L’Assistance par le travail
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 383-413).
L’ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL

II.[1]
COMMENT FAIRE LA CHARITÉ ?

Dans une précédente étude je me suis laissé entraîner à esquisser rapidement un plan d’organisation de la charité publique. D’après ce plan, l’Assistance publique deviendrait un service vraiment national, non pas centralisé et bureaucratiquement dirigé de Paris, comme l’administration de l’enregistrement ou celle des douanes, mais ayant au contraire son indépendance locale et son autonomie, faisant appel au concours bénévole de tous les citoyens qui seraient disposés à y prendre part, tirant en principe ses ressources de sa fortune personnelle telle qu’elle est actuellement constituée et des contributions volontaires qui lui seraient apportées, mais ayant en cas d’insuffisance le droit de faire appel, avec certaines garanties, à un impôt communal. Pareille organisation ne saurait fonctionner (et je ne méconnais pas la force de l’objection) qu’au sein d’une France un peu idéale et sous un régime où aucun citoyen ne se verrait frappé d’ostracisme à raison de ses opinions politiques ou religieuses. Mais c’est là un rêve dont il n’est pas défendu de poursuivre la réalisation. Aux objections que ce système a soulevées, si je voulais répondre, j’essayerais de le faire en montrant, d’après la dernière statistique des bureaux de bienfaisance, combien leur répartition sur la surface du territoire est capricieuse, combien leur fortune est inégale, et je demanderais si vraiment ce ne serait pas faire œuvre rationnelle que de porter remède à ces caprices et à ces inégalités. Quant à la crainte témoignée par quelques bons esprits que le développement de la charité publique ne décourageât la charité privée, si j’y voulais répondre également, je leur demanderais de regarder ce qui se passe en Angleterre, à Londres en particulier, où les trois cent quatre-vingt-une pages du Royal guide to London Charities sont là pour montrer si le développement de la charité privée est ralenti par l’existence de trente workhouses qui ne sont guère en fait que des asiles pour la vieillesse ou des infirmeries. Mais sans compter qu’une aussi grave question mériterait une étude à part, je ne voudrais pas insister outre mesure sur cette organisation de la charité publique. Ce serait donner à croire à mes lecteurs qu’en elle je mets mon principal espoir. Or c’est précisément le contraire de ma pensée. Si je crois à la nécessité de la charité publique, c’est pour parer aux défaillances et aux inégalités de la charité privée qui sont malheureusement incontestables. Mais c’est à la charité privée que doit appartenir le premier et le grand rôle, la charité publique n’intervenant que pour être son auxiliaire ou sa suppléante. On me permettra donc, avant d’en arriver à ce qui aurait dû demeurer le sujet principal de ce travail, c’est à dire à l’étude d’un mode nouveau et spécial d’assistance, de dire un mot de l’organisation de la charité privée.


I.

Que la charité privée soit abondante dans notre pays, cela n’est pas douteux. Quelques auteurs ont entrepris d’évaluer le budget de ses recettes ou de ses dépenses, comme l’on voudra, car dans la matière les deux chapitres se confondent, la charité ne faisant guère d’économies. Ils se sont trouvés pour le faire dans le même embarras que les économistes, lorsqu’ils s’efforcent de chiffrer la fortune de la France. Leurs évaluations diffèrent de plusieurs millions, comme celles des économistes diffèrent de plusieurs milliards. La vérité est qu’ils n’en savent absolument rien, mais ce qui est incontestable c’est la prodigieuse multiplicité des œuvres. Le manuel des œuvres charitables de Paris, qui n’est qu’un dictionnaire, comprend cinq cent quarante-six pages. Plusieurs villes, entre autres Nancy, Marseille, Angers, ont suivi cet exemple et ont publié également un manuel de leurs œuvres d’assistance. Il est à souhaiter que les publications de ce genre se répandent, surtout lorsqu’elles sont accompagnées de documens historiques. On verrait ainsi se créer toute une littérature qui serait fort à l’honneur de notre pays. Il suffit en effet de feuilleter ces manuels pour se rendre compte combien la charité y est active, prévoyante. ingénieuse, se pliant non seulement à tous les besoins de la misère physique, mais à toutes les nuances de la misère morale. Et cependant on peut se demander si, malgré ce déploiement de zèle et de générosité, la charité privée remplit la plénitude de son devoir social. Pour y arriver, deux choses en effet lui font défaut : la liberté et l’organisation.

Pauvre liberté! Elle a donné lieu depuis quelques années d’un côté à tant de déclamations et de l’autre à tant de mécomptes, ceux qui s’étaient donnés comme ses amans passionnés ont trahi si ouvertement la foi qu’ils lui avaient jurée, ceux qui avaient mis un peu naïvement leur confiance en elle, sans bien se rendre compte du prix auquel il faut la payer, ont eu tant de déceptions, que pour oser encore prononcer son nom sans en médire il faut un courage bien rare en France : celui de braver le ridicule. Et cependant, au sein d’un pays qui jouit d’un certain degré de civilisation et de lumières, elle demeure l’instrument le plus puissant qui puisse être mis au service de l’homme. Il n’y a protection ni tutelle qui la vaille ou la remplace. Elle est la condition de toute action efficace. L’obligation n’en tient pas lieu, et la réglementation la paralyse. Les peuples qui ont conservé « ce goût sublime » (est-il encore permis de citer Tocqueville ?) prospèrent et se développent à travers les misères inhérentes au progrès des sociétés complexes; ceux qui l’ont perdu ou qui sont incapables de le comprendre sont voués à la décadence.

La charité est-elle libre en France? Ainsi posée, la question peut paraître paradoxale. Assurément je suis libre dans le quartier où je demeure de faire les aumônes qui me conviennent. Mon voisin de droite et mon voisin de gauche jouissent de la même liberté. Encore fut-il un temps où cette liberté était contestée. Il ne plaisait pas à la Convention que les citoyens fissent individuellement la charité. Une loi du 28 juin 1793 avait interdit toute distribution de pain et d’argent aux portes des maisons publiques ou privées, ou dans les rues. Ces distributions devaient être remplacées par des souscriptions volontaires versées dans la caisse de l’agence des secours publics. La loi du 28 juin 1793 a été abrogée, mais l’esprit de la Convention est encore vivant dans notre législation. Supposez en effet que mes deux voisins et moi nous rencontrions, dans les visites qu’il nous convient de faire, d’autres habitans du quartier, porteurs d’aumônes comme nous, et que nous sentions la nécessité de nous concerter les uns avec les autres pour éviter de secourir les mêmes individus, tandis que nous en laisserions d’autres dans la détresse. Sommes-nous dix ou quinze ? cela nous est permis. Sommes-nous vingt et un ? nous devenons des malfaiteurs et nous tombons sous le coup de la loi. Ainsi le veut l’article 291 du Code pénal que nous devons aux jurisconsultes du premier Empire, dignes héritiers des législateurs de la Convention, mais que tous les régimes successifs se sont soigneusement transmis : Nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, politiques, littéraires ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société. On voit qu’aucune exception n’est faite, et que dès son premier pas, la charité vient se heurter contre le Code.

Je dis dès son premier pas. En effet la charité privée ne saurait vivre sans l’association. Que faut-il pour l’exercice efficace, habituel, constant de la charité? Deux choses : le temps et l’argent. Or souvent il arrive que ceux qui ont le temps n’ont pas l’argent, et que ceux qui ont l’argent n’ont pas le temps. S’il n’est pas permis à ceux qui ont le temps de se mettre à la disposition de ceux qui ont l’argent, et si leur association devient un délit, l’action de la charité est paralysée. A chaque page de ces manuels dont je parlais tout à l’heure on lit ces mots : Société pour... L’association est donc la vie de la charité. Or tel est présentement en France l’état de notre droit public, que la première question que doivent se poser les membres de toute association charitable est celle-ci : faut-il respecter la loi? faut-il la tourner?

Respecter la loi ; cela semble au premier abord ce qu’il y a de plus facile. Qui peut empêcher vingt et un braves gens, ayant envie de s’associer pour faire le bien, de demander au gouvernement l’autorisation nécessaire ? Il leur faut pour cela : 1° adresser une demande sur papier timbré ; 2° arrêter des statuts et en joindre deux exemplaires à leur demande; 3° donner leurs noms, prénoms, qualités et adresses afin que le bureau compétent puisse faire une enquête sur l’honorabilité des pétitionnaires, le but réel qu’ils poursuivent, la convenance du local choisi pour leur réunion. Voilà déjà bien des affaires. Est-ce tout? Non, si l’enquête est favorable, l’autorisation ne sera accordée qu’aux conditions suivantes : 1° soumettre à l’autorisation préalable les modifications qui seraient apportées aux statuts ; 2° faire connaître cinq jours à l’avance au moins le jour et l’heure des réunions générales; 3° n’y admettre que des membres de la société et ne s’y occuper sous quelque prétexte que ce soit d’aucun objet étranger au but indiqué dans les statuts sous peine de suspension ou de dissolution ; 4° adresser à la préfecture chaque année une liste contenant les noms, prénoms, professions et domiciles des sociétaires, et la désignation des membres du bureau, sans préjudice des documens spéciaux pouvant éclairer l’administration sur le mouvement du personnel et sur la situation financière, le tout sous peine de suspension ou de dissolution[2].

Nos vingt et un braves gens qui se sont soumis à toutes ces investigations, qui ont accepté toutes ces conditions, vont-ils au moins avoir la vie assurée et libre? Ont-ils conquis à ce prix une certaine garantie de durée et une certaine liberté d’action? Peuvent-ils vaquer légalement aux actes nécessaires à la vie de leur société, et dont l’accomplissement a été la raison d’être de l’autorisation qu’ils ont sollicitée? En aucune façon. L’autorisation qui leur a été accordée est une simple exception qu’ils auraient le droit d’opposer si d’aventure ils étaient poursuivis par un parquet mal informé. Elle les sauve de la police correctionnelle; pas autre chose. Pour tout le reste ils demeurent à l’état de ce que la jurisprudence appelle une société de fait, c’est à dire d’une société irrégulièrement constituée, dont tous les membres peuvent être tenus in infinitum des obligations contractées par la société. Si, ne pouvant rester sans feu ni lieu, ils veulent signer un bail, il faut que l’un des membres de la société se dévoue, qu’il loue un appartement en son nom et qu’il assume toutes les charges et toutes les responsabilités du locataire. De posséder, pour eux il ne saurait être question autrement qu’à titre précaire et par voie de simple détention matérielle de valeurs. Aucun titre ne peut valablement être mis à leur nom, et chez un banquier ou un agent de change, ce sera sous le nom d’un associé, à la bonne foi duquel il leur faut également se fier, que toute la fortune de la société devra être déposée. Quant à acquérir le plus modeste immeuble nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre même qu’ils poursuivent en commun, il n’y faut pas songer, pas plus qu’à se défendre en justice ou à faire valoir quelque droit méconnu, à moins d’avoir recours à quelque artifice de procédure. En un mot leur association est simplement tolérée. Elle n’est pas une personne morale, vivant d’une vie juridique et propre, ayant des droits et avec laquelle il faille compter. Née du bon plaisir, elle peut disparaître parle bon plaisir, et la société de Saint-Vincent de Paul, qui s’était développée dans ces conditions, en a su quelque chose sous l’Empire. Pour sortir de cet état précaire, pour arriver vraiment à l’existence, il faut que leur association franchisse un dernier degré et obtienne la reconnaissance d’utilité publique.

L’utilité publique, c’est un bien gros mot, et l’on comprend que beaucoup de petites sociétés ne veuillent pas se décerner à elles-mêmes un brevet de cette importance. On comprend surtout qu’elles reculent devant les innombrables formalités qu’implique une demande en reconnaissance d’utilité publique introduite devant le Conseil d’Etat. Pour obtenir la reconnaissance d’utilité publique, il faut non seulement satisfaire à toutes les formalités que j’indiquais tout à l’heure comme nécessaires à la simple autorisation, mais encore justifier de ressources financières suffisantes et d’une existence assurée. Il faut surtout aller, venir, visiter, solliciter; être soi-même un personnage ou avoir de puissans protecteurs; se livrer à une foule de démarches qui supposent, à la fois le loisir et le séjour à Paris, en un mot il faut avoir le bras long, et comme ce n’est pas le fait de tout le monde, la reconnaissance d’utilité publique est une faveur, à tout prendre, rarement accordée. On pourrait dire que les sociétés reconnues constituent l’aristocratie des associations charitables. Les autres, c’est la plèbe ; elles vivent d’une vie précaire et se tirent d’affaire comme elles peuvent. Vingt et un braves gens qui se sont entendus pour faire la charité ne doivent-ils point s’estimer heureux de n’être pas poursuivis de ce chef?

Notre société reconnue d’utilité publique est-elle devenue au moins grande personne? Va-t-elle pouvoir agir dans la plénitude de ses droits et se mouvoir librement dans la limite de ses statuts? Pas davantage. Immédiatement elle tombe en tutelle, et son tuteur c’est l’Etat, c’est-à-dire un tuteur qui ne plaisante pas. Quelle idée le tuteur se fait de ses droits, je ne saurais eu donner une plus juste définition qu’en empruntant quelques lignes au manuel de M. Béquet dont je me suis déjà servi tout à l’heure. « Les associations de bienfaisance, une fois revêtues de la personnalité civile par la déclaration d’utilité publique, deviennent ce qu’on appelle des gens de mainmorte... La loi a sur tout ce qui les concerne et jusque sur leur existence même une autorité illimitée. Après les avoir faites, la loi peut les défaire ou les modifier à son gré; elle peut les supprimer; leur ayant communiqué la jouissance de leurs droits, elle peut examiner s’il est bon qu’elles conservent cette jouissance. Il est loisible de ne pas fixer la durée de leur existence, parce que, si celle-ci devient inutile au bien général en vue duquel elle leur a été donnée, on a la faculté de la leur retirer ; de même on peut ne pas admettre de bornes à la possession de leurs biens, parce que, si ces biens devenaient ou trop considérables ou trop improductifs, la loi qui ne leur a laissé cette possession que pour servir l’intérêt public peut en raison de cet intérêt ou changer les conditions de la possession, ou même rendre à l’Etat ou à la commune les biens possédés pour en disposer au mieux des besoins de l’État ou de la commune. »

On voit quels sont, vis-à-vis de son pupille, les sentimens de ce singulier tuteur. Il le considère comme lui devant l’existence et il croit avoir gardé sur lui droit de vie et de mort. Il peut également le dépouiller de tous ses biens, et les confisquer à son profit. De tous les droits qu’il lui confère, il n’y en a pas un dont il ne se réserve de lui retirer la jouissance. De plus, il n’y a pas un acte de sa vie dans lequel il ne se réserve d’intervenir pour en surveiller l’exécution. Il règle l’emploi de ses fonds, qui ne peuvent être placés qu’en rentes sur l’État, ce qui l’oblige à subir le dommage de toutes les conversions. Il ne lui permet pas d’accepter un legs sans son autorisation, et lors même que la délivrance de ce legs ne souffre pas la moindre difficulté, lorsque les héritiers sont consentans et ne demandent qu’à s’acquitter, un délai de dix-huit mois à deux ans ne s’en écoulera pas moins avant que l’autorisation nécessaire soit accordée. Tant pis si l’infortuné pupille ne peut pendant ce temps-là subvenir à ses besoins les plus nécessaires. Son tuteur n’a cure de ces détails. Les héritiers sont-ils récalcitrans ou de mauvaise foi? Il peut se voir imposer avec eux une transaction onéreuse. Dans le cas contraire, il pourrait se voir imposer d’accepter malgré lui une succession qu’il jugerait onéreuse également, car il n’a pas plus le droit de refuser que celui d’accepter. S’agit-il d’une libéralité entre vifs? le principe est le même : le chiffre n’y fait rien, et c’est pure tolérance si une autorisation n’est pas exigée pour une souscription de vingt francs. Pour peu que la libéralité soit de quelque importance, il se verra rappeler en termes assez rognes qu’il ne peut ni accepter ni refuser les dons qui lui sont offerts sans y être dûment autorisé. Veut-il acquérir un immeuble ? En principe il n’en a pas le droit. Sa fortune doit être purement mobilière. Il sera dans l’obligation de démontrer que cet immeuble est nécessaire à la fin d’utilité générale qu’il poursuit. Et encore ne faut-il pas qu’il demande trop souvent cette autorisation, sinon il verra se dresser sur sa route le spectre de la mainmorte.

La mainmorte ! Quand beaucoup de Français prononcent ce nom, il semble qu’ils aperçoivent en même temps un fantôme, aux doigts crochus, dissimulé derrière un voile et prêt, si l’on n’y prend garde, à se jeter sur la France, pour la sucer comme un vampire. Il ne manque pas d’honnêtes gens qui sont fort partisans de la charité et qui n’ont même pas d’objections à la liberté d’association ; mais, disent-ils, il ne faut pas laisser se rétablir la mainmorte. Si on leur demandait ce qu’ils entendent par là, on découvrirait que, dans leur pensée, la France était autrefois couverte de vastes domaines appartenant à des communautés religieuses que celles-ci laissaient complètement stériles. Sans discuter cette assertion qui, au point de vue historique, souffrirait contradiction, est-il sérieux de prétendre que la latitude de posséder, accordée aux sociétés reconnues d’utilité publique, conduirait aux mêmes résultats? En fait, il ne manque pas d’établissemens charitables qui ont conservé des bois et des fermes provenant d’anciennes donations. Voit-on qu’ils laissent leurs arbres pourrir sur pied et leurs terres en jachère ? Lors même que ces biens appartiennent à des congrégations religieuses, ils sont mis en valeur de la façon la plus intelligente, et les enfans de lumière, sous ce rapport comme sous d’autres encore, sont devenus tout aussi sages que les enfans du siècle. Il faut cependant que le préjugé soit bien enraciné pour que les esprits les plus fermes sentent la nécessité de compter avec lui. Dans sa récente brochure sur la liberté d’association, dont la conception large et hardie dépasse de si loin tous les autres projets sur la matière, M. le Comte de Paris reconnaît que l’intérêt même des associations commande de soumettre leur droit de posséder des immeubles à certaines restrictions. On peut penser si l’aimable tuteur que les sociétés déclarées d’utilité publique possèdent en la personne du Conseil d’État est de cet a, vis. Un immeuble est-il laissé à une société? l’autorisation d’accepter le legs ne lui est accordée qu’à la condition de vendre l’immeuble, et la pensée de cette aliénation décourage la bonne volonté de beaucoup de testateurs. Enfin à toutes ces entraves se joignent encore des charges fiscales qui, sous prétexte de rétablir l’égalité devant l’impôt, ont en réalité pour résultat et même pour but de surcharger, aux dépens de l’équité, la fortune des associations charitables. Les valeurs ou propriétés qu’elles possèdent ne sont pas seulement, et ce n’est que justice, soumises aux charges qui pèsent sur la fortune des autres citoyens. Elles n’ont pas seulement à acquitter la taxe de 4 pour 100 sur le revenu de leurs valeurs mobilières, l’impôt foncier, l’impôt des portes et fenêtres, l’impôt mobilier sur la maison possédée ou occupée par elle, ainsi qu’une taxe spéciale dite de mainmorte, destinée à tenir lieu à l’État des droits de mutation qu’il ne perçoit pas. Elles ont en outre à payer tout un ensemble de taxes arbitraires créées depuis quelques années sur des profits qu’elles ne réalisent pas, sur des revenus qu’elles ne touchent pas, sur des accroissemens dont elles ne s’enrichissent pas. On ne me demandera pas d’exposer ici le système compliqué de mesures fiscales auxquelles M. Brisson a eu le triste honneur d’attacher son nom et qui ont trouvé dans un ancien directeur de l’enregistrement, récemment nommé ministre, un si habile metteur en œuvre. Les conséquences de quelques-unes de ces mesures étaient tellement monstrueuses que le gouvernement propose aujourd’hui de transformer le mode de leur application. Mais le principe n’en subsiste pas moins dans nos lois financières. Le Code pénal qui les empêche de naître, le conseil d’Etat qui les empêche de vivre, le fisc qui s’applique à les ruiner, telle est la trinité qui est chargée de veiller en France à la destinée des associations charitables.

On comprend facilement que pour échapper à cette trinité malfaisante un certain nombre d’associations aient essayé de vivre d’une vie à la fois légale et indépendante. Elles ont cru en trouver le moyen en se constituant en sociétés civiles. Mais encore faut-il que pour cela elles remplissent certaines conditions. Aux termes de l’article 1832 du Code civil, pour qu’il y ait société deux conditions sont nécessaires : 1° un apport commun ; 2° que cet apport ait lieu en vue de réaliser le bénéfice qui pourra en résulter. « Or, ajoute M. Béquet dans son manuel, si l’on peut à la rigueur considérer les cotisations des membres d’une association de bienfaisance comme constituant un apport commun, on ne saurait dire que l’apport est fait en vue de constituer un bénéfice. » Et il n’hésite pas à conclure que les associations charitables ne sauraient se constituer en sociétés civiles. Cette forme a été cependant adoptée dans ces dernières années par un certain nombre d’associations et surtout de congrégations religieuses pour échapper aux difficultés que chacun sait. Mais celles-là seulement ont eu recours à ce procédé qui pouvaient mettre en commun un apport sérieux, généralement quelque immeuble. Dans tous les cas la constitution en société civile est une opération compliquée, coûteuse, pouvant, à moins que les statuts ne soient très bien faits, entraîner des risques sérieux pour ceux qui acceptent d’en faire partie. Ces risques ont encore été accrus, sous certains rapports, par la loi récente du 1er août 1893 qui imprime le caractère commercial aux sociétés civiles par actions, quel que soit leur objet, et les soumet par là même à toutes les obligations des commerçans de profession. Aussi comprend-on que cette forme soit rarement adoptée dans la pratique par les associations charitables. En règle générale ceux qui veulent s’associer au nombre de plus de vingt pour faire la charité, se trouvent dans cette alternative : ou se contenter, en sollicitant une simple autorisation, d’une vie précaire, incomplète, qui ne leur assure aucune sécurité et aucun droit ; ou bien, en sollicitant leur reconnaissance d’utilité publique, se mettre pieds et poings liés dans les mains de l’administration.

Je crois avoir résumé fidèlement et sans rien exagérer l’esprit de notre droit en ce qui concerne les associations charitables. Cet esprit date de loin : il est en effet tout à la fois un legs des appréhensions monarchiques et de la tyrannie jacobine. La monarchie administrative, telle qu’elle s’est développée depuis Richelieu jusqu’à la Révolution, ne voyait pas sans inquiétude se constituer de grands corps indépendans. Elle ne voulait pas que ces corps prissent naissance sans son assentiment : « Voulons et ordonnons, portait l’édit de décembre 1666, qu’à l’avenir il ne pourra être fait aucun établissement de collèges, monastères, communautés religieuses ou séculières, même sous prétexte d’hospice, sans permission expresse de nous par lettres patentes, bien et dûment enregistrées en nos cours de parlement. » Mais une fois qu’elle avait accordé à ces collèges, monastères ou hospices la permission de naître, elle leur faisait confiance et n’intervenait point dans les détails de leur vie. La tyrannie jacobine n’a pu supporter tant de liberté. Elle a mis fin à toutes ces existences indépendantes pour laisser l’individu isolé en face de l’Etat. Elle a prétendu se substituer même à la charité privée. Par la loi du 7 frimaire an V qui a créé les bureaux de bienfaisance, elle a entendu créer l’Etat représentant des pauvres. C’est lui qui doit faire la charité, c’est à lui que les aumônes doivent être remises, c’est lui qui doit les distribuer. Quiconque fait l’aumône habituellement à côté de lui, lui fait concurrence, et l’État le regarde de l’œil dont on regarde habituellement un concurrent. Notre jurisprudence administrative est pleine de l’histoire de ces conflits entre les bureaux de bienfaisance et l’autorité religieuse, à propos des quêtes dans les églises ou d’autres incidens, et le conseil d’Etat consulté a toujours donné raison aux bureaux de bienfaisance, c’est-à-dire à la charité de l’Etat. Mais ces conflits, qui sont de tous les temps, ont pris dans ces dernières années un caractère aigu. Vis-à-vis de la charité privée, l’État était méfiant, il n’était pas hostile. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Je ne voudrais pas que les conclusions d’un travail de cette nature parussent inspirées par un esprit d’étroites préoccupations politiques, mais je ne crois pas qu’on puisse contester de bonne foi que l’État est aujourd’hui animé d’un esprit d’hostilité de plus en plus marqué contre la charité privée lorsqu’elle s’inspire d’une idée religieuse. Sans méconnaître que la charité neutre n’ait fait dans ces dernières années des efforts dont il y a lieu de lui tenir compte, il est non moins incontestable que l’idée religieuse demeure la source abondante d’où coule à grands flots dans notre pays le fleuve de la charité. Or, depuis quinze ans, l’Etat a fait tout ce qu’il a pu pour tarir cette source et pour resserrer ce fleuve entre d’étroites digues. Je ne veux pas dresser ici la nomenclature de toutes les mesures vexatoires qui ont été prises contre les congrégations religieuses, — c’est-à-dire contre l’instrument le plus ordinaire de la charité chrétienne, — qu’on a vues tantôt chassées de leurs antiques demeures, tantôt systématiquement dépouillées du glorieux monopole de fait qu’elles exerçaient, tantôt ruinées par des exigences arbitraires. Je veux rester sur le terrain administratif. Nous avons vu tout à l’heure que l’existence de toute association charitable était subordonnée au bon plaisir gouvernemental. Ce bon plaisir n’octroie plus aujourd’hui le privilège de l’existence aux sociétés animées de l’esprit confessionnel, c’est le terme à la mode. Certains préfets, à tendances libérales, peuvent encore accorder aux sociétés animées de cet esprit l’autorisation nécessaire pour que les braves gens qui les composent puissent échapper aux poursuites correctionnelles. Mais à cette faveur doivent se limiter toutes leurs ambitions. Quant à acquérir le droit à la vie, ils n’y doivent point songer. Le Conseil d’Etat est là pour s’y opposer. Aucune société à tendance confessionnelle ne saurait obtenir la reconnaissance d’utilité publique. C’est sur ce point que porte l’examen le plus rigoureux. Il faut qu’elles justifient de leur esprit laïque, et, si elles empruntent leurs instrumens aux ordres religieux, il faut qu’elles démontrent que c’est parce qu’elles n’en ont point pu trouver d’autres. Quant à celles qui existent déjà, il n’est sorte d’entraves et de difficultés qui ne leur soient suscitées, tantôt à l’occasion des autorisations qu’elles demandent et qui leur sont arbitrairement refusées, tantôt à propos des legs qui leur sont faits et dont, sous de fréquens prétextes, elles sont dépouillées. Je ne veux pas entrer dans un détail de faits qui sentirait la polémique, ni donner des preuves. Mais tous ceux qui sont au courant des choses savent que la vie des congrégations religieuses et celle des associations à tendances ouvertement confessionnelles, que la reconnaissance d’utilité publique a mises dans la main de l’État, n’est qu’une série de tracasseries et un long martyrologe.

Ce n’est donc rien exagérer que de dire qu’aux yeux de l’Etat la charité privée est aujourd’hui presque une ennemie. Que faut-il réclamer pour elle? La liberté; non pas la liberté comme un monopole et un privilège, à l’instar de celle qui est accordée aux syndicats ouvriers, mais la liberté pure et simple, aux mêmes conditions que les autres citoyens. Catholiques, chrétiens, il faut que nous ayons le courage de nous en rendre compte et d’envisager virilement cette situation nouvelle : le temps des monopoles et des privilèges sera bientôt passé pour nous, le temps même des protections onéreuses qui coûtent en dignité plus qu’elles ne rapportent en profits. La seule chose que nous ayons désormais intérêt à demander et surtout chance d’obtenir, c’est le droit commun dans la liberté, et c’est par la liberté de la charité qu’il nous faut commencer. Or l’association est la forme nécessaire de la charité. C’est donc la liberté d’association qu’il nous faut d’abord réclamer : non pas une liberté étroite et mesquine, distribuée d’une main avare, mais une liberté large et hardie, exempte de restrictions capricieuses et arbitraires, telle qu’elle existe dans la monarchique Angleterre, dans la républicaine Amérique, dans la démocratique Belgique. Il ne faut pas nous laisser dire plus longtemps que ce qui est possible dans les pays et sous les régimes les plus différens est impossible chez nous. Les ouvriers ont obtenu cette liberté; pourquoi les chrétiens ne l’obtiendraient-ils pas, et quel est cet étrange régime qui un siècle après 1789 voudrait rétablir des catégories de privilégiés? Quand par la liberté d’association la liberté de la charité aura été conquise, du même coup un grand pas aura été fait, un grand résultat aura été obtenu, et le remède le plus efficace aux souffrances sociales aura été préparé. On me permettra de regretter que depuis vingt ans beaucoup de talent, de bonnes volontés et d’efforts se soient dépensés à la poursuite de conceptions chimériques ou de réglementations périlleuses au lieu de réclamer avec une énergie incessante la liberté de la charité.


II.

Pour que la charité privée remplisse la plénitude de son devoir social, la liberté ne suffit pas. L’écueil de la liberté, c’est le désordre. Il faut donc que la charité apprenne à se gouverner elle-même. Pour parler en termes moins ambitieux et plus pratiques, il faut que la charité privée, tout en conservant la spontanéité qui fait sa force, s’astreigne cependant à l’entente et à l’organisation.

L’idée que la charité privée puisse être organisée est une idée tout à fait nouvelle en France, et sous ce rapport nous nous sommes laissé devancer par l’étranger. Pour ne parler que de l’Angleterre et de l’Amérique, il existe depuis vingt-cinq ans à Londres une association qui a pris pour titre : Charity organization Society. Cette société se propose un double but : au point de vue théorique, propager des idées justes en matière de charité, favoriser la création d’établissemens fondés en conformité avec ces idées, et servir de lien entre eux; au point de vue pratique, ouvrir des enquêtes sur le compte des personnes qui s’adressent à la charité privée, et, lorsqu’elles sont reconnues dignes d’intérêt, proposer en leur faveur les mesures nécessaires. La société possède dans Londres quarante sous-comités de districts, entre lesquels se partage la besogne des enquêtes ou des distributions de secours, et elle est en relations avec quatre-vingt-treize sociétés qui dans le Royaume-Uni poursuivent un but analogue. Il y a là une organisation dont on peut aisément se figurer la puissance. Ajoutons que la société publie chaque mois un bulletin où sont traitées les principales questions relatives à l’exercice pratique de la charité. Une société analogue existe à New-York, une autre à Boston, une autre à Philadelphie. Dans ces pays d’initiative individuelle et de liberté, on a compris qu’il n’était cependant pas possible de livrer la charité privée à elle-même, à ses fantaisies, à ses inexpériences, et que la condition de son action efficace était sa bonne organisation. Il a fallu du temps pour que cette idée fît son chemin en France. Elle flottait dans beaucoup d’esprits sans avoir trouvé encore de formule pratique, lorsqu’elle a rencontré un homme, la meilleure bonne fortune qui puisse arriver à une idée. Timeo virum unius libri, dit le proverbe; oui, mais l’homme d’une seule idée, lorsque cette idée est ingénieuse, utile et qu’il consacre sa vie à la faire réussir! Ce serait cependant faire tort à M. Lefébure, l’ancien député d’Alsace et de Paris, de dire qu’il n’a eu que celle-là dans sa vie. Ses nombreux et intéressans ouvrages, entre autres celui sur le Devoir social, qui a été couronné par l’Académie française, sont là pour l’attester; mais pour ceux qui s’intéressent au mouvement charitable de ces dernières années, il est surtout l’homme qui a eu l’idée de l’Office central de la charité.

Qu’est-ce donc que l’Office central? C’est un petit bureau sis boulevard Saint-Germain, numéro 175, où se tient tous les jours un homme en qui s’incarne le dévouement modeste, joint à l’activité incessante, et où se réunissent, au moins une fois par mois, et plus souvent si c’est nécessaire, des hommes dont la plupart ont consacré leur vie à l’exercice de la charité[3]. C’est bien peu de chose, dira-t-on avec raison. C’est beaucoup cependant si cet Office central est la traduction matérielle d’une idée juste et peut devenir comme une école pratique de charité.

Enseigner à bien faire la charité, telle est en effet, sans peut-être qu’au début ses fondateurs aient eu une ambition aussi haute, la fonction principale de l’Office central, et, dans un temps où la pédagogie est si fort à la mode, il y a peu d’enseignemens plus utiles. Que reproche-t-on en effet à la charité? D’être aveugle et indistincte, de ne pas soulager les infortunes véritables, de favoriser la misère intrigante. .Parfois il y a du vrai. Quoi encore? D’être mal répartie, mal distribuée, abondante ici, défaillante là, en un mot d’opposer à un mal permanent et universel un remède inégal et capricieux, et il y a du vrai également. Mais si l’Office central pouvait aider la charité à bien placer ses aumônes et à bien diriger ses efforts, s’il devenait une sorte de bureau consultant auquel s’adresserait quiconque voudrait faire le bien et se trouverait dans l’embarras pour le bien faire n’aurait-il pas, dans l’état chaotique où se trouve la charité privée, rendu un immense service et répondu aux principales objections qu’on dirige contre elle? C’est ce que l’Office central s’est proposé de faire, et il est en train d’y réussir. Mettre celui qui veut donner en relations avec ceux qui savent donner, et celui qui a besoin avec celui qui peut satisfaire à ce besoin ; tenir à la disposition des personnes charitables, mais inexpérimentées, un bureau de renseignemens perpétuellement ouvert ; les aider à trouver le meilleur remède aux misères qui les sollicitent; rassembler d’autre part, sur les innombrables institutions charitables qui couvrent le sol de la France, des renseignemens qui permettent de s’adresser utilement à elles ; servir de trait d’union entre des œuvres qui s’ignoraient et qui peuvent se prêter aujourd’hui un mutuel concours ; constater ainsi les lacunes de la charité et pouvoir donner d’utiles conseils à ceux qui voudraient y pourvoir; en un mot régulariser, coordonner son action dans la mesure du possible, et d’aveugle, indistincte, capricieuse qu’on lui reproche d’être, la rendre méthodique, rationnelle et judicieuse, tel est le but que s’est proposé l’Office central. Je ne prétends pas que trois années d’existence lui aient suffi pour l’atteindre. Durant ces trois années, l’Office central est cependant intervenu dans 18 735 affaires différentes; il a procuré des secours sous une forme ou sous une autre à 13 463 personnes dignes d’intérêt, fourni du travail ou un emploi à 3 342, placé 1 304 vieillards ou orphelins, et réuni sur les œuvres charitables de France et même de l’étranger plus de 3 000 dossiers. Si, comme on peut l’espérer légitimement d’après le succès de ses premiers efforts, son action s’étend et se généralise, si l’exemple est suivi dans toutes les grandes villes de France comme il l’est déjà à Bordeaux, à Marseille, si par l’intermédiaire de ces différens offices, les grandes œuvres de charité peuvent s’entendre et associer utilement leurs efforts, si enfin avec le temps et les années, car une pareille entreprise ne saurait être l’œuvre d’un jour, l’Office central arrive à mettre un peu d’ordre et de méthode dans l’action de la charité privée, il aura tout simplement rendu à la cause sociale le plus signalé des services : celui de réhabiliter la charité.


III.

La liberté, l’organisation, tels sont les deux desiderata de la charité privée. Tant qu’elle n’aura pas obtenu l’un et qu’elle ne sera pas arrivée à l’autre, elle ne remplira qu’imparfaitement sa tâche. Mais à côté de la charité organisée, il faudra toujours laisser sa place à la charité individuelle. Pas plus qu’il ne faut permettre à la charité publique de se substituer à la charité privée, il ne faudrait non plus que des offices, des sociétés, des congrégations même prétendissent à tout faire, et à devenir l’intermédiaire en quelque sorte obligatoire entre le pauvre et le riche. Il faut en un mot que l’individu demeure charitable à son gré et comme il l’entend. Mais comment doit-il l’être ? Comment bien faire la charité? En pareille matière il y aurait quelque chose de parfaitement ridicule à paraître s’ériger en professeur. Il ne saurait cependant être défendu de traduire l’expérience des autres et de résumer ce que cette expérience enseigne.

La première condition est que la charité ne soit pas aveugle et indistincte. Je me permets d’appeler ainsi toute aumône faite à un mendiant inconnu, que la mendicité s’exerce par lettre, à domicile ou dans la rue. Je sais combien une pareille assertion peut sembler dure, et je suis le premier à reconnaître que le principe ne saurait avoir rien d’absolu. Me faisant naguère l’honneur de parler de cette étude, M. Edouard Rod croyait pouvoir en pressentir la conclusion et il assurait que je proscrirais l’aumône. C’était aller un peu vite en besogne. Il y a là une question de fait et je dirais presque de divination. Je ne saurai jamais très mauvais gré à celui qui, frappé de l’air misérable d’un mendiant, porte la main à sa poche pour lui donner quelque chose, et je comprends très bien qu’on dise : Mieux vaut mal placer deux sous ou un bon que laisser mourir de faim un honnête homme. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est là un mode de charité tout à fait défectueux qui très souvent entretient la paresse et, lorsqu’il s’adresse à des enfans, favorise une industrie détestable. Je ne suis pas non plus très frappé de l’argument que donne M. Rod en faveur de l’aumône dans la rue. S’il est partisan de l’aumône ainsi faite, c’est dans l’intérêt du riche, auquel la mendicité donne l’occasion de remplir son devoir envers la misère et auquel il sait gré de déboutonner son paletot par un temps froid. Dans cet ordre d’idées, je ferai remarquer au contraire, car je l’ai observé maintes fois, que ce sont fréquemment des personnes de condition très modeste qui font ainsi la charité dans la rue, sans doute parce qu’elles n’en peuvent point faire d’autre. Mais pour nous, qui déboutonnons des paletots fourrés, si nous descendons dans notre conscience, et si nous nous demandons pour combien entre dans notre générosité l’envie de nous débarrasser d’un importun, la paresse de demander les renseignemens nécessaires, peut-être la crainte en demandant ces renseignemens de nous trouver en présence d’une misère à laquelle nos quelques sous ne sauraient faire face, nous reconnaîtrons que des deux plateaux de la balance celui de la charité n’est pas le plus chargé. Je dirai la même chose des bons de fourneaux distribués par l’intermédiaire d’un portier, ou des mandats de petite somme envoyés à des solliciteurs inconnus. Ce sont là des moyens d’endormir à peu de frais nos scrupules; c’est de l’aumône si l’on veut, ce n’est pas de la charité, car la charité véritable suppose un sacrifice ou un effort.

N’en déplaise à mon généreux confrère Coppée, l’enquête préalable demeure donc le grand principe en matière de charité. Assurément c’est une idée qui n’est, à la prendre d’un certain côté, ni neuve ni originale. Il y a longtemps que l’Assistance publique, les bureaux de bienfaisance et les œuvres qui se bornent à soulager telle ou telle nature de misère pratiquent le système des enquêtes. Un homme dont le nom est demeuré attaché à beaucoup d’idées Ingénieuses en matière de bienfaisance, M. de Gérando, a écrit autrefois un manuel du visiteur. L’idée n’a donc rien de bien nouveau. Ce qui est nouveau et ce qui constitue un grand progrès, c’est la création d’un service qui réponde à cette nécessité et qui soit à la disposition de tous. Une œuvre privée s’en est chargée. Cette œuvre, dont les bureaux sont situés rue du faubourg Saint-Honoré, 170, a réuni, depuis vingt ans qu’elle existe, sur le personnel mendiant de Paris (et il ne s’agit que du personnel épistolaire) 113 000 dossiers[4]. Moyennant une très légère rétribution, car il faut bien que l’œuvre vive et subvienne à ses frais, elle fait libéralement profiter des renseignemens contenus dans ses dossiers tous ceux qui s’adressent à elle, ou elle en constitue un nouveau dont la lettre de demande qui lui est communiquée devient la pièce première. Il y a tel de ces dossiers qui contient plus de cent lettres émanant toutes du même solliciteur, sans être toutes cependant signées du même nom. Dans les Misérables, Victor Hugo a mis en scène un certain Thénardier qui adresse le même jour à trois généreux bienfaiteurs trois lettres dans lesquelles il prend trois qualités différentes. Ce Thénardier n’était qu’un assez pauvre inventeur en comparaison de tel solliciteur dont j’ai tenu entre les mains la nombreuse correspondance et qui tantôt ancien comptable, tantôt ancien officier, tantôt homme de lettres, change de nom en même temps que de qualité et se livre à de véritables efforts d’imagination pour trouver toujours des histoires attendrissantes qui conviennent en même temps à la qualité choisie. Tous les quémandeurs ne font cependant pas montre de cette fertilité d’invention. Beaucoup savent qu’elle n’est pas nécessaire et ils ont raison, car ils trouvent à vivre fort convenablement pendant des années du produit de leur correspondance qui leur tient lieu de métier. La mendicité épistolaire en prose ou même en vers est une branche de la littérature contemporaine qui n’est pas la moins lucrative.

Cela est possible, dira-t-on, mais tous ceux qui sollicitent ainsi par lettre la charité ne sont pas cependant dans la catégorie des intrigans. Assurément. Quelle est la proportion? On comprendra qu’il ne puisse être donné ici des chiffres positifs. D’après les données de l’expérience, la proportion des demandes vraiment intéressantes ne dépasserait pas vingt sur cent. C’est déjà quelque chose. Que faire pour celles-là? Il y aurait une grande témérité à prétendre le dire, tant les causes de la misère sont complexes et tant ses effets sont multiples. Ceux qui ont quelque expérience de ces questions ne peuvent s’empêcher d’éprouver un peu d’impatience lorsque dans des publications doctorales ils lisent des aphorismes dans le genre de celui-ci : Un indigent placé dans un milieu bienfaisant perd une partie de son énergie égale à l’appui qui lui est donné ; ou bien encore : L’aumône est un mot qu’il faudrait pouvoir rayer du vocabulaire des sociétés modernes. Les trois quarts du temps en effet il n’y a pas autre chose à faire que l’aumône. Je ne sais quel respect humain s’est introduit depuis quelque temps dans la langue sociale qui fait qu’on n’a pas le courage de le dire, et c’est cependant la vérité. Tel journal qui, à sa première page, insère les phrases creuses que je viens de rapporter, à la troisième fait appel à la charité de ses lecteurs en faveur d’une famille pauvre et se charge de lui transmettre... leurs dons en argent. Or c’est là précisément ce qu’il faut éviter, si l’on peut. C’est un fait d’expérience que l’aumône en argent directement remise au malheureux, même intéressant, est de toutes les formes de la charité celle qui est le moins recommandable. S’il est malade, mieux vaut le faire soigner gratuitement. A supposer que le bureau de bienfaisance ne veuille le faire, les dispensaires de la Société philanthropique sont là qui s’en chargeront. Si c’est le loyer qui presse, le propriétaire n’aura certainement pas d’objection à en être payé directement. S’il faut des vêtemens, rien de facile comme de les acheter ou faire acheter pour son compte. Mais l’argent directement remis en vue de pourvoir au jour le jour à la subsistance, s’il demeure parfois une nécessité, est toujours une nécessité très fâcheuse. Il est incontestable que celui vis-à-vis duquel il a été fait usage de cette forme de secours y revient volontiers, qu’il s’accoutume à y voir une ressource ordinaire et qu’il finit par trouver qu’il est moins fatigant de vivre de secours que de travail. Par là l’aumône, même faite dans la meilleure intention du monde, à quelqu’un qui n’est pas un exploiteur, mérite cependant quelques-unes des déclamations qu’on dirige indistinctement contre elle. Aussi ceux qui pratiquent, je ne dirai pas la science, le mot me paraît un peu ambitieux, mais l’art de la charité, se sont-ils préoccupés de cet inconvénient. Ils se sont demandé s’il n’y aurait pas moyen de venir en aide au malheureux d’une façon qui serait à la fois intelligente et efficace en lui procurant le moyen de gagner sa vie quand il est en état de travailler. Le rôle de la charité se bornerait alors à servir d’intermédiaire, et l’assisté se viendrait en quelque sorte en aide à lui-même. De là est née l’idée de l’assistance par le travail, à laquelle j’arrive enfin après de trop longs prolégomènes.


IV.

Il y a peu d’idées nouvelles sous le soleil. A en croire cependant certains publicistes, l’assistance par le travail serait du nombre. Cette idée ne pouvait naître qu’au sein d’une démocratie ayant le sentiment de sa dignité et ne voulant pas devoir a l’aumône, etc. Il n’y a qu’un malheur. C’est que la première idée de l’assistance par le travail remonte à saint Vincent de Paul qui, en matière de charité et même d’aumône, passe pour avoir été de bon conseil. Un seigneur de la cour lui avait abandonné un domaine marécageux aux environs de Paris. Saint Vincent de Paul eut l’idée d’y envoyer les mendians qui s’adressaient à lui et de les employer à creuser un grand fossé. La journée de travail leur était payée 15 sols. Au bout de quelque temps, le fossé fut creusé. On vint le dire à saint Vincent de Paul et lui demander ce qu’il fallait faire. Il réfléchit un instant, puis il répondit : « Faites-en creuser un autre à côté et comblez le premier. » Un économiste trouverait peut-être à redire, et non sans raison, au procédé employé par saint Vincent de Paul;. mais l’idée de l’assistance par le travail est là, dans son principe.

Qui nous raconte cette anecdote? C’est précisément l’homme qui à l’heure actuelle aurait le droit de se vanter d’avoir inventé le mot et la chose, c’est M. Victor Mamoz. Tous ceux qui ont suivi de près depuis quelques années l’étude des questions charitables connaissent le nom de M. Mamoz. Ouvrier pendant dix-sept ans, patron lui-même pendant dix-huit (pourquoi ne pas lui faire honneur de ces débuts modestes? ), il est aujourd’hui membre du conseil supérieur de l’Assistance publique, et son opinion fait autorité en ces matières. Mêlé par ses origines et ses occupations à bien des mondes différens, il a été un des premiers à signaler le mauvais emploi des ressources de la charité à Paris et l’exploitation dont elle était l’objet. En même temps, il a pu se convaincre que la misère vraiment intéressante était moins celle qui sollicite des secours que celle qui demande du travail. Décourager l’une, venir en aide à l’autre, tel est le double but qu’il s’est proposé d’atteindre. Un service de renseignemens bien organisé suffit à défendre la charité contre l’exploitation. Mais fournir du travail à la misère est une œuvre autrement difficile, car elle a en même temps un côté économique, et il faut que l’industrie vienne en aide à la charité. Cette œuvre dépasse donc les forces d’un homme, et M. Mamoz l’a admirablement compris. Aussi s’est-il surtout attaché à faire de la propagande en faveur de l’idée; il s’en est constitué l’apôtre dans une publication spéciale, dans des entre tiens, dans des conférences, et surtout il a mis au service de cette idée une ardeur de conviction qui a fini par devenir contagieuse. Ace point de vue, son succès a été complet. Non seulement l’idée a fait fortune, mais elle est devenue à la mode. Qu’est-ce qui montre qu’une chose est à la mode? C’est quand beaucoup de personnes en parlent sans savoir au juste en quoi elle consiste. C’est précisément le cas de l’assistance par le travail. A en croire certains publicistes, la solution de la question sociale serait trouvée. Plus d’aumône, plus de charité. Aux malheureux du travail, aux paresseux la prison, et voilà une affaire réglée.

M. Mamoz sait bien que les choses ne sont pas aussi simples. Il sait que la misère est infinie, que ses formes sont multiples et ses causes complexes. Il sait également que le travail n’est pas toujours facile à procurer, que souvent il n’est pas rémunérateur et qu’il faut encore qu’il convienne aux aptitudes de celui auquel on le propose. Si son esprit très pratique et très positif ne lui avait révélé d’avance toutes les difficultés de l’entreprise, son expérience de directeur de l’Assistance par le travail n’aurait pas tardé à les lui faire découvrir. Il a eu cependant une idée très ingénieuse. Beaucoup de personnes charitables ont l’habitude d’acheter dans les grands magasins des vêtemens à bon marché qu’elles distribuent à des pauvres à Paris ou à la campagne. M. Mamoz a offert et offre encore à ces personnes de servir d’intermédiaire entre elles et les ouvrières qui à sa connaissance ont besoin de travail. Il se charge des commandes, fait faire l’ouvrage, paie les salaires, et livre les marchandises, prenant généreusement à sa charge les intérêts du fonds de roulement assez considérable dont il fait l’avance. C’est ainsi que l’année dernière, le magasin qu’il a établi rue du Cotisée a réalisé un mouvement d’affaires de 181 000 francs. Ce chiffre se décompose en achats de matières premières, frais généraux et salaires. Les salaires représentent un quart de la somme, et par ce procédé il a pu procurer du travail pendant l’année à environ 300 ouvrières qui sans cela en auraient manqué. C’est ainsi que la charité alimente la charité et que l’aumône fournit en même temps du travail. M. Mamoz a été moins heureux jusqu’à présent dans les efforts qu’il a faits pour fournir du travail aux hommes, bien qu’il ait pu procurer à un certain nombre des travaux de cordonnerie ou d’écritures. Mais le véritable service qu’il a rendu a été de tourner du côté de l’assistance par le travail les préoccupations de la charité. À ce point de vue il peut se considérer comme le père ou le grand-père d’un certain nombre d’œuvres qui se sont fondées à Paris dans ces dernières années pour mettre l’idée en pratique. Sans prétendre à les énumérer toutes, j’indiquerai les principales d’entre elles. Les résultats auxquels elles sont arrivées par des procédés variés nous serviront à tirer quelques conclusions et à montrer quel rôle l’assistance par le travail peut jouer dans l’organisation de la charité.

La plus ancienne en date de ces œuvres au moins pour les hommes est celle fondée rue Clavel par M. le pasteur Robin, aujourd’hui transportée rue Fessart. M. le pasteur Robin est quelqu’un qui joint, comme M. Mamoz, à un esprit de charité inépuisable, un grand sens pratique. Il veut qu’on fasse la charité, mais il veut qu’on la fasse bien. Or, il estime que c’est la mal faire que de remettre purement et simplement une petite somme au mendiant qu’on rencontre dans la rue sans s’informer ni de ce qu’il en fera ni s’il est digne d’intérêt. C’est ce qu’il appelle encourager les professionnels. Pour parer à cet inconvénient de l’aumône faite au hasard, voici ce qu’il a imaginé. Il met à la disposition de tous les souscripteurs de son œuvre, en aussi grande quantité qu’ils le demandent, des bons de travail. Le bon est destiné à être remis au mendiant qu’on rencontre dans la rue et lui donne le droit de se présenter à la maison de la rue Fessart. Là il sera hospitalisé, c’est-à-dire nourri et couché pendant un délai qui ne peut pas excéder quinze jours, mais en échange de cette hospitalité il devra travailler. La nécessité s’imposait donc de trouver un travail facile, qui pût être exécuté sans apprentissage préalable par tout homme valide. Ce travail, M. le pasteur Robin l’a découvert, c’est la confection des petits fagots. Il a même inventé un instrument que je n’essayerai pas de décrire, étant très inhabile aux descriptions, mais qui permet au plus maladroit de rassembler en margotins très bien serrés et ajustés les morceaux de bois sec qu’il aura débités d’abord avec une petite hachette. La tâche normale imposée à chaque hospitalisé est de 50 margotins par jour. Cette tâche représente un salaire de 1 fr. 50. Mais ce salaire est retenu par la maison comme équivalent des frais de couchage et de nourriture, et certes ce n’est pas là une exigence excessive. A ceux-là seulement qui peuvent confectionner plus de 50 margotins par jour, il est payé un salaire en argent qui leur constitue un petit pécule à leur sortie, mais le nombre n’en est pas grand. La maison hospitalière de la rue Fessart a reçu l’année dernière 1 162 hommes qui ont fabriqué 119 185 margotins. La vente desdits margotins a produit 10 988 francs. Les dépenses de la maison ont été de 21 498 francs. L’écart a été couvert par des donations, des souscriptions, des allocations diverses et par le remboursement des bons de travail délivrés aux mendians par les souscripteurs. Chaque souscripteur s’engage en effet à rembourser 1 fr. 50 par bon de travail délivré par lui et présenté à la maison. Cette somme représente l’hospitalité pendant une journée. Pour les journées subséquentes, le travail de l’homme couvre son entretien limité à la nourriture et au couchage. Quant aux frais généraux, ils sont couverts par les souscriptions ou subventions.

Rien ne fait son chemin comme une idée juste et d’une application facile, lorsque celui qui l’a eue, loin de prendre un brevet d’invention, fait tout ce qu’il peut pour la répandre. Ainsi en a usé M. le pasteur Robin. Peu s’en faut que l’assistance par les margotins ne soit aujourd’hui synonyme de l’assistance par le travail, et quelques esprits sont portés à croire qu’en appliquant à la confection des petits fagots tous les travailleurs de bonne volonté, on arriverait à supprimer la misère. C’est concevoir beaucoup d’espoir, mais il est certain que l’idée de M. le pasteur Robin a rendu de très grands services. Je ne parlerai pas de Marseille où, sous l’impulsion d’un philanthrope qui est en même temps un homme d’affaires éminent, M. Rostand, l’assistance par le travail a pris les proportions d’une entreprise véritable, achetant des bois en gros dans les Rasses-Alpes, les faisant débiter et transformer en margotins par des mendians transformés en travailleurs, et les vendant ensuite en Algérie, surtout parmi la population indigène. Mais à Paris même, plusieurs œuvres se sont formées sur le même principe. Je citerai en particulier la société d’assistance de Batignolles-Monceaux qui ouvre ses ateliers de la rue Salneuve aux indigens, hommes ou femmes, qui se présentent pour demander du travail, à la condition qu’ils soient domiciliés dans l’arrondissement ou porteurs de bons de travail que l’œuvre délivre à ceux qui les lui demandent. Chacun de ces bons donne, à celui qui en est porteur, un droit à trois heures de travail qui lui seront payées 0 fr. 25 l’heure. Les hommes sont employés à la confection des margotins, ou d’allume-feu en bois résiné, les femmes à la confection de sacs en papier. La société de Batignolles-Monceaux distribue également aux ouvrières sans travail de l’arrondissement des travaux de couture à faire à domicile. La vente du produit du travail des hommes et de celui des femmes s’est élevée à 13 000 francs. Les dépenses générales de l’œuvre ont atteint 41 000 francs. L’écart, considérable comme on voit, car l’œuvre s’impose beaucoup de dépenses qui ont un caractère de pure charité (ainsi la distribution de soupes gratuites) a été couvert par des subventions ou des donations.

Le système des bons de travail mis à la disposition des souscripteurs de l’œuvre pour être donnés aux mendians est encore employé par l’Union d’assistance du XVIe arrondissement. Cette société s’est formée entre les habitans de Passy pour exclure de l’arrondissement la mendicité professionnelle qui y avait pris des habitudes encombrantes, et en même temps pour procurer du travail aux indigens dignes d’intérêt. Elle présente, comme au reste la société d’assistance de Batignolles-Monceaux, un intéressant spécimen de groupement et d’entente entre les habitans d’un même arrondissement pour arriver au meilleur exercice de la charité. Il serait à désirer que cet exemple fût suivi dans les autres arrondissemens, et, si tous ces groupes d’assistance étaient reliés par l’intermédiaire de l’Office central, comme le sont les comités de district à Londres, un grand pas serait fait. L’Union d’assistance du XVIe arrondissement n’a pas encore d’atelier à elle. Il est fait honneur à ses bons soit par l’atelier de la rue Salneuve, soit par celui de la rue Fessart. Elle se propose d’en ouvrir un où les hommes seront encore employés à la confection des margotins. Mais n’y aurait-il pas une occupation plus lucrative à offrir aux travailleurs de bonne volonté? Une autre société l’a pensé et a fait une tentative très intéressante pour résoudre par un procédé différent la question de l’assistance par le travail.

Parmi les lecteurs de la Revue, personne assurément n’a oublié les pages que mon regretté confrère Maxime du Camp a consacrées (les pages de Maxime du Camp ne s’oublient pas) à l’œuvre de l’Hospitalité du travail, qui était située alors rue d’Auteuil et qui a été à Paris la première application de l’idée de l’assistance par le travail pour les femmes[5]. Cette œuvre en était encore à ses débuts ; sa situation était difficile, son avenir incertain. Combien il serait heureux, lui qui avait pris à cette création nouvelle de la charité un si grand intérêt, s’il pouvait la voir aujourd’hui installée au numéro 52 de l’avenue de Versailles, aménagée de façon à pouvoir employer aux travaux de blanchisserie plus de 3 000 femmes par an, et, grâce à cette industrie rémunératrice, sûre de son avenir! Il aurait le droit de se dire qu’il est pour quelque chose dans cette prospérité, car la notoriété que son article a valu à l’Hospitalité du travail a été pour beaucoup dans certaines donations généreuses qui ont facilité le nouvel établissement de l’œuvre. Maxime du Camp était coutumier de ces bienfaits indirects. Ce n’est cependant pas de l’Hospitalité du travail pour les femmes que je voudrais parler. Je ne pourrais |que redire ce que Maxime du Camp a déjà dit, et je le dirais beaucoup moins bien. C’est d’une œuvre et d’une maison annexe qui en forment le complément et qui font aujourd’hui de l’ensemble de ces bâtimens de l’avenue de Versailles un des spécimens les plus complets de ce que peut créer à Paris la charité ingénieuse.

A qui est venue la pensée de doubler l’Hospitalité du travail pour les femmes d’une Hospitalité du travail pour les hommes? Est-ce à la femme véritablement éminente que Maxime du Camp a déjà fait connaître aux lecteurs de la Revue et dont on peut dire sans exagération qu’elle joint au génie de la charité celui de l’industrie ? Est-ce à M. Lefébure dont, au moment de la crise que traversait l’Hospitalité du travail, l’active intervention a contribué si efficacement à la reconstitution de l’œuvre et à la création de cette blanchisserie où elle a trouvé son salut? La question ne pourra jamais être tranchée, car interrogés séparément, la sœur Saint-Antoine et M. Lefébure s’obstinent chacun des deux à en décliner l’honneur pour le rejeter sur l’autre. Ils ont mis au courant de leurs projets les membres de l’Office central qui, préoccupés également de cette question nouvelle de l’assistance par le travail, cherchaient quelque manière de l’organiser qui fût moins rudimentaire que la confection indéfinie des petits fagots. De leurs méditations communes était né un plan, celui de la création d’un atelier véritable où seraient employés non pas à un travail grossier, mais à une industrie suffisamment rémunératrice, les travailleurs de bonne volonté momentanément sans ouvrage. L’industrie choisie fut celle de la menuiserie, une courte expérience ayant révélé qu’un apprentissage de quelques jours, sous la direction d’un bon contremaître, apprenait à manier la scie, le rabot et le marteau avec assez d’habileté pour faire des caisses de toute dimension, des tables en bois blanc, des armoires de ménage et autres meubles primitifs. Mais comment se procurer le capital nécessaire à la création de l’atelier, à l’achat de matières premières et au fonds de roulement, car il s’agissait d’une véritable entreprise industrielle? C’est là un de ces embarras avec lesquels la charité ne reste pas longtemps aux prises à Paris. Une donation magnifique a permis d’acheter un terrain contigu à celui que possédait déjà l’œuvre et d’y élever des constructions auxquelles a été donné par reconnaissance le nom de fondation Laubespin. D’autres souscriptions ont fait le reste, et celui qui se rend aujourd’hui rue Félicien-David y voit fonctionner un véritable atelier de menuiserie, que rien ne distingue au premier abord d’un atelier ordinaire. Ce n’est pas un chantier où des hommes plus ou moins misérables d’aspect s’adonnent avec plus ou moins de bonne volonté ou d’humiliation intérieure à un travail assez rebutant. C’est une réunion d’ouvriers d’expérience inégale, mais adonnés tous à un travail analogue, sinon identique, à celui dont beaucoup d’entre eux devaient avoir l’habitude et qui ne les diminue pas à leurs propres yeux. Donner à ces hospitalisés du travail l’aspect et les habitudes de l’ouvrier libre est en effet une des choses auxquelles tient le plus la sœur Saint-Antoine. Elle estime qu’il faut rendre à celui qui avait peut-être pris des habitudes de mendicité et de paresse le respect de lui-même en l’assimilant à l’ouvrier ordinaire et en ne le traitant pas en prisonnier, même volontaire. Aussi la sœur Saint Antoine tient-elle beaucoup à ce que le salaire de chaque ouvrier, qui est de 2 francs par jour, lui soit remis en espèces, et payé quotidiennement. Sur ce salaire il doit prélever le prix de sa nourriture et de son coucher. Dans la maison existe un fourneau. C’est à ce fourneau que l’hospitalisé se nourrit, payant lui-même la nourriture qu’il consomme et dont il fait choix, tout comme dans un fourneau ordinaire. Son déjeuner et son dîner lui reviennent à environ 18 sous. Pour son coucher il lui est remis tous les soirs un bon de logement dans un hôtel garni du voisinage avec lequel des arrangemens particuliers ont été passés. Ce bon lui est vendu 7 sous. C’est donc à peu près 15 sous par jour que chaque hospitalisé peut économiser sur son salaire. La durée maximum du séjour est de vingt jours, la durée moyenne de dix-sept. Chaque hospitalisé sort donc de la maison avec un petit pécule de 12 à 13 francs, ayant repris l’habitude du travail, le respect de lui-même que la mendicité lui aurait bien vite enlevé et parfois même les premiers principes d’un assez bon métier. Onze cent cinquante-six hommes ont passé en 1893 par les ateliers de la rue Félicien-David. Les dépenses totales de l’œuvre, y compris les salaires, les frais généraux, l’achat des matières premières, se sont élevées à 90 963 francs. La vente des objets fabriqués, dont la plupart sont livrés aux grands magasins, a produit 72 539 francs. L’écart demeuré à la charge de l’œuvre est donc, en chiffres ronds, de 18 000 francs. On remarquera que, proportionnellement au mouvement des affaires, cet écart entre les recettes et les dépenses. est bien moindre rue Félicien-David que rue Fessart ou rue Salneuve. Néanmoins l’œuvre ne désespère pas de le réduire encore, et les résultats de l’exercice en cours font prévoir que le déficit de l’année auquel l’œuvre devra pourvoir ne dépassera pas 14 000 francs. Ajoutons, et ce n’est pas le renseignement le moins intéressant, que, sur cent hommes hospitalisés, quarante en moyenne sont placés par l’œuvre, trente-quatre sont des cliens habituels de la charité, et vingt-six disparaissent.

L’Assistance par le travail, telle qu’elle est organisée avenue de Versailles et rue Fessart, suppose l’hospitalisation. Sous une forme ou sous une autre, l’assisté est nourri et logé. Mais le défaut de travail ne suppose pas nécessairement le défaut de domicile, et avant que le chômage ait entraîné cette triste et dernière conséquence, la charité ne peut-elle pas intervenir pour procurer du travail? Ce serait là un nouveau progrès. Les bons de travail répondent dans une certaine mesure à cette pensée. Mais leur usage est encore peu répandu. Une œuvre récemment créée s’est efforcée d’y parvenir, du moins en ce qui concerne les femmes, et je suis heureux de la faire connaître à ceux qui se préoccupent de la condition des ouvrières à Paris. Il n’y en a pas de plus douloureuse, et le contraste est grand entre les réclamations arrogantes d’ouvriers qui gagnent parfois des salaires élevés et la résignation placide avec laquelle des milliers et des milliers d’ouvrières à l’aiguille travaillent pour des salaires qui méritent bien d’être qualifiés de l’énergique expression anglaise : starvation wages, des salaires avec lesquels on meurt de faim. Sur la modicité du salaire des femmes, j’ai donné ici même, il y a quelques années, des renseignemens qui malheureusement sont toujours exacts. Dans un journal très répandu, M. Charles Benoist a repris la question de plus près et il est arrivé à des chiffres non moins tristes que les miens. Encore si ces lamentables salaires de trente sous, vingt-cinq sous, vingt sous (parfois moins) étaient réguliers. Mais il y a, dans les industries féminines, plus que dans toutes les autres, ce que dans le langage populaire on appelle de cette expression si énergiquement triste : la morte-saison. C’est alors qu’un salaire même de trente sous, même de vingt sous, serait reçu avec reconnaissance par la mère de famille qui, voyant s’en aller au jour le jour les quelques sous qu’elle a pu mettre de côté pendant l’hiver en prévision de cette triste saison, en est réduite à économiser sur tout, non pas seulement sur sa propre nourriture, mais sur le lait qu’elle achète pour ses enfans. De ces souffrances qu’amène avec lui ce beau soleil d’été qui nous réjouit, nulle femme, peut-être, n’avait reçu aussi souvent la confidence que la supérieure de l’Hospitalité du travail. Le chômage, la morte-saison, ces deux mots revenaient toujours dans les longs et monotones récits que versaient dans son oreille toujours ouverte les femmes recueillies par elle. Le mal lui apparaissait dans son intensité périodique, mais toute son ingéniosité n’y avait jamais trouvé de remède, lorsqu’elle apprit par hasard qu’un industriel d’Armentières avait reçu d’un grand magasin la commande de 12 000 torchons, livrables à une certaine date, tout ourlés. Douze mille torchons, c’était du travail pour plus d’une ouvrière. Bravement la sœur Saint-Antoine s’entremit. Elle offrit, si on voulait bien lui envoyer les torchons, de se charger de l’ouvrage au prix que le vendeur aurait payé, et de livrer la commande au grand magasin à la date fixée. Le prix n’était pas considérable, sept sous la douzaine. Une ouvrière même active peut difficilement arriver à ourler trois douzaines par jour. Le cœur lui saignait de pouvoir offrir si peu ; elle fut étonnée, effrayée presque de l’empressement avec lequel l’ouvrage fut accepté par les ouvrières auxquelles elle s’adressa. Pas une ne recula devant la besogne, et la commande exécutée pendant les mois d’été fut livrée au jour dit. Mais la sœur Saint-Antoine fut curieuse de suivre le sort de ses torchons. Elle s’informa du prix de vente au détail, et elle vit que l’écart était considérable entre ce prix et celui de la matière première et de la main-d’œuvre réunis. La sœur Saint-Antoine ne crut pas que ce fût là sujet de se répandre en imprécations contre l’infâme capital, car elle se rendit compte que chaque torchon doit payer sa part des frais généraux du grand magasin (construction, éclairage et loyer, chauffage, employés, impôts) et aussi assurer un certain bénéfice aux propriétaires, car il faut bien que tout le monde vive, même les patrons ; mais elle se fît le raisonnement suivant : « Je ne cherche pas un bénéfice; je n’ai pas ou presque pas de frais généraux; si j’avais pu vendre directement à la clientèle les torchons que j’ai livrés aux grands magasins, j’aurais pu faire bénéficier de cet écart de prix les ouvrières que j’ai fait travailler. » De ce raisonnement si simple est née l’œuvre des mères de famille. Depuis deux ans, la sœur Saint-Antoine achète elle-même aux meilleures conditions la matière première: torchons, draps de lits, chemises communes, layettes d’enfans, jupons ordinaires; elle se charge de toutes les commandes qu’on veut bien lui faire directement, et ces commandes peuvent être faites sur échantillon dans un petit magasin qu’elle a installé au numéro 53 de la rue des Saints-Pères. Elle vend au prix des grands magasins des objets d’aussi bonne qualité, et elle fait bénéficier de l’écart que j’indiquais tout à l’heure les ouvrières qu’elle emploie, payant seize ou dix-sept sous la douzaine de torchons, dont l’ourlage est payé généralement sept sous, vingt-cinq sous les draps pour lesquels il est payé ordinairement douze sous, et ainsi pour tous les articles qu’elle fait fabriquer. Une seule chose devrait suffire pour lui assurer une clientèle, c’est la précaution qu’elle prend de faire passer par l’étuve à désinfection toutes les marchandises qu’elle livre pour les débarrasser des microbes qu’auraient pu leur communiquer les ouvrières. Par ce temps où le microbe inspire une telle terreur, il y a là une précaution qui devrait attirer au magasin de la sœur Saint-Antoine les personnes extra-prudentes.

L’œuvre des mères de famille qui a déjà fourni du travail à 534 ouvrières et leur a distribué pour 21 305 francs de salaires, ne se propose cependant pas de créer dans Paris une clientèle de lingères privilégiées qui seraient payées le double des autres. Son but est tout autre ; il est de constituer une sorte d’assurance contre le chômage en fournissant un travail rémunérateur aux femmes qui s’en trouveraient momentanément privées, soit pendant la période où leurs professions chôment habituellement, soit par suite de quelque circonstance accidentelle. En un mot, l’ambition de la sœur Saint-Antoine serait d’avoir toujours du travail à donner aux femmes qui viendraient lui en demander. Par là, l’œuvre qu’elle a créée rentre bien dans la catégorie des œuvres d’assistance par le travail, puisqu’elle se propose de substituer le travail à l’aumône. Mais pour que cette ambition soit atteinte, pour que cette œuvre si intéressante puisse prendre tout son développement, deux choses sont nécessaires. La première, c’est qu’elle trouve des acheteurs ou des acheteuses pour ses torchons, ses draps et ses chemises désinfectés. Il ne faudrait pas en effet que les objets qu’elle fait fabriquer à ses risques et périls, en faisant l’avance de la matière première et de la main-d’œuvre, finissent pas s’entasser dans les locaux de l’avenue de Versailles, faute de débouchés. Il faut en plus que la sœur Saint-Antoine trouve des auxiliaires ; voici pourquoi. Si le magasin de vente sur échantillons est rue des Saints-Pères, c’est à l’avenue de Versailles que se distribue la besogne, et que les ouvrières doivent venir chercher l’ouvrage qu’elles auront ensuite à rapporter. Or l’avenue de Versailles est à Auteuil. Se figure-t-on ce qu’est pour une ouvrière qui demeure à.la Villette, à Charonne ou aux Gobelins la nécessité de faire ce long trajet portant un lourd paquet d’une main et traînant peut-être un enfant de l’autre? Et il en arrive cependant, j’en ai vu. Je me souviens encore de la petite figure chlorotique d’une jeune veuve qui était venue chercher de l’ouvrage avec sa mère et son enfant. La mère avait les doigts enflés par le rhumatisme et ne pouvait pas travailler. Mais elle était de force à porter le gros paquet sous le poids duquel aurait ployé la jeune femme. Celle-ci se bornait à donner la main à l’enfant qu’il n’avait pas été possible de laisser seule à la maison et qui était aussi pâle que la mère. Elles s’en allaient contentes cependant, car ce gros paquet que portait la grand’mère c’était du pain pour la semaine. A les rencontrer dans leurs vêtemens noirs et propres, on les eût prises pour des petites bourgeoises qui revenaient de faire leurs achats. En réalité, c’était la misère décente dans sa silencieuse horreur.

Pour épargner aux ouvrières ces longs trajets qui sont des fatigues et des pertes de temps, il faudrait donc que la sœur Saint-Antoine eût des correspondantes dans les différens quartiers, c’est à dire des femmes charitables auxquelles les ouvrières en quête de travail pourraient s’adresser. Il faudrait que ces femmes consentissent à avoir chez elles un petit dépôt où les ouvrières viendraient prendre et rapporter l’ouvrage. Une fois ou deux par semaine, les mêmes voitures qui livrent les meubles fabriqués par les hommes aux grands magasins viendraient chercher ou déposer draps, torchons, chemises et layettes dans ces petits entrepôts. Ainsi l’œuvre en étendant son action et développant le chiffre de ses affaires pourrait devenir un véritable bienfait pour les ouvrières atteintes par le chômage. Des acheteuses, des correspondantes : voilà ce qu’il faudrait à la sœur Saint-Antoine. Puissent ces lignes lui en procurer quelques-unes.

Si maintenant des indications que j’ai données sur ces différentes œuvres d’assistance par le travail et sur leur fonctionnement, on voulait dégager quelques conclusions, voici, je crois celles que l’expérience révélerait.

En théorie, et comme moyen de distinguer le mendiant professionnel du mendiant par accident, l’homme qui exploite la charité publique de celui qu’une infortune imméritée oblige à y avoir recours, la création d’œuvres d’assistance par le travail, c’est-à-dire d’ateliers où l’on donne du travail à l’indigent moyennant un salaire, est une chose excellente. Il est certain que l’homme qui dans la rue refuserait un bon de travail ou qui, l’ayant reçu, ne l’utiliserait pas, pourrait être considéré comme un faux pauvre ou plutôt comme un paresseux.

En fait, ce bon de travail peut-il être offert à tous les mendians? Il faut distinguer.

La première condition pour pouvoir travailler est d’être valide. La maison de la rue Fessart demande avec raison dans son règlement qu’on ne lui envoie point d’infirmes. Voilà donc toute une catégorie d’indigens qui est en quelque sorte exclue de l’assistance par le travail. Je sais bien qu’une bonne infirmité, bien exploitée, vaut un titre de rente, et que trop souvent un infirme devient bon gré mal gré un gagne-pain pour une famille. M. Paulian en cite dans son livre de curieux exemples. Mais il faut bien, cependant, que cet infirme vive et tant que la charité privée ou à son défaut la charité publique ne seront pas organisées de façon à ce qu’il soit pourvu d’une manière ou d’une autre à ses besoins (à supposer bien entendu qu’il n’ait pas de famille pour prendre soin de lui), il sera difficile de lui appliquer d’une façon rigoureuse les lois sur la mendicité. Or cette catégorie de mendians est fort nombreuse.

Lorsque les œuvres d’assistance par le travail supposent l’hospitalisation, il faut de plus que le mendiant adressé à ces œuvres soit dans une condition qui lui permette d’y avoir recours ; je veux dire qu’il ne soit ni marié, ni père de famille, car s’il a une femme ou des enfans que son travail doit faire vivre, il est assez difficile de lui conseiller de les abandonner pour aller s’enfermer dans un atelier où son travail suffira strictement aux charges de son entretien. Avenue de Versailles, il arrive quelquefois que l’on reçoit à la fois le mari et la femme. Mais ce ne peut être là qu’une exception, et d’une façon générale l’assistance par le travail ne peut venir en aide, telle qu’elle est organisée dans les différens établissemens où l’on hospitalise l’assisté, qu’à l’individu isolé, sans domicile et n’ayant à satisfaire qu’à ses propres besoins.

Est-il possible d’aller plus loin, en généralisant l’usage de ce bon spécial qu’ont émis les Unions d’Assistance du XVIe arrondissement et du XVIIe arrondissement et qui donne droit à une rémunération payée en argent de vingt-cinq centimes par heure de travail ? La première condition serait pour cela qu’il y eût dans Paris un assez grand nombre d’ateliers de travail syndiqués les uns avec les autres et ouverts à tous les porteurs de ces bons. Il y aurait en effet quelque ironie à remettre à un mendiant qu’on rencontrerait à cinq heures du soir au bois de Boulogne un bon lui donnant le droit d’aller travailler à Belleville. Si le nombre des ateliers créés était assez grand, pareille entente ne serait pas difficile à établir; elle existe déjà pour les fourneaux. Mais le système en lui-même ne présenterait-il pas quelques inconvéniens ? Ce bon spécial, ce billet à ordre de travail dont le mendiant serait muni, ne lui créerait-il pas à ses propres yeux un droit qu’il réclamerait impérieusement, et si l’atelier auquel il se présenterait ne pouvait pour une raison ou pour une autre le recevoir, si l’atelier était encombré, si le travail y faisait défaut ce jour-là (il faut bien prévoir ces difficultés), des scènes scandaleuses, pourraient se produire. L’expérience de l’avenue de Versailles, celle de la rue Salneuve, ont déjà démontré que l’individu qui se présentait porteur d’un bon donné dans la rue était généralement d’un maniement beaucoup plus difficile, que celui qui se présentait librement pour demander du travail. Mais ce sont là des objections, je le reconnais, assez mesquines, par lesquelles il ne faut pas décourager l’élan de l’opinion publique. Que les ateliers d’assistance par le travail se multiplient donc à Paris ; qu’ils s’entendent et se syndiquent; qu’ils fassent indistinctement honneur aux bons de travail délivrés par leurs souscripteurs respectifs. L’expérience sera intéressante, et si la pratique révèle quelques inconvéniens, elle signalera peut-être en même temps le remède.

Mais ce qu’il ne faudrait pas, ce serait que l’expérience fût tentée dans des conditions qui la conduiraient à un échec certain et qui nuiraient par là même à l’idée de l’assistance par le travail. Or il en serait ainsi si l’on entretenait l’illusion qu’une œuvre d’assistance par le travail puisse être une entreprise industrielle ou peu s’en faut, subvenant elle-même à ses frais. C’est là une erreur absolue sur laquelle le jugement souverain des faits a prononcé. Les comptes de l’œuvre du pasteur Robin, la plus ancienne de toutes, très loyalement publiés, montrent que les produits du travail couvrent à peine de moitié les frais de l’œuvre. Il en est de même de l’atelier de la rue Salneuve, où l’écart est plus considérable encore. Si l’œuvre dirigée par la sœur Saint-Antoine est incontestablement celle qui a obtenu les résultats les plus satisfaisans, ce n’est pas seulement grâce à l’impulsion intelligente qui lui a été donnée; c’est aussi parce que des sommes considérables lui ont été fournies au début, qui l’ont déchargée de toute la portion afférente dans une entreprise industrielle aux frais généraux, et lui permettent d’affecter aux salaires la plus grande partie de la vente des produits. Si au contraire une œuvre d’assistance par le travail créée en plein centre de Paris est à la veille de fermer ses portes, à moins qu’elle ne trouve un généreux bienfaiteur pour lui venir en aide, c’est qu’elle a trop compté sur le travail et qu’elle n’a pas demandé assez d’argent à ses souscripteurs. Sous une forme ou sous une autre, que ce soit en remboursant à l’œuvre le salaire des ouvriers, en prenant à sa charge les frais généraux annuels, ou en les réduisant à leur minimum par un capital une fois donné, il faut toujours que des souscriptions, des subventions ou des donations viennent assurer l’existence d’une œuvre d’assistance par le travail. En un mot, il faut toujours que la charité intervienne par des dons en argent, et ce mode de secours qui obtient aujourd’hui tant de faveur n’est après tout qu’un moyen judicieux et détourné de faire l’aumône.

Je sais combien ce vieux mot de charité sonne mal à certaines oreilles ; mais à ne jamais oser le prononcer, il faut prendre garde que ce ne soit pas seulement le mot, mais la chose elle-même qui tombe en désuétude. Notre démocratie orgueilleuse incline à croire en effet qu’elle pourrait rayer la charité de son organisation, et il n’est pas étonnant qu’elle s’abandonne à cette illusion lorsque quelques-uns de ceux qui devraient avoir le courage de lui ouvrir les yeux semblent l’y encourager. Elle a voulu l’égalité des droits : elle l’a obtenue ; elle veut aujourd’hui l’égalité du bien-être, c’est là qu’elle échouera, car elle vient se heurter contre la nature des choses, qui est plus forte qu’elle. Plaise à Dieu que le heurt ne soit pas trop fort et que le naufrage de ses espérances ne fasse pas trop de victimes. Ces victimes, c’est encore l’infatigable et patiente charité qui les recueillera et qui oubliera, comme c’est son devoir, toutes les infidélités et toutes les ingratitudes dont elle aura été l’objet. Néanmoins cette période d’épreuve et de discrédit qu’elle traverse ne lui aura pas été inutile. Elle aura appris à se montrer moins aveugle, plus réfléchie, ménagère de ses forces et meilleure distributrice de ses deniers. Mais il faudra bien revenir à elle comme à la grande consolatrice des affligés, consolatrix afflictorum, et l’on finira par reconnaître que dans ce monde obscur où nous vivons, dans ce monde voué sans trêve aux deux grandes souffrances de l’humanité :


L’éternelle douleur et l’immense désir,


le meilleur remède à la douleur comme au désir sera toujours la charité ; la charité, c’est-à-dire l’amour inspirant le sacrifice et le don de quelque chose de soi.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. J’emprunte ces renseignemens et ceux qu’on trouvera dans le cours de cet article à un ouvrage intitulé : Régime et législation de l’Assistance publique et privée en France, par Léon Béquet, conseiller d’État. Léon Béquet, que j’ai personnellement connu et qui a été enlevé prématurément à l’affection de sa famille et de ses amis, n’était pas seulement un travailleur infatigable, mais encore un esprit libéral et généreux. Son manuel, auquel je ferai de fréquens emprunts, n’en est que plus curieux comme reflétant fidèlement l’esprit général de notre droit administratif et l’esprit particulier du conseil d’État en ce qui concerne la charité privée.
  3. Tous ceux qui, depuis la création de l’Office central, ont eu recours à l’administrateur, M, Béchard, savent pour combien son dévouement et son expérience sont entrés dans le succès rapide de l’entreprise. Quant aux membres du Comité, ce sont les présidens des principales œuvres de Paris qui ont cru devoir s’adjoindre quelques concours dont ils n’avaient pas besoin, entre autres celui de l’auteur de ces lignes.
  4. L’Office central de la charité, bien que ce ne soit pas, à proprement parler, le but qu’il poursuit, transmet également à ses souscripteurs des renseignemens sur les demandes qui leur sont adressées. Il a réuni ainsi en trois ans environ 6 000 dossiers, et si on joint ces dossiers aux 113 000 de l’œuvre dont je parle, on voit que la charité n’est exploitée à Paris que parce qu’elle le veut bien.
  5. V. la Revue du 1er avril 1884 et du 15 janvier 1888.