L’ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL

I.
FAUT-IL FAIRE LA CHARITÉ ?

Faut-il faire la charité ? C’est là une question qui aurait certainement paru étrange il y a quarante ans. En ce temps-là, charité s’écrivait avec un grand C. On lui élevait des statues, on lui adressait des odes. En vers ou en prose l’éloge de la charité était un couplet assez banal, mais d’un effet infaillible, et l’on voulait bien savoir quelque gré au christianisme de l’avoir mise en honneur. Il n’en va plus de même aujourd’hui. La charité a cessé de plaire. Il est assez rare qu’on parle d’elle autrement que pour en médire. Voilà trois ans qu’en pleine Académie française, à une séance où il s’agissait cependant de décerner des prix à quelques braves gens qui l’avaient pratiquée, elle a été l’objet d’une attaque assez vive. Depuis lors, il est vrai, elle y a été fort éloquemment défendue. Mais, si elle a conservé des partisans, elle a aussi des détracteurs. Attaquée d’un côté, défendue de l’autre, elle est souvent mieux attaquée que défendue. Avant de chercher le meilleur moyen de la défendre, voyons d’abord avec quelles armes on l’attaque et quels sont les adversaires avec lesquels elle se trouve aux prises.


I

Les adversaires de la charité peuvent se diviser en trois groupes.

Le premier, qui pour être peu nombreux n’en demeure pas moins redoutable, est celui des philosophes économistes. J’appelle ainsi les philosophes qui, considérant comme abstracteurs de quintessence les métaphysiciens d’autrefois, ont relégué au rang des vieilleries la notion de Dieu et ont entrepris de substituer à l’antique explication providentielle du monde une explication mécanique et fataliste. Prenant comme point de départ l’audacieuse hypothèse de Darwin sur la transformation et le progrès des espèces par la concurrence et le combat pour la vie, ils tiennent cette hypothèse pour démontrée et l’appliquent aux progrès de l’humanité. Ces progrès ne pourraient s’opérer que de la même façon, au prix des mêmes combats. Pour eux le faible c’est donc l’ennemi : il est légitime qu’il soit écrasé par le plus fort, et toute tentative pour lui venir en aide ne fait, en prolongeant la lutte, que retarder le bien général. Dans une pareille conception du monde, quel rôle peut jouer la charité ? Elle aussi, elle est l’ennemie ; car elle est la complice du faible dont elle prend la défense contre le fort. Et ce n’est pas là une conséquence excessive que tirent de la doctrine des disciples maladroits et compromettans. Le maître l’a dit ! Le maître, c’est Herbert Spencer, l’inventeur de la doctrine, dont en France, comme en Angleterre, l’influence a été si grande depuis vingt ans sur les jeunes esprits : « La pauvreté des incapables, la détresse des impuissans, l’élimination des paresseux et cette poussée des forts qui met de côté les faibles sont les résultats nécessaires d’une loi générale, éclairée et bienfaisante. »

Si cette pauvreté, cette détresse, cette élimination, sont des résultats bienfaisans, la charité serait assurément mal venue à intervenir pour y porter remède. Qu’on ne se figure pas non plus que l’illustre philosophe recule devant les conséquences extrêmes de sa doctrine. Il est trop bon logicien pour cela et il raille avec une verve impitoyable ceux qui, en présence de quelque grande calamité publique, proposent d’ouvrir, une souscription nationale sans réfléchir aux conséquences que les retraits de fonds exercent sur l’encaisse des banques. Ainsi, quand au moment de la guerre entre le Nord et le Sud des États-Unis, des milliers et des milliers d’ouvriers et d’ouvrières du Lancashire se virent par le chômage exposés à mourir de faim, à la lettre, et quand, entraînés par un magnifique mouvement de charité, banquiers, grands seigneurs, patrons eux-mêmes, à moitié ruinés, s’unirent dans une souscription publique destinée à faire vivre ces malheureux, ils avaient grand tort ; ils auraient dû laisser leurs cadavres joncher les routes et ne pas compromettre l’encaisse des banques.

Le second groupe des adversaires de la charité est recruté parmi ceux que j’appellerai, faute d’un meilleur mot pour les désigner, les philanthropes. Il y a, en effet, toute une école de publicistes qui, sans méconnaître la nécessité d’un ensemble de mesures destinées à combattre la misère, veulent que ces mesures s’inspirent d’un esprit totalement différent de celui dont la charité découle. Le principe de ces mesures doit être la solidarité, l’altruisme, grands mots qu’ils ont sans cesse à la bouche. Quant à la charité, telle que le christianisme l’a enseignée et comprise, il semble qu’elle leur soit odieuse, probablement à cause de son origine. « Il est impossible, disait, il y a quelques années, l’auteur d’un livre sur le paupérisme, M. Baron, de calculer le mal causé par la charité, que les meilleurs esprits n’hésitent pas à reconnaître et à proclamer inopportune, quand elle n’est pas funeste. » Et ce n’est pas là une opinion paradoxale et isolée, car M. Baron est un des lauréats du concours institué il y a plus de dix ans par M. Pereire pour récompenser les auteurs d’ouvrages sur l’extinction du paupérisme.

Tous les adversaires de la charité n’en parlent cependant pas avec cette dureté. S’ils n’en veulent plus, c’est qu’à leurs yeux elle se confond avec l’aumône, et l’aumône, ils la proscrivent absolument. Un jeune apôtre qui, par la générosité de son talent et l’élévation de ses idées, ne laisse pas d’exercer une certaine influence sur les générations nouvelles, M. Paul Desjardins, n’a pas consacré moins de neuf pages sur quatre-vingts d’un opuscule fort répandu à flétrir l’aumône : elle est inutile ; elle est un déplacement d’égoïsme ; elle suppose un suzerain et des serfs ; elle entretient la misère, etc. Ce qu’il faut faire vis-à-vis du malheureux, c’est redresser son idéal de vie et le lui faire aimer. Supposez par exemple que vous entriez dans la chambre d’un pauvre diable en proie à des souffrances intolérables qu’un cataplasme de laudanum ou une injection de morphine suffiraient à calmer ; votre premier mouvement serait, n’est-ce pas, de courir chez le pharmacien et, s’il refuse de faire crédit à ce misérable, de payer vous-même le cataplasme ou l’injection que vous rapporteriez ? Vous auriez tort ; ce serait vous conduire vis-à-vis de lui de suzerain à serf. Il faut prendre une chaise, vous asseoir à son chevet, et, pendant qu’il gémit à côté de vous, vous efforcer de lui faire aimer la vie en redressant son idéal. C’est là qu’est le devoir présent.

Enfin la charité rencontre encore un certain nombre d’adversaires qui, pour être les plus inattendus, sont peut-être les plus à craindre. Dans un article célèbre sur Lamennais, M. Renan a raconté le sentiment de stupeur et d’enthousiasme à la fois qui saisit une assemblée de barbares convertis par un apôtre, lorsqu’elle vit un de ses prêtres se lever et, s’armant d’une hache, frapper le premier la statue du dieu. Ainsi les coups les plus sensibles portés à la charité le sont peut-être en ce moment par un groupe de catholiques. L’assertion peut sembler étrange : il est nécessaire de la justifier.

L’origine de cette campagne qu’un certain nombre de catholiques mènent aujourd’hui contre la charité est une querelle qui au premier abord peut sembler une pure discussion d’école. L’obligation pour le riche de communiquer sa richesse (pour employer une expression théologique), c’est-à-dire de sacrifier une partie de ses biens acquis ou de ses profits pour améliorer la condition de ceux qui sont dans la détresse, est-elle un devoir de justice ou un devoir de charité ? Cette question a été débattue pendant longtemps avec une certaine vivacité dans les milieux catholiques. La question peut paraître oiseuse parmi les fidèles d’une religion qui leur fait un devoir non seulement de la justice, mais de la charité. Les conséquences de cette distinction vont cependant plus loin qu’on ne pense. Si c’est un devoir de charité, le pauvre n’a rien à réclamer. Il n’en est plus de même si c’est un devoir de justice : ce sacrifice lui est dû par le riche, et la seule question qui subsiste est de savoir quelle est la sanction de son droit de réclamation. Néanmoins cette question n’avait guère été débattue qu’entre théologiens, dans des recueils spéciaux : l’Association catholique qui est l’organe des Cercles tenant pour la justice, la Revue des Études religieuses qui est l’organe de la Compagnie de Jésus tenant pour la charité, et la défendant par la plume du Père de Caudron dans un très substantiel article. Des recueils, la question avait gagné les congrès catholiques où elle avait été agitée, sans faire non plus beaucoup de bruit. Il n’en est plus de même depuis l’apparition de l’Encyclique De conditione opificum. La controverse a pris aujourd’hui une importance redoutable.

Qui aurait pu croire que ce document d’une inspiration si élevée et si prudente à la fois, qui adresse à la réconciliation des classes un si touchant appel, risquerait de devenir, dans la bouche ou sous la plume de commentateurs mal inspirés, un manifeste de discordes civiles ? C’est ce qui pourrait bien arriver cependant si, ce qu’à Dieu ne plaise ! certaine interprétation qu’on entend quelquefois dans la chaire chrétienne, ou qu’on trouve dans quelques recueils catholiques, venait à prévaloir. Ce document désormais célèbre, et dont le retentissement a montré l’immense influence qu’exerce la papauté, débute par un jugement sur la société moderne, jugement juste assurément dans sa sévérité, si on le compare à l’idéal d’une société chrétienne, mais qu’il serait permis peut-être de trouver un peu rigoureux si le point de comparaison était pris (ce que rien n’affirme) dans les sociétés des siècles passés, où il ne paraît pas aux yeux de l’histoire impartiale que l’inhumanité, la cupidité et l’usure (pour employer les termes de l’Encyclique) fussent totalement inconnues. Dans ce préambule le Souverain pontife donne comme raison de son intervention que la plupart des hommes de condition inférieure, in misera calamitosaque fortuna indigne versantur, phrase que la version officielle traduit ainsi : sont pour la plupart dans une situation de misère imméritée. Imméritée n’est pas synonyme d’injuste. Un brave ouvrier réduit à la misère par la maladie est victime d’une misère imméritée et non pas d’une misère injuste. Mais comme l’expression prête un peu à l’incertitude, certains commentateurs, suivant toujours leur idée, l’ont interprétée autrement et ils y ont vu un encouragement à leur doctrine favorite. « Rome, ont-ils dit, a déclaré que la misère était injuste ; or l’organisation de la société moderne étant la cause de cette misère, c’est cette organisation même qui est injuste. Ce n’est donc pas un devoir de charité de porter remède, dans la mesure du possible, aux souffrances que l’ordre social engendre. C’est un devoir de justice de le réformer tout entier et, pour le réformer, il faut commencer par le dénoncer. »

On ne saurait croire quel chemin ces idées ont fait depuis deux ans dans certains milieux laïques et même ecclésiastiques. L’injustice de l’ordre social est devenue le thème ordinaire d’un grand nombre de sermons et d’articles de journaux. Entrez au hasard dans une église, à Paris ou en province. Il ne sera pas rare que vous entendiez quelque jeune vicaire récemment sorti du séminaire, ou quelque moine appartenant à l’un de ces ordres qui s’efforcent par leurs allures démocratiques de se faire pardonner leur habit, déclamer un sermon sur le thème suivant : Les souffrances des classes laborieuses sont intolérables, la misère va croissant chaque jour ; les riches, les capitalistes, la féodalité industrielle, les hauts barons de la finance (le vocabulaire est varié) sont responsables de ces souffrances. C’est le premier point. Cet état de choses ne saurait durer, ou sinon la France court aux plus grands périls. Pour le faire cesser, il suffit de s’adresser à l’Eglise ; elle seule possède en effet le remède à tous ces maux ; elle tient entre ses mains le moyen de rétablir la paix sociale et la prospérité matérielle, telles qu’elles existaient autrefois. C’est le second point. L’Encyclique De conditione opificum a tracé la voie : et elle a éclairé d’une lumière nouvelle la route où il faut marcher désormais. C’est le troisième point. Un éloge de l’immortel pontife qui a trouvé le secret de résoudre la question sociale sert de péroraison ; et le prédicateur descend de la chaire, sans avoir dit un mot de la charité, dont il semble aujourd’hui que, même dans la chaire chrétienne, une sorte de respect humain empêche de prononcer le nom, mais sans avoir indiqué non plus ni les remèdes, ni le secret. Il en serait fort empêché. L’Encyclique est en effet un document de l’inspiration la plus élevée et la plus touchante. Elle contient des enseignemens qu’il est d’autant plus utile de rappeler aux fidèles qu’ils ne sont pas nouveaux et que leur stricte observance aiderait assurément à résoudre la question sociale. Aux ouvriers elle recommande de pratiquer toutes les vertus de leur condition ; aux patrons elle prescrit de ne manquer à aucun des devoirs qui leur incombent vis-à-vis de leurs ouvriers, et elle leur interdit sévèrement d’abuser de la faiblesse de ceux qu’ils emploient. Mais en fait de solutions économiques elle n’est qu’une précieuse note à consulter sur les mesures qui paraissent recommandables[1]. Aucune n’est prescrite ni même préconisée d’une façon particulière. Son vénérable auteur a fait des questions dont il traite une étude trop approfondie pour compromettre, par quelque indication hasardeuse, l’autorité dont il est investi en ce qui concerne la foi et les mœurs.

Ouvrez maintenant une de ces feuilles quotidiennes qui font, un peu imprudemment, je crois, traîner partout l’image du Christ en croix et dont la prodigieuse diffusion s’accroît chaque jour, grâce au zèle et à l’abnégation de ceux qui les dirigent. Ne les jugez pas d’après celle qui se publie à Paris, dans ce grand milieu où les opinions sont trop mêlées pour qu’une certaine modération de ton ne s’impose pas aux plus véhémens. Feuilletez de préférence celles de province : qu’y trouvez-vous trop souvent ? La dénonciation passionnée, violente, du capitalisme ; des déclamations et parfois des attaques personnelles contre les milliardaires ; ou encore des morceaux dans le genre de celui-ci : « Jacques Misère a faim sous ses haillons ; le froid lui roidit les membres pendant que la faim lui tord les entrailles. Il trime dur, le malheureux, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour gagner un morceau de pain à sa famille et payer l’affreux galetas où il s’abrite avec ses petits. Et pendant qu’il travaille, sa pensée marche ; il songe au bourgeois qu’il enrichit par son labeur et dont le riche équipage l’a éclaboussé tout à l’heure… Le bourgeois passe dans l’usine pour examiner l’ouvrage, et tout à coup Jacques Misère se relève menaçant : Tout aux uns, rien aux autres, dit-il, c’est injuste. Tu as trop de richesses, part à deux. » Est-ce tout ? Non. On y trouve encore, à propos de l’exécution de Vaillant, des phrases comme celle-ci : « Jésus-Christ, le grand martyr et le grand révolutionnaire. » (Camille Desmoulins parlait déjà du sans-culotte Jésus-Christ). Ou bien des vers où l’on met dans la bouche divine des expressions tellement odieuses que l’évêque se fâche et impose une rétractation. Quoi encore ? Des injures, ou des lazzis à l’adresse des riches « qui donnent aux pauvres leurs restes » ou qui croyaient « qu’ils pouvaient continuer tranquillement leurs petites aumônes ». Mais de remède pratique, de solution positive, rien, jamais rien.

Cette étrange affirmation que l’Église a mission de résoudre au point de vue économique la question sociale, ne se trouve-t-elle que dans la bouche de prédicateurs novices, ou sous la plume de publicistes inexpérimentés ? Malheureusement non. Il faut convenir qu’elle reçoit encore des encouragemens qui viennent de haut. Je ne parlerai pas de l’étrange campagne entreprise en Belgique par un chanoine, avec l’encouragement d’un ou deux évêques, qui n’aboutirait à rien moins qu’à exproprier les industriels de leurs usines et les propriétaires de leurs fermes, en enlevant aux uns le droit de choisir leurs ouvriers et de fixer leurs salaires ; aux autres, celui de débattre le prix auquel ils entendent louer leurs terres, et qui transfère ce droit à une collectivité chargée de stipuler en leur nom. Je veux seulement rappeler ici le langage qui a été tenu à des oreilles françaises. Il y a deux ans, un prélat américain très en faveur, qui se rendait de Rome aux États-Unis, s’est arrêté à Paris. Un auditoire d’élite a été rassemblé pour le recevoir. Des prêtres et des jeunes gens lui ont fait fête, et il leur a tenu un langage que des publications catholiques ont au moment même et depuis lors reproduit avec enthousiasme. Aux prêtres, il a dit : « Que l’ouvrier et le marchand sachent bien que, si nous voulons leur assurer le bonheur du ciel, nous prétendons aussi leur donner le bonheur sur la terre… Léon XIII comprend son temps. Il sait qu’il est inutile de promettre uniquement des récompenses dans le ciel, à moins qu’on ne puisse tout de suite escompter ces promesses et en donner des preuves dans le temps. Le peuple vous croira plus si vous commencez par là. » Et aux jeunes gens : « Un écrivain anglais a très bien dit : Ne prêchez pas l’Évangile à un estomac vide. Il n’écoutera pas. Et c’est vrai comme règle générale. Il faut donc dire : Ne prêchez pas trop souvent la vertu, à moins que le milieu dans lequel ces pauvres hommes vivent ne soit tel que la vertu soit facile. » Dans un sermon prononcé aux États-Unis, mais traduit dans une Revue catholique, le même prélat a dit : « Jusqu’au moment où la condition des ouvriers sera améliorée, il est futile de leur parler de vie surnaturelle et de devoirs. » Ainsi la notion que fidèles ou incrédules s’étaient faite jusqu’à présent du rôle de l’Eglise serait tout à fait erronée. Elle n’aurait pas pour tâche de promettre à la vertu une récompense dans le ciel, mais de lui assurer d’abord le bonheur sur la terre. Elle aurait tort de prêcher la résignation aux estomacs vides et son premier devoir est de chercher à les remplir. Si elle n’y réussit pas, il serait futile à elle de continuer à entretenir les gens de vie surnaturelle. Le devoir ne doit être prêché qu’à ceux auxquels le milieu où ils vivent le rend facile. À ce compte l’Eglise devrait donc modifier le texte d’une de ses plus belles prières : Ad te clamamus exiles et fientes in hac lacrymarum valle. Cette vallée de larmes doit devenir une vallée d’abondance où l’Eglise distribuera les biens. Quand elle aura pourvu aux besoins matériels, il sera temps pour elle de penser aux besoins spirituels.

Ceux qui dénoncent avec tant de violence les injustices de notre état social et qui, pour réparer ces injustices, font fi de la charité ont sans doute découvert quelque autre moyen d’y mettre un terme. En assignant à l’Eglise une mission si nouvelle et dont, soit dit en passant, il est étrange qu’elle ne se soit pas avisée plus tôt, ils doivent avoir eu soin de préciser les moyens qui sont en son pouvoir pour s’en acquitter. On pourrait le croire assurément, mais on se tromperait, et l’on demeure confondu lorsqu’on compare à la violence du langage l’inanité des remèdes. En matière aussi grave, il faut en effet serrer les choses de près et il ne suffit pas de s’en aller disant qu’au programme du libéralisme économique on opposera le programme de l’Evangile. En effet, si on ouvre l’Evangile, on y trouve deux paroles ; l’une est celle-ci : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, » c’est-à-dire la perpétuité de la misère, et l’autre : « Donnez tout votre bien aux pauvres, et suivez-moi, » c’est-à-dire la nécessité de la charité. Mais en matière économique on n’y trouve point autre chose. Il faut donc préciser un peu, et les socialistes catholiques[2] l’ont bien compris. Rien n’est difficile cependant comme d’appréhender au corps quelques-unes des solutions qu’ils proposent. D’abord ces solutions varient d’année en année. Il n’y a pas bien longtemps le salut était dans le syndicat mixte avec patrimoine corporatif et comité d’honneur : c’est-à-dire tous les ouvriers et tous les patrons sinon d’une même industrie, du moins d’une même région confondus dans le même syndicat ; l’harmonie maintenue entre ces élémens si différens par la propriété commune d’un patrimoine dont la composition problématique n’a jamais été bien clairement indiquée ; enfin l’arbitrage de toutes les questions pouvant amener un désaccord, — taux des salaires, durée de la journée de travail, etc., — remis à un comité de membres étrangers à la profession et statuant souverainement[3]. Voilà quelle était la solution où avaient abouti les méditations du comité de l’œuvre des cercles catholiques. Mais cette solution paraît avoir quelque peu perdu de la faveur qu’elle avait rencontrée dans les milieux où elle était née et dont elle n’est jamais sortie. Sans doute on aura réfléchi que, pour constituer ces syndicats, deux élémens feraient toujours défaut, d’un côté les patrons et de l’autre les ouvriers, et que ni les uns ni les autres n’accepteraient de remettre leurs destinées entre les mains d’hommes ne présentant d’autre garantie que leur inexpérience des questions sur lesquelles ils auraient à se prononcer. On trouve bien encore de temps à autre dans la bouche de ceux qui ont ressenti le plus d’enthousiasme pour cette conception bizarre un éloge à l’adresse des syndicats mixtes. Mais c’est pour l’honneur ; on sent que la foi n’y est plus et que la mode est ailleurs.

La mode est aujourd’hui à l’intervention de l’Etat. C’était la conséquence inévitable de cette méfiance de la liberté qui est le fonds commun de toutes les écoles socialistes. Pour restreindre la liberté du travail, c’était d’abord aux syndicats mixtes qu’on avait prêté confiance. Les syndicats mixtes étant demeurés une création sur le papier, il était fatal que l’on finît par s’adresser à l’Etat, dont c’est le métier que de porter atteinte à la liberté. On ne dispute plus aujourd’hui entre socialistes catholiques que sur la forme et la mesure de l’intervention de l’Etat, mais la dispute est grande et la confusion à son comble. Je ne parle pas de cette intervention restreinte à la protection des femmes et des mineurs, dont le principe ne peut souffrir aucune difficulté, mais dont l’application est singulièrement délicate, l’expérience des dernières mesures adoptés en leur faveur ayant, tout le monde semble d’accord sur ce point, tourné jusqu’à présent à leur détriment. Il s’agit de l’intervention de l’État dans la vie de l’ouvrier adulte, maître de ses droits et ne relevant que de lui-même. Il s’agit également du droit qu’aurait la puissance publique d’intervenir, par dérogation au principe général de la liberté des conventions, dans un contrat de nature spéciale, le louage d’industrie, et d’en fixer lui-même les principales conditions. Ce droit, pour les socialistes catholiques, ne fait plus aucun doute ; le désaccord ne commence entre eux que sur les applications qu’il convient d’en faire. Mais le désaccord est profond et l’on peut s’étonner que des hommes si ardens à dénoncer le mal soient si incertains sur les remèdes. Lorsque les socialistes de l’école de M. Guesde proposent de nationaliser toutes les propriétés, de contraindre tout le monde au travail et de répartir par tête tous les produits, et lorsque, s’appuyant sur d’ingénieuses données statistiques empruntées à un socialiste néerlandais, Domela Nieuwenhuis, ils déclarent que, si chaque homme valide travaillait une heure vingt minutes par jour, l’aisance générale serait assurée, leur système peut assurément paraître chimérique, mais il a le mérite d’être simple et, à tant faire que de réclamer l’intervention de l’Etat, la chose en vaut la peine. Les socialistes catholiques, dont beaucoup ont d’excellentes raisons pour ne pas être partisans de la nationalisation des propriétés privées et du travail obligatoire, ne sont pas aussi déterminés. S’ils ont réclamé l’intervention de l’Etat, cela n’a été d’abord que pour fixer la durée de la journée de travail. Quelle doit être cette durée ? Onze heures, disent les uns ; neuf ou dix heures, disent les autres ; huit heures, affirment les plus hardis ; sans se laisser troubler par cette objection qu’il est assez irrationnel de fixer une durée absolument identique pour une journée de travail qui ne représente ni le même effort, ni le même produit. Mais comme la logique ne perd jamais ses droits, la question du maximum du travail en a fait naître immédiatement une autre : celle du minimum de salaire. Les socialistes pour de bon l’ont bien compris. « Quel service aurez-vous rendu à l’ouvrier, disent-ils, quand vous aurez défendu au patron de l’employer plus de huit ou dix heures par jour, si vous ne l’obligez pas à lui assurer la même rémunération ? Si vous ne faites pas cela, le patron réalisera une économie. Sans doute il sera obligé de restreindre ses affaires, mais en fin de compte c’est l’ouvrier qui y perdra. » L’argument n’était pas sans force. Les socialistes catholiques se sont trouvés embarrassés pour y répondre, et ils ont emboîté le pas. Beaucoup d’entre eux admettent le principe d’un minimum de salaire, et une proposition de loi en ce sens avait même été déposée par eux à la dernière assemblée. Une objection ne paraît pas les avoir touchés, c’est que ce minimum de salaire auquel le patron serait contraint est destiné à assurer trois choses : la nourriture, car l’ouvrier ne saurait vivre sans manger ; le logis, car il ne saurait coucher à la belle étoile ; le vêtement, car il ne saurait se promener tout nu. Il faut donc que le taux du salaire obligatoire soit calculé sur la moyenne de ces trois dépenses. Mais si l’un des facteurs qui ont servi au calcul de cette moyenne vient à s’élever dans telle ou telle localité ou dans le pays tout entier (et la chose pourrait bien arriver) ; si le pain, la viande, le logis ou le vêtement deviennent plus chers, voilà le salaire minimum qui devient insuffisant, et c’est comme si on n’avait rien fait. À cela il n’y a point de remède, dira-t-on. Pardon. Il y en a un, et, dans l’ordre d’idées où l’on entre, je ne vois pas pourquoi on reculerait devant ce remède. C’est à l’antiquité qu’il faut le demander. Un empereur romain, qui n’était l’ami d’aucune liberté, car il s’est signalé par ses persécutions contre les chrétiens, s’est avisé un jour de fixer le prix de toutes les denrées qui se vendaient dans son vaste empire. Cet empereur s’appelait Dioclétien et son Edit du maximum a donné lieu à un savant travail d’un membre de l’Institut mort récemment, M. Waddington. Pourquoi n’en reviendrait-on pas là ?

Une autre objection parait au contraire avoir frappé les socialistes catholiques. C’est que le minimum de salaire ne pourrait jamais être (le nom même l’indique) qu’un salaire minimum ; c’est-à-dire un salaire très faible, strictement suffisant pour les besoins d’un seul homme. Rien n’est variable, on le sait, comme le taux des salaires. Deux causes influent sur ce taux : la valeur occasionnelle du travail, c’est-à-dire l’abondance ou la rareté de la main-d’œuvre ; sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire l’habileté de l’ouvrier. Si ennemi qu’on soit de la liberté du travail, il est impossible cependant de supprimer ces deux causes. Le salaire minimum ne peut être évidemment que le salaire le plus bas, et, à moins que de vouloir condamner à la ruine les industries où la main-d’œuvre n’a qu’une faible valeur intrinsèque et où les profits sont faibles, il serait impossible de leur imposer le salaire des industries qui nécessitent une main-d’œuvre habile, et où les profits sont élevés. Mais ce salaire minimum, serait-il suffisant pour faire vivre l’ouvrier sobre et honnête et sa famille, comme l’Encyclique en exprime le désir ? On pourrait craindre que non, et de cette crainte est née une nouvelle doctrine, qui est aujourd’hui fort à la mode dans certains milieux : celle du salaire familial. Qu’est-ce au juste que le salaire familial ? Cela est assez malaisé à dire, car ceux qui ont inventé le mot et la chose ne sont déjà plus d’accord. Au premier abord, il avait semblé que cela irait tout seul. Le célibataire serait assuré d’un salaire minimum ; quant à l’ouvrier marié, le patron serait tenu d’augmenter son salaire proportionnellement par tête d’enfant. C’était très simple. Mais quelques plus grands clercs que les autres ont fait remarquer que peut-être il n’était pas très conforme à l’intérêt de l’ouvrier de l’inciter à avoir un enfant tous les ans pour augmenter son salaire, et que ce serait une manière assez brutale de pousser à la reproduction. Ils ont également fait observer que, si l’on pouvait, à la rigueur, contraindre le patron à majorer le salaire minimum par tête d’enfant, on ne pourrait cependant pas l’empêcher de prendre de préférence des ouvriers non mariés, puisqu’il les payerait moins cher, ou même de se refuser totalement à en prendre d’autres. Prime à la reproduction brutale dans certains cas, prime indirecte au célibat de l’autre : voilà ce que serait devenu dans la pratique le salaire familial. On s’est ému de ces objections et l’on s’efforce aujourd’hui d’y répondre. Il s’agirait de faire déterminer par la loi la famille moyenne. Doit-elle être de trois ou de quatre enfans ? La question n’est pas encore décidée. Sans doute, on prend l’avis des mères. Cette famille moyenne servirait de base à la fixation du salaire minimum. Tout le monde y aurait droit, aussi bien le célibataire et l’époux sans enfant que celui qui en aurait dix. Le célibataire qui aurait un salaire supérieur à ses besoins ferait des économies en vue de l’avenir. Quant à celui qui aurait dix enfans, tant pis pour lui, ce serait sa faute. Mais il est une chose à laquelle on n’a pas pensé, c’est que le plus heureux serait l’époux sans enfans. Il aurait toutes les joies et tous les profits du mariage sans les charges. De sorte que la prime au célibat et à la reproduction finirait par devenir une prime à la stérilité. Et voilà, comme remède à un état social, suivant eux intolérable, ce que certains catholiques ont trouvé !

Ce point de départ, que l’état social actuel est à la fois intolérable et injuste, semble aujourd’hui généralement admis par toute une école de catholiques. Depuis quelque temps ils vont même beaucoup plus loin dans ces affirmations qu’ils n’avaient été jusqu’à présent. On croyait en effet d’un commun accord que, si la condition des ouvriers de la grande industrie est, dans certaines régions du moins, assez dure, si leurs salaires étaient insuffisans et leur condition précaire, il n’en était pas de même de la condition des paysans. Sans établir avec le passé des comparaisons toujours assez difficiles à serrer de près, qu’il s’agisse des paysans ou des ouvriers, il semblait que, par rapport aux autres pays de l’Europe, notre démocratie actuelle n’était pas trop à plaindre, que le nombre des petits propriétaires s’était singulièrement accru par rapport aux siècles passés et, à en croire les doléances des grands propriétaires et des fermiers, que les salaires agricoles avaient haussé également. Si ce bien-être relatif de nos populations rurales, qui frappe si fort les étrangers, a souffert depuis quelques années certaines atteintes, on était généralement d’accord que ces atteintes tenaient à la crise agricole que la concurrence du Nouveau Monde fait peser sur l’Europe, et si certaines provinces, au sol pauvre et infertile, où propriétaires et fermiers ne sont pas beaucoup plus à l’aise que leurs ouvriers, avaient participé moins que les autres à cet accroissement de bien-être, on était plutôt porté à s’en prendre à la nature qu’à la société. Il paraît que c’était une erreur. La condition de l’habitant des campagnes est intolérable comme celle de l’ouvrier des villes, et s’il ne se met pas en état de révolte et d’insurrection ouverte, c’est que l’étendue de sa souffrance ne lui a pas encore été révélée par quelque agitateur campagnard. Ainsi du moins l’a déclaré naguère une voix qui ne retentit jamais en France sans y soulever l’émotion, parce qu’au prestige de l’éloquence, celui qui la fait entendre ajoute celui d’une vie toute de générosité et de dévouement. Comme cette voix est celle d’un apôtre, elle a déjà entraîné à sa suite un certain nombre de disciples. Depuis deux mois en effet il n’est plus question dans certains journaux catholiques que de l’intolérable condition de Jacques Misère, cent fois plus à plaindre que le Jacques Bonhomme d’autrefois, et une petite feuille bas-bretonne n’a pas hésité à attribuer ses souffrances à la rapacité de propriétaires avides. Mais sans doute on n’a point ainsi révélé à Jacques Misère toute la dureté de sa condition sans avoir trouvé le moyen d’y porter remède, sinon il y aurait, à lui tenir ce langage, non seulement peu de prudence, mais peu de charité. S’il est impossible de soulager ses maux, ne vaut-il pas mieux qu’il les ignore ? On en a eu le sentiment, et voici ce qu’on a proposé.

En 1839, un des jeunes États de l’Amérique du Nord, le Texas, voulant à la fois favoriser les grandes opérations de défrichement et offrir certaines garanties à ceux qui s’y livraient, introduisit dans sa législation une clause d’après laquelle était rendue insaisissable la partie du domaine contenant la maison d’habitation et à l’entour une certaine quantité de terre, fixée d’abord à cinquante acres et évaluée aujourd’hui à 5000 dollars. Cette affectation spéciale, cette mise à l’abri d’une portion du gage des créanciers n’était pas, au reste, absolue. Non seulement le homestead (c’était le nom donné ace domaine réservé) demeurait aliénable de gré à gré avec le consentement de la femme ; mais le propriétaire conservait le droit d’hypothèque, et le homestead n’était à l’abri que des revendications des créanciers chirographaires. La clause parut ingénieuse, car, tout à la fois, elle permettait au propriétaire d’entreprendre de vastes opérations agricoles et elle le mettait à l’abri des conséquences extrêmes de ces opérations, en lui assurant, en cas de ruine, un foyer où il pourrait toujours se réfugier. Un grand nombre de jeunes États désireux d’attirer à eux les travailleurs agricoles l’adoptèrent également, et même les vieux États de l’Est (aux États-Unis un État est vieux quand sa création remonte à plus de cent ans) suivirent cet exemple en imposant au propriétaire la nécessité d’une déclaration. Les résultats ont été bons en ceci surtout qu’ils ont encouragé les grandes opérations agricoles. Mais aujourd’hui que la fièvre de ces opérations s’est singulièrement calmée aux États-Unis, la clause du homestead est beaucoup moins répandue. Dans un grand nombre d’États elle est, à l’heure actuelle, abandonnée ou ignorée[4].

Pendant que ce mouvement en recul s’opérait, la protection que cette clause pourrait assurer en France aux petits domaines frappait quelques bons esprits. Elle a été discutée dans plusieurs séances de la Société d’économie sociale. Cependant la matière y a fait l’objet d’un rapport approfondi de M. de Loynes, professeur de droit à la Faculté de Bordeaux, qui n’a pas dissimulé l’inconvénient qu’il y aurait, dans notre état social, à enlever, comme quelques-uns le proposent, au propriétaire d’un petit domaine le droit d’hypothéquer son bien. C’est ce système préconisé par les uns, repoussé par les autres, en tout cas depuis longtemps connu, qui vient d’être proposé de nouveau, non sans un certain éclat, comme un remède aux intolérables souffrances du paysan français. Assurément la chose mérite d’être discutée, mais il est impossible de ne pas faire tout d’abord remarquer combien ce remède vient directement à l’encontre de ceux que proposent d’ordinaire les amis et les représentais de l’agriculture. On veut généralement rendre aux agriculteurs l’emprunt moins onéreux, et pour cela ou cherche à le rendre plus facile. On s’est même demandé s’il n’y avait pas lieu, pour lui permettre de donner les récoltes en gage, de modifier les dispositions du code civil sur le nantissement et celles du code de procédure sur la saisie-brandon. Et c’est précisément à ce moment-là qu’on veut retirer au petit paysan propriétaire la faculté d’hypothéquer son bien. On s’émeut, et je le comprends, à la pensée de la situation qui lui est faite lorsque son champ et sa maison sont mis à l’encan ; mais on oublie que la question a une double face. Si de 1881 à 1890, le chiffre des ventes sur saisies immobilières s’est élevé de 7 506 à 13 288, cette augmentation assurément très regrettable tient à ce que le nombre des propriétaires qui se sont vus dans la nécessité d’emprunter a augmenté. Mais tous ceux qui ont emprunté n’ont pas été saisis, et la facilité que notre législation leur laisse de donner en gage leur bien, quelle que soit son importance, leur a servi à se procurer l’argent qui les a aidés à se tirer d’affaire. Si l’on vient en aide aux uns, on rend donc plus difficile la condition des autres, et n’est-ce pas en tout cas un singulier moyen de témoigner sa sollicitude à Jacques Misère que de commencer par lui retirer un droit ? Il est vrai qu’on lui promet en échange l’organisation du Crédit agricole. Mais qu’est-ce que l’organisation du Crédit agricole ? Cette organisation n’a réussi que dans les pays où l’Etat ne s’en est pas mêlé et a laissé faire l’initiative privée. C’est juste le contraire qu’on se propose en France, et lorsqu’on aura retiré au paysan la faculté de donner son bien en gage, je ne vois pas trop en quoi pourra consister cette organisation, à moins qu’il ne s’agisse de contraindre l’infâme capitaliste à lui avancer de l’argent sans chance de remboursement. Pourquoi pas tout de suite sans intérêt ? Le homestead est cependant le remède le plus sérieux qu’on ait encore inventé.

Il ne faut pas croire qu’il soit sans inconvéniens d’exciter ainsi des espérances auxquelles on se trouve ensuite embarrassé pour répondre, car il se rencontre parfois des hommes de plus ou moins lionne foi pour vous le reprocher. Il n’y a pas longtemps, un journal catholique publiait une lettre d’un ouvrier de Reims qui, déclarant qu’il était dans une misère imméritée, et rappelant la nécessité proclamée par l’Encyclique de venir en aide aux hommes des classes inférieures par des mesures promptes et efficaces, gourmandait les catholiques de ne pas les avoir encore trouvées. Ce reproche en tout cas ne saurait s’appliquer à deux vénérables ecclésiastiques dont l’un a réussie se faire nommer député et dont l’autre l’a essayé sans y parvenir. Celui qui a réussi promet à chaque paysan un champ et trois hectares, insaisissables. Qui sera chargé de faire la répartition ? L’Etat, bien entendu. A quels procédés aura-t-il recours ? Ce sont là des détails d’exécution qui ne regardent pas l’inventeur du système. Quant à celui qui a échoué, son système est plus simple encore. Paysan, ouvrier, que chacun pendant quarante ans achète tous les jours deux sous son journal qui ne vaut qu’un sou, et la question sociale est résolue, le sou supplémentaire devant servir à constituer à l’acheteur une pension de retraite. « Que faut-il pour réussir ? écrivait naguère le pieux fondateur de ce journal. Il faut nous demander les bulletins d’abonnement et les imprimés nécessaires. Il y va du salut de la France. » Je me serais reproché de ne pas appeler sur ces deux remèdes toute l’attention qu’ils méritent.

Parlons sérieusement, car il s’agit de choses sérieuses. Croit-on que ces chimères jetées en pâture à des intelligences troublées, cette rhétorique enflammée dont retentit parfois la chaire chrétienne, ces excès de langage devant lesquels certaines feuilles religieuses ne reculent pas, soient chose indifférente et inoffensive ? Ce serait une erreur. On court ainsi de gaieté de cœur au-devant de deux dangers que c’est un devoir de signaler. Le premier est de jeter dans le découragement ceux-là qui, au prix de pénibles efforts, et non sans préjudice pour leurs propres intérêts, s’efforcent sinon de résoudre le problème des rapports entre le capital et le travail, du moins de les adoucir. Or on m’a raconté que, naguère, entre industriels profondément chrétiens, s’était agitée la question de savoir s’ils ne s’entendraient pas pour mettre à la disposition des théoriciens du socialisme catholique une usine toute montée avec un fonds de roulement, en les sommant d’y mettre en pratique leurs théories sur les syndicats mixtes avec comité d’honneur et salaire familial. Si leur découragement se bornait à prendre cette forme, il n’y aurait que demi-mal ; car l’épreuve, pour être instructive, ne serait probablement pas longue. Elle durerait vraisemblablement aussi longtemps et donnerait les mêmes résultats que celle de la Mine aux mineurs, qui est tombée dans une effroyable anarchie. Mais ce découragement pourrait bien prendre une autre forme qui serait imitée par bien d’autres patrons, chrétiens ou non. Il y a quelques années, lorsque la crise agricole était au degré le plus intense, beaucoup de gros fermiers de la Beauce ou de la Brie, plutôt que d’engager à nouveau dans des exploitations agricoles les deux ou trois cent mille francs dont ils pouvaient disposer, préféraient les placer en rente et vivre chichement dans un petit chef-lieu de canton. Pareil phénomène pourrait bien se produire dans l’industrie, si l’on continue de dénoncer le capitalisme comme un régime barbare, et le patron comme l’ennemi. Ceux qui disposent du capital ne voudront pas l’aventurer dans des entreprises dont le profit de jour en jour plus incertain leur sera, en cas de succès, imputé à crime. Ils le porteront à l’étranger ou se contenteront d’en tirer un revenu modique. On se trouvera en présence d’une grève d’un nouveau genre, la grève du capital, et les réformateurs de société auront été ainsi la cause inconsciente de la misère la plus effroyable qui puisse fondre sur un pays, celle du chômage qui, lorsqu’il dure et se généralise, défie tous les remèdes, intervention de l’État, mutualité, prévoyance et même charité.

Le second danger est plus grave encore. Depuis que l’humanité est entrée dans la phase de la civilisation, elle a toujours présenté le spectacle de l’inégalité des conditions, et cette inégalité a toujours été acceptée par ceux qui en étaient les victimes, parce qu’elle leur semblait une loi fatale. Le christianisme a pu adoucir quelques-unes des conséquences les plus douloureuses de l’état social, tel que le monde ancien le connaissait. Mais il n’a jamais prétendu le faire totalement disparaître, puisqu’il en cherche au contraire l’explication dans la chute originelle. Pour la première fois depuis dix-huit siècles, on vient dire à ceux qui souffrent que leurs souffrances sont injustes, qu’elles sont le résultat d’une organisation mauvaise, et en même temps on ne propose rien, absolument rien, pour porter remède à cette injustice et corriger cette organisation. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ceux-là auxquels on tient ce langage imprudent finiront par perdre patience. Voyant qu’on ne fait rien pour eux et que les choses continuent du même train, ils seront en droit de croire que c’est mauvaise volonté de la part de ceux qui les auront leurrés de promesses, et ils essayeront de se faire justice eux-mêmes. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire du monde que la société civilisée se trouvera en présence d’une insurrection du prolétariat. Depuis les guerres serviles de l’antiquité jusqu’à la Commune, en passant par la Jacquerie, ces insurrections n’ont jamais réussi, et elles ne sauraient réussir, car, s’il n’y a point de lois éternelles qui assurent l’hégémonie des nations, si des empires ou des royaumes peuvent être rayés de la carte politique du globe comme l’Empire romain ou la Pologne, il n’en est pas de même de la société organisée, qui ne saurait périr. Elle est en effet la forme nécessaire de l’inégalité providentielle ou fatale des conditions : on ne lutte point avec succès contre la nécessité. La société peut être ébranlée par la lutte, mais elle l’emporte toujours. A quel prix ? Il n’est pas besoin pour le dire de remonter bien loin dans notre histoire, il suffit de rappeler ce qui s’est passé il n’y a pas cinquante ans. En ce temps-là aussi des utopistes plus ou moins sincères avaient tourné les cervelles populaires en proclamant le droit au travail, comme on proclame aujourd’hui le droit au juste salaire ; d’excellens prêtres avaient cru également qu’en se faisant les auxiliaires du mouvement, ils le dirigeraient ; quelques-uns d’entre eux avaient ouvert la chaire chrétienne aux revendications populaires les plus hardies ; ils avaient béni les arbres de la liberté en criant : Vive la République ! On sait comment tout cela a fini. Un jour est venu où la société s’est sentie menacée. Elle s’est défendue et, elle a versé le sang à flots, car rien n’est impitoyable et brutal comme la répression exercée par les intérêts qui ont eu peur. 50 000 cadavres ont jonché les rues de Paris, et parmi eux celui d’un saint archevêque qui dans un moment d’entraînement avait salué avec enthousiasme la révolution dont il devait devenir la victime. A Dieu ne plaise que je veuille prédire au siècle finissant une aussi effroyable aventure, mais il ne faudrait pas cependant continuer trop longtemps le jeu qu’on joue, si on ne veut pas que tout finisse autrement que par des chansons. Le jour où les fusils Lebel feraient merveille dans les rues de Paris ou ailleurs, comme ils ont déjà fait à Fourmies, plus d’un parmi ceux qui donnent aujourd’hui libre carrière à leurs chimères aurait à se frapper la poitrine, car chaque parole imprudente sera comptable d’une goutte de sang répandu.

Heureusement ces imprudences sont le fait de quelques personnalités isolées ; s’il y a en France des vicaires inconsidérés, il y a des évêques sages, et, Dieu merci, aucun d’entre eux n’a adopté ces allures de démagogie cléricale. Il semble même que quelques-uns commencent à avoir conscience du péril. Le mandement de carême du nouvel évêque d’Angers contient un éloquent et sage avertissement. On me permettra également de citer ce fragment d’une lettre que l’évêque de Montpellier adressait naguère à son clergé : « Ne disons pas qu’il n’y a rien à faire ! mais ne faisons rien que de sage, rien qui ne soit en parfait accord avec ces lois sacrées de l’ordre chrétien, les seules qui puissent, par la charité, répondre pleinement aux aspirations légitimes de toute société humaine. Ne séparez jamais, messieurs, les hommes en deux classes, forcément hostiles l’une à l’autre. Tenez la balance égale entre les patrons et les ouvriers, montrant, par votre ferme bon sens, que la justice sociale ne consiste pas à oublier les uns au profit des autres, mais à stimuler le dévouement et la sollicitude éclairée de ceux-là, pour satisfaire, par une réglementation prévoyante, aux justes revendications de ceux-ci ; à établir l’harmonie entre les diverses fonctions sociales, à maintenir dans son intégrité ce tout hiérarchique si complexe qu’on nomme la « société », telle que Dieu l’a faite et telle qu’il la veut ! » Catholique alarmé, j’oserai recommander à quelques catholiques ces belles et sages paroles.

II

Il faut donc faire la charité. Il faut la faire parce que, dans nos sociétés complexes, si elle suspendait un seul jour son action, une si effroyable explosion de souffrances en résulterait, un tel cri de misère et de détresse s’élèverait vers le ciel que ceux-là mêmes qui auraient voulu l’abolir reculeraient effrayés devant leur œuvre, et qu’il faudrait recommencer le lendemain ce qu’on aurait cessé la veille. Il faut la faire aussi parce qu’elle est un devoir pour les chrétiens et que, suivant une belle parole de M. Guizot, nous sommes tous beaucoup plus chrétiens que nous ne le savons. Les principes du christianisme ont, grâce à Dieu, si profondément pénétré notre société laïque qu’elle ne peut, quoi qu’elle fasse, les éliminer, et lorsqu’elle croit faire de la solidarité ou de l’altruisme, c’est encore de la charité qu’elle fait. En présence de l’admirable développement de la charité qu’on rencontre dans les pays protestans, je ne me permettrai pas de dire qu’elle est un devoir spécial pour les catholiques, mais à ceux d’entre eux qui tiennent que de l’Encyclique De conditions opificum date une ère nouvelle, — comme si jamais, avant cette Encyclique, l’Eglise ne s’était occupée des misérables, — je me permettrai de demander pourquoi ils laissent volontairement dans l’ombre un de ses plus beaux passages, celui qui la termine et qui est un magnifique éloge de la charité, « la charité reine et maîtresse de toutes les vertus ». « C’est en effet, ajoute l’Encyclique, d’une abondante effusion de charité qu’il faut principalement attendre le salut, magna effusione caritatis. » Ceux qui se plaisent à répéter qu’en matière sociale et politique il n’est pas permis d’avoir une autre opinion que celle du Saint-Siège, devraient donc, ce semble, parler un peu moins de justice, et un peu plus de charité.

Mais s’il faut faire la charité, il faut la bien faire. Il n’y a rien qui supporte d’être mal fait, pas même le bien ; je serais presque tenté de dire, surtout pas le bien ; car le mal, mal fait, ne fait de tort qu’au mal, tandis que le bien, mal fait, fait du tort au bien. Or il s’en faut que la charité ait toujours été bien faite dans notre pays. Ce qui lui fait principalement du tort dans certains esprits de bonne foi et non prévenus, c’est que par un abus de langage on la confond presque toujours avec l’aumône. Or si l’aumône est la forme la plus fréquente de la charité, elle n’est pas toujours la meilleure ; parfois même, nous Talions voir, elle est la plus mauvaise. L’aumône, telle que chacun de nous, sauf exception, la pratique et la comprend, consiste à donner une partie de son superflu à qui manque du nécessaire. Elle n’a donc rien de très méritoire et, comme toutes les choses qui coûtent peu, elle ne rapporte pas beaucoup. Le sou donné au mendiant, le bon de pain distribué à la porte, le mandat sur la poste envoyé à un inconnu, sont une manière facile de mettre sa conscience à l’aise et de s’acquitter à bon compte de ses devoirs envers le prochain. Nous verrons même tout à l’heure que l’aumône ainsi pratiquée fait souvent plus de mal que de bien ; mais ce n’est pas cependant une raison pour se livrer contre l’aumône pure et simple à des déclamations banales. L’aumône encourage la paresse et entretient la misère. L’aumône dégrade celui qui la reçoit. Voilà ce qu’on trouve à chaque instant non seulement sous la plume de journalistes qui bâclent un article, mais sous celle d’hommes graves qui accouchent de gros livres. Je ne connais rien de dur et de révoltant comme le second de ces aphorismes. Comment ! un brave journalier qui a femme et enfans vit péniblement avec son salaire de quatre francs par jour ; il se casse la jambe et le voilà au lit pour trois mois. Comme il ne peut plus travailler, la misère entre dans le ménage. Les enfans n’ont plus de quoi manger, et le propriétaire réclame son terme. Une personne charitable intervient ; elle paie le loyer et subvient aux besoins de la famille jusqu’à ce que le père soit en état de reprendre son travail. Et le brave homme qui n’accepte cette aumône que sous le coup de la nécessité serait désormais un être dégradé !

Quant à l’autre aphorisme, que l’aumône entretient la misère ; oh ! que je voudrais qu’un de ces docteurs en solidarité et en altruisme daignât un jour quitter sa plume et venir s’asseoir pour quelques heures dans le bureau d’une de ces modestes sociétés charitables dont les administrateurs ne sont peut-être pas grands clercs en matière d’économie sociale, mais s’efforcent de remplir de leur mieux les fonctions qui leurs sont confiées. Que dirait-il en présence d’une fiche comme celle-ci que je choisis entre mille semblables : Famille originaire des provinces annexées ; le père, ancien courtier d’assurances, atteint de cécité par suite d’une ophtalmie purulente des deux yeux, sollicite depuis plusieurs mois son admission aux Incurables ; la mère, d’une mauvaise santé, n’a pas l’habitude du travail manuel ; deux enfans en bas âge, un fils sous les drapeaux, une fille dont le salaire fait vivre toute la famille est employée comme semainière dans un grand magasin, mais vient d’être congédiée provisoirement. Les enfans sont à peine vêtus. Le propriétaire réclame le loyer. — Que faire ? Hâter par des démarches l’entrée du père aux Incurables, tâcher d’obtenir que le fils soit exempté comme soutien de famille, intervenir auprès du patron pour qu’il reprenne la jeune fille si c’est en son pouvoir. Voilà la part de la charité, c’est-à-dire de l’effort individuel. Mais habiller les enfans et payer le loyer, voilà la part de l’aumône, et je gage que notre docteur en philanthropie, solidarité, altruisme, tout ce qu’on voudra, y contribuera lui-même de sa pièce de cent sous.

Pas plus cependant que la charité, l’aumône ne supporte d’être mal faite. Or il faut reconnaître que sinon toujours, comme on se plaît à l’écrire un peu étourdiment, du moins dans un trop grand nombre de cas, l’aumône est mal faite. Quelqu’un qu’il faut consulter à ce sujet, c’est M. Paulian, secrétaire rédacteur au Corps législatif, mais aussi à ses heures chiffonnier et mendiant, ce qui doit être parfois plus intéressant. Lorsque M. Paulian préparait son premier volume d’études sociales : la Hotte du chiffonnier, j’ai eu le plaisir de chiffonner en sa compagnie, mais je n’ai jamais mendié, et je le regrette, car il a fait des expériences bien curieuses. Tour à tour cul-de-jatte, aveugle, chanteur ambulant, ouvreur de portières, ouvrier sans travail, professeur sans emploi, paralytique, sourd-muet, etc., M. Paulian est arrivé à se faire des journées d’une quinzaine de francs, et il a démontré en même temps, ce qui était son but, combien il est facile d’exploiter à Paris le bon cœur et la crédulité du public. A ce point de vue, le livre de M. Paulian fait honneur aux Parisiens, et comme Parisien je suis tenté de lui en savoir gré. Mais, si j’étais mendiant, je lui en voudrais beaucoup, car il fait grand tort à cette corporation. Il dénonce en effet tous les ingénieux procédés, oserai-je dire les trucs des mendians, pour vivre, sans rien faire, aux dépens du public, soit en demandant purement et simplement l’aumône dans la rue, soit en pratiquant le système plus ingénieux et plus relevé de la mendicité par lettres. Il entre à ce propos dans des détails singulièrement curieux sur l’exploitation dont les personnes charitables sont victimes à Paris, sur le grand jeu, c’est-à-dire la liste avec annotation des personnes chez lesquelles on peut se présenter, qui coûte dix francs, le petit jeu moins complet qui ne coûte que trois francs, les journées de pied-de-biche (celles où les mendians se présentent à la porte des maisons) et les journées d’avenues. Mais ce qui est peut-être plus curieux encore, ce sont les traits que M. Paulian rapporte et qu’il a pu observer par lui-même de l’invincible horreur des mendians pour le travail. Il en cite entre autres une preuve curieuse. Comme la maison où il habite était assiégée par une foule de mendians dont il n’était pas un qui ne mourût de faim, et comme il voulait les mettre à l’épreuve, il avait inventé ceci. En échange d’une petite somme qui assurait leur subsistance pour la journée, il leur imposait une corvée qui n’avait rien de pénible ni d’humiliant ; c’était de tirer un certain nombre de seaux d’eau d’un puits assez profond pour les verser dans un réservoir. Quelques-uns refusaient, d’autres s’exécutaient en maugréant, acceptant cependant, au prix d’une demi-heure de travail, de vivre de loisir le reste de la journée. Mais voici ce que fit un plus rusé que les autres. Après avoir tiré son nombre réglementaire de seaux et reçu son salaire, il affecta, dans un élan de bonne volonté, de vouloir tirer un seau supplémentaire ; et il profita d’un moment où la cuisinière avait le dos tourné pour le verser tout entier dans le pot-au-feu qui mijotait sur le fourneau. Puis il s’enfuit en riant. Celui-là trouvait probablement aussi que l’aumône dégrade, et il voulait se venger de l’affront qu’il avait reçu.

D’après ce que je viens de dire, on peut penser que M. Paulian est un adversaire déclaré de ce que j’appellerai l’aumône indistincte, c’est-à-dire de l’aumône faite au hasard et sans renseignemens préalables, sur celui qui la reçoit. Dans son récent discours à l’Académie, à propos des prix de vertu, mon confrère Coppée a spirituellement raillé les philanthropes qui reprochent à saint Martin d’avoir donné son manteau à un pauvre qu’il avait rencontré tout nu, sans enquête. Mais si le lendemain saint Martin avait rencontré le même pauvre encore tout nu, il lui aurait probablement demandé ce qu’il avait fait de son manteau, et il aurait ainsi entrepris la première enquête. Autant que possible, l’enquête doit donc précéder l’aumône, et c’est là une objection très juste contre le système, qui tend à se répandre beaucoup à Paris, du gîte et de la nourriture offerts habituellement à tout venant. Je dis à dessein : habituellement. En effet, lorsque des circonstances particulières déchaînent sur la population d’une grande ville des souffrances exceptionnelles, je comprends parfaitement que la charité publique ou privée s’en inquiète et prenne pour les soulager des mesures exceptionnelles également. Par exemple, un froid terrible survient comme en 1879 ou comme il y a deux ans : ce froid a pour conséquence d’interrompre un certain nombre de travaux, et de priver ainsi de leur gagne-pain ordinaire plusieurs catégories de travailleurs ; en même temps la souffrance du froid est poussée jusqu’à l’exacerbation par une température anormale. Que la charité publique ou privée s’émeuve de cet état de choses, et que, pour y faire face, elle prenne des mesures temporaires, qu’elle crée des chauffoirs, des asiles de nuit, qu’elle distribue des soupes chaudes, rien de mieux. C’est un strict devoir, bien qu’il soit inévitable que, dans une grande ville comme Paris, cette population nomade et vagabonde, dont l’unique préoccupation est de vivre sans rien faire, se rassemble autour de ces chauffoirs, se réfugie dans ces asiles de nuit, se rue à ces distributions de soupes. Ce n’est pas une raison pour y renoncer, car il n’y a pas de chose humaine qui ne puisse donner lieu à un abus. La seule question est de savoir si le bien l’emporte sur le mal. Or, dans un temps de calamités exceptionnelles, il n’y a nul doute que le bien ne l’emporte. Mais où le mal commencerait au contraire à l’emporter sur le bien, ce serait si ces mesures temporaires d’aumône nécessairement indistincte étaient prolongées et généralisées. Qu’on me permette d’illustrer par quelques exemples ce que je veux dire.

Une des œuvres les mieux entendues de la charité intelligente c’est assurément celle des fourneaux économiques, qui permettent à la fois de venir en aide d’une façon efficace aux indigens et de fournira la population laborieuse un moyen sain et économique d’alimentation. Il existe à Paris plusieurs sociétés de fourneaux. Pour ne parler que de la plus importante, la Société philanthropique a distribué l’année dernière 2 629181 portions d’alimens, dont 933 364 contre argent, c’est-à-dire à des consommateurs payans, et 1 695 817 contre bons, c’est-à-dire à des indigens. Il arrive assez souvent que ces derniers se présentent munis seulement d’un ou deux bons, ce qui ne leur assure qu’un repas assez court. Mais, dans la plupart des fourneaux, la directrice a en dépôt des bons que lui ont remis des personnes charitables, et lorsque, avec la grande expérience que lui donnent ses distributions quotidiennes, elle voit quelque pauvre diable, parfois connu d’elle, dont tout le déjeuner se compose d’un morceau de pain et d’une soupe, elle lui allonge un ou deux de ces bons qui lui permettent de compléter son repas. Voilà un spécimen de charité judicieuse et bien ordonnée. Voyons maintenant un autre exemple.

Il y a douze ans, lors de ce grand hiver qui causa tant de misères, une personne très riche et très charitable crut devoir établir dans un quartier très aisé de Paris un fourneau où la nourriture était distribuée à tout venant, et, le froid ayant pris fin, elle voulut néanmoins continuer le fourneau. Au bout de peu de temps, tous les drôles de Paris y affluèrent. On voyait faire queue à la porte du fourneau des jeunes gens dans la force de l’âge qui attendaient leur tour, les mains dans leurs poches, la plupart du temps la cigarette aux lèvres, échangeant des lazzis ou des propos obscènes, et se prenant souvent de querelle. Le scandale devint tel que les voisins se plaignirent. Il fallut fermer le fourneau, dont la fondatrice, non seulement très charitable, mais très intelligente, a fait depuis lors un beaucoup plus judicieux emploi de sa fortune en fondant à la porte de Paris un dispensaire modèle.

En dépit de cette expérience qui aurait dû être convaincante, il a été fondé il y a quelques années une œuvre à laquelle on a donné ce nom significatif : la Bouchée de Pain. La pensée était d’empêcher qu’au moins personne ne mourût de faim dans Paris, et put toujours trouver une bouchée de pain pour se nourrir. L’idée assurément était touchante. Dans la pratique quel résultat a-t-elle donné ? C’est que la Bouchée de Pain est tous les matins assaillie d’une foule de vagabonds d’habitude qui trouvent très commode d’être nourris pour rien et qui viennent prendre leur premier déjeuner avant de se répandre dans Paris. Que cette œuvre ait empêché quelques pauvres diables de mourir de faim, je le veux bien, mais elle a surtout facilité à un grand nombre de vivre sans travailler.

Veut-on un autre exemple ? La charité privée s’est justement émue, il y a quelques années, à la pensée qu’un certain nombre de malheureux pouvaient, par misère ou malchance, se trouver sans gîte dans Paris et tomber sous le coup de ces articles du Code sur le vagabondage qui sont si justement sévères pour le vagabond de profession, mais si durs pour le vagabond par accident. Une société privée a donné l’exemple : elle a fondé un, puis deux, puis trois asiles de nuit, aujourd’hui elle en possède quatre, En 1892 ces quatre asiles ont donné l’hospitalité à 107 615 personnes[5] pendant 291 896 nuits. En 1878, la Société philanthropique ouvrait son premier asile de nuit pour femmes et enfans. Elle en possède trois aujourd’hui, qui en 1892 ont donné à 12350 femmes et 2 503 enfans 56102 nuits d’hospitalité. Elle leur a délivré 110 383 soupes et 35 250 vêtemens. Voilà donc, en une seule année, plus de 120 000 créatures humaines que la charité privée, judicieusement administrée, a sauvées du vagabondage. Était-ce faire assez ? Les personnes qui ont l’expérience de ces questions n’hésitent pas à l’affirmer, et il est à ma connaissance que l’une de ces Sociétés tout au moins ne se chargerait pas volontiers aujourd’hui de la création d’un nouvel asile. Mais l’émulation s’en est mêlée, et l’édilité parisienne a voulu avoir ses refuges municipaux. Elle en a six aujourd’hui, deux pour les hommes, quatre pour les femmes, qui ont, en 1893, abrité 46 413 pensionnaires. N’est-ce pas trop ? On peut assurément se le demander, et alors se pose aussi cette question que les adversaires de la charité n’hésitent pas à résoudre par l’affirmative. Les mesures prises pour venir en aide aux vagabonds d’accident ne profitent-elles pas surtout aux vagabonds de profession ? La pensée qu’à Paris on peut facilement être nourri et logé pour rien n’est-elle pas de nature à engendrer l’oisiveté systématique chez un certain nombre de Parisiens et, de plus, à attirer dans cette cité bénie tous les paresseux de la banlieue et même de la province ? Dans un asile municipal pour femmes que j’ai visité naguère et où l’on m’a donné avec beaucoup de bonne grâce tous les renseignemens que j’ai demandés, le nombre des Parisiennes d’origine n’était que de 330 contre 1 634 originaires des départemens. Il n’y a pas de raison de supposer que la proportion ne soit pas la même dans les autres.

Cette concurrence maladroite entre asiles de nuit privés et municipaux a eu de plus pour conséquence de réduire à néant les précautions que prenaient les asiles privés pour éviter que leurs hôtes se promenassent de maison en maison. Aujourd’hui rien n’empêche un amateur de couchage gratuit de se promener des asiles privés aux asiles municipaux, ou d’asile municipal en asile municipal, car aucune précaution n’est prise pour empêcher cette promenade. Naguère la directrice d’un asile municipal me citait le cas d’une femme qui avait trouvé le moyen, depuis ses couches jusqu’au moment où son enfant avait dix-huit mois, de se faire héberger et nourrir gratuitement d’établissement en établissement. Si l’on n’y prend garde, on développera à Paris l’existence d’une clientèle qui, systématiquement, ne couchera pas ailleurs que dans les asiles publics ou privés. Déjà cette clientèle commence à être connue des directeurs des asiles, et l’exemple de ce qui se passe à Londres est là pour montrer jusqu’à quel nombre elle pourrait atteindre. Il existe à Londres trente workhouses ayant chacun ce qu’on appelle un casual ward où l’hospitalité et la nourriture sont données à tout venant au prix d’un travail assez rude qu’on leur fait accomplir le matin avant leur départ pour les dégoûter de l’hospitalité qu’on vient de leur accorder. Or tandis que, depuis vingt-cinq ans, le paupérisme à Londres a diminué par rapport à la population, le nombre des hôtes de ces casual wards au contraire, a été sans cesse en s’accroissant : de 37 321 en 1879, il a passé à 47 797 en 1892, et la police estime que ce chiffre croissant constitue une population nomade qui n’a point de domicile et couche habituellement dans ces asiles. Sur ce nombre 15 665 ont été recherchés par elle pour diverses causes. Il ne faudrait cependant pas que l’émulation entre asiles privés et publics amenât dans notre grande capitale le développement d’une pareille population, et l’on est sur le chemin.

On pourrait citer à Paris encore bien d’autres exemples de charité mal faite : extension abusive des œuvres destinées avenir en aide aux filles-mères, qui tendent à constituer une véritable prime aux naissances illégitimes ; défaut d’entente entre les sociétés qui se proposent de venir en aide aux accouchées d’une part et les bureaux de bienfaisance d’autre part, ce qui permet à une mère un peu entendue de se faire délivrer trois layettes, dont deux sont aussitôt revendues, quand ce ne sont pas les trois ; rivalité irréfléchie entre protestans et catholiques auprès des habitans d’une même cité de chiffonniers, qui permet à une même famille de faire baptiser un enfant douze fois à l’église protestante et quatorze fois à l’église catholique, à vingt sous par baptême. On trouvera dans le livre de M. Paulian rémunération de toutes ces escroqueries dont la bienfaisance est victime. C’est là un état de choses déplorable, non pas seulement parce que l’argent, ainsi dépensé à tort et à travers, permettrait de soulager un beaucoup plus grand nombre de misères, mais parce que ces malfaçons de l’aumône font tort à la charité et favorisent cette idée inhumaine et fausse qu’on peut, dans une société civilisée, supprimer la charité. Distinguer la charité de l’aumône, avec laquelle elle ne se confond pas nécessairement, voilà donc la première chose à faire. Bien faire et l’aumône et la charité, voilà la seconde. C’est aussi la plus difficile.


III

Comment bien faire la charité ? C’est là une question des plus complexes, et celui qui écrit ces lignes n’a pas assurément la prétention de la résoudre en une fin d’article. Le but qu’il poursuit est beaucoup plus modeste, car il se propose principalement d’étudier un mode spécial d’assistance. Mais l’attrait de ces questions est tel qu’on lui pardonnera s il ne peut se défendre de consacrer un mot en passant à ce sujet difficile entre tous : l’organisation de la charité.

On peut disserter tant que l’on voudra sur les mérites respectifs de la charité publique et de la charité privée, et donner avec raison la supériorité à la charité privée ; la charité publique n’en demeurera pas moins toujours nécessaire. Elle est nécessaire, parce que son office est de pourvoir aux lacunes et aux intermittences de la charité privée ; elle est nécessaire aussi et surtout peut-être comme une protestation contre cette fausse conception de l’Etat uniquement cantonnier, percepteur et gendarme, que l’économie politique avait trop mise à la mode. L’État n’est pas seulement tout cela : il est, il doit être encore ce que le code civil appelle un bon père de famille. Or le bon père de famille ne ressemble pas au père de famille tel que le comprenait le droit romain, qui devait vendre, suivant Caton, tout ce qui était inutile, la vieille ferraille et les vieux esclaves. L’État moderne a des obligations vis-à-vis de ceux qui dépendent de lui. Il doit donc être charitable, et il l’est en fait. Mais il l’est souvent maladroitement et incomplètement : maladroitement, parce que les agens qu’il emploie sont médiocres ; incomplètement, parce qu’il n’a pas les ressources suffisantes. Les agens que l’État emploie. — et par le mot État j’entends ici aussi bien les municipalités que le gouvernement proprement dit, — sont inévitablement et sauf exception médiocres, parce que la plupart font par obligation et par routine une besogne assez ingrate qui devrait être faite avec cœur et avec entraînement. Ils le sont devenus surtout depuis que l’esprit sectaire s’est emparé de l’État, même et surtout, pourrait-on dire, en matière de charité. Je ne voudrais pas que la politique parût inspirer les conclusions de ce travail, mais aucun homme de bonne foi ne peut nier qu’en écartant par exemple systématiquement des bureaux de bienfaisance des hommes qui avaient consacré leur vie à l’exercice de la charité, et en se privant volontairement de ces admirables instrumens qui s’appellent des sœurs, nos fanatiques édiles n’aient, à Paris en particulier, gravement compromis l’exercice de la charité. Les scandales récens qui ont amené devant les tribunaux un certain nombre des nouveaux administrateurs et l’effroyable gaspillage dont, à en croire les documens administratifs, nos hôpitaux sont le théâtre, en fournissent surabondamment la preuve.

À ces inconvéniens de la charité publique, telle qu’elle s’exerce actuellement, il serait facile de porter remède en faisant juste le contraire de ce qui a été fait depuis vingt ans. Mais elle demeurera toujours incomplète tant qu’elle ne sera pas assurée de ressources permanentes. Or elle ne pourra être assurée de ces ressources tant que nos législateurs n’auront pas pris bravement leur parti d’établir dans notre législation financière ce que j’appellerai le centime charitable. L’association de ces deux mots peut étonner, mais comme il n’est jamais trop tôt pour lancer une idée hardie et paradoxale qui, si elle est relevée, suscitera assurément beaucoup de contradicteurs, je demande la permission d’expliquer ce que j’entends par là.

Lorsqu’il y a quelque soixante ans un gouvernement, soucieux de développer la prospérité publique, voulut développer en France le réseau de la vicinalité, par la loi du 21 mai 1836 il autorisa les conseils municipaux à grever leur budget d’un ou plusieurs centimes spéciaux (pour parler la langue administrative) qui figurent encore aux ressources des communes et qui ont contribué à doter la France de ce magnifique réseau de chemins, à la fois cause et indice de sa prospérité, au moins par comparaison à d’autres nations. Lorsqu’on 1850 le gouvernement de la seconde république voulut donner une impulsion vigoureuse au développement de l’instruction primaire, il accorda aux mêmes conseils municipaux la faculté d’inscrire à leurs budgets un ou plusieurs centimes spéciaux pour faire face aux dépenses scolaires, et, à défaut d’un vote spécial, il investit le pouvoir exécutif du droit de frapper cette imposition par décret. Ces centimes ont été inscrits longtemps au budget de toutes nos communes ; s’ils ont cessé d’y figurer aujourd’hui, c’est que la législation nouvelle a fait, à tort ou à raison, du service de l’instruction primaire un service d’Etat. Mais le développement de l’instruction primaire dans notre pays, pendant près de quarante ans, a été dû incontestablement à cette faculté donnée à nos conseils municipaux. La vicinalité, l’instruction, c’étaient assurément deux services importans. La charité est-elle d’une importance moindre ? Je ne le crois pas. C’est donc à ce service qu’il s’agirait de pourvoir. Une des grandes difficultés de la charité publique, c’est moins l’insuffisance de ses ressources que leur inégalité. Ici elle est richement pourvue parce qu’elle a été assez heureuse pour conserver des biens-fonds ou des revenus sur lesquels la Révolution n’a pas mis la main et dont la libéralité des fidèles avait autrefois doté certains instituts charitables. Ailleurs, au contraire, elle ne tire sa subsistance que des allocations nécessairement variables que les conseils municipaux mettent à sa disposition. Ailleurs, elle n’existe pas, même à l’état embryonnaire, parce qu’elle ne possède rien. C’est à cette inégalité, qui n’est pas du tout proportionnelle à la misère et qui est due au hasard, qu’il s’agirait d’apporter un terme en mettant à la disposition des conseils municipaux un moyen pratique d’assurer le service de la charité, comme les gouvernemens précédens ont mis à leur disposition les moyens d’assurer le service de la vicinalité ou celui de l’instruction.

Ce service à l’heure actuelle, dans les villes où il existe, est assuré ou complété par des subventions, comme autrefois aurait pu être assuré également par des subventions le service de la vicinalité et celui de l’instruction primaire. On n’en a pas moins affecté à ces deux services des centimes spéciaux, et il est certain que la création de ces moyens financiers leur a donné une puissante impulsion. Il en serait de même de la création d’un centime charitable. Nul doute que dans l’état présent des esprits, et à un moment où pour une raison ou pour une autre les questions d’assistance intéressent tout le monde, un certain nombre de conseils municipaux n’inscrivissent ce centime à leur budget, et tous verraient dans la faculté qui leur serait ainsi donnée une invitation et un encouragement à organiser la charité.

Cette invitation discrète serait-elle suffisante, et n’y aurait-il pas lieu d’armer les pouvoirs publics du droit, dans certaines circonstances, de rendre cette inscription obligatoire, comme autrefois en matière d’instruction primaire ? C’est là, je le reconnais, une question très délicate, mais puisque je suis en veine de hardiesse, j’irai jusqu’au bout de ma pensée.

Nous avons reconnu que l’Etat (j’entends par là la puissance publique, pouvoir central, départemental ou municipal, il n’importe), devait être charitable, et tout au moins subvenir aux défaillances de la charité privée. Or il y a trois natures de misère auxquelles la charité doit subvenir. Il y a d’abord la maladie. Il n’est pas admissible que l’homme qui vit de son travail et qui est terrassé par la maladie ou l’accident ne trouve pas les soins nécessaires, et ce n’est pas sérieux de dire, comme certains philanthropes, que, s’il demeure sans soins, il est puni de son imprévoyance, car il aurait dû se mettre à l’abri par la mutualité. Cela est parfait en théorie ; mais en fait, sans compter qu’il y a certaines natures de soins que les sociétés de secours mutuels sont incapables de donner, il faudrait que ces sociétés fussent conseillées partout : or il s’en faut. Il y a ensuite l’infirmité chronique ou accidentelle. Lorsque la nature livre à la société un être incapable de travailler, ou lorsqu’un accident l’a réduit à cette incapacité, il n’est pas admissible non plus que la société se désintéresse de sa subsistance et le réduise à faire un gagne-pain de son infirmité en l’exhibant dans les rues. Si ce n’était une question de charité, ce serait une question de voirie. Enfin, mais avec beaucoup plus de réserve, je dirai encore qu’il y a la vieillesse. Pour la vieillesse, on a le droit d’exiger en principe qu’elle soit l’objet de la prévoyance du travailleur, et qu’il prélève sur son salaire ce qui est nécessaire pour assurer la paix de ses vieux jours. S’il ne l’a pas fait, on peut exiger que sa famille subvienne à ses besoins. Mais il peut se faire que la famille fasse défaut ; il peut arriver également que le travailleur, avec la meilleure volonté du monde, n’ait rien pu mettre de côté. Pour économiser, la première condition est de gagner. Or qui oserait affirmer que tous les travailleurs gagnent assez pour économiser, surtout dans les industries féminines ? Et il ne faut pas oublier que les femmes forment un bon tiers du monde de travail. Il y a donc là également pour la charité un devoir éventuel. Dans un grand nombre de cas, la charité privée pourvoit à ces trois misères : la maladie, l’infirmité, la vieillesse ; mais dans les cas où elle n’y pourvoit pas, c’est à la charité publique de le faire, et lorsqu’il y aurait, défaillance à la fois de la charité privée et de la charité publique, lorsque toute une circonscription urbaine ou rurale serait dépourvue de tout hôpital pour les malades, de tout hospice pour les incurables, de tout asile pour les vieillards, non pas faute de ressources, mais faute de bonne volonté, j’admettrais parfaitement que, dans ces cas exceptionnels, un arrêté du préfet pût imposer à ces circonscriptions un centime charitable, sauf recours devant le Conseil d’Etat, qui apprécierait si la mesure a été prise équitablement.

Ce système peut assurément soulever des objections dont je ne méconnais pas la gravité. Aussi voudrais-je essayer d’y répondre sommairement. La principale est ce que j’appellerai l’objection anglaise. Mais, dira-t-on, ce système que vous prônez existe déjà en Angleterre et y a produit des résultats déplorables : c’est la taxe des pauvres, poor-rate, et il est bien connu que la taxe des pauvres entretient la misère et développe en Angleterre, et à Londres en particulier, un paupérisme auprès duquel le nôtre n’est rien. Comment songer à importer un pareil système en France ?

Ceux qui opposeraient ces objections me permettront de leur répondre à l’avance deux choses : la première, c’est qu’il y aurait toujours entre le système anglais et celui que je me permets de proposer une différence capitale ; en Angleterre la taxe des pauvres est universelle et obligatoire, tandis que le centime charitable, tel que je le comprends, serait au contraire local et facultatif, sauf exceptions très rares ; la seconde, c’est que ces objections contre le système anglais sont vieilles d’un demi-siècle. Elles remontent au temps des études, fort belles du reste, de M. Léon Faucher. Les reproduire serait montrer qu’on ne sait pas ce qui s’est passé en Angleterre depuis cinquante ans. Dans un article publié ici même il y a treize ans[6], j’ai eu l’occasion de montrer que le paupérisme de Londres était une légende, au moins quant à l’indigence officielle, le nombre des indigens étant à cette époque de 3,07 sur 100 habitans tandis qu’à Paris il était de 6,25 sur 100 habitans.

En 1884, le chiffre des indigens à Londres était de 99 435 sur 3816483 habitans. A Paris il était de 123324 sur 2209023 habitans. Aujourd’hui le chiffre des indigens à Londres est de 103 937 sur 4 211 743 habitans. Il a donc légèrement diminué. A Paris, sur 2 386 232 habitans, le chiffre des indigens n’est plus que de 55 183, ce qui au premier abord semble indiquer également une diminution et même considérable. Mais le nouveau règlement du 12 août 1886 sur la distribution des secours à domicile ayant réduit sensiblement le nombre des catégories auxquelles des secours permanens étaient accordés, ce n’est pas le nombre des indigens qui a diminué, mais celui des secourus, ce qui n’est pas du tout la même chose. En tous cas à ces 55 183 indigens il faut ajouter 65 058 nécessiteux, ce qui fait une population indigente de 120 241, soit par rapport à Londres un chiffre supérieur avec une population inférieure de près de moitié.

Ces comparaisons de chiffres entre pays où les chiffres ne sont pas dressés de la même façon doivent toujours, je le reconnais, être accueillies avec réserve, et il serait possible, soit que l’inscription sur les listes de l’indigence officielle fut plus difficile à obtenir à Londres qu’à Paris, soit qu’un plus grand nombre de malheureux ne voulussent pas recourir à la charité légale. Mais on peut toujours comparer un pays à lui-même, lorsqu’il vous donne comme instrument, de comparaison des statistiques très bien faites et établies depuis un demi-siècle d’après les mêmes données. Or l’Angleterre est le seul pays qui puisse se vanter d’avoir réduit son paupérisme légal. En veut-on la preuve ? Pour être arides, ces chiffres n’en sont pas moins intéressans. En 1849, le nombre des indigens de toute classe secourus en Angleterre et dans le pays de Galles avec les ressources mises à la disposition des paroisses par la taxe des pauvres s’élevait au chiffre énorme de 1 088 659, ce qui donnait par rapport à la population générale une proportion de 62,7 pour 1000. Trente ans après, le chiffre des pauvres était descendu à 765 455, ce qui, la population ayant augmenté au contraire, ne donnait plus qu’une proportion de 30,6 pour 1 000. Enfin en 1893 le nombre des pauvres n’est plus que de 758 776. Mais, la population ayant augmenté encore, la proportion n’est plus que 25,8 pour 1 000. Ainsi, de 1849 à 1893, la proportion des indigens secourus officiellement est passée en Angleterre de 62,7 à 25,8 pour 1 000. Voilà des chiffres indiscutables. Que prouvent-ils ? C’est que, si la charité légale accroît le paupérisme quand elle est mal faite, comme elle l’a été longtemps on Angleterre, elle le diminue au contraire quand elle est bien faite, et que l’exemple de nos voisins, bien loin de pouvoir être invoqué contre le système du centime charitable, viendrait au contraire à l’appui.

Une autre objection, assez forte dans la pratique, je le reconnais, pourrait être tirée delà situation financière de nos communes, dont la plupart sont obérées. Je ne veux pas rechercher la cause de leurs embarras : cela m’entraînerait à discuter la politique scolaire de ces quinze dernières années. Mais cette situation peut ne pas se prolonger toujours. Ce qu’il s’agirait de faire triompher, c’est un principe : le droit pour les communes de faire appel à l’impôt pour subvenir à des dépenses charitables, droit qui devrait cependant être tempéré par la nécessité de rétablir pour le vote du centime charitable le concours des plus imposés, si maladroitement supprimé par la loi du 5 avril 1882. Le principe une fois admis, quinze ans, vingt ans, un demi-siècle, pourraient s’écouler avant que les bienfaits s’en lissent sentir. Mais les générations futures en profiteraient, et, il ne faut pas se faire illusion : en matière de réforme sociale, c’est surtout pour les générations futures qu’on travaille.

Enfin une troisième objection, forte également je le reconnais, mais non pas insurmontable, peut encore être tirée de la façon dont la charité publique est aujourd’hui administrée. Il est certain qu’il faudrait apporter une réforme complète dans les procédés de l’assistance publique en France. Il faudrait, tant à Paris qu’en province, qu’en échange des ressources qui seraient mises à sa disposition par l’universalité des contribuables, elle renonçât à s’inspirer d’un esprit étroit et sectaire dans la distribution de ces ressources ; que, sans adopter de parti pris aucun instrument, elle n’en exclût aucun, surtout pas le plus admirable de tous, les congrégations charitables, et qu’aucun citoyenne fût, en raison de ses convictions politiques ou religieuses, écarté des conseils de la charité. Il faudrait, en un mot, qu’elle devînt un service national auquel seraient conviés à prendre part tous les hommes de bonne volonté, et en même temps qu’on enlevât autant que possible, à ce service, son caractère administratif, en faisant appel aux concours bénévoles, car la charité, bureaucratiquement faite, donnera toujours des résultats médiocres. S’il y a un terrain où la réconciliation des partis puisse s’opérer, c’est assurément celui-là. C’est un rêve, dira-t-on. J’espère que non. En tout cas, à ceux qui portent tout à la fois dans leur cœur un ardent amour pour la France et une pitié profonde pour les souffrances de quelques-uns de ses enfans, ne faut-il pas permettre le rêve, ne fût-ce que pour les consoler un peu des tristesses de la réalité ?

Dans une prochaine étude, nous examinerons les meilleurs modes d’organisation et de distribution de la charité privée.


HAUSSONVILLE.

  1. Il est superflu de renvoyer les lecteurs de la Revue aux belles études où M. Anatole Leroy-Beaulieu, en rendant un juste hommage à l’Encyclique, a mis en lumière son caractère prudent et libéral à la fois.
  2. Je me sers de cette expression, bien que ceux auxquels on l’a appliquée l’aient repoussée avec vivacité, surtout depuis que l’Encyclique a prononcé une condamnation formelle contre le socialisme. Ils sont assurément dans leur droit si l’on entend par socialistes ceux qui poursuivent la mise en commun de la propriété. Mais on désigne aujourd’hui plus généralement ceux-là sous le nom de collectivistes, et l’on appelle socialistes ceux qui considèrent la liberté comme l’ennemie et la réglementation comme le salut. Entendant ainsi le mot, l’instinct public ne s’est pas trompé en attribuant la qualification de socialistes à l’école catholique dont je parle, et tout en donnant acte de leurs protestations à ceux qui appartiennent à cette école, c’est ainsi, pour la clarté du discours et pour éviter une périphrase, que je continuerai à les désigner.
  3. Voyez sur cette organisation la Revue du 1er mars 1885.
  4. Je tiens ces renseignemens très précis d’un jeune voyageur, M. Paul Bureau, qui s’est rendu aux États-Unis tout exprès pour étudier la question du homestead.
  5. Ce chiffre est énorme ; heureusement il ne représente pas autant d’individus distincts, car il est hors de doute que le même individu se représente plusieurs fois dans l’année.
  6. Voir la Revue du 15 juin 1881.