L’Assaut de Loigny (2 décembre 1870)

L’Assaut de Loigny (2 décembre 1870)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 605-648).
L’ASSAUT DE LOIGNY
(2 DÉCEMBRE 1870)


I

Dans l’après-midi du 1er décembre 1870, la réserve du 17e corps allait de Coulmiers à Saint-Péravy-la-Colombe. Elle comprenait, en infanterie : les deux bataillons des zouaves pontificaux, un bataillon de mobiles des Côtes-du-Nord, les francs-tireurs de Blidah et de Tours ; en artillerie, quatre batteries de 8, deux batteries à cheval, une de mitrailleuses. Le général de Sonis marchait avec elle, ayant choisi sa place parmi les meilleures de ses troupes ; de la sorte, il tenait à peu près le milieu entre sa deuxième et sa troisième division, l’une devant, l’autre derrière, à quelques heures de distance, tandis que la première, retardée d’un jour entier, échappait à son commandement. Mais, sachant que de grands événemens se préparaient, il menait d’une seule impulsion cette triple colonne vers le terme de Patay, jaloux de rejoindre là Dubois de Jancigny et de s’y voir en même temps rallié par Deflandre. Infatigable et fougueux en apparence, las pourtant dans son cœur, oppressé par l’imminence des faits qui pendaient alors sur notre histoire, anxieux de ce champ de bataille où il ne s’agirait plus d’une lieue carrée ni des jachères de Beauce, mais bien de toute la terre de France, il ne parlait qu’à son Dieu de tant de tristesses ; et, se confiant à lui en de doux colloques, il lui demandait la consommation totale du sacrifice et la prompte occasion d’une mort de soldat.

L’heure de l’effort était en effet venue pour l’armée de la Loire. Déjà les 18e et 20e corps, opérant sous Beaune-la-Rolande, à l’est de la forêt d’Orléans, avaient attaqué Frédéric-Charles, maître et gardien de la route de Paris, et tenté de l’attirer sur eux, hors de son poste stratégique. Le théâtre du conflit changeait maintenant ; l’œuvre des journées prochaines incombait aux forces situées de l’autre côté de la forêt. Là, les 15e et 16e corps n’avaient que peu de chemin à faire pour se réunir, tandis que le 17e en vedette à l’extrême gauche, devait serrer sur l’aile droite par un mouvement étendu. Mais d’abord, il demeurait fixé dans cette position excentrique par l’urgence de couvrir Tours, nœud vital de la défense ; le grand-duc de Mecklembourg garnissait en effet les lignes du Loir, et poussait sa marche-reconnaissance vers le Mans, à la recherche de nos rassemblemens. Cependant, le 30 novembre, on apprenait à Tours que le grand-duc était en contremarche et qu’il revenait vers Frédéric-Charles; on adressait sans retard au général de Sonis l’ordre de s’avancer lui-même vers l’est, jusqu’à Coulmiers. C’est pourquoi, gagnant ce terrain de victoire tout modelé de tertres et planté de croix, il avait bivouaqué là sa réserve, heureux de voir ces jeunes soldats, après de dures étapes, se reposer, faire leur soupe, dormir sur la paille des meules autour du village. Et tout à l’heure, le clairon rappelant aux armes, la lente colonne s’était reformée, remise en chemin.

Autour d’eux, s’étendait de nouveau la Beauce, rase et sombre, déployée à perte de vue dans sa funèbre nudité : pas une culture, pas une plante, pas une végétation buvant aux sources profondes de la terre et révélant sa vie latente, n’interrompait sa mort superficielle. Quelque givre séjournait au fond des sillons; impuissant à couvrir le sol, il le striait de blanc et l’ensevelissait sous un demi-suaire dont la trame bigarrée, tombée du ciel comme tout d’une pièce, se déchirait aux arêtes des maisons et les laissait passer au travers. L’horizon, gris sur gris, décevant et proche, tel qu’un horizon marin, coupait de son cercle onduleux toutes les directions et cernait le regard par de grandes vagues glacées et fixées. Sur ce confin flottant, des meules penchantes, mamelles de cette contrée nourricière, des clochers aigus, de sombres toits, de blanches murailles qui clôturaient des fermes, s’étalaient en teinte plate sous une lumière fausse qui découpait les contours, mais ne modelait pas les formes : ces apparences angulaires, expressives de volonté humaine, blessaient presque les yeux du voyageur, induits par le paysage même à de lents mouvemens et de paresseuses visions. On marchait une lieue, deux lieues, et rien n’avait changé : toujours ces surfaces sans perspective, ces villages quelconques dont aucun ne pouvait être un terme, et, sous ce ciel compact, toute cette plaine informe où le chemin n’acheminait pas. Les mobiles des Côtes-du-Nord composaient l’avant-garde. A trois cents mètres derrière eux, venaient les deux clairons des zouaves pontificaux, les trombi, ainsi qu’on les appelait encore par une habitude importée d’Italie. L’un d’eux, Tulane, était Français; l’autre. Italien, se nommait Colossandri : de tout jeunes gens, dont les figures imberbes riaient sous le képi, dont les nuques gracieuses se mouvaient et se balançaient à l’aise dans la large encolure des vestes de tartan. Mêlant leurs deux idiomes en une langue mixte qui les amusait, jargonnant, se houspillant, ils s’excitaient l’un l’autre à cette allure légère, rythmique, que leur musique leur avait apprise ; et, par momens, la voix mécontente du colonel, les rappelant à leurs intervalles, leur faisait prendre une cadence mourante, pareille au piétinement d’un paralytique.

En effet, le colonel de Charette les suivait à vingt pas, tenant la gauche du général de Sonis. L’un et l’autre, transis de froid, avaient mis pied à terre; ils causaient, les brides de leurs chevaux passées sous leurs bras. Les officiers de l’état-major étaient derrière; puis les spahis de l’escorte, penchés sur leur pommeau, raccrochés sur leurs courtes étrivières, grelottant dans leurs burnous ; le régiment enfin, masse grisâtre et morcelée qu’agitait le balancement des torses mouvans, le mouvement alterné des bras posant et reposant des bâtons à terre, le haussement brusque des épaules lasses de leur charge et qui secouaient aussi les piquets de tente attachés au paquetage.

La troupe était neuve, ainsi qu’il paraissait à la variété des prestances et des allures ; car ces hommes de tout âge et de toute provenance ne se courbaient pas dans l’attitude servile du fantassin longtemps terrassé par le sac ; mais, soldats par accident et par volonté, ils portaient à leur façon leur harnais de circonstance et les armes de leur choix. Ainsi, leur ensemble aurait pu paraître aussi disparate qu’aucun des corps francs levés à la hâte en ces jours troublés, si l’expression d’un même sentiment n’eût été lisible à la fois sur ces mines d’aristocrates et sur ces masques de paysans. Les plus las avaient aux yeux quelque chose d’allègre ; les plus forts, quelque chose de triste. Usés par la faim et la veille, ils avaient beau revenir à cet aspect inférieur et comme animal de l’homme qui pâtit dans son organisme et qui décline dans sa pensée : ils demeuraient exempts de cet égoïsme qui est la forme mentale de cette déchéance et dont si peu de troupes, une fois entamées par la guerre, peuvent éviter la fatale contagion. Ceux-ci, au contraire, s’appuyaient les uns aux autres; plusieurs portaient deux fusils ; on sentait entre eux comme le lien d’une camaraderie secrète. Et le scapulaire de flanelle blanche, attachant au côté gauche de la veste un sacré-cœur rouge et sanglant, indiquait assez quelle confrérie en armes s’assemblait et combattait sous l’habit de ce régiment.

Au milieu d’eux, changeant de place, voulant les visiter tous avant la fin de cette marche, circulait leur aumônier, un religieux dominicain. Il était vêtu de la robe blanche de son ordre et du manteau noir ; le bonnet de laine dont il couvrait son crâne rasé encadrait aussi par deux oreillères sa figure barbue et pâle. Ses yeux, sous l’aile flottante de son chapeau, brillaient comme d’une lueur atténuée par des larmes ; un pli singulier de sa lèvre inférieure, déviée à gauche et pendante, ajoutait à ses traits doux une expression de grande tristesse. Dans un sac dont on voyait la banderole en sautoir sur sa poitrine, il portait l’étole, l’ordo, les saintes huiles et le custode, enfin toutes les choses requises pour l’accomplissement inopiné de son ministère. Mais, loin de se restreindre au rôle ecclésiastique, il ne vivait que pour ces trois cents zouaves : son humeur même ne lui appartenait pas. Appuyé sur une canne haute comme un homme, il s’intercalait au milieu d’un rang, et, s’efforçant là d’aviver la conversation et de provoquer les rires, il fabriquait des calembours ; il répétait d’anciennes plaisanteries qu’il lui fallait chercher très loin dans sa mémoire, jusqu’à ce temps de sa jeunesse où il était encore à l’Ecole normale, et les distractions de M. Ampère, et les farces qu’inventait About. Ou bien, soucieux de maux plus cachés, il s’isolait avec l’un d’eux qu’il voyait se taire à part ; n’ayant que trop peu de temps le soir pour les confesser tous, il saisissait cette occasion d’écouter et d’interroger, sa main posée sur cette épaule. Quelle que fût la confidence, souci, regret ou remords, elle tombait avec un écho dans ce cœur profond. C’est ainsi qu’à chaque étape il pénétrait davantage dans leurs pensées et les réconfortait mieux en Dieu, opposant leurs âmes plus fermes aux épreuves plus dures, leur espérance plus certaine au désespoir plus obsédant. Et méritant pleinement le titre de Père dont ces soldats l’honoraient, il recevait d’eux de précieux dépôts: lettres, testamens, menus souvenirs, qu’ils destinaient à des parens âgés, à de jeunes femmes, à des fiancées, à des sœurs. Ce bagage était rangé dans sa valise, les adresses mises, toutes choses prêtes enfin pour que les objets pussent sans retard trouver leur but, en cas de bataille et de mort.

L’ancienneté du religieux dans sa charge datait de la fondation même du régiment et des premiers combats soutenus pour la cause pontificale. Choisi par le Pape, il s’était rendu à cette volonté suprême, ainsi que le prescrivaient ses vœux; mais il appréhendait d’abord cette tâche nouvelle, imprévue, et vers laquelle il n’avait pu diriger ses exercices antérieurs. Passer du cloître au camp, et de maître des novices devenir régent de cette soldatesque, la transition lui paraissait rude. Il recevait des confessions embarrassantes où le crime de duel revenait journellement; puis, quelque soin qu’il mît à choisir ses textes, à réduire ses développemens, on bâillait à ses prêches, on y faisait des bruits de sabre ; il sentait enfin dix fois le jour que sa piété mystique gagnait peu ces gentilshommes occupés à jeter l’or français dans les plaisirs italiens ; que sa patrologie ne convainquait pas ces chouans, venus se battre pour un roi et qui s’amusaient en attendant bataille. Mais les circonstances de l’histoire, en l’amenant à son vrai service, le servirent lui-même; elles révélèrent chez lui une qualité précieuse, bien propre à toucher des cœurs de soldats : le Père ne possédait pas dans tout son esprit la notion du danger. Car non seulement il pouvait, comme d’autres, regarder la mort en face, mais même il ne l’apercevait pas. Passant à travers les balles à Viterbe, à Monte-Rotundo, à Mentana, passant à travers la contagion quand le choléra s’était mis dans le camp, il avait forcé l’admiration : de l’étonnement à l’affection, le pas fut vite franchi. C’est que cet érudit de la science ecclésiastique connaissait aussi l’homme; cet hébraïsant était bon ; il n’oubliait jamais, il ne souffrait pas qu’on oubliât toute la tendresse du Fils pour nous et comme sa loi n’est que de l’amour parlé ; et, comprenant enfin le sens de cette discipline militaire qui fait de la profession des armes une vie de rachat perpétuel et de pardon, il osait penser et dire que l’armée est, quant aux actes de l’homme, la plus haute application de l’exemple et du précepte divins. Il avait renoncé à la glose écrite ; mais, la vie étant aussi une Somme dictée par l’Esprit-Saint, il s’occupait de recueillir parmi les événemens mêmes les leçons de la Souveraine Sagesse ; confondu dans la foule, il augurait sans cesse les gestes que Dieu fait au prêtre par-dessus la stature humaine. C’est pourquoi une haute allégresse, et comme une vocation nouvelle, l’attachait à ce régiment des Volontaires de l’Ouest, car la terre n’avait pas manqué à ces soldats du Pape, chassés d’Italie, chassés de Rome, qu’un navire français, au port de Civita-Vecchia, ramassait tantôt sur ses planches françaises, et qui se retrouvaient tout d’un coup là, au cœur de la France, face à face avec un si grand devoir. Et plus rien ici, dans cet hiver et dans cette solitude, entre hier désastreux et demain sinistre, que le seul devoir : le sol et l’air également rigoureux, la chose publique pendue sur l’abîme, les intempéries et les catastrophes agréaient au Père, tout lui paraissant à ce point de danger et de misère où Dieu intervient d’ordinaire dans les affaires du monde. Aussi, convaincu que des actes mémorables s’élaboraient auxquels serait mêlée cette troupe, signe vivant du Christ en ce siècle d’erreur, il la préparait à sa tâche sanglante ; il l’exaltait au souvenir de nos grands jours, à l’exemple de nos grands hommes, et lui nommait Tolbiac, Patay, Orléans, puis saint Louis, Jeanne d’Arc, Bayard, du Guesclin.

Cependant, la conversation entre Sonis et Charette était venue sur le sujet de ces fanions que les généraux font arborer derrière eux en guerre, et dont ils signalent leur présence aux différens points du champ de bataille.

— C’est peu de chose que d’indiquer le lieu où l’on est, dit Sonis. Se faire personnellement reconnaître importe davantage. Pour cela je ne vois qu’un moyen : proclamer sa croyance... Parce qu’en affichant ce qu’on croit, poursuivit-il après un silence, on prouve ce qu’on vaut.

— Oui, mon général; pourtant on ne peut guère se promener sous les balles avec des crucifix...

— Sans doute... Il y a des formes plus commodes du symbole. En Afrique, je portais un fanion croisé, bleu sur fond blanc. Seulement, c’était une croix grecque ; et, pour ma part, je n’aime pas cette manière de raccourcir la croix : il faut lui garder le rapport qu’elle a avec la forme humaine...

Il tourna vers le colonel ses yeux purs, étincelans dans leurs orbites que creusaient doublement la veille et la fatigue; puis il conclut :

— Je n’arborerai désormais qu’un signe purement catholique.

— Ma foi, mon général, reprit Charette, si vous voulez déployer demain un signe catholique, j’en ai un tout exprès pour vous.

— Vraiment? Lequel?

— Un étendard tout blanc, brodé, avec un Sacré-Cœur au milieu ; quelque chose comme une bannière de procession. On me l’a remis à Tours, un vieux monsieur... J’ai serré l’objet dans ma cantine, et je n’ai plus trouvé le moment de m’en occuper.

— Eh bien! voici ce moment... Ainsi vous ne savez pas d’où vous vient cet étendard?

— Non, mais le Père le sait. Je puis bien l’appeler...

— Oui, s’il vous plaît, appelez-le.

L’ordre donné courut de rang en rang jusqu’au religieux, qui arriva essoufflé. Ils rangèrent leurs chevaux et lui firent place.

— Nous traitions d’une question militaire, dit le général, et il exposa le premier thème de leur conversation sur un ton de politesse auquel le religieux se méprit, car il crut entrer dans un entretien banal, pour y tenir un rôle indifférent.

— L’usage des fanions est très ancien, répondit-il; mais il a été pratiqué une fois d’une curieuse façon : c’est une histoire que je raconte à nos zouaves...

Pour divertir ses interlocuteurs, il rapporta une fois de plus cette anecdote : Le général Marcognet, montant à l’assaut du fort de Schweidnitz, avait fait planter une tête de chou sur la canne du tambour-major : « Si vous ne voyez plus la tête de chou, disait-il à ses hommes, vous saurez que Jean-Pierre Marcognet est mort. »

— Marcognet était un vieux brave, reprit le général en souriant. Mais nous parlions de cet oriflamme blanc qui vous a été remis par une personne de Tours, et nous voulions savoir de vous sa provenance exacte.

Changeant de voix et de figure, le Père commença son récit. Les religieuses de la Visitation, à Paray-le-Monial, avaient brodé cet étendard dès les premiers désastres de la guerre ; pendant que les unes y travaillaient, écrivant avec l’aiguille chaque lettre de l’invocation : « Cœur de Jésus, sauvez la France! » le reste de la communauté, réuni en adoration perpétuelle, répétait ce vœu par une prière unanime; elles appelaient ainsi la faveur du ciel sur ce signe et demandaient pour lui quelque attribution miraculeuse qui pût encore ramener la victoire.

Elles voulaient d’abord, les saintes filles, que leur bannière fût déployée sur les murs de Paris ; mais on leur avait représenté que cette guerre pouvait s’entendre comme le châtiment propre de Paris. Et d’ailleurs l’investissement était promptement venu interrompre toute communication avec la capitale. Interrogées alors, ces ouvrières de Dieu avaient répondu qu’elles destinaient le fruit de leur travail aux Volontaires de l’Ouest.

—... Aux Volontaires de l’Ouest, insista le moine en écartant les mains de sa poitrine et regardant de droite et de gauche l’effet produit par ses paroles. À ce moment-là, nous ne portions pas encore ce nom; nous attendions obscurément à Tarascon d’être agréés et réorganisés : si nous serions classés dans la ligne ou dans la mobile, ou si nous formerions un corps franc, c’est ce que personne en France ne savait. Mais les bonnes sœurs de Paray avaient reçu à notre sujet des lumières telles qu’elles purent adresser l’étendard à une personne de Tours, et que cette personne nous l’apporta, — sans que nous l’ayons nullement demandé! — au moment même où nous prenions les armes pour quitter la ville. La prédestination de l’objet, la désignation surnaturelle faite de notre régiment, enfin l’opportunité de la remise, tout manifeste dans cette affaire un dessein providentiel.

— Vous aviez raison... conclut brièvement le général, en se tournant vers Charette. Mon Père, j’accepterai de vous cet étendard pour mon usage, si vous me faites l’honneur de me le confier. Seulement, continua-t-il tandis que le religieux s’inclinait pour marquer son respectueux acquiescement, il me faudra aussi un porte-fanion, car je ne remettrai pas cette étoffe chrétienne aux mains de ces païens-là.

Il montrait du doigt ses spahis engourdis et indifférens. Le colonel reprit :

— Parbleu, j’ai l’affaire... Un garçon qui est de l’or en barre : Henri de Verthamon. N’est-ce pas, mon Père... Verthamon?

— C’est un fort et un croyant, répondit le Père pendant que le colonel, se retournant vers la troupe, appelait :

— Verthamon ! Verthamon !

— Il marche à la dernière compagnie, observa l’aumônier, pour excuser le retard que le sergent mettait à se présenter.

— Ne prenez pas la peine, Charette, laissez-le... opposa le général. Ne faisons pas courir inutilement ce garçon. Vous me l’amènerez à minuit, en venant me demander mes ordres.

— Mon général, je vais lui annoncer l’honneur que vous lui faites, dit le Père, saluant pour prendre congé.

— Vous voudrez bien m’annoncer l’heure que vous choisirez pour la messe, reprit en manière d’adieu le général, qui se découvrait lui-même par un large mouvement de bras.

Le Père comprenait bien le sens de ces paroles polies : elles lui rappelaient cet ordre une fois reçu, et chaque jour soigneusement exécuté, de célébrer l’office une heure avant le départ de la troupe. Arrêté sur le flanc du bataillon, il cherchait à reconnaître dans l’apparition de ces silhouettes qui défilaient quatre par quatre la belle stature d’Henri de Verthamon. Mais la colonne traversait à ce moment le village de Gémigny, dont les maisons, hostilement fermées, jetaient de l’ombre sur les visages.

— J’ai dû le laisser passer, songea-t-il, — et, se voyant en arrière, il prit le loisir d’entrer au presbytère. Les presbytères étaient, dans cette contrée dévastée, les seules maisons où l’on eût chance de trouver quelques provisions; et le Père ne frappait pas à cette porte sans une arrière-pensée d’ordre purement temporel.

Cependant, le canon tonnait vers l’avant; et le général tressaillait à ces appels sauvages que sonnait la poudre dans ses rauques instrumens, car le canon qui éclate produit plus qu’un bruit : il a comme une voix qui insulte et qui supplie, qui menace et qui gémit. « Marcher au canon, » c’était l’ordre sommaire qui réglait toute nouvelle venait de l’arrière en cette armée découverte devant, décousue sur le front; et depuis lors, plus rien; pas un avis, pas un renseignement, pas un indice n’avait soulagé cette tête, sujette à tous les improvistes, attentive à tous les dangers.

— Est-ce donc là? songea-t-il joyeusement, et il sourit à ces salves de délivrance, il salua ce terme où il pensait déposer dans la mort le poids des incertitudes et des responsabilités. Puis, terminant par un accent de volonté son aveu d’impatience :

— Nous avons de quoi vous répondre... reprit-il, relevant le défi prussien; et il se retourna pour voir son artillerie, qui roulait à distance avec lenteur et régularité. Il aimait particulièrement cette arme, dont un long séjour en Algérie l’avait déshabitué; il admirait sa robuste apparence, la souplesse de ses manœuvres, surtout l’exactitude de ses constructions, à laquelle s’attachait pour lui l’idée d’une puissance mathématique, infaillible, quelque peu mystérieuse. « Ceux-là sont sûrs, » disait-il, comparant dans son esprit ces canonniers si tranquillement assis sur leurs coffres si bien fixés à leur matériel, avec ces instables forces d’infanterie, héroïques un jour, fuyantes le lendemain; les opposant à ces régimens de cavalerie qu’il avait failli commander, mais qui n’auraient pu le suivre sur leurs chevaux médiocres et fatigués. Et ramené par là à ses tristesses et à ses doutes :

— Qui sait? continuait-il, tandis que la canonnade se prolongeait au loin. Peut-être n’est-ce pas là?...

La veille, en sortant de Saint-Laurent-des-Bois, n’avait-il pas perçu ce même bruit, retentissant du côté de Tournoisis? Et n’avait il pas appuyé à gauche, gagné vers Ouzouer-le-Marché, jusqu’à ce que le silence rétabli et la nuit commencée n’eussent plus laissé d’autre parti possible que de négliger l’incident et de reprendre la direction première? Ce n’était pas là... Puis, remontant plus haut encore dans les souvenirs, il retournait aux rancœurs qui avaient marqué tous les grades de son rapide et récent avancement : Arrivant à Tours, lui, colonel de chasseurs d’Afrique, il recevait d’abord le commandement d’une brigade de cavalerie ; quant à la troupe elle-même, personne dans les bureaux ni dans la ville ne connaissait son emplacement. Venu à Vendôme pour la joindre, il la pourchassait encore que déjà il changeait de titre et prenait sous ses ordres toute la division de cavalerie du 17e corps. Dès lors, il cherchait sa division comme tout à l’heure sa brigade : à Châteaudun, où d’abord il avait la joie de rencontrer et de consulter le général Fiereck, une troisième nomination le portait plus haut et l’embarrassait davantage : il devenait le chef du 17e corps. Le tiers seulement de ses troupes se trouvait dans les environs. « Où est mon corps d’armée? « allait-il demander; mais le Gouvernement, prévenant toute question, lui adressait l’ordre pressant de se rabattre sur Vendôme et de couvrir Tours. Marche, contre-ordre, contremarche : cette fois, le général Fiereck n’était plus à Châteaudun. Tout ce que Sonis pouvait espérer de lui manquait donc à la fois : renseignemens sur la contrée, état des approvisionnemens, registres d’ordres, traditions, conseils et jusqu’à cette bonne collection de cartes qu’ils avaient commencé de feuilleter ensemble. Rien dans la ville, ni bureaux de place, ni personnel d’état-major. Entrant dans cette solitude, Sonis entamait avec le délégué à la guerre ce dialogue télégraphique : « Qui commande ici? — Vous. — Pour combien de temps? — Faites comme si c’était pour toujours. »

Comprenant enfin qu’il ne devait compter que sur lui seul, il choisissait Marboué, au nord de Châteaudun, pour le rassemblement de ses forces. Ses jeunes régimens arrivaient d’heure en heure, à peu près équipés : leur vue l’exaltait; et jugeant qu’il ne leur manquait rien que l’action salutaire, et l’effort d’où naît l’énergie, il préparait pour le 25 novembre une expédition propre à leur donner confiance en eux et en lui : c’était une reconnaissance offensive dirigée, au nord-ouest, vers la ville de Brou. La veille du jour choisi pour ce mouvement, il adressait des ordres exprès au général Deflandre, chargé de l’exécution ; le jour même, montant à cheval à l’heure dite, il s’étonnait de trouver le camp parfaitement silencieux. Et tirant inquiètement sa montre :

— Les troupes sont-elles déjà parties? demandait-il au factionnaire.

— Non, mon général : le réveil n’est pas sonné...

Deflandre assistait ce matin-là à un conseil de guerre; il n’avait pas reçu les ordres; rien n’était prêt. Il fallait donc le suppléer sans retard et prendre son monde au dépourvu, faire chercher les officiers, les faire lever; parcourir ce camp mal discipliné où les soldats heurtaient leur général et ne le saluaient pas; attendre à la place d’armes les compagnies, qui arrivaient égrenées et qui partaient incomplètes; assister enfin, rongé d’impatience, à la lente reconstruction de cet assemblage militaire, qu’il restait ensuite à soutenir, à pousser, à piloter jusqu’au bout de cette laborieuse journée. Et quand, après vingt-quatre heures de marche et de combat, Sonis ramenait cette colonne à Marboué, éclairé cette fois sur son peu de solidité, tristement certain que non seulement la confiance, mais que toute liaison intestine, que toute volonté commune, bref, que tout ce qui fait une troupe manquait encore à cette troupe; alors, les soldats épuisés dormant sur la paille et sous la toile, un ordre nouveau survenait de Tours et prescrivait la retraite immédiate vers la forêt de Marchenoir. On repartait en pleine nuit, et la débandade commençait d’éparpiller le 17e corps dont des lambeaux seulement atteignaient au matin les cantonnemens d’Ecoman, Saint-Léonard, Vievi-le-Rayé.

— C’est ma faute... songea Sonis, se chargeant une fois de plus d’un malheur auquel son initiative n’avait pourtant que peu de part. Car telle était son âme, qu’il acceptait la responsabilité sans réclamer le commandement, et qu’errant avec vingt mille soldats sous un amoncellement de causes orageuses, il voulait être la seule victime des événemens ou des hommes, et protéger entièrement ceux qu’il ne dirigeait qu’à demi.

Tout à coup la canonnade s’arrêta de battre ses oreilles, et la rupture de cette impression longtemps prolongée et devenue coutumière rompit aussi le fil de ses réflexions. Il cessa de fixer les yeux vers l’horizon jaloux d’où venait maintenant le mystérieux silence, il leva plus haut sa tête obéissante, et dit à son Maître : « Que votre volonté soit faite!... »

La nuit opaque était tombée; la campagne désertée et la troupe frileuse se taisaient également autour de lui : pas un bruit de la terre n’empêchait de monter à Dieu la prière de ce soldat.


II

La mère du tromba Colossandri, une paysanne têtue, l’amenant une fois à Rome pour qu’il fût soldat du Pape, l’avait confié spécialement au Père, qui depuis lors possédait en ce garçon un serviteur attentif et bénévole.

On ne pouvait désirer domestique plus alerte ni figure plus avenante. Il était petit, de traits et de teint romains ; ses yeux ardens et doux éclairaient ses joues mates; il riait sans cesse, courait plutôt qu’il ne marchait, travaillait moins qu’il ne se jouait. Toujours en action, il savait fabriquer des objets avec son couteau, prendre des oiseaux au piège, préparer la soupe, coudre, astiquer ; il avait appris depuis le commencement de la campagne à panser les chevaux, à les atteler, à sonner dans sa trompette tous les airs de l’artillerie et ceux de la cavalerie. Au surplus, ses fonctions près du Père étaient nombreuses : il l’éveillait les matins, bouclait sa valise et la portait au fourgon, préparait son autel, servait sa messe; le soir, il touchait ses rations, ou, si le service d’approvisionnement ne fonctionnait pas, il travaillait et réussissait à lui découvrir quelque provende.

Mais cette fois, dans ce village éteint et verrouillé de Saint-Péravy, la question du souper lui paraissait entièrement insoluble. Padre, che cosa fare[1]? demandait-il avec perplexité au religieux, qui sortait du presbytère. Il l’avait attendu devant une sorte d’abreuvoir ou de fondrière, pavée de glace, blanchie de lune.

— Frappons n’importe où, répondit le Père ; mangeons n’importe quoi...

Ils s’engagèrent sous une voûte et débouchèrent dans la cour d’une ferme. Une grange était ouverte, que des zouaves exploraient avec une lanterne ; de la lumière et des voix sortaient d’une chambre, sans doute pleine, car des ombres passantes se projetaient incessamment sur les carreaux de la fenêtre. Le Père posa son sac et son bâton sur un banc, contre le mur; puis il mit la main sur la poignée de la porte, qui résista.

— On n’entre pas, cria une voix. C’est complet !

— Je suis le Père Antonin...

— Bien ! bien ! Entrez alors !

Ferdinand de Charette, Henri de Verthamon, plusieurs autres, groupés autour de la cheminée dans des attitudes lassées, surveillaient une soupe et des pommes mises à cuire devant le feu. Une vieille circulait et grognait au milieu d’eux, préparant quand même leur couvert, mais n’interrompant pas son discours maussade, bredouillé pour elle seule, et qui ne sortait pas de sa bouche sans dents. Un lumignon, noyé par la clarté de l’âtre, tremblait sur la table épaisse ; derrière les rideaux à ramages qui cachaient le lit, un dormeur soufflait et s’agitait. Le lait chantait dans le pot; les fruits crevaient sous la cendre ; l’horloge, avec son tic tac, émiettait doucement l’heure.

Ils s’assirent et mangèrent; mais le tromba, ne trouvant point de place sur le banc, resta mélancoliquement debout les mains dans les poches. Il regrettait maintenant une ration de pain dont il avait fait fi l’autre jour à Marchenoir, la jetant avec violence contre la porte de l’église, et s’amusant de voir là cette boule de pâte gélatineuse aplatie, collée, pendue.

— Mon Père, encore une pomme... disait Verthamon.

— Merci, j’ai beaucoup mangé... répondit le religieux. Comme pour se détendre, il alla quelques pas distraits dans la chambre, puis sortit. N’ayant pris que le temps d’ouvrir son sac et d’en tirer un objet, il reparut, et déposa sur la table un pot de confitures.

— Des confitures ! des confitures ! criaient-ils en faisant autour de lui des gestes joyeux. Vive le Père!... Evviva il Padre!

— C’est le bon curé de Gémigny qui me les a données, reprit-il. Partagez-les bien soigneusement : chacun pourra en avoir un peu.

Et comme personne n’invitait Colossandri :

— N’oubliez pas le tromba, ajouta-t-il.

— C’est juste… Tiens, tromba, fouille au pot, dit Verthamon.

Puis, se levant et se vêtant de ses armes, il sortit pour se rendre au rapport du général.


III

Il descendit la rue principale, sortit du village et prit à droite e chemin qui menait vers le camp et le château. Les tentes angulaires s’étalaient au clair de la lune, irrégulières de longueur et de position ; on entendait le bruit d’un maillet, frappé sur la tête d’un piquet, tandis qu’une voix pénible, et comme déformée par une position du corps incommode, se plaignait de la dureté du sol…

La grille du château ouvrait sur une allée rectiligne, resserrée de droite et de gauche entre des taillis. Ces masses touffues et basses concouraient vers le fond de la perspective, mais s’arrêtaient sur une échappée lumineuse et laissaient voir une façade blanche où des fenêtres éclairées paraissaient roses. Dans le vestibule, chaque pas faisait vibrer les dalles, entre des profondeurs souterraines et la haute résonance de l’escalier. C’était là cette atmosphère ancienne et cette odeur héréditaire propres aux vieilles demeures rurales : les aromates des offices, les conserves des celliers, les exhalaisons personnelles des chambres s’y combinent en proportions définies ; les influences diluées de la lavande ou de l’iris y luttent suavement contre les émanations des étoffes résolues en poussières ; air imposant, parfums expressifs, et qui, comme le château lui-même rempli tour à tour de berceaux et de cercueils, paraissent également chargés de vie et de mort.

Le brouhaha d’une conversation dirigea le sergent vers le salon ; il entra et vit, à la lueur des bougies qui brûlaient de-ci et de-là, plusieurs zouaves occupés à repousser les meubles vers le même coin de l’appartement ; ils avaient posé un chevalet, qui portait un pastel, debout sur la table du piano. Par une porte ouverte, d’autres allaient et venaient ; un groupe, où se mêlaient tous les grades et dans lequel Verthamon ne reconnut pas d’abord le général, s’employait à placer contre le mur une rangée de matelas.

— Bonsoir, Verthamon ! dit le colonel, et il vint à lui pour l’accompagner et le présenter.

— Je vous donne un poste d’honneur et je sais que vous en êtes digne…

Faisant cette réponse, Sonis tendit la main à l’arrivant ; puis il retourna arranger lui-même, avec une humilité chrétienne, le dortoir de ses soldats. Cependant, plusieurs camarades entouraient avec des mines joyeuses le porte-drapeau :

— Tu couches ici, n’est-ce pas, Verthamon ? disait l’un.

— Il n’a pas l’air de savoir les nouvelles, observa un autre.

Et tous deux, se reprenant et renchérissant entre eux, racontèrent le grand événement de la journée : le général Ducrot sorti de Paris par une victoire, arrivé jusqu’à Epinay-sur-Orge, arrêté là à mi-chemin de Fontainebleau. Puis, les entreprises du lendemain : toute l’armée de la Loire mise en mouvement pour gagner Pithiviers, une grande bataille inévitable. Des causeries s’engageaient autour d’eux dans les différens groupes que formaient ces troupiers, redevenus hommes du monde.

— Je crois qu’il existe une famille de Saint-Péravy… disait un caporal appuyé à l’angle d’une cheminée et penché vers une collection de miniatures.

— Assurément, reprenait un autre. Elle a des alliances dans le Perche.

— Savez-vous où est l’église ? demanda à cet instant Verthamon.

— Oui, tout près… au bout du parc, répondit une voix : et il vint regarder par la fenêtre :

— Tiens ! la voilà ! fit-il étonné… Nous n’aurons qu’à traverser le cimetière…

— Eh bien ! n’est-ce pas le meilleur vestibule pour mènera une église ? observa derrière lui le général ; puis, parlant à tous :

— Dormez bien, acheva-t-il avec un accent de douceur paternelle, en tournant vers eux son visage où la beauté de son âme était épanouie. Je vous éveillerai moi-même au dernier moment.


IV

Padre mio… appela doucement Colossandri, qui venait d’entendre les coups de deux heures sonner au clocher.

Padre mio… répéta-t-il, en relevant la toile gelée et rigide, et faisant entrer plus de lumière sous la tente.

Le religieux continuait à dormir : son capuchon noir enveloppait son front d’un pli lâche et débordant ; des rides nombreuses tailladaient sa face incolore, immobile ; ses paupières, serrées entre elles comme avec effort, étaient sur ses yeux des sceaux de plomb. Le voyant abîmé à ce point dans le sommeil, le tromba prit le parti de lui découvrir la tête et les tempes, et de l’asperger quelque peu avec l’eau de son bidon. Le Religieux je retourna, regarda, comprit; forçant à l’action ses membres lourds, il se mit lentement à genoux, puis debout.

— Merci, mon enfant, dit-il. Sans toi, je m’abandonnais. Allons... tu as trouvé la bonne manière de me réveiller. Ne dérangeons personne ; nous prierons pour ceux qui reposent.

Marchant avec rapidité, et bien maître maintenant de lui-même, le prêtre passait entre les tentes pliantes au vent et vaguement vibrantes, sous lesquelles on entendait des souffles, D’autres pas, devant et derrière, s’acheminaient aussi vers l’église, dont la porte entr’ouverte filtrait de la clarté et dressait verticalement dans la brume une cloison vaporeuse et blanche. Pourtant, la nef demeurait dans une pénombre devant l’autel éclairé; le curé attendait, une main posée sur la grille du chœur. Face à lui, plusieurs fidèles étaient agenouillés sur un même banc : chefs baissés que la lueur falote et froide des cierges caressait. Sonis, Charette, les Bouille, les Ferron, Troussures, Verthamon, commençaient là leur veillée d’armes.

« Sancta Bibiana, virgo... », récitait dans sa mémoire le Père, déjà vêtu de l’amict et du surplis. Il savait avec certitude que le 2 décembre était consacré à sainte Bibiane, mais il avait oublié la classe de cette fête et la couleur correspondante des ornemens. Avant d’ouvrir le tiroir aux chasubles, il consulta donc l’ordo, et vit que la messe de sainte Bibiane se trouvait cette fois remplacée par l’office spécial du Sacré-Cœur. Il fallait que celui-ci fût tombé en coïncidence de date avec quelque solennité majeure et qu’il eût été reporté jusque sur cette cérémonie secondaire des derniers jours de l’année. Mais sans s’arrêter à cette cause dont les événemens prochains allaient montrer la providentielle opportunité, le prêtre ne songea d’abord qu’à son ministère. On était en 1870, et la dévotion au Sacré-Cœur, privée jusqu’alors de l’approbation papale, ne ressortissait pas encore à un rite supérieur ; les textes qui lui sont propres manquaient peut-être dans le missel de cette petite paroisse ?

— Je vais chercher, dit le curé, à qui le Père posait cette question. L’appendice est très développé...

Il trouva, mit les signets en place, et regagna sa stalle tandis que le religieux, la tête couverte, les traits immobiles et les yeux baissés, entrait derrière le tromba.

Ils commencèrent leur dialogue sacré: le prêtre avec un accent lent et profond; le servant d’une voix haute, légère et libre. Colossandri se conformait attentivement à toutes les prescriptions du service dominicain, offrant d’abord les burettes pour que le prêtre remplît le calice, récitant le confiteor spécial de l’ordre ; au Sanctus, il alluma un cierge qu’il n’oublia pas d’éteindre à la communion. Le Père, tenant d’une main le ciboire et le protégeant de l’autre, faisait majestueusement face aux fidèles. Il vit la Sainte-Table occupée tout entière, Sonis étant à la droite par devoir d’exemple plus que par droit de priorité ; il les vit, et frappé d’une évidence intime et souveraine, dans cette minute où il leur présentait leur Dieu, il comprit par leur seule présence que ces hommes allaient mourir. Mais il marcha vers eux sacerdotalement, et leur distribuant quand même le Pain de vie, revint au tabernacle et termina le sacrifice. Incliné profondément, appuyé des deux bras sur la table de l’autel, il contemplait le signe eucharistique tenu symétriquement entre ses doigts allongés ; et le tromba l’entendait dire d’une voix accentuée et décroissante qui se perdait dans un murmure :

Cor-pus do-mi-ni nostri Jesu Christi

Lui-même, à ce moment solennel, répétait amoureusement sa prière habituelle au Sacré-Cœur : O vulcani di amore che shoccate del cuor di Gesù, lasciate erompere una scintilla di queste flamme[2]… Comme il achevait, le Père en était à la salutation finale après laquelle le prêtre se couvre. Ils entrèrent dans la sacristie ; trois heures sonnèrent sourdement à une petite pendule qu’on n’apercevait pas sur le mur mal éclairé.

— Va à ton service, dit le Père de sa voix liturgique et recueillie en Dieu. Il le bénit, agenouillé devant lui et qui baisait le bas de son scapulaire ; car le petit clairon n’omettait jamais cette pratique ancienne, laquelle vaut au servant de toute messe dominicaine deux cents jours d’indulgence, ainsi qu’il en a été décidé par le pape Grégoire XII.


V

Le Père avait accepté de prendre au presbytère un frustulum de pain et de café ; reconduit par le curé, il gagnait sa propre place dans le rassemblement de la troupe. Ils parlaient de Monseigneur d’Orléans, de sa propagande, de l’esprit général dans le diocèse, enfin de cette paroisse même, et de sa singulière invocation :

Ecclesia sancti Petri in via Columbarum, expliquait le curé, c’est là l’étymologie. La langue populaire en a fait : Saint-Péravy-la-Colombe, ce qui n’offre plus aucun sens.

Un piétinement nombreux et sonore couvrait par instans le bruit de leur conversation. De l’église jusqu’au château, des appels et des numérotages couraient le long des rangs qui se formaient. Un commandement de « Par le flanc droit! » marquant la minute de l’adieu, tourna la colonne face à la direction de sa marche ; puis, les têtes et les corps penchés en avant pour résister à la bise violente, les rangs s’ébranlèrent successivement.

Quatre heures venaient de sonner et la lune se couchait. Une ligne de lanternes, lentement mobiles et qui se masquaient par instans, rampait au loin sur la route ; c’étaient là les bagages de la deuxième division ; on les dépassa, et derrière un premier plan illuminé par des feux de bivouac, on aperçut la masse de Patay.

Le camp fut établi à la porte de la ville, dans un champ contigu à celui que la deuxième division occupait déjà. Le matin blanchissait à peine; le cantonnement désert, mais qui montrait encore des traces de récente occupation, gisait silencieusement dans la nuit avec un aspect farouche et dépeuplé. Le régiment s’y répandit peu à peu, sans dépasser une place oblongue, triangulaire, qui n’était qu’un épanouissement de route à l’entrée du bourg; des maisons basses enfermaient cet espace; derrière, le clocher pointait hautement dans le ciel glacial.

Les zouaves heurtaient affamés aux portes, ou s’asseyaient somnolens sur les bancs; ils voyaient des traînards, que la prévôté n’avait pas encore ramassés, sortir ivres de l’auberge A l’Espérance. Les bruits : qu’on ne se battrait pas, qu’on allait faire la soupe, couraient de bouche en bouche sans que personne pût indiquer leur origine, et l’aumônier, se promenant, se secouant, battant la semelle, mêlait sa robe blanche à ces groupes sombres.

— Verthamon est-il ici? demanda-t-il de sa voix douce en frappant à la fenêtre d’une salle qu’il voyait toute pleine de monde.

— Non, mon Père, répondit Jacques de Ferron; mais entrez tout de même. Ici, c’est très curieux! il y a un vieux qui nous fait des théories...

Il vint lui ouvrir la porte et l’introduisit dans une sorte de cuisine, où de continuelles flambées surchauffaient l’air, vicié et teinté par des fumées de tabac.

Debout à l’extrémité de la table, un paysan de mine revêche tenait tête à une bande de jeunes gens assis sur les bancs en toutes sortes de poses et qui se moquaient de lui. Petit, le teint terreux, sa barbe faisant mentonnière autour de ses joues et foisonnant par touffes grises entre les pointes de son col, il portait un seau à traire et débitait du lait à l’aide d’une mesure de fer-blanc dont le manche recourbé s’accrochait au bord du récipient. C’était lui le propriétaire de la maison, lui dont on avait voulu renverser la meule pour étendre des jonchées dans la cour, lui qui avait bénévolement cédé plusieurs brassées d’une paille rouillée et piquante propre à la litière des animaux. Il exposait maintenant les raisons de sa conduite et de son mécontentement :

— C’est-y moi qu’a déclaré la guerre? Alors, pourquoi qu’on me prend-y mon bien? Hier les Prussiens, aujourd’hui les Français; et toujours comme ça... J’en ons-t-y vu des mauvais jours! Maintenant je donne plus ren. D’abord, pourquoi vous battez-vous avec des hommes qui ne vous ont point fait de mal? C’est-y pas vos semblables? Moi, j’ons causé avec eux : c’est des braves gens tout comme les autres, qui ne demandaint qu’à travailler pour gagner leur vie...

On riait simplement de son jargon, sans répondre à ses questions; il se livra davantage et raconta l’histoire de son beau-frère, emmené comme otage en Prusse.

— Voilà mon beau-frère, un fort ouvrier comme vous et moi, c’est-y de la justice qu’on l’ait pris prisonnier? Il était là tranquillement qui attendait les Prussiens devant sa maison, à Bricy. Il leur avait servi à boire sur sa table. « Voulez-vous des raisins, messieurs les uhlans? qu’il leur a demandé bien poliment; voulez-vous du jambon? Prenez à votre convenance... » Mais ces grands malfaisans l’ont poigne comme s’il avait tué père et mère; ils l’ont attaché avec une corde derrière un cheval, et trotte bidet! va dans leur Prusse, mon pauvre François! Je lui ons porté à manger quand il a passé à Gémigny. Tout de même, il ne se faisait pas trop de bile, parce que ma sœur lui avait cousu un billet de cent francs sous la doublure de son gilet...

Il regarda dans les yeux ceux qui l’écoutaient, manifestement fier de cette action de sa sœur ; puis il reprit :

— Un qui a de l’argent, il ne se fait pas de bile... Mais que direz-vous de l’aventure? C’est-y moi qui vas labourer pour lui à présent?... Je ne suis pas fort instruit, mais je sais bien que si vous ne pouvez pas seulement empêcher nos gens d’être pris dans leurs maisons, ce n’est pas la peine de faire la guerre. Aussi, je l’ai dit à mon garçon quand il a parti pour être mobile ; je lui ai dit : « Cache-toi bien dans les fossés ; n’attrape pas de mauvais coups... »

— Pauvre homme! interrompit le Père, affligé de ce qu’il pût exister par le monde des âmes aussi incapables de sacrifice.

— Ne l’écoutez plus ! dit-il hautement à ses soldats : il vous découragerait.

Il sortit avec plusieurs d’entre eux, et, les arrêtant dans la cour :

— Ecoutons plutôt ceci, reprit-il gravement.

Attentif à la rumeur lointaine de la bataille, il levait le doigt et les yeux vers le ciel. Le soleil de onze heures s’y montrait, pâle et froid, parmi de pesans nuages. Un instant, les vapeurs, se dissipant, démasquèrent sa face hivernale; puis l’astre se voila de nouveau et ne fut plus un soleil, mais quelque ouverture percée à travers cette calotte de plomb, un trou foré comme au trépan dans ce crâne que l’humanité démente remplit à jamais de ses songes et de ses crimes, du bien qu’elle rêve et du mal qu’elle accomplit. Les zouaves prêtaient l’oreille. Ils sentaient s’approcher l’instant d’agir, et croître à mesure, et peser sur les leviers de leur conscience la cause intime qui les faisait agir. Mais d’abord ils ne perçurent que les sifflets de la bise; puis des salves diffuses leur parvinrent d’un point indéterminé de l’horizon.

— C’est là, dit Fernand de Ferron, et il montrait du doigt la direction d’Artenay.

— Non, reprit un autre, entendant vers Loigny des détonations plus sourdes, mais plus fréquentes : la bataille est au nord...

— Où qu’elle soit, Dieu nous y garde notre place... répondit le Père ; et, dans un silence résigné, ils s’acheminèrent une fois de plus vers la place d’alarmes.


VI

A l’Est, au Nord, partout déchaînée, la bataille ardente développait autour de Patay son cercle de feu et de sang.

On sait quelle était, pour les journées du 1er et du 2 décembre la vaste tentative de l’armée de la Loire. Se porter sur Pithiviers en refoulant ou en perçant les forces allemandes interposées, rejoindre à Fontainebleau l’armée de Paris, qui bien loin d’avoir atteint Épinay-sur-Orge ainsi qu’une erreur de mots le faisait croire à Tours, luttait alors péniblement sur le terrain de Champigny : c’était là l’événement chimérique auquel les 15e 16e et 17e corps d’armée allaient s’employer.

Cette conception stratégique, étrangère aux vues du général en chef d’Aurelle de Paladines, mais imposée par le gouvernement quant au plan et quant à la date, était déférée telle quelle au commandement militaire, qui ne décidait plus que de l’exécution tactique. Ce partage anormal de l’autorité pouvait se trouver légitimé par les circonstances, mais il compromettait d’avance le résultat; car, sans doute, toute œuvre est mort-née à laquelle l’ouvrier principal ne croit pas. L’insuffisance de ses outils, son ignorance de son but propre, créaient pour lui d’autres faiblesses : sa cavalerie, par exemple, médiocre en soi et médiocrement utilisée, ne lui apportait que peu de renseignemens sur la position de l’adversaire; et bien qu’il ne dût avoir affaire dans la journée du 2 qu’aux forces du duc de Meklembourg-Schwerin, il pouvait encore craindre l’intervention de Frédéric-Charles. Ainsi, d’une part, la formulation d’un ordre impératif, de l’autre, le manque des données les plus essentielles, étaient pour le général en chef des tares mentales propres à retarder et à rompre sa décision ; elles le chargeaient par avance du poids de toute cette bataille à laquelle sa direction centrale a manqué.

Le 15e corps, commandé par le général Martin des Pallières, devait laisser une de ses divisions immobile dans les environs de Chilleurs-au-Bois et de Neuville, tandis que les deux autres tourneraient autour de celle-ci, en suivant la grande route d’Orléans à Paris par Artenay. Le 16e corps, sous les ordres du général Chanzy, formerait l’aile marchante de la conversion; il quitterait les positions conquises par lui la veille à Faverolles, à Villepion, à Terminiers, et se dirigerait au nord-est, ayant dans ses traces, et pour sa réserve, le 17e corps.

Or, aucun accident remarquable du terrain ne conditionnait le théâtre où ces troupes avaient à s’engager, ni ne permettait, en appuyant une défense, d’orienter une attaque. Sur toute l’étendue qu’on découvre depuis le moulin de Terminiers, c’est à peine si le niveau du topographe saisirait dans les altitudes une variation de dix mètres : les vagues ondulations dont se modèle de-ci et de-là ce sol indéterminé peuvent à peine abriter des troupes contre les vues, bien loin de leur offrir quelqu’une de ces crêtes saillantes qui sont aux forces armées comme les parois à l’eau des réservoirs, et du haut desquelles la masse humaine sent l’attrait de la pente et cède à l’accélération de la pesanteur. Cependant, pour fermer par deux traits cette région du tapis où tomberont tantôt les dés de la bataille, on peut marquer depuis la ferme Morale jusqu’à Loigny et à Ecuillon comme un seuil, puis, entre Tanon et Champdoux, comme un glacis : c’est là tout le champ clos débattu et perdu par les soldats de Chanzy, montré pour leur terme et demeuré interdit aux soldats de Sonis. Rien ne signale cet espace dans cette plaine aussi plate que la carte même ; mais, par un effet de contraste, les localités aperçues au loin et de tous côtés accaparent le regard ; l’esprit prête des proportions grandioses aux moindres constructions dont la valeur défensive grandit comme les apparences optiques. On voit à gauche, par-dessus les toits de Faverolles, le bourg d’Orgères; derrière lui, un rideau boisé clôt la perspective; les clochers de Loigny, de Lumeau, de Baigneaux, de Poupry, sont autour de l’horizon; dans leurs intervalles, Fougeu recouvrant la ferme Morâle, Villours, posé de guingois, Ecuillon tout seul, Goury perdu dans les arbres, émergent avec des formes déchirantes sur cette mer douce au regard. C’est à travers ces écueils tactiques que le 16e corps devait naviguer.

Ses trois divisions ne formaient que deux colonnes et ne suivaient que deux itinéraires. A droite, la division Maurandy allait toute seule de Sougy vers Terminiers et Lumeau, le terme hypothétique de sa sanglante étape étant marqué à Poinville ; au centre, les divisions Barry et Jauréguiberry, l’une derrière l’autre, avec une demi-lieue de distance, quittaient Terminiers et Faverolles, et se dirigeaient par Villours, Loigny, Tillai-le-Peneux... ; la cavalerie du général Michel, les francs-tireurs de Poudras et de Lipowski avaient à louvoyer et à convoyer sur le flanc gauche.

Les forces allemandes, surprises la veille et repoussées, n’avaient plus révélé leur présence que par les grands feux de leurs bivouacs; on ne savait rien de précis sur elles, et le vent d’Est avait emporté dans l’inconnu le bruit des coups de feu échangés vers minuit, du côté de Bourneville, entre des grand’ gardes de cavalerie. Il était six heures du matin : le corps bavarois attendait près de la Maladrerie, en position de rassemblement. La cavalerie du prince Albert s’étendait à sa droite. Les 17e et 22e divisions sortaient des cantonnemens éloignés qu’elles occupaient au nord; celle-là, destinée à heurter le 15e corps français et à soutenir le combat isolé de Poupry, se hâtait vers Baigneaux; celle-ci, vers Lumeau, que convoitait de plus près la division Maurandy. A huit heures, le grand-duc changeait sa disposition et portait par une marche de flanc les Bavarois vers le front : Beauvilliers-château de Goury. Ses têtes de colonnes, en s’ébranlant, pouvaient apercevoir, vers Loigny et sur une direction convergente à la leur, les éclaireurs de la division Barry.

Les deux axes de mouvement se coupaient au château de Goury : ce point se trouvait ainsi désigné comme premier objet du conflit; et d’abord, un bataillon prussien, rappelé en grande hâte de Lumeau, s’y fortifiait. Une longue façade sinistre, percée de fenêtres nombreuses, une clôture si délabrée que trois coups de pioche suffisaient pour y pratiquer une meurtrière, formaient double courtine sur la direction de l’attaque française et donnaient contre elle un double étage de feux. Cependant, le 38e régiment, déployé et tenant la droite de la ligne, se présentait devant l’obstacle; la fusillade s’engageait vers neuf heures et demie. Bien n’était décidé encore quand la 4e brigade bavaroise arrivait à son tour. Déjà, elle avait jeté face à droite, entre Beauvilliers et Goury, une batterie légère et deux batteries lourdes, et vu cette artillerie devancer par son feu l’artillerie française, singulièrement oubliée et retardée; renforçant ensuite la garnison du château, elle le dépassait par un de ses bataillons, qu’elle rabattait enfin contre l’assaillant.

Ce bataillon se démasqua et s’avança obliquement contre le 38e ; mais, aperçu de la sorte vers la droite, il paraissait venir de Lumeau : on le prit pour un détachement de la division Maurandy; et le commandant Gariod, qui se trouvait le plus directement menacé, donna l’ordre de ne pas tirer sur cette troupe approchante et sur ce danger grandissant. Avant qu’il ne se fût reconnu, de violentes décharges, en faisant des jours dans ses rangs, et le couchant lui-même, percé de vingt balles, coupaient court à sa mortelle erreur.

La catastrophe allait promptement suivre la surprise. Car la 3e brigade bavaroise avait marché derrière la 4e ; elle s’était établie, non sans peine, au-dessus de Goury, face à Ecuillon. Très endommagée d’abord par la fusillade du 38e et par celle du 7e chasseurs, peu s’en fallait qu’elle ne perdît deux batteries, attaquées à l’instant même de leur arrêt, avant l’ouverture de leur tir. Mais des compagnies allemandes, résolument avancées, conjuraient le danger ; elles entraînaient dans leur mouvement le reste de la brigade, qu’on voyait progresser d’une seule haleine jusqu’à Ecuillon. Devant cette hardie contre-attaque, l’artillerie de la division Barry se retirait précipitamment; son roulement, sur cette terre gelée, s’accompagnait d’un bruit de tempête, et cette impression terrifiante abattait tout à coup le moral déjà faiblissant de nos jeunes soldats. Ils pliaient donc, et cette première heure perdue perdait la journée. En vain, vers midi, une deuxième colonne française revenait-elle battre l’écueil de Goury par l’afflux incessant de troupes neuves, qui se défonçaient l’une après l’autre contre le récif. Cependant, la division Maurandy, suivant sa route latérale, s’était échouée sur Lumeau ; débarrassée d’elle, la 17e division prussienne pouvait lancer la brigade hanséatique à travers le combat principal; celle-ci, comme tout à l’heure la 3e bavaroise, marchait d’un trait jusqu’à Fougeu : elle tendait ainsi un rapide rideau, qui nous fermait définitivement le fond de la scène. Tout le corps de von der Thann convergeait bientôt vers Loigny, où s’engageait pour plusieurs heures, sous la fumée de l’incendie et sous celle de la mousqueterie, une lutte sanglante de rues et de maisons.

Cependant, le 33emobiles se retirait de Villerand sur Villepion ; la brigade Deplanque rétrogradait depuis Villours jusqu’à Faverolles, suivie par la mitraille prussienne; quatre batteries allemandes étaient devant Ecuillon, deux entre Loigny et Fougeu, dix peut-être entre Fougeu et Villerand : tout ce métal, éparpillé sur un arc de cercle enveloppant et grandissant, aboyait contre les asiles de Faverolles et Villepion. Puis, la cavalerie du prince Albert venait menacer à revers les troupes assises sur ces deux positions. Partie au trot de la Frileuse, elle passait entre Cornières et Villevé, quand elle découvrit au loin, de part et d’autre de Gommiers, deux masses noires : c’étaient les colonnes du 17e corps qui entraient sur le champ de bataille.

VII

Vers midi et demi le général de Sonis, instamment appelé à l’aide, fit rompre son bivouac de Patay. Il dirigea par Rouvray-Sainte-Croix, Terminiers, Faverolles, la division Dubois de Jancigny, mise dès le matin à la disposition du général Chanzy, mais inemployée encore; lui-même conduisit sa réserve au plus court, vers Loigny; enfin, la division Deflandre, qui atteignait précisément Patay, reçut l’ordre de repartir et de marcher au canon.

Manquant de toutes données, le général Deflandre apprécia qu’il devait flanquer le 17e corps sur la gauche, et se donna Gommiers pour premier objectif. Cependant, la réserve passait entre Rouvray-Sainte-Groix et Muzelles ; elle s’orientait d’abord sur le moulin de Faverolles, puis, plus à l’ouest, conformément aux indications qu’apportaient incessamment des officiers dépêchés par le général Chanzy. Sonis, en doublant de vitesse, avait déjà gagné Villepion.

— Les affaires vont mal, lui dit le général Barry, devant le château. — Et peu après, le général Chanzy lui répéta cette phrase, ajoutant qu’il avait un régiment cerné et perdu dans Loigny.

— Si vous pouvez me remplacer ici, conclut-il, vous me ferez plaisir. — Il montrait du doigt les troupes qui jonchaient le terrain en avant de Faverolles.

C’était un ordre, et, pour l’exécuter, Sonis voulut se tourner d’abord vers cette division Deflandre à laquelle il n’avait pas encore donné de destination. Il commençait à la chercher sur cette vaste esplanade, et s’inquiétait de ne pas la voir, quand il aperçut la colonne Dubois de Jancigny qui descendait de Terminiers. Allant au plus près, il prit là deux batteries à cheval qu’il lança au galop jusque sur la route de Faverolles à Villepion; puis il plaça lui-même devant Faverolles le 51e régiment de marche. Mais à ce moment un autre danger vint l’attirer ailleurs.

L’attaque latérale de la division de cavalerie prussienne se prononçait depuis Nonneville. Attentif à cette partie du champ de bataille, car le matin même un capitaine des francs-tireurs Lipowsky était venu lui dénoncer les excursions enveloppantes du prince Albert, Sonis envoya dire à Deflandre de se garder ; lui-même fit tête avec sa réserve au nouvel adversaire. Un groupe de son artillerie s’établit à Gommiers; l’autre, qu’escortaient le 1er bataillon de zouaves pontificaux, quatre compagnies des mobiles des Côtes-du-Nord, les francs-tireurs de Tours et de Blidah, renforça près du moulin de Villepion les batteries de la division Jauréguiberry. Il était temps : déjà les pièces allemandes postées à gauche et à droite de Nonneville couvraient d’obus le parc du château, désorganisaient la résistance, expulsaient les défenseurs. Sonis, parcourant sa ligne de feu, se mêlant à ses canonniers, les activait dans leur service. Bientôt ses projectiles de 8 entamèrent l’artillerie ennemie; une haute gerbe de flammes marqua au loin l’éclatement d’un caisson ; en même temps, les balles des mitrailleuses creusaient des vides dans cette cavalerie, qui menaçait toujours, massive et mobile, étincelante et sombre. Comme pour affirmer ce succès, l’amiral Jauréguiberry voulut qu’une batterie s’avançât jusqu’à l’extrémité nord du parc; d’après ce désir, Sonis changea d’emplacement toute l’artillerie qu’il avait à la position du moulin. Enflammé lui-même par ce premier progrès, il regardait déjà ce village de Loigny où de la troupe française était traquée; il scrutait impatiemment ce noir champ de bataille fumant, confus, mystérieux, aux deux bords duquel les armées énervées se regardaient comme incapables de secouer leur inertie et de s’exciter l’une l’autre par quelque nouveau défi. À ce moment, le capitaine d’état-major de Luxer vint annoncer qu’une compagnie du 51e de marche dirigée par lui-même s’était installée dans un petit bois, sur la ligne qui va du château de Villepion à Loigny.

— Bien... répondit le général. Mais je ne sais ce que fait ma 3e division... J’ai besoin d’elle ici tout de suite : je vais attaquer Loigny. Allez en avertir le général Deflandre.

Le capitaine s’éloigna dans la direction d’Heurtebise. On entendait encore le bruit alterné de son galop quand un sous-officier d’artillerie arriva au pas de course : « Son commandant l’envoyait... le centre se repliait... il était presque sur les pièces, on ne pouvait plus tirer... »

— Quel centre? demanda Sonis; et, se précipitant du côté de Villours, il courut chercher la réponse à sa propre question. Son cheval tanguait au passage des sillons ; des isolés couchés à terre, morts ou vivans, des objets d’équipement abandonnés, une charrue arrêtée au milieu d’un champ, le déviaient du droit chemin ; à la fin, il obliqua vers quelque chose de nombreux et de changeant qui était une troupe en mouvement. Son désir faussant sa vision, il crut un instant reconnaître que ces bataillons marchaient à l’ennemi ; mais les silhouettes grandirent, les faces des fuyards parurent tournées vers lui avec des expressions de misère et d’épouvante.

— Halte ! cria-t-il en faisant du bras un grand geste d’alarme et de menace. Halte ! vous perdez l’armée !

Son officier d’ordonnance, prêt à tuer quelqu’un de ces affolés pour suspendre la fuite des autres, braquait sur eux son revolver : un commandant, deux capitaines, faisaient face au troupeau en étendant les bras ; et l’on entendit une voix qui criait, enflée de tout le son qu’elle pouvait contenir :

— Arrêtez, arrêtez donc !... ou je vous casse la gueule !

Ces efforts aboutirent, et les rangs reformés, retournés, regagnèrent un peu de terrain. Mais quelques obus bavarois, faisant brèche dans la tremblante muraille humaine, la versèrent tout entière : marcher en avançant dépassait les forces de ces malheureux, capables seulement ou de se fixer au sol en tombant couchés, ou de se mouvoir en lâchant pied. Ils gisaient ainsi, et la chute réitérée des projectiles les couvrait de boue et de métal. Chaque minute de cette affreuse immobilité la rendait plus invincible; Sonis le comprit, et, passant au milieu d’eux :

— Debout! cria-t-il. En avant sur Loigny! — Il accompagna son commandement d’un ample geste qui était l’action même, et se jeta dans le mouvement qu’il ordonnait. Derrière lui, les spahis de son escorte frappaient avec le sabre les soldats prosternés, comme on fustige des animaux vautrés, paresseux à se lever; et la même voix inconnue s’entendait de nouveau, parlant dans cette langue d’enfans qui revient à la bouche des hommes sur le champ de bataille :

— Allons! les garçons! c’est notre tour!... c’est pour le pays!...

Sonis n’avait pas parcouru vingt mètres quand il se retourna pour la première fois. Un espace double le séparait du bataillon, qui reculait.

— Les misérables ! les misérables ! répéta-t-il au comble de l’angoisse et du dégoût; ils livrent la France !

Un silence répondit, durant lequel ce chef et cette troupe sentirent entre eux une entière et mutuelle impossibilité. Lui, les bras croisés, regardait l’acte monstrueux s’accomplir ; le rang continuait à rétrograder par endroits ; d’autres parties s’effondraient par terre ; c’était comme un corps ivre qui chancelait et divaguait.

— Deflandre n’arrive pas?... songea-t-il alors, et il chercha du regard si quelque troupe n’allait pas contrevenir à cette déroute et ramener ces fuyards. Mais il n’aperçut aucune force, rien que des débris ; l’idée : C’est peut-être ma faute! repassa dans son cerveau, et, sentant sa faiblesse devant des difficultés si grandes :

— Mon Dieu ! vous m’avez conduit ici, et je combattrai ici ! acheva-t-il en une courte prière. Ce peu de mots le refirent égal à sa responsabilité; il se redressa sous sa charge, prêt à soutenir jusqu’au bout contre la tempête croissante au dehors le désordre croissant au dedans.

Tout à coup, une indication qui lui manquait encore surgit devant lui. Deux batteries à cheval, venues légèrement d’Ecuillon s’arrêtèrent sur le chemin qui rejoint Loigny à Sougy.

— Les Bavarois vont attaquer... jugea-t-il, et de la lumière entra par là dans son esprit. Il vit que le soleil pendait haut d’une heure encore au-dessus de l’horizon ; qu’entre cet instant même et la nuit close il y avait place pour un désastre ; qu’une fois perdus les bastions de Faverolles et de Villepion, c’en était fait de l’armée de la Loire, refoulée, rompue, éparse, flottante au loin dans l’obscurité.

— Il faut aller là, dit-il avec certitude, — et il s’imposa d’une volonté nouvelle et définitive le terme de Loigny.

En même temps, il songea aux zouaves de Charette et tourna bride pour les aller chercher. Il avait besoin d’eux, il se confiait en eux ; et, sans doute, nulle bouche ne peut dire et nulle plume écrire de quel immense amour il les aima durant les brefs instans de ce retour. Il découvrait toute la ligne de sa réserve, plus à gauche seulement qu’il n’eût pensé, car le colonel, gêné tantôt par le tir de l’artillerie bavaroise, avait appuyé vers Faverolles. Mobiles rouges, zouaves gris, francs-tireurs sombres confondus avec les artilleurs, tous attendaient là, assis sur leurs sacs, appuyés sur leurs armes, indifférens aux péripéties sanglantes dont ils allaient fournir le dénouement. Leur mince ligne vivante se couvrait de-ci de-là par des meules ventrues, penchantes sous des chapeaux de neige; derrière eux, le contour du terrain soulignait de Faverolles à Villepion une grande brèche qui était aussi la marche rose du ciel occidental ; à droite, le moulin brûlait en tordant ses ailes dans la flamme ; le château sommeillait ; les branchages du parc tamisaient les clartés du couchant. Un globe de froide lumière gravitait de ce côté ; lent à descendre au bas de ce jour sans gloire, cruel à ce peuple qui succombait aussi, trop sublime sur cette terre déchue, il allait son cours fatal autour de nos misères et nous refusait encore les bienfaits de la nuit, baume aux blessures, repos des fatigues, trêve à la mort, rémission des responsabilités; et ce soleil tardif, ennemi, funeste, c’était aussi l’astre anniversaire, radieux jadis sur notre histoire et dont la course hivernale mesurait du matin au soir toute une épopée : c’était le soleil d’Austerlitz.


VIII

— Charette ! cria-t-il dès qu’il fut à portée de voix. Où est Charette ?

— Présent, mon général ! répondit à distance le colonel ; et, jetant son cigare, il fendit les rangs, se porta vivement devant son chef et s’arrêta face à lui, les talons joints, les bras pendans sur le côté.

— J’ai besoin de vous, reprit Sonis avec un accent d’autorité et d’émotion. Il y a là des lâches qui refusent de marcher : marchez vous-mêmes ; rapprenez-leur le devoir ; montrez-leur ce que peuvent des Français et des chrétiens...

— Oui, mon général, dit simplement Charette : nous allons le leur montrer.

Et se retournant vers sa troupe bruissante et qui fermentait déjà, il lui fit du bras un geste fier qui signifiait : debout ! et qui la redressa toute; puis, la voyant à peu près attentive, il lui cria à pleine gorge :

— Le général a besoin de vous !... Êtes-vous prêts ?...

Ils ne répondirent pas d’un accord unanime, car un rang entier ne se meut ni ne pense comme un seul homme ; il leur fallut le temps de voir, d’interroger, d’entendre, de concevoir, de vouloir. Mais, dominant à la fin par des clameurs libres et volontaires leur murmure même et le bruit vaste de la bataille :

— Oui! oui! protestaient-ils les uns après les autres. Vive la France!... Vive le pape!... Nous sommes prêts!...

Sonis leva au ciel ses yeux humides; exalté sur le pavois de ces mille consciences qui tendaient au même acte et s’offraient au même sacrifice, il se sentait tout près de Dieu et reportait vers lui sa joie sublime.

— Je marcherai avec vous, Charette... reprit-il, jaloux de s’ajouter comme soldat aux soldats qu’il envoyait mourir.

Puis, tandis que la troupe courageuse se paquetait d’elle-même et se hérissait pour combattre, il se pencha davantage vers le colonel, en s’appuyant au pommeau :

— Dites-leur... continua-t-il d’une voix grave et sur laquelle on sentait comme le poids des vies qu’il allait engager, dites-leur qu’un régiment français est enfermé dans Loigny, cerné, fusillé... Dites-leur qu’il faut le délivrer à tout prix.

En effet, le 37e de marche résistait toujours, retranché là-bas dans le cimetière: à bout de cartouches, il avait formé au centre, en un seul carré, tous les hommes qui ne pouvaient plus tirer, et qui, pour se défendre contre les balles, ne disposaient plus que de baïonnettes. Quelque diligence qu’on fît, ces malheureux étaient perdus sans doute. Mais Sonis savait que la besogne toute négative de couvrir une retraite sollicite peu le courage français, tandis qu’un but nettement aperçu, fût-il d’ailleurs illusoire, fixe les yeux, ordonne les mouvemens, capte les espérances et surexcite les volontés. Déjà le numéro du régiment pour le salut duquel on croyait marcher courait de bouche en bouche; et l’on se désignait aussi, suivant l’accent local, ce village qu’un paysan venait de nommer Logny.

— Vous n’avez pas vu le capitaine de Luxer? demanda encore une fois le général, tourné face en arrière vers la zone assombrie d’où n’émergeait pas la division Deflandre. A cet instant même, le commandant de Moncuit poussa son cheval vers l’aumônier et dit :

— Venez-vous avec nous, mon Père? Puis, tout bas et secrètement :

— C’est bien loin... ajouta-t-il.

— J’irai... répondit simplement le moine; et comme les capitaines faisaient mettre la baïonnette au canon, il choisit cet instant où l’on préparait les armes pour tirer de son sac et pour élever ostensiblement au-dessus de sa tête un grand crucifix. Le tenant à la main, il s’avançait vers la droite du rang, quand Verthamon, accouru de l’arrière, parut aux côtés du général; il venait de ramasser une gaule dans la cour de la ferme et d’y pendre son étendard. Surpris, éblouis, les zouaves virent leur Dieu présent parmi eux; ils virent son signe éclatant de blancheur, étincelant de broderies, qui resplendissait sur le couchant splendide et qui se répétait et s’élargissait dans le ciel même, porche grand ouvert de la Cité Bienheureuse, parvis lavé par le sang du Sacré-Cœur. Ces impressions puissantes les amenèrent à de nouveaux cris; mais des préoccupations dévotes se mêlaient à leur enthousiasme religieux : ils cherchaient des yeux le Père.

Il stationnait à l’extrémité de la ligne, debout devant le tromba agenouillé. De ce que le général et le colonel avaient dit, des propos répétés par les zouaves, l’enfant italien n’avait rien pu comprendre; et Tulane s’était mis en prières, sans parler et sans expliquer... Pourtant, aux acclamations, aux commandemens, aux agitations des corps, aux rayonnemens des faces, il devinait.

Padre, andiamo[3] ? demanda-t-il sur un ton poignant d’innocence et de dévouement; et il tourna vers celui qu’il appelait son père ses beaux yeux neufs à la vie, que les larmes n’avaient pas usés, que les vices n’avaient pas ternis.

Si, si, figliuolo mio[4]... répondit Je moine. Mais, tout à coup, il fléchit au profond de lui; il succomba sous un de ces doutes intimes qui nous assaillent parfois et nous renversent au seuil de nos grandes entreprises ; et, poursuivant dans sa langue maternelle :

— Non, non..., balbutia-t-il, n’y va pas... Tu es trop petit... et puis, tu n’es pas Français... Padre, disait le sonneur de clairon, date mi la benedizione[5].

Des bustes s’inclinaient hors du rang: comme des tiges sortent d’un fourré et se courbent vers la lumière, ces chrétiens tendaient à leur salut, et cherchaient leur prêtre avec des figures ferventes et des regards contrits. Honteux de n’être pas prêt devant ces hommes tout prêts, le Père se roidit et se maîtrisa aussi brusquement qu’il avait faibli ; il se réconforta pour marcher avec ces forts, et se sentit nouvellement capable de gravir leur calvaire et de les accompagner dans leur mort. Sa main bénissante traça si rapidement le signe de la croix sur la tête penchée du tromba, qu’il toucha la trompette pendue à côté du fusil et perçut le froid du métal. Parmi les premiers de la première escouade, il venait de voir Joseph de Vogué qui pliait anxieusement sa haute stature et clignait ses yeux myopes derrière son lorgnon ; près de lui, un conscrit bas-breton pleurait, tombé à genoux, et s’accusait hautement d’un vol qu’il avait commis jadis dans son village. Mais trop d’autres, plus loin, répétaient les mêmes instances : le Père renonça à les entendre séparément ; et, s’écartant un peu du front pour s’approcher ainsi de ceux qui attendaient à l’extrémité opposée, il se montra et se donna à tous; puis, longeant leur ligne avec de grands gestes d’absolution, il jeta largement le pardon sur ces têtes sacrifiées.


IX

Les officiers montés se réunirent devant le centre, en un seul groupe; les mobiles à droite, les francs-tireurs à gauche, s’alignèrent sur les zouaves, et les trois élémens ne formèrent plus qu’un tout. Déjà une batterie de mitrailleuses avait trotté cinq cents mètres vers Loigny; arrêtée derrière des buissons, elle crachait sa première gerbe de balles.

— En avant ! cria Charette, — et les zouaves mirent l’arme sur l’épaule droite, les clairons portèrent leurs instrumens à leurs lèvres. — Marche!... acheva-t-il, et le bruit des hourras couvrit la sonnerie de la charge, et tous, saisissant à pleine main le fourreau du sabre-baïonnette, penchés en avant, détendus dans leur effort, ivres de leur vitesse, se lancèrent au pas de course.

La réponse prussienne éclata par salves lointaines.

Sur la gauche du village, s’étendait une ligne d’artillerie incessamment développée, dérobée par endroits dans les plis du terrain ou cachée derrière ces menus obstacles superficiels dont la valeur protectrice est si grande : elle se révéla tout à coup par des nuages de fumée compacts et floconneux sur lesquels des silhouettes naines se détachaient momentanément; et les décharges des canons, les éclatemens des obus se succédèrent, se répondirent, se doublèrent dans un concert grandissant et convergent. Devant, derrière et partout, on voyait des gerbes violentes sourdre du sol et se disperser, pareilles à des arbres fantastiques faits de boue, de glace et de métal ; et les fragmens des projectiles soulevaient verticalement autour d’elles des poussiers de terre et de givre, qui semblaient les rejets de ces souches dangereuses. Aveuglés, mais marchant quand même, les zouaves s’entre-choquaient entre eux; des balles mortes, à bout de vitesse, leur fouettaient les jambes; des ronflemens graves, accompagnant des éclats invisibles dans l’air, déchiraient leurs oreilles par des crescendo brusques et leur faisaient serrer en frissonnant leurs coudes contre leurs corps.

Les poumons haletaient, les cœurs battaient ; entre la détonation menaçante et la retombée des derniers fragmens, c’étaient quelques secondes d’angoisse durant lesquelles les pensées s’envolaient plus rapidement cent fois que la poudre n’éclate en flamme ; elles retournaient aux joies du passé, vers des enfances de tendresse et des jeunesses d’amour, dans des maisons pleines de bonheur ou des champs pleins de soleil; elles caressaient des figures chères avec un amour accru et purifié par les proches influences de la mort. Arrivés à ce paroxysme de vie, la vie leur devenait précieuse; et ils se détournaient avec horreur des cadavres laissés sur la place depuis le matin. Tantôt les éclatemens distans qu’ils entendaient derrière eux les poussaient plus avant, joyeux d’avoir échappé, jaloux d’échapper encore par plus de vitesse. Puis, la mitraille revenant s’épanouir sur leur chemin, une bête craintive se regimbait en chacun d’eux, sans qu’ils cessassent de se ruer à cette œuvre de sang, emportés vers leur but, emportés hors d’eux-mêmes, par une force extrinsèque venue de leur race et de leur foi. Que s’efforçaient-ils alors pour se vaincre, et par quelle illusoire liberté renonçaient-ils à l’existence, préféraient-ils le danger? Ils ne pouvaient pas s’arrêter, liés tous ensemble, composés en une belle vague humaine que réglaient les pôles sublimes du devoir, du sacrifice, et de l’amour.

Le Père s’était arrêté pour absoudre un officier d’intendance, qui se mourait, le ventre ouvert. Distancé, il courait en tenant à deux mains sa robe et son manteau. Au loin, la ligne fuyante marquait par son aspect oscillant la cadence de sa propre marche ; elle fluctuait à fleur de terre, se fondait dans le crépuscule.

— Ils n’arriveront pas!... songea-t-il, frappé de leur faiblesse évidente ; et il remarqua en même temps sous leurs pieds le sol tout jonché de pantalons rouges. Les soldats, rebelles tantôt à la voix de Sonis, demeuraient là couchés dans les sillons.

— Colonel!... Monsieur!... disait-il, essoufflé, au lieutenant-colonel de ce régiment, voyez cette brave troupe... la laisserez-vous massacrer?... Je vous en prie... Vous êtes chrétien... Marchez... Si ceux-là n’ont pas pu aller devant, qu’ils aillent au moins derrière !...

L’officier tournait le dos aux rangs désunis et tordait silencieusement sa moustache; à la fin, jetant un double regard derrière et devant lui, il répondit :

— Ce ne sont pas les mêmes hommes...

Cependant, les Bavarois, devant la rapide montée de l’assaut, avaient renforcé la garnison établie dans le petit bois, au sud de Loigny; celle de Villours s’était ajoutée à ce noyau; bref, cinq compagnies s’entassaient sous ce rideau d’arbres. Un feu rapide accueillit d’abord les tirailleurs français; mais ce feu se déconcerta bientôt, puis se tut même étrangement. Bien que les arrivans ne répondissent pas à leur : « Wer da ? » quelques-uns des défenseurs, trompés à la fois par la hardiesse de la marche et par l’aspect des uniformes, avaient cru reconnaître des Bavarois. Les cris sauvages que poussèrent les mobiles en entrant dans Villours coupèrent court à la méprise et ranimèrent la mousqueterie un instant silencieuse. Cette fois, les zouaves ripostèrent, arrêtés à soixante mètres du bois. Puis, les soutiens débordant la première ligne, tous ensemble, confondus, se ruèrent à la baïonnette. C’est à ce moment que Verthamon tomba ; mais Bouillé le père avait déjà repris l’étendard, qui ne fit que fléchir et ne toucha pas le sol. Un seul obus, éclatant dans le groupe des officiers montés, venait de blesser, de renverser, de disperser Sonis, Charette, Moncuit, Bouille, Ferron, Harscouet ; et la troupe, livrée à sa propre impulsion, se trouvait lâchée en plein carnage et en plein danger.

Le Père continuait à suivre. On lui apporta du Bourg, la poitrine percée d’une balle, puis Vetch, puis Tulane. Il les fit déposer derrière l’angle du mur qui clôturait la ferme ; c’était là un havre paisible où les mourans pouvaient mourir. Mais, craignant qu’on n’eût peine à l’apercevoir, et se sentant trop couvert, il sortit de l’abri pour rentrer lui-même dans le bois et s’offrir ainsi au devoir plus rude, à la mort plus abondante. L’étendard flottait parmi les branchages rares; des sifflemens aigus déchiraient l’air; les arbres, écorchés par cette fusillade sonore qui semblait venir de partout, projetaient aux yeux des brindilles, des mousses, des écorces. Un rang bavarois entier mettait la crosse en l’air et criait : « Kamerad! kamerad! » mais les assaillans avaient besoin de tuer ; et plus d’une baïonnette, redoublant son coup, rentra sanglante dans un corps déjà percé.

— Arrêtez ! criait le Père : ils ne se défendent plus ! Faites-les prisonniers !

Et se jetant à droite vers des Allemands qui résistaient :

Werfet die Waffen ! criait-il, Werfet das Gewehr[6] !

De ce côté, des fuyards bavarois dépassèrent la route à toutes jambes ; mais, à peine avaient-ils disparu, que de terribles feux de salves jaillirent sur leurs brisées : c’était une compagnie du 14e bataillon de chasseurs prussiens, embusquée dans les fossés, qui, voyant son champ de tir enfin dégagé, l’arrosait tout à coup d’une grêle de plomb. Une balle qui déchira la manche du religieux lui dévia le bras si brutalement qu’il se crut blessé et prit son crucifix dans l’autre main. Mais une voix près de lui dit : « Adieu ! » et nomma une femme : c’était le commandant de Troussures qui tombait. Une vie double allait finir avec lui, car n’est-ce pas la loi souscrite par tous les nobles cœurs que ceux que nous aimons meurent vraiment avec nous, et que ceux que nous laissons sur la terre, dépossédés par nous de leur être, flottent vides au hasard des jours, pauvres âmes épaves marquées encore à notre nom ?… Le Père, souillant sa robe à cette tempe sanglante, le souleva de terre pour le bénir ; les traits du soldat se détendaient, s’immobilisaient ; il souriait dans l’amour et dans la mort. C’était lui-même qui, dès les premiers pas de l’assaut, avait dit à Sonis : « Que vous êtes bon, mon général, de nous mener à une pareille fête !… » Or la fête devait pour lui s’achever de telle sorte qu’il agonisât jusqu’à la nuit, et qu’un maraudeur prussien vînt vers dix heures l’assommer à coups de crosse.

Les généraux allemands étaient maintenant renseignés. Assez de preuves avaient corrigé à leurs yeux cette première réfraction qui grossit toujours un danger brusquement apparu ; ils pesaient ce danger et l’égalaient à une poignée d’hommes. Pour en finir promptement, von Treskow fit sortir deux bataillons du 75e régiment, qui se formèrent en un grand arc de cercle devant l’extrémité sud-est du village ; une compagnie de chasseurs borda la lisière ouest ; une autre compagnie, puis deux bataillons partis de Fougeu, se jetèrent d’écharpe dans la bagarre. Derrière ces fortes barrières humaines, la tourmente se continuait dans Loigny ; face à elles, la troupe héroïque précipitait son dernier progrès.

Rassemblés sur le bord du bois, et voyant devant eux l’impossible, les zouaves criaient : En avant! mais ne débouchaient pas. Il leur manquait un commandement ou un exemple. Le colonel, en courant et boitant devant eux, le sabre pointé vers l’obstacle, les entraîna; ils étaient cinquante autour de l’étendard; tout à coup, il s’abîma. Jacques de Bouille, se jetant vers son père, hérita de lui l’emblème sacré; il l’éleva par-dessus sa tête en criant : « Vive la France! » Cependant, les autres, d’une seule masse, se jetaient tête-bêche contre le mur allemand. Ils l’atteignirent et le percèrent; mais l’étendard, que Jacques de Bouille n’avait pas porté jusqu’au bout du calvaire, et qui tombait pour la dernière fois avec Traversay, s’arrêta devant la ligne ennemie comme s’il eût répugné à sortir du camp français. Le Père voulut s’élancer et le relever; mais l’horreur le cloua sur place, car il venait de voir l’extrémité même de l’entreprise et le dernier geste de la troupe. Le rang qu’ils avaient ouvert s’était refermé sur eux comme une gueule; ils venaient de disparaître là, définitivement perdus. Perdus aussi pour l’histoire, car nulle chronique ne récite leurs noms, comme nulle sépulture n’a distingué leurs corps, obscurément jetés dans la fosse commune : la raison latente qu’on trouve au cœur des choses empêche, par le désordre même de ces faits tragiques qu’on n’aille jusqu’au bout de leur connaissance; elle laisse dans cette inconscience d’où n’émergent pas nos mauvais rêves ces délires sanglans qui sont les cauchemars de l’humanité.

Les deux bataillons prussiens prononçaient leur contre-attaque au son du tambour; la musique allemande ramenait les nôtres, expulsés de ce terrain français. En même temps, car ces grands actes se défont vite quand ils n’ont pas réussi tout d’abord, les troupes voisines rétrogradaient avec les zouaves; la batterie de mitrailleuses, qui ne pouvait plus se pointer dans l’obscurité, entamait au pas sa lente retraite et s’en allait devant comme une maîtresse d’école en indiquant l’allure du retour. Les blessés, qui commençaient de crier à l’aide et de se dresser, portant aussi haut leurs regards anxieux que le permettaient leurs membres brisés, pouvaient voir au loin les têtes des canonniers, noires et mouvantes sur le ciel qui s’éteignait. C’en était fait : les zouaves pontificaux avaient échoué. Mais quant au résultat de la bataille totale et suivant le jugement que la génération présente peut prononcer, ils avaient réussi. Car la demi-heure précieuse qu’il fallait gagner était conquise et payée de leur sang ; les Bavarois s’arrêtaient à Loigny; le 16e corps couchait sur ses positions. Plus encore, la victoire allemande restait grosse d’une revanche française. Car la question débattue ce jour-là par les armes étant ramenée le soir aux termes du matin, le conflit demeurait pendant ; il devenait cette menace et cette énigme que l’un et l’autre peuple sentent aujourd’hui encore peser mystérieusement sur leur avenir.


X

Ils atteignirent pourtant le village, ces condamnés que le Père avait vus disparaître derrière la muraille du rang ennemi. Enfans perdus du courage et de la religion, ils couraient toujours, et la mort seule pouvait les arrêter; ils regardaient aux fenêtres d’où pleuvaient des balles, cherchant hagards ce 37e de marche qu’ils voulaient délivrer; ils criaient : « France! France! C’est nous!... répondez! » Personne ne leur répondait. En se dirigeant à gauche, peut-être auraient-ils pu forcer encore la porte du cimetière et se réunir aux derniers défenseurs pour mourir ensemble ; mais ils ne le savaient pas, et, se hasardant à droite, ils prirent deux maisons qu’ils occupèrent et défendirent un moment. En ressortirent-ils pour crier encore à la France, répandus par les rues, et pour expirer à l’air libre ; ou finirent-ils murés dans ces refuges où l’on eut tout le loisir de les massacrer? Nul ne l’a su, sinon les bourreaux mêmes de leur supplice, car, à quelques pas de là, sur la lisière de Loigny, c’était l’accalmie, l’obscurité, le silence ; c’était l’heure de rémission et de confusion qui suit le dernier combat, et qui montre affranchis les uns des autres les soldats attachés tantôt côte à côte, réconciliés les adversaires qui se choquaient front à front.

Le Père s’étonnait de voir le champ libre où les deux troupes s’étreignaient tout à l’heure, comme, après un incendie, l’œil surpris cherche encore l’édifice détruit, résumé dans un peu de cendre. L’étendard ne brillait pas non plus à l’endroit où il était tombé; pourtant, sa blancheur aurait dû rendre l’étoffe manifeste, puisqu’on pouvait distinguer cette toile de tente déployée là hors d’un havresac crevé. Mais peut-être l’emblème devenait-il trophée? et Dieu laissait-il son signe aux mains des hérétiques? ou bien le dernier porte-drapeau avait-il caché, détruit le précieux dépôt? Qui sait si, mourant, il ne s’était pas couché dessus?... Soudain, de grandes flammes croissant au-dessus de Loigny éclairèrent le sol de reflets rouges, et le moine marcha plus aisément, bien qu’ébloui par cette fauve clarté. Mais, comme si cet afflux de lumière avait galvanisé tous les morts autour de lui, des corps s’agitèrent, se dressèrent en pied, ou rampèrent glacés sous cette monstrueuse chaleur. Des cris s’élevaient : « Docteur! docteur! A moi! L’ambulance! » Lui, poursuivant sa recherche, se mit à réciter les prières des agonisans.

— Est-ce vous. Le Parmentier? cria-t-il à l’une de ces ombres qui passait indistinctement, mains jointes ou bras croisés. Répondez! je suis le Père Antonin.

— Le Père Antonin?... répéta le zouave. L’aumônier?... et il s’approcha avec circonspection. Son fusil en bandoulière, son képi de travers sur ses cheveux emmêlés, il tendait vers le religieux une face égarée et douloureuse.

— Jésus! qu’avez-vous là? reprit le Père, voyant un gland doré pendre au poignet de cet homme comme la dragonne d’un sabre de parade, un lambeau triangulaire d’étoffe blanche, soyeuse, sortir de sa manche.

— C’est la bannière... répondit simplement le soldat. Je l’avais roulée autour de ma blessure...

— De votre blessure!... Nous panserons ensuite votre blessure, mais rendez-moi ceci.

Un premier bandage que le zouave avait appliqué sur sa plaie à l’aide de sa ceinture, protégeait par-dessous l’étoffe miraculeuse ; elle apparut presque indemne au religieux qui la développait avec précaution. Seulement, quelques déchirures marquaient sur elle la trace des balles, et quelques gouttes de sang la tachetaient, légères, tombées en pluie, à peine distinctes de ces autres gouttes brodées sous le cœur symbolique et qui étaient du sang divin. Le Père ouvrit sa robe; pliant respectueusement la relique, il la plaça sur sa poitrine, et la soutint en serrant fortement son ceinturon.

— Votre blessure n’est rien, poursuivit-il en recouvrant de son mieux ce bras malade que le zouave contemplait avec stupeur. Restez près de moi, nous allons ramener quelques-uns de nos camarades. Les voitures d’ambulance n’arriveront pas... Il nous faut aller jusqu’à la ferme et demander une charrette.

— Je préférerais me coucher, monsieur l’aumônier, opposait le soldat. Je dormirais bien un coup, monsieur l’aumônier...

Son idée était de prendre une bonne couverture sur le sac d’un mort et de s’étendre au long d’un sillon. Il chancelait dans l’hébétude, et riait comme un homme ivre. Le Père le vit saisi par le froid plus que par le sommeil et l’entraîna. Un quart d’heure après, ils ramenaient un baquet à fourrages : cent voix navrées les suppliaient à la fois.

— Non, pas celui-là, monsieur l’aumônier, — disait Le Parmentier, refusant d’emporter ceux pour lesquels il n’était plus de remède ; et le Père passait en les bénissant. — Personne n’a vu Colossandri ? demanda-t-il aux blessés qui composaient sa charretée, et, n’ayant pas de réponse, il se plaça dans le brancard. En attachant la sangle de son sac sous le crochet de l’armon, il se fît une bricole, puis commanda : « En avant ! » Le Parmentier s’était attelé de l’autre côté ; les roues ne démarrèrent pas.

— Il faut qu’un de vous descende, dit le Père en se tournant vers la voiture. Personne ne bougeant, il reprit d’une intonation plus forte :

— Si l’un de vous peut encore marcher, il est obligé devant Dieu à descendre.

— Alors un vieux zouave tout gris de barbe et de cheveux mit pied à terre, et, poussant avec humeur le véhicule, l’ébranla par ce seul effort. Ils étaient déjà dans le chemin de Faverolles, où l’incendie grandissant allongeait sinistrement leurs ombres; ils butaient aux cailloux, glissaient sur la glace, obliquaient brusquement vers le fossé sous les soubresauts de leur machine, quand ils croisèrent les bataillons prussiens qui revenaient par quatre. Plus loin, une voix cria : « Qui vive ! » Le Père répondit : « Blessés français » ; quelqu’un se démasqua alors en demandant :

— Avons-nous Loigny, enfin?

— Non, monsieur... ou plutôt colonel, car je crois que vous êtes colonel...

— Colonel ou caporal, je ne sais plus : il me reste quatre hommes. Ce matin, oui, j’étais colonel...

Cet officier parlait avec animation et comme avec gaîté; visiblement, une détente fébrile succédait en lui à des heures d’attention, de souci, de tristesse.

— Eh! les braves du 38! cria-t-il. Voilà des bons zouaves à ramener, des camarades...

L’escouade qui composait son régiment parut, obéit, et dès lors on s’achemina plus vite. Le Père, meurtri des épaules, vint pour donner le coup de main par derrière et ne trouva plus là le vieux soldat, tombé silencieusement de fatigue avant la rencontre du renfort. Le colonel, pris de réminiscences musicales, sifflait entre ses dents l’air : « Ils sont couchés dans leurs armures. » Comme on traversait Faverolles, il se détacha du groupe, qui poursuivit sans arrêt son laborieux retour. Vainement le Père, au passage, avait-il tenté d’obtenir un asile.

— Des blessés du 17e corps?... A Patay! surtout ne restez pas ici !

Un officier d’état-major venait de lui faire cette réponse le dos tourné au feu, en fronçant les sourcils. La voiture lourde et muette roulait donc vers un nouveau terme ; tout à coup elle parla :

— Mon père, Billette est mort...

— En êtes-vous bien sûrs? reprit le religieux en s’essuyant le front.

— Oui, mon Père: il est tout froid...

On déposa le cadavre, on reprit la marche ; mais la même voix pleurarde recommença :

— Mon père, nous allons tous mourir...

— Non, mon enfant, courage! j’aperçois déjà Patay !

Et le concert des plaintes éclata :

— J’ai froid... Arrêtez !... Hélas !... Mon pied !... Que je souffre !... Je gèle !... Aïe ! l’épaule !... Assez !... Tuez-nous!...

Alors, le religieux, forçant sa voix pour couvrir leurs gémissemens, improvisa sur le sujet de leurs maux. Il compara le sang qu’ils répandaient au sang du Sacré-Cœur, versé jadis sur le Golgotha : ni l’un ni l’autre ne devaient être perdus pour les hommes, car Dieu sait où tombent nos peines ; suivant son plan providentiel, elles rachètent les erreurs du présent, elles valent pour l’avenir et fructifient au delà de nous. Le prêtre les caressait ainsi de ces paroles illusoires, douces à l’homme aussi longtemps qu’il n’aura pas éteint la Douleur et qu’il ira dans une vallée de larmes, courbé sous le fardeau constant de la souffrance imméritée. Puis, exténué lui-même, la gorge sèche, il les réfugia dans leurs dévotions habituelles; il commença le Pater, qu’ils achevèrent et recommencèrent. Ils s’apaisaient à mesure, comme font les enfans dont le ton baisse et dont les yeux s’éteignent quand ils s’endorment en priant.

A Rouvray-Sainte-Croix, un bivouac était formé. Une voiture de cantinière stationnait, dételée sur le bord de la route ; le domestique, tout auprès, tenait en main le cheval harnaché. Le Père se jeta parmi ceux qui assiégeaient les provisions; se penchant pour recevoir dans son chapeau les coups de coude, il criait par-dessus les têtes :

— Ma bonne dame, je vous demande de faire passer les blessés avant les bien portans, et ceux qui se sont battus avant ceux qui se sont enfuis...

On l’insultait, mais la marchande cessa de débiter son fromage, tandis qu’accroché des deux mains à la ridelle, il exposait sa requête :

— François ! cria-t-elle à la fin, tu vas prêter le cheval à monsieur le curé...

— Merci mille fois, reprit le Père en tirant sa bourse. — Pour ça, non, protesta-t-elle d’une voix dure. C’est censément un service que je vous rends...

Et elle acheva, déjà radoucie :

— J’ai mon garçon qui est avec Bourbaki...

L’équipage une fois prêt, le Père voulut prendre de l’avance pour assurer les voies dans Patay. Mais, rendu à lui-même, il devint soudainement incapable de vaincre la fatigue qu’il avait pu surmonter jusqu’alors. Quelque image qu’il dressât dans son esprit pour s’attirer vers elle, de quelque subit effort qu’il fouettât ses membres énervés, ses pieds traînaient toujours derrière lui le même boulet de lassitude; pris entre les lumières de la ville qu’il ne pouvait atteindre et les grelots de l’attelage qui le poursuivaient de leur tintement, il demeurait séparé des uns et des autres par des distances mystérieuses. Puis ce furent à l’avant des cris, des pas; les masses verticales de deux moulins à vent se dessinèrent sur le fond pâle que composait la lueur diluée des feux de bivouac; et tout à coup, en même temps que deux silhouettes inégales s’approchaient :

Padre mio, che cosa fare? demanda dans l’obscurité une voix connue.

— Ah! te voilà, mon petit! te voilà donc! répondit le Père avec transport; et il serra dans ses bras l’enfant qui s’étonnait.

L’autre ombre avait suivi, d’une allure humble et moutonnière. Un casque, un buste carré, de hautes jambes : c’était un homme sans armes, les mains liées derrière le dos.

— Tu as donc fait un prisonnier... reprit avec satisfaction le religieux; et tous trois, le Bavarois entre les pontificaux, s’engagèrent dans la première rue du Bourg. Colossandri multipliait ses questions : — Où se trouvait le régiment? — Avait-on perdu la bataille aussi de ce côté-là (à l’est)? — Et Tulane? — Et le général ?

Le Père ne put que rapporter ce qu’un des blessés annonçait tout à l’heure : le général était mort; il fallait prier pour son âme. Et le soldat soupira, car, dans son cœur simple et pieux, ce petit clairon aimait ce grand général.

Ils choisirent une grange pour le logement des blessés. Là, Colossandri délia son Allemand ; il l’employa à nettoyer l’aire, tout en le bousculant et le terrifiant. Il disait l’armée prussienne détruite, hachée partout comme chair à pâté : les Français, souverains maîtres, feraient manger leurs prisonniers par les turcos. Inquiet de ces menaces que les gestes animés de l’Italien lui rendaient compréhensibles, l’autre s’arrêta de ranger une charrue contre le mur du fond; il tira de sa poche deux photographies et vint les montrer au Père : « Gute Frau, kleines Kind[7]...» répétait-il, se recommandant de ces figures chères pour qu’il ne lui fût point fait de mal. Puis la voiture arriva; on déposa un à un les corps dolens sur leurs lits de paille. Il était trop tard pour requérir des chirurgiens: on lava simplement les plaies; puis, derrière la porte disjointe, qu’à défaut de serrure un étai de bois maintenait fermée, tous se turent dans le triste dortoir.

Les ais de la toiture gémissaient au vent; une lanterne trouble pendait sous une poutre, elle tournait à droite, se détournait à gauche, et les ombres de son armature rayonnaient autour d’elle. Le Bavarois, au bout de la ligne, à la place la moins abritée, ronflait puissamment; ses mains épanouies reposaient sur son ventre ; ses muscles détendus laissaient flotter séparément ses grandes jambes, au bout desquelles ses pieds se dressaient verticaux; près de lui, Colossandri haletait doucement sur son sac; puis tous les autres, dans les poses bizarres que nécessitaient leurs membres douloureux; le dernier, blessé au flanc, soutenu en tous sens par des bottes de foin, poussait un râle à chaque expiration de son souffle, et, parfois, interrompait ce gémissement régulier par une longue plainte modulée qui n’avait rien d’humain. Et loin de ce groupe, par-dessus un pêle-mêle d’instrumens de labour, auprès du mur ténébreux, l’étendard déployé faisait de la blancheur sur cette ombre et de la pitié sur ces misères.

Le Père veillait encore, attendant pour s’endormir que les malades fussent engagés davantage dans leur sommeil. Assis, ses chaussures dénouées, son chapelet et sa ceinture déposés à côté de lui, son capuchon rabattu sur ses yeux, il s’appuyait ascétiquement contre le socle d’un poteau isolé et semblait un moine de pierre sous un pilier de cathédrale. Ses vêpres achevées, il méditait.

Il songeait à ce peuple de France qui va criant partout à sa décadence et qui ne peut s’empêcher pourtant d’être un grand peuple. Comme la sève et la vie savaient encore jaillir de cette souche qu’on disait vieillie ! Qu’ils étaient beaux tout à l’heure les pieds de ceux qui volaient à ce pèlerinage sans retour, et qui portaient si haut le labarum sous une épiphanie grandiose de canons en feu, de terre en cendre, d’âmes en délire et de troupes en mouvement! Pas de doute : qu’ils missent le siège devant Saint-Jean-d’Acre, ou qu’ils s’emparassent du Sépulcre, qu’ils levassent jadis bannière pour les droits de la veuve, ou qu’ils se jetassent aujourd’hui derrière ce preux contre ces hérétiques; croisés de saint Louis, zouaves de Sonis, c’étaient toujours ces mêmes soldats du Christ marqués sur l’épaule du signe rédempteur, prompts à marcher dans les voies de Dieu. Nobles serviteurs ! fronts éclairés d’en haut! cœurs saignans comme le Sacré-Cœur! cet âge de ténèbres les reconnaîtrait-il? cette génération malade ouvrirait-elle les yeux sur Sonis, sur Verthamon, sur Troussures, ces signes évidens? ou si ces grandes mémoires ne dureraient que les crises d’un faux enthousiasme, et si, quittes envers elles par des jeux de lyrisme et d’hyperbole, les rhéteurs qui mènent à jamais ces Gaulois passeraient bientôt l’éponge sur la réalité sublime et sur le sang versé?

Mais non... Dieu ne souffrirait pas que ce qu’il a mis de lui dans l’homme y fût effacé par l’homme ; s’étant révélé cette fois en des soldats, il serait compris au moins par les soldats. Ainsi l’armée, miroir dans lequel la nation peut à toute heure se voir et se reconnaître, rapprendrait son passé à ce peuple oublieux; héritière de l’histoire, gardienne des traditions, elle serait à jamais l’arche qui contient la loi, le réservoir qui contient la force; maîtresse d’école elle montrerait l’action à nos enfans dégénérés; et le mouvement de cette jeunesse en armes mettrait au cadavre de cette France comme la pulsation d’un cœur nouveau...

— A boire! cria dans ce moment une voix irritée.

— Oui, mon ami, vous aurez à boire... répondit doucement le Père en levant la lanterne pour reconnaître le blessé qui avait parlé. Outre le gobelet d’argent enfermé dans sa valise, il portait toujours sur lui, depuis l’Italie, un récipient de cuir replié en forme de bourse : il tira cet ustensile de sa poche pour l’aller remplir au dehors. Comme il rentrait, le Bavarois tout défaillant de sommeil, les jambes écartées et fléchissantes, se tenait sur son passage.

Gar traurig... gar traurig[8], dit-il d’un ton bonhomme en montrant du geste la couchée lamentable, et il s’empressa pour prendre à deux mains le récipient débordant d’eau glacée; il abreuva lui-même le fiévreux.

Le Père revint fermer la porte. Une neige fine voltigeait au gré du vent inégal; la lune imprégnait le ciel et la terre d’une même clarté blafarde et diffuse. Il songeait aux zouaves qui jonchaient là-bas les abords du village, et qui n’avaient pas fini de mourir, et qui hurlaient encore, consommant leurs agonies sans espoir et sans secours. Alors, à cette heure cruelle et devant cette nuit meurtrière :

— Mon Dieu! c’est trop... dit-il. Mon Dieu, prenez pitié! Des larmes lui vinrent, et il les laissa couler librement à travers ses rides et jusqu’à sa lèvre pendante. Il pleurait ainsi devant Dieu ces belles créatures ressemblantes à Dieu. Car, exerçant jusqu’au bout le droit de les aimer, il réclamait cette douleur comme une part de son ministère; et les ayant suivis, prêches, consolés, absous, il ne lui restait vraiment qu’à les pleurer.


XI

A dix mètres en deçà du bois des zouaves, le général de Sonis gisait encore, le des contre sa selle, dans la posture où son officier d’ordonnance l’avait laissé. Sa tâche était achevée : il déposait son commandement avec ses forces ; à peine percevait-il par instans le roulement affaibli de son artillerie, qui s’éloignant dans la nuit, s’en allait du moins avec tous ses canons, et passait entière aux mains d’un nouveau maître. Lui demeurait là, attaché à sa misère; le moindre mouvement qui ébranlait son corps réveillait dans sa cuisse brisée d’intolérables souffrances ; mais l’excès même des douleurs produisait en lui une émotion intense qui ressemblait à de la joie. C’était la fin, sans doute, et la mort secourable allait arriver, puisque les secours des hommes n’arrivaient pas. Pourtant, un soldat d’une patrouille allemande, se penchant pitoyablement vers lui, venait de verser dans sa bouche quelques gouttes d’eau-de-vie et de murmurer à son oreille, comme un secret, ce mot de Kamerad! si étrangement commun aux vocabulaires de ces deux peuples instruits à se haïr. Lui, faisant mieux que répondre, avait silencieusement remercié en levant le doigt vers le ciel. Depuis lors, ses yeux restaient fixés sur ce port d’en haut : les phénomènes de la terre n’intéressaient plus sa conscience réfugiée en Dieu, hâtée par ses désirs et qui devançait son âme vers le lieu de l’éternel repos. Des ambulanciers ennemis parurent et vaquèrent à leur office; on ne les discernait pas dans l’ombre, mais leurs lanternes volumineuses traçaient capricieusement leurs circuits à mesure qu’ils ramassaient les blessés et qu’ils entassaient les morts. Sonis se tut fièrement, ne voulant pas de remède allemand sur sa blessure allemande. Puis vinrent des maraudeurs qui pillaient les cadavres, et par endroits achevaient les mourans. Ceux-là auraient pu le tuer, et lui leur eût dit merci ; mais soit qu’ils ne le vissent point, soit que l’expression sainte de sa face et le brillant harnais sur lequel il était appuyé les remplissent de crainte, ils passèrent en laissant la vie au martyr.

Alors ce fut la nuit lugubre et mortuaire. L’incendie du village et le clair de lune illuminaient deux fois ce cimetière où des larves se traînaient, cherchant leur tombe; elles séjournaient là, et pourtant la plaine s’ouvrait au sud illimitée ; il n’y avait pas de garde alentour; la ferme, tout auprès, offrait un asile; mais une détresse propre détenait dans cette cour des Miracles chacun de ces misérables, prisonnier de quelque infortune, victime de quelque supplice. Deux de ces ombres approchèrent de Sonis, qui reconnut sur elles l’uniforme des zouaves; mais ce n’étaient plus là que deux chrétiens, l’un domestique, l’autre ouvrier : ils voulaient entendre parler de leur Dieu. Et le saint leur rappela quelle grâce vient d’en-haut à l’effort qui vient d’en-bas, les délices de la bonne action, les ineffables joies du sacrifice; il leur révéla quels biens invisibles avaient enrichi sa propre vie d’obéissance et de pauvreté. L’écoutant, ils reprenaient courage, et tout à coup ils se sentirent plus forts : « Nous pourrons marcher maintenant... » dirent-ils, et ils marchèrent en effet vers leur salut. Il les suivit des yeux sur cette étendue blanche dont les corps partout disséminés festonnaient le contour; les cris diminuaient; le ciel obscur tombait en neige, neige d’apaisement et d’ensevelissement. Minuit sonna comme un glas au clocher de Loigny, et par de la cet instant, le temps continua de s’écouler, les vies de s’enfuir. Soudain, Sonis sentit l’étreinte de deux bras incertains, l’appui d’une tête sur son épaule, une haleine, un soupir.

— Qui êtes-vous? demanda-t-il... Dormez-vous?... Et il vit que le sommeil de celui qui le caressait, c’était la mort. Fernand de Perron venait de rendre l’âme sans pouvoir répondre ni se nommer. Il rampait depuis une heure, cherchant la chaleur d’un corps; et le hasard de cette agonie errante avait à la fin abattu le front du soldat sur la poitrine du général.

De profundis... commença de réciter celui qui survivait encore, et veillait, et priait pour sa troupe expirante. Mais il n’acheva pas, car il se fit au milieu des nuages une blancheur surnaturelle et de la lumière qui éblouissait; et plus belle qu’aucun rêve humain n’aurait pu la concevoir, une forme de femme s’épanouit dans la grâce virginale et dans la splendeur maternelle.

— Sainte Vierge, est-ce vous ?... demanda-t-il. — Elle ne répondit pas, mais elle descendit davantage ; elle vint là, comme elle était allée au Calvaire ; et, souriante à son extase, salutaire à ses douleurs, elle s’arrêta dans la pose qu’on prête à ses statues, en étendant vers lui des mains transparentes. Il la reconnut, l’Étoile de la mer, radieuse sur cet océan de désastres où l’armée de France avait naufragé ; il la salua, la Porte du Ciel, si claire sur la nuit si profonde ; et longtemps ils conversèrent, dialogue indicible, communion mystérieuse. « Fontaine d’amour! » murmurait-il, et elle épandait sur lui de la tendresse tangible. « Tour d’ivoire ! » et elle rayonnait davantage dans son incorruptible pureté. Mais tout à coup plus rien, rien qu’une aurore de sang ruisselante sur des champs de glace; l’Étoile s’était éteinte; le jour glorieux revenait à la terre maudite; l’âme libre rentrait au corps asservi. Sonis comprit qu’il devait vivre, et, dans un atroce effort qu’il tenta pour se mouvoir, sentit pour la première fois à côté de sa jambe droite rompue, sa jambe gauche inerte et gelée. Telle lui parut donc sa part d’avenir, qu’il ne marcherait plus jamais ici-bas, et qu’il se traînerait sur des béquilles jusqu’au tombeau. Mais n’envisageant pas les misères futures, et ne demandant à Dieu que le courage quotidien, il se signa et fit comme un enfant sa prière du matin.


XII

Le Père se dirigeait vers l’église. Il retournait à cet acte de la messe qui découpe la vie chrétienne et voue à Dieu les jours de l’homme, tragiques ou paisibles, obscurs ou mémorables, atroces ou charmans. Bien qu’il eût pris soin de secouer son scapulaire et de laver son manteau, tout son costume paraissait usé et misérable : personne n’aurait reconnu sous cet habit de Frère mendiant l’affable et distingué Père Antonin. Mais insoucieux de cette guenille corporelle, il songeait à autre chose : Où le tromba avait-il caché l’étendard? Le drôle était sorti sans bruit, comme en cachette. Vraiment, il prenait parfois des libertés... Et le Religieux se hâtait vers le clocher à jour où huit coups égaux venaient de résonner. La neige mate, craquant sous ses pas, éblouissait ses yeux lassés par les visions, les veilles et les larmes. Au loin, les grondemens du canon marquaient le recommencement de la bataille.

Il entra. Des traces boueuses piétinaient les dalles et cheminaient jusqu’aux marches du chœur; derrière la grille, Colossandri et son Bavarois se tenaient dévotement prêts et militairement immobiles. Les cierges, en guirlande par-dessus le tabernacle, palpitaient sous une dense atmosphère et couronnaient d’un nimbe léger l’autel massif. Cette auréole de lumière avait pour centre l’étendard lui-même, qui flottait pendu au bras horizontal de la croix et laissait ses glands d’or effleurer la table. Le Père sourit et adora.

— Es-tu bien sûr qu’il soit catholique? demandait-il au tromba en lui montrant du doigt le prisonnier. Il se sentait gêné par l’attention que cet homme portait à sa personne et par les bons offices qu’il voulait lui rendre.

Ya, ya, ya... s’empressa de répondre l’Allemand. — Et pour prouver son dire, il se tourna mains jointes vers le crucifix. Avec le même respect, il présenta la chasuble et vint se ranger à côté de Colossandri ; tous deux, marchant au pas, précédèrent le prêtre.

L’Italien, maître de la cérémonie, gouvernait le Bavarois, ignare et malhabile ; il le reprenait avec un chuchotement si docte, une mimique si détaillée, que lui-même manquait de-ci de-là un répons. Le Père arrivait au bout de l’office ; et comme il l’avait célébré à l’intention des soldats et des marins tués dans les combats de la veille, il fit face aux fidèles en disant :

— Prions pour les armées de terre et de mer…

Il commença en français l’oraison dominicale. L’accent qu’il y mit la rendant reconnaissable à toute oreille chrétienne, les deux servans achevèrent chacun dans sa langue, et les vieilles de l’assistance chevrotèrent aussi derrière eux avec des voix plus lentes qui se taisaient les unes après les autres. Ainsi sa prière retombait dans le peuple en murmure de plainte et c’était la souffrance humaine qui répondait à l’appel inutile qu’il jetait vers Dieu.

Tous trois regagnaient la sacristie. Ils n’avaient pas franchi la porte, quand Colossandri se retourna pour baiser le pli du manteau ; il poussa du même mouvement son prisonnier à genoux. L’Allemand baissait le front, mais devant ce crâne roux et ces larges oreilles, le Père céda à l’une de ces impulsions instinctives qu’il ne savait réprimer d’abord : un invincible dégoût l’écartait de cet homme chargé de vies françaises, meurtrier peut-être de Troussures ou de Sonis. Mais en fuyant l’humble regard qui s’élevait vers lui, il rencontra des yeux l’étendard déployé sur la croix comme ce crêpe dont on la revêt au temps pascal ; et découvrant là ce sang même nouvellement répandu, et le reconnaissant pour le sang généreux et volontaire qui rachète et qui purifie :

Consummatum est… dit-il.

Laissant retomber sa tête et sa lèvre, il étendit la main vers l’ennemi pardonné ; et, d’un geste doux, étagé, qui paraissait ne point lui coûter, il le bénit aussi, celui-là.


ART ROË.

  1. Père, que faire?
  2. O volcans d’amour émanés du cœur de Jésus, laissez échapper une étincelle de ces flammes…
  3. Père, marchons-nous ?
  4. Oui, oui, mon enfant.
  5. Père, donnez-moi la bénédiction.
  6. Jetez vos armes ! Jetez vos fusils !
  7. Ma brave femme,... mon petit enfant...
  8. C’est bien triste, bien triste.