jour four desduire ses raisons pardevant eux. Ainsi se conserve et s’augmente leur grandeur.

Ils m’en demanderent coppie, afin de n’y point fallir, et la leur ayant promise, je continuay : Apres, leur dis-je, on vous assignera le jour, et devant eux vous deduirez les occasions qui vous convient à vouloir mourir, sans toutesfois que vous soyez obligé de dire vostre nom, ny d’autre que vous alleguiez en vostre discours, qui doit estre fort clair et de peu de mots ; et croyez que si c’est chose juste, ils vous accorderont ce que vous requerez.

Je vis bien à ces dernieres paroles qu’Ursace vouloit mourir, car je lisois à ses yeux le contentement de son ame ; mais je cognus bien aussi qu’Olimbre n’y estoit poussé que de la seule amitié qu’il portoit à son compagnon, duquel il ne se vouloit point separer. Or quelques jours s’escoulerent de ceste sorte, au bout desquels ils eurent nouvelle d’Italie, telle qu’ils attendoyent, par un vaisseau qui leur apporta grande quantité d’esclaves, de serviteurs et de richesses.

Il faut que j’abrege ce long discours. Toutes choses donc estant prestes, ils me prierent de les accompagner devant les juges et leur rendre ce dernier et pitoyable office. Je le fis à regret, car je les aymois, et voyant la volonté qu’ils avoyent, je craignais que le Conseil trouvast leur demande juste. Ils presentent donc leur requeste, et sont assignez au troisiesme jour d’apres, car c’estoit le terme qu’ils donnoyent pour changer d’advis. Mais Ursace constant et ferme en ceste opinion se trouva.dés le matin devant eux, avec Olimbre,’tous deux bien vestus, et bien accompagnez et estans appellé dans le Conseil, et enquis du sujet qu’ils avoient de vouloir mourir, Ursace parla briesvement de ceste sorte.

Demande d’Ursace

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Je veux mourir, seigneurs Massiliens, par ce que la vie m’est des-agreable, inutile et honteuse. Des-agreable, d’autant qu’aymé et amant d’une tres-belle et tres-vertueuse dame, elle m’a esté enlevée et emmenée esclave en pays estranger. Inutile, parce que ce ravisseur est infiniment puissant par dessus toutes mes forces. Et honteuse, d’autant qu’ayant mille fois juré à ceste belle dame de ne souffrir, tant que je serois en vie, qu’il luy fust faict outrage, ce m’est une honte extreme de vivre et ne la secourir pas. Or le grand Dieu n’ayant donné la vie aux hommes que pour leur bien, il n’est pas raisnnable qu’elle me demeure seulement pour mon mal. C’est pourquoy je me presente devant vous, sages seigneurs, pour obtenir le soulagement que vous ne refusez point aux miserables, et croyez que vous ne I’accorderez jamais à personne plus afligée, ny qui le desire davantage.

Ursace parla de ceste sorte, qui fit tourner les yeux de chacun sur luy, admirant sa constance et la fermeté de sa parole, car jamais il ne changea de voix ny de couleur. Et peu apres Olimbre se descouvrant, la teste, dit ainsi.

Demande d’OLimbre

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Je veux mourir, seigneurs Massiliens, pour les mesmes raisons que mon amy vous a desduites, parce que, comme luy, j’ay perdu celle que j’aymois, et de plus, parce que je vois qu’il veut mourir. Car l’aymant plus que tout ce qui est en l’univers, je ne puis ny ne dois consentir qu’il se separe de moy. Je ne le puis, d’autant que l’amitié n’estant qu’une union de deux volontez, je n’aymerois point (et cela est impossible) si je consentois à ceste desunion. Et je ne le dois, parce que c’est contre le devoir d’un homme d’honneur de cesser d’aymer ce qu’avec raison il a commencé d’aymer. Or toutes raisons m’ont contraint à ceste amitié, car il est vertueux, bon amy et je luy suis obligé de la vie. Ne seroit-ce contrevenir à toutes raisons, si je deffaillois en ceste amitié ? C’est pourquoy, sages seigneurs, puis que le Ciel vous a establis pour le soulagement des affligez, ne m’en refusez point le remede, afin de ne contrevenir à vos loix et ordonnances, que par tant de siecles vous avez jugées si justes et si sainctes.

Chacun certes admira la resolution de cet amy, et n’y eut celuy qui ne desirast d’estre le tiers, pour participer au bon-heur d’une telle amitié. Le conseil cependant, apres avoir longuement disputé, demeura en doute si l’on devoit leur accorder ou refuser ce qu’ils demandoient, jusques à ce que le principal du conseil, par l’advis de tous, demanda à Ursace s’il vouloit permettre à son amy de mourir. A quoy il respondit que non. – Et pourquoy ? adjousta le sage Massilien. – Parce, respondit Ursace, qu’il doit vivre pour soulager, ainsi qu’il le peut, l’infortune de sa dame, et de la mienne. – Et vous, continua-t’il, avez-vous permission de celle que vous aymez de vous oster la vie, ne la pouvant secourir en ceste infortune ? – Je ne l’ay point, dit Ursace, d’autant que depuis ce malheur je ne l’ay point veue. Mais je m’asseure bien que son cœur genereux y consentira, et que si elle estoit en ma place, elle vous feroit la mesme requeste que je vous ay faite. Les seigneurs du Conseil alors disputerent entre eux fort long temps, sans qu’on les pust entendre. En fin les voix ayant esté recueillies par le principal, et s’estant remis en sa place, il profera d’une voix grave et assez haute, telles parolles.

Jugement du conseil des six cens.

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Sur les requestes à nous presentées par ces deux suppliants pour obtenir le soulagement des miseres humaines. Le Conseil ordonne, avant qu’accorder la premiere, que le suppliant aura permission de la dame qu’il ayme, de pouvoir disposer de sa vie, avec laquelle revenant, son desir sera contenté. Et pour l’autre, son amy ne voulant consentir à sa mort, il est declaré incapable d’obtenir ceste grace. Et cela, d’autant que l’un et l’autre sont amants et aymez, et que I’amant ne doit pas vivre pour soy, mais pour la personne aymée, et par consequent ne peut ny ne doit disposer de sa vie, sans la permission de celuy à qui elle est.

O Dieu ! s’escria Ursace, ayant ouy ceste ordonnance, combien ay-je encores à passer de tristes jours, et de fascheuses nuicts ! Et faisant une grande reverence à ces seigneurs, il sortit du Conseil, si affligé de n’avoir peu obtenir ce qu’il demandoit, qu’il faisoit estonner chacun de sa constance et ferme resolution à la mort. Olimbre n’en estoit pas de mesme, qui n’avoit desiré de mourir que pour l’accompagner, et qui estoit bien ayse du dény que l’on leur avoit fait à tous deux, car il n’eust pas voulu que c’eust esté à luy seul.

Ils se retirerent donc en leur logis accoustumé, où apres s’estre plains de la fortune, qui ostoit la volonté à ces sages Massiliens de leur accorder ce qu’ils ne refusoient aux plus miserables, le bruit s’espancha non seulement par la ville, mais par toute la contrée que deux grands personnages Romains estoyent venus exprés pour demander le poison. Cela fut cause qu’entre les autres il y eut un grand astrologue qui, desireux de les cognoistre, les vint visiter. Cet homme estoit vieil, et avoit vescu pres de trois siecles, je veux dire des nostres, s’estant tousjours adonné à ceste science avec tant d’estude qu’il estoit reussy admirable en ses predictions. Celuy-cy donc estant adverty de leur dessein, craignant que leurs courages fussent tellement disposez à la volonté de mourir que le poison leur estant refusé, ils ne recourussent, au fer, il desira de les conseiller selon que sa science le luy pourroit permettre. Et en ce dessein les vint trouver un matin qu’ils estoyent seuls dans leur chambre. Il voulut y estre conduit par moy, parce que nous avions quelque cognoissance à cause de mes estudes.

Je ne vous diray point les discours particuliers qu’ils eurent, car ils seroyent trop longs; tant y a qu’ayant long temps consideré le visage et les mains, et ayant jetté quelques figures sur un papier qu’il separa et puis rejoignit ensemble, il leur tint telles paroles : Seigneurs, vivez et vous conservez à une meilleure saison que le Ciel vous promet. Vous, dit-il, s’addressant à Ursace, vous recouvrerez celle que vous avez perdue par le moyen de l’homme que vous aymez le plus au monde, et plein de contentement, la possederez à longues années dans la mesme ville où vostre amour a pris naissance. Et vous, dit-il, se tournant vers Olimbre, vous espouserez celle que vous aymez, la ramenerez en sa patrie avec sa mere, et de mourrez jamais que, fait empereur, vous n’ayez commandé à l’empire d’Occident. Ces choses que je vous dis sont infaillibles, et rien ne les peut divertir.

La reputation de cet homme eut une grande force sur Ursace, et plus encores les particularitez de sa vie passée qu’il luy dit, et qu’il ne pouvoit avoir sçeues que par sa doctrine ; de sorte qu’il resolut de le croyre, et de suivre le conseil qu’il luy donneroit. Et se descouvrant à ceste occasion entierement à luy, le pria par le grand Dieu qu’il adoroit, de le vouloir assister de son advis. Et lors il luy proposa la hayne de Genseric, et le danger qu’il y avoit pour luy de s’en aller en Affrique. – Il faut, dit-il, que vous renvoyez en Italie tous vos domestiques, et que vous fassiez semblant de vous tuer, afin que le bruit s’en espanche par tout. Et puis de là à quelques jours, vous vous desguiserez ou en esclave ou autrement, et vous mettrez au service de vostre amy, qui vous ermenera en Affrique où mesme il le racontera à Genseric ; et ne doutez point que, de ceste sorte demeurant incognu, vous ne parveniez à ce que vous desirez.

Je vous conseillerois bien d’aller en Constantinople attendre qu’Olimbre vous y allast trouver avec Eudoxe et Placidie, car je voy bien par mes observations qu’il les y doit conduire ; mais trois occasions me font vous dire, que vous devez aller en Affrique. La premiere, parce que je prevoy qu’il faut que vous soyezt tenu pour esclave, et que vous ne le pouvez eviter. L’autre, que peut-estre le sejour vous seroit bien ennuyeux d’attendre si long temps sans vostre amy, et sans voir celle que vous aymez. Et la derniere, afin que vous assistiez de conseil Olimbre, qui en aura bien affaire aux occasions qui se presenteront, et desquelles il n’est pas à propos qu’il se declare à personne. Outre qu’il est necessaire pour oster à Genseric tout soupcon, et toute la mauvaise volonté qu’il pourroit avoir conceue contre Olimbre, que l’on fasse courre le bruit que vous estes mort ; que si vous demeuriez en Grece ou en Italie, il seroit impossible que quelqu’un ne vous descouvrist. Ainsi les conseilla ce sage, et apres les avoir laissez en la garde de Dieu, se retira en sa maison.

Ursace ayant longuement debatu en luy-mesme ce qu’il avoit à faire, resolut en fin de l’observer de poinct en poinct. Et pour-ce un soir ayant accommodé le long de son costé une vessie pleine de sang, il s’alla promener sur le bord de la mer avec la plus part de ses domestiques, et plusieurs de ceux de la ville, où apres avoir fait quelque discours de ses miseres, et s’estre plaint du deny qu’on luy avoit fait du poison, faignant de ne vouloir plus vivre, il se mit un couteau dans le costé, d’où le sang sortit en telle abondance, que chacun creust qu’il estoit mort. Mais se demeslant de nos mains, il se jetta de furie dans la mer, nous laissant sa robe entre les mains, à Olimbre, et à moy, qui faisions semblant de le vouloir retenir. Il estoit entre jour et nuict, et il sçavoit fort bien nager, de sorte que, plongeant et s’en allant fort loing entre deux eaux, nous le perdismes incontinent. Je ne vous rediray point l’estonnement de chacun, ny les plaintes qu’Olimbre faisoit, afin de mieux faire croire la mort de son amy. Tant y a que,. disant alors son nom, la nouvelle en fut divulguée par tout. Cependant je m’en allay où je sçavois qu’il se devoit retirer, et luy portant des habits d’esclave, le fis coucher dans une pauvre maison, où je l’accommoday de tout ce que je peus. Il advint qu’Olimbre le lendemain faisant semblant de chercher le corps de son amy, trouva celuy. du vieux mire, pere des deux fiiles qui estoyent retirées avec luy, et le leur remettant entre les mains, elles luy rendirent les derniers devoirs de la sepulture, comme si le Ciel n’eust pas mesme voulu que cet heureux vieillard eust esté privé de quelque heur qui peust arriver aux hommes, mesme apres leur mort. Sur son tombeau, à la requeste de ses sages et honnestes filles, je fis ces vers.

Epitaphe d’un homme heureux


Enfant chery de tous, nourry de pere et mere,
Jeune sans point de peine, etsans mauvaises mœurs,
Puis homme, j’ay vescu, sans fortune contraire,
Et vieux sans maladie ; à la fin si je meurs,
C’est que la mort à tous est chose necessaire.
Passant, ne trouble point maintenant, mon repos,
Et toy, terre, à jamais sois legere à mes os.

Quelques jours apres, Olimbre renvoya en Italie tous ses domestiques et ceux d’Ursace, et mesmes les deux filles du bon mire ausquelles il fit de grands biens. Et prenant d’autres serviteurs, s’en alla avec son amy, deguisé en esclave, en Affrique, non pas sans m’y vouloir mener. Mais mon dessein n’estant point de desobeyr à celuy qui m’avoit nourry, je ne voulus disposer de moy sans sa volonté.

Voylà, madame, dit Silvandre, s’addressant à Leonide, ce que j’ay sceu de la fortune d’Ursace, qui à la verité meritoit bien toute sorte de contentement pour la fidelité qui estoit en luy.

Leonide vouloit respondre, lors que Hylas se levant de son siege : Voilà, dit-il, le plus vray fol, qui fit jamais profession d’aymer. Comment ? continua-t’il, avoir servy toute sa vie pour n’en avoir autre contentement que d’estre appellé mon chevalier, et la nommer ma belle princesse, ou d’en avoir seulement quelque miserable baiser ? Et cependant avoir couru tant de fortune de sa vie, respandu tant de sang, avoir demandé le poison, et bref s’estre rendu esclave ? Je conclus, quant à moy, que le Ciel a esté tres-juste de le traitter ainsi, et qu’avec raison il luy a faict prendre l’habit qu’il a emporté en Affrique, puis que toute sa vie il en a fait les actions.

Adamas et toute la trouppe ne se peurent empescher de rire de l’opinion de Hylas, et n’eust esté qu’il estoit heure de soupper, je croy qu’il ne s’en fust pas allé sans responce.

Mais le druide se leva, prenant Tircis d’une main, et Phocion de l’autre, et attendant que la viande fust portée, il fit quelques tours en la gallerie, chacun considerant ce qui luy sembloit de plus rare: Et entre les autres, Tircis regardant un grand Roy armé; et tout couvert de panaches, à longue barbe, et à longue chevelure, et de qui le visage estoit remply de gravité : Qui est celuy-là, dit-il, mon pere, qui porte un escu de gueulles à trois diademes d’or ? – c’est, dit le druide, Faramond, le premier Roy des Francs, qui a fait sentir ses armes victorieuses aux Romains en Gaule. – Et celuy-cy, continua Tircis, qui est aupres de luy, qui porte d’azur à un chat d’argent armé de gueulles ? – C’est; dit Adamas, Gondioch, roy des Bourguignons, qui prit cet animal en signe de liberté. – Et cest autre, adjousta Tircis, qui porte d’or à trois corbeaux à aisles estendues, de pourpre, membrez de gueulles ? – c’est, respondit Adamas, le roy des Gepides, nommé Ardaric. – Quant à celuy-cy, reprit Tircis, qui porte de gueulIes à un espervier a aisles estendues, d’or membré et couronne d’argent, je ne le vous demande pas, car vous m’avez des-jà dit qu’il s’appelloit Attila, roy des Huns. Il faut advouer que vous avez esté curieux, non seulement pour les peintures de tant de grands personnages, mais pour avoir encore eu la curiosité de les faire vestir et armer comme ils souloient estre. C’est apprendre à bon marché que de se promener en ce lieu avec vous.

Cependant Hylas qui tenoit Alexis d’un costé, doit bien discourant sur d’autres sujets, car estant devenu passionnément amoureux d’elle, il ne la pouvoit quitter. Adamas qui s’en prenoit garde, et qui estoit bien aise qu’il se trompast de ceste sorte. pour mieux cacher Alexis, lors qu’il fallut aller à la table, et sortir de la gallerie, se tournant vers Hylas : Et bien, berger, luy dit-il avouez la verité, qu’est-ce que vous avez trouvé de plus beau en ce lieu ?

Hylas, sans y longuement songer, respondit : Alexis. – Mais, adjousta ledruide, je parie des raretez que vous y avez veues, et que j’ay esté curieux d’y assembler. – Quant à moy repliqua Hylas, je n’ay point d’yeux pour regarder autre chose qu’Alexis, et si vous voulez sçavoir des nouvelles de ce que vous me demandez, il s’en faut enquerir de Tircis, parce que ce ne sont que peintures mortes, et il n’aime que celles qui ne sont plus au monde. – Je respondray, dit Tircis, que je n’y ay rien veu de plus beau qu’Alexis, ny qui m’agree d’avantage. – En fin, s’escria Hylas, qui commençait d’estre jaloux, Hylas ne sera pan le seul inconstant de ceste troupe, puis que vous vous en meslez. Mais, ma maistresse, continua-t’il, s’adressant à Alexis, ne vous laissez pas mourir pour cela, car il vaut bien mieux qu’il soit inconstant. – Et pourquoy dittes-vous cela ? mon serviteur, respondit Alexis. – Parce, dit-il, qu’il n’a accoustumé que d’aimer la mort. – Et ne voyez-vous pas, reprit Sircis, que ceste belle Alexis doit etre aimée de moy si j’ayme la mort, puis que ses beautez en font plus mourir que la mort mesme ? – Ah ! dit Hylas, si vous le prenez de ceste sorte, je le quitte. Mais puis qu’il est ainsi, pour nous rendre tous deux contens, il faut qu’elle donne la mort à Tircis, et à Hylas la vie. – Vrous et moy, repliqua Tircis, serions trop contens pour des hommes, si nous recevions une mort ou une vie si belle.

Et à ce mot, sortant de la galerie, chacun se mit à table, et le souper estant finy et une partie de la nuict escoulée en divers discours, ils furent tous conduits en leurs chambres, où ayant reposé jusques au jour, ils se retirerent dés le matin en leurs hameaux, si satisfaicts, et de la courtoisie d’Adamas, et de la. beauté et bonne grace d’Alexis, qu’il n’y avoit celuy qui ne les louast infiniment. Mais sur tous, Hylas qui ne se pouvoit taire des perfections de ceste nouvelle maistresse. Et de fortune ils rencontrerent Astrée, Diane, et Phillis, dans le grand pré, avec Madonte, Laonice, Palinice, Circéne, et Florice, qui les attendoient de compagnie, pour apprendre des nouvelles de la beauté d’Alexis, de laquelle elles avoient desja ouy parler. Et Phillis s’approchant de Lycidas : Et bien, berger, luy dit-elle, qu’est-ce que de ceste beauté, dont l’on parle tant ? – Je ne vous en veux rien dire, respondit le berger, que vous n’ayez parlé à Hylas. – Et bien. mon serviteur, dit-elle, que.nous en raporterez-vous ? Et parce qu’il ne respondoit rien : Et quoy, mon serviteur, dit elle, ne parlerez-vous point à vostre maistresse ? – Vous, dit Hylas, ma maistresse ? et moy vostre serviteur ? Si vous le croyez,il y en a bien de trompées, car je n’y pensay jamais moins que je faits. – Et comment ? mon serviteur, dit Phillis, feignant d’en estre bien en peine, vous ne me voulez plus pour vostre maistresse ! – Je vous prie, bergere, dit-il, n’usons plus de ces mots de serviteur et de maistresse : ils ne sont plus de saison entre nous. – Et à quel jeu, dit-elle, vous ay-je perdu, Hylas ? – A celuy des plus belles, respondit-il. Ne sçavez-vous pas que j’ay accoustumé de donner congé à celles que j’ayme quand j’en trouve de plus belles ? Demandez à Florice, à Circéne, à Palinice, à Madonte, et à Laonice. Et si toutes celles-là ne le vous veulent dire, vous pouvez dés à ceste’heure vous en enqurir à Phillis qui est l’une de vos meilleures amies, car si elle vous veut advouer la verité, elle vous dira que je la quitte pour Alexis, qui à la verité est la plus belle et la plus raisonnable que je vis jamais.

Chacun se mit à rire des discours de Hylas,. et Phillis ayant fait comme les autres, enfin reprenant la parole : Et quoy, berger, vous estes donc resolu de ne me plus aimer ? Est-il possible que vous me quittiez pour une druide ? Pour le moins, je me console que vous ne jouirez de long temps de vos amours, puis qu’Alexis ne peut estre mariée qu’elle n’ait achevé son siecle avec les Carnutes. Alors HyIas se sousriant, et bradant la tese : Je vous asseure, luy dit-il, bergere, que vous me dites là une chose qui me rendroit amoureux de la belle Alexis, si je ne l’estois pas. Car depuis que j’ay commencé de voir des femmes, je n’en ay encore jamais aymé une seule que je ne l’aye haye aussi tost que j’ay pensé à l’espouser. De sorte que si Alexis ne se contente d’un siecle, je luy en donne deux, et que cependant elle m’aime. Et puis il faut.que je vous die une ambition d’amour qui m’est venue. J’ay aymé des filles, des femmes, et des vefves ; j’en ay recherché des moindres, d’égales à moy, et de plus grande qualité que je n’estois ; j’en ay servy de sottes, de ruzées, et de bonnes; j’en ay trouvé de rigoureuses, de courtoises, et d’insensibles à la haine et à l’amour. J’en ay eu de vieilles, de jeunes et autres qui estoient encores enfans ; je me suis pleu à la blonde, à la noire, et à la claire brune ; je me suis adressé à des unes qui n’avaient jamais aimé, et à d’autres qui aymoient, et à de celles qui n’aimoient plus, à des trompeuses, à des trompées, et à des innocentes. Bref, je puis dire n’avoir rien laissé d’intenté en ce qui concerne l’amour, de quelque condition ou humeur que puisse estre une femme, sinon de servir une druide ou vestale. Et j’advoue qu’en cela je suis encor novice, ne m’estant jamais rencontré à propos pour en faire l’apprentissage, et pense que les dieux m’ont cette belle Alexis, à fin que je me puisse vanter d’estre le plus parfait et capable amant qui fut jamais.

Tous ceux de la trouppe se mirent à rire, oyant le dessein de Hylas, et Florice prenant la parole : Et quoy ? Hylas, dit-elle, ne craignez-vous point le fouldre de Tharamis, recherchant ceste fille qui luy est dediée ? – Et pensez-vous, dit-il, en haussant la teste, comme par mespris, que tout ce qui est au monde ne, soit pas à luy, sans qu’il luy soit dedié ? Et vous, Florice, qui estes si religieuse envers les dieux, n’estes-vous pas à Tharamis ? Et toutesfois n’avez-vous pas eu mille fois Teombre entre vos bras, sans qu’une il ait esté foudroié ? – Vous avez raison, dit froidement Florice, mais je pensois que les choses deffendues offençoient plus les dieux, que celles qui estoient indifferentes. – Voilà, respondit Hylas, une bonne excuse et bien trouvée. Et dittes-rnoy, je vous supplie, où avez-vous trouvé que les dieux ayent fait cette deffence ? – Si vous aviez quelquefois, dit-elle, veu recevoir une druide ou vestale par leurs anciennes, vous ne feriez pas ceste demande. – J’entens bien, dit Hylas, que ces vieux druides font les deffences que vous dittes, mais ils ne sont pas des dieux; et partant, la deffence n’est faite que par des hommes, et des hommes encores qui estant vieux, sont marris que les jeunes jouissent des douceurs desquelles par l’impuissance de leur sage ils sont privez. – Ah ! berger, dit Tircis, ne meslons jamais les choses sacrées avec.les prophanes, et vous souvenez que du temple d’Apollon qui cousta si cher à nos Gaulois, luy avait esté dedié par des hommes. – Vrayement, dit Hylas, tu m’avois longuement gardé ceste remontrance. Et Tircis, mon amy, depuis quand es-tu devenu si amoureux ? Toy, dis-je, qui ne te contentant pas des personnes vivantes, vas fouiller dans les tombeaux pour y derober mesme ce que les dieux ont voulu oster d’entre les hommes pour s’en rendre seuls possesseurs ! Toy, qui pour te rendre desobeissant à leurs ordonnances, aimes mieux quitter les actions des hommes qui doivent aymer les personnes vivantes, et avoir en horreur celles qui sont mortes ! Toy, dis-je, Tircis, tu me viens parler des dieux et du devoir des hommes ! – Ah ! Hylas, respondit Tircis en souspirant, que tes reproches me touchent vivement, et que c’est à grand tort que tu me les fais ! J’advoue que j’ayme Cleon, et que je seray plustost sans me souvenir de moy-mesme, que sans la memoire de ses perfections ; mais en quoy offencé-je les dieux, et en quoy sors-je du devoir des hommes ? puis qu’au contraire ce seroit estre infiniment ingrat envers les dieux que de n’honnorer point leur plus parfait ouvrage ? et que ce seroit n’estre pas homme que de n’aimer point, ou d’oublier la chose du monde la plus digne d’amour et de memoire ?

Ainsi discouroient ces bergers, cependant que Lycidas racontoit à Phillis et à la belle Astrée ce qu’il avoit veu chez Adamas, et quelle estoit la beauté d’Alexis. – Et afin, disoit-il, que sans l’offencer, je vous dise quelle elle est, representez-vous le visage de feu mon frere, quand il estoit en sa plus grande beauté, car elle luy ressemble de sorte, que je ne vis jamais pourtrait qui ressemblast mieux à un visage, ou pour mieux dire jamais miroir ne representa rien plus naifvernent – Est-il possible, dit Astée, que cela soit ? – II n’est rien de si vray, dit-il, que je n’y cognois difference qu’en l’habit, et que sans mentir je trouve Alexis un peu plus belle, ce me semble. – O dieux ! dit Astrée, me ferez vous ceste grace que je puisse encore une fois contenter mes yeux de ceste agreable veue ? Et puis se tournant à Diane, luy parlant à l’oreille : Je vous promets, ma sœur, que si je puis, j’auray ses bonnes graces, et que je seray refusée, ou je m’en iray avec elle pour me rendre druide. – Mon Dieu ! ma sœur, dit Diane, ne parlons point de ceste separation, ou il faut que vous vous resolviez de nous emmener, Phillis et moy. – Il n’est pas raisonnable, dit Astrée, toute contente de l’esperance qu’elle avoit, vous feriez trop de tort à Silvandre, et à lycidas, qui ne peuvent mais de ma faute. Diane voulut respondre, mais Astrée luy fit signe du doigt, qu’elle se teust, de peur qu’elles ne fussent ouyes. De ceste sorte ceste belle troupe se retiroit au petit pas, et apres chacun se separa en sa cabane, apres avoir fait resolution d’aller le troisieme jour visiter Adamas et la belle Alexis : terme qu’Astrée trouvoit fort long et ennuieux pour l’extreme desir qu’elle avoit de voir le visage tant aimé ; cependant que de son costé Celadon mouroit d’impatience de son retardement. Amour se mocquant ainsi de tous les deux, ne leur laissoit jouir du bien qui estoit en leur puissance, s’il ne leur eust permis de le sçavoir recognoistre.


FIN
DE LA SECONDE PARTIE
D’A S T R É E.