L’Aspergilium Lydianum - Récit de la vie mexicaine

L’Aspergilium Lydianum - Récit de la vie mexicaine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 402-428).
L’ASPERGILLUM LYDIANUM
RECIT DE LA VIE MEXICAINE.


I.

L’Italien Blanchi, plus connu sous le nom de Janus Plancus, examinant au microscope le sable de la mer Adriatique, trouva que trente grammes de ce sable contiennent six mille coquilles de foraminifères. Alcide d’Orbigny, grand historiographe des protozoaires, que Lamarck a rangés à tort au nombre des mollusques, compta quatre cent quarante mille individus dans trois grammes du sable de la mer des Antilles. Moins riche sous ce rapport, le sable du golfe du Mexique ne renferme que mille coquilles par gramme de matière, ainsi que je l’ai établi dans mon vingt-cinquième mémoire à l’Institut des sciences naturelles de Boston, portant pour titre : De zoophytis deque molluscis in mari mexicano viventibus dissertatio. Inclyto civitatis Bostonianœ instituto dedicat Æmilius Bernaïus, scientiarum naturalium professer in Academia Pueblœ de Angelis, — Boston, Harper, via capitolina. MDCCCLIV.

Les foraminifères sont une des conquêtes scientifiques du microscope; les anciens ne connaissaient pas ce monde des infiniment petits, dont l’amas forme les bancs qui gênent si fort les navigateurs dans toutes les mers. C’est dans l’étude des sables chargés des débris de ces animalcules, et qui menacent de fermer un jour la baie d’Alvarado, que j’ai puisé les élémens de mon vingt-cinquième mémoire. Cette dissertation, lue le jour de la grande séance annuelle de l’Institut de Boston, enthousiasma si bien les savans dont je devais devenir le collègue qu’une médaille d’or me fut décernée. Trois hourras, — les journaux de l’époque mentionnent le fait, — retentirent en mon honneur. Un certain docteur Neidman, Prussien d’origine, demanda la parole. Dans mon mémoire, je décrivais un curieux mollusque du genre aspergillum, que le hasard m’avait fait rencontrer. Logé dans un tube calcaire, ce fragile acéphale s’était accidentellement brisé. Par bonheur, je l’avais étudié avec assez de soin pour ne pas craindre d’affirmer qu’il appartenait à une espèce nouvelle. Le docteur Neidman, avec une hardiesse sans pareille, osa nier l’existence du genre aspergillum dans le golfe du Mexique. Selon lui, ces mollusques habitaient exclusivement la Mer-Rouge, la Nouvelle-Hollande, Java; il affirmait donc que l’individu que je décrivais devait être un teredo et non un aspergillum. Les membres de l’Institut bostonien, légèrement ébranlés, ne revinrent pas sur leur vote, mais l’envoi de la médaille dont on voulait récompenser mon travail fut ajourné.

Je n’appris ces incidens que trois mois plus tard, alors que j’étais absorbé par mes études sur le cri des caïmans. Un tremblement nerveux s’empara de mon corps à la lecture du procès-verbal, que l’on avait eu soin de m’expédier en double, et l’indignation me suffoqua. Moi, accusé d’avoir commis une erreur dont un apprenti naturaliste serait à peine capable ! C’en était trop, et ce coup me fit maudire une fois de plus ces orgueilleux Prussiens, dont l’oracle, le fameux Humboldt, a écrit tant de faussetés sur les Amériques.

Durant trois jours, fiévreux, courbatu, je dus garder la chambre. Mon logis fut alors assailli de visiteurs compatissans auxquels je racontais la perfide accusation dont j’étais victime. Les femmes, âmes généreuses, s’intéressaient surtout à mon chagrin. Je n’oserais affirmer qu’elles comprissent toutes la petitesse des doutes élevés sur ma véracité, ni qu’aucune d’elles fût capable de bien saisir les caractères qui séparent un teredo ou taret d’un aspergillum ou arrosoir; mais j’avais recours aux comparaisons. Que penseriez-vous, leur disais-je, de celui qui vous accuserait de ne pas savoir distinguer une valencienne d’un point d’Alençon? Elles souriaient avec dédain ; j’étais compris.

Je ne pouvais rester sous le poids d’un tel coup; il me fallait écraser mon adversaire par une démonstration sans réplique. Je réglai mes affaires, je renonçai momentanément à mes études sur le cri des caïmans; puis, sans prévenir personne, je partis pour Alvarado. C’était à Alvarado que j’avais découvert le mollusque auquel j’espérais voir porter mon nom : il était rare, puisque je n’avais pu en découvrir qu’un seul exemplaire. Peu importait, dussé-je trier grain à grain les montagnes de sable qui bordent le golfe du Mexique, je voulais un aspergillum pour confondre le docteur Neidman. Quinze jours plus tard, je pénétrais dans Alvarado. Je me logeai d’abord chez un pêcheur; mais mon ami don Salustio Mendez, qui passait deux mois de l’année à surveiller la pêche des crevettes, dont sa maison de Vera-Cruz faisait un important commerce, exigea que je devinsse son hôte. Sa jeune femme, doña Esteva, m’accueillit avec cette aménité qui rend sa beauté si touchante. Deux jolis enfans, l’un âgé de sept ans et l’autre de cinq, devinrent bientôt mes amis. L’aîné, Juan, possédait de véritables dispositions pour l’histoire naturelle. Ce petit bonhomme renonçait à ses jeux pour m’aider à trier le sable que je rapportais de mes excursions. Sa sœur, Lola, s’amusait beaucoup de mes lunettes; c’étaient deux bons et aimables enfans.

Pendant plus d’un mois, je vécus presque exclusivement sur la plage, bravant le soleil, les orages, la soif et la faim. En vain mon hôtesse essayait de me retenir, je m’échappais pour gravir les collines, sonder les anses, épier les flots; j’allai jusque sous l’eau chercher de nouveaux échantillons de sable. Sans cesse déçu, je rentrais épuisé. J’étais consolé par doña Esteva, dont l’âme valait encore plus que le visage, et réconforté par don Salustio, homme aussi énergique qu’intelligent, bien que dans la nature il ne vît que quatre choses dignes d’attention, — sa femme, ses deux enfans, et les crevettes qui l’enrichissaient.

Un soir, je revins couvert de boue. J’avais traversé la baie pour gagner la rive boisée qui borne la colline sablonneuse dite du grand Simon. Là, entre des racines de palétuviers, j’avais découvert des huîtres, des spondyles, des anodontes, et je rapportais ma charge de sable. Tandis que je changeais d’habit, le petit Juan, toujours prêt à se servir de ma loupe, examinait le sable brillant que je venais d’étendre, afin de le sécher, sur une fine étamine de laine.

— Voilà une bête qui est toute drôle, s’écria soudain l’enfant; dis donc, Bernagius, tu me la donneras, si elle ne te sert pas?

— Certes; mais ne te salis pas les mains, tu sais que l’on nous attend pour dîner.

— Bon ! reprit Juan, encore une bête pareille à la première ! Cette fois, j’en veux une.

En ce moment, doña Esteva apparut à la porte de ma chambre appuyée sur le bras de son mari. Elle avait vingt-trois ans, son mari trente, ils formaient le plus gracieux couple que l’on puisse rêver.

— Vite, docteur! dit la jeune femme, nous avons de ces gâteaux de maïs que vous aimez tant; ne les laissez pas refroidir.

— Je suis à vos ordres, répondis-je en offrant le bras à mon hôtesse. — Est-ce que tu vas aller manger sans regarder mes bêtes? demanda Juan. Elles sont gentilles avec leur tuyau jaune, et je veux savoir tout de suite si elles sont pour moi.

Je m’approchai de la table, je pris la loupe, puis, soulevant le petit garçon, je le pressai contre ma poitrine.

— Elles porteront ton nom, m’écriai-je.

— Qui? tes bêtes?

— Embrassez-le, señora, continuai-je en m’adressant à l’heureuse mère; grâce à lui, je puis mourir; l’aspergillum mexicanum est retrouvé, et c’est par la main d’un enfant que sera abaissé l’orgueil du docteur Neidman!

La jeune femme regarda d’un air triomphant son mari, qui souriait; puis ses beaux yeux noirs devinrent humides.

— Tu ne veux jamais me croire, dit-elle, lorsque je te parle de Juan : tu as entendu le docteur; est-il aveugle, lui?

Dieu, le bon dîner! jamais les gâteaux de maïs, vulgairement nommés tamales, ne me parurent si savoureux. Je prédis à doña Esteva que son fils marquerait un jour dans la science, et qu’avant six mois les journaux répéteraient son nom, car la façon dont je venais de retrouver l’aspergillum serait fidèlement relatée dans le nouveau mémoire que je comptais rédiger. Durant le dessert, je me levai deux ou trois fois pour rassasier ma vue du disque convexe, percé de trous, qui a valu son nom à l’aspergillum; je croyais rêver et craignais de voir mes deux charmans mollusques disparaître.

J’employai une partie de la nuit à trier le sable que j’avais rapporté; mes deux spécimens étaient uniques. Le lendemain, je les déposai, dûment enveloppés de coton, dans des tubes de verre que je plaçai à leur tour dans des tubes de fer-blanc. Avant de faire souder ces derniers, je glissai dans chacun d’eux une notice succincte de nature à éclairer les savans, dans le cas où un accident m’empêcherait de terminer mon mémoire.

Je passai encore plusieurs jours à explorer l’huîtrière; ce fut en vain. Néanmoins je ne perdis pas complètement ma peine, car, l’esprit libre de soucis, je fis de bonnes trouvailles, entre autres celle d’une méduse que Blainville croyait particulière à l’Océan indien. Au fond, je n’avais plus qu’un désir, regagner Orizava, écrire mon mémoire et l’envoyer à l’Institut de Boston avec preuves à l’appui.

Je songeais à remonter le Rio-Blanco jusqu’au pied de la Cordillère, pour me rendre de là dans la vallée d’Orizava. Doña Esteva, désolée de me voir partir, combattit mon projet. La petite Lola était souffrante, et sa mère redoutait pour elle la fièvre du climat. D’ailleurs, avant dix jours, toute la famille devait s’embarquer sur une goélette chargée de coton que l’on attendait de Tlacotalpam. En prenant cette voie, je pouvais gagner Vera-Cruz en moins de quarante-huit heures, arriver à temps pour expédier mes précieux mollusques par le paquebot mensuel. N’était-ce pas exposer de gaîté de cœur ce trésor à de réels dangers que de le promener à travers les plaines? La jeune femme me priait; je me laissai convaincre pour ne pas l’affliger, ni paraître ingrat.

J’allais oublier de noter que ce fut le 21 novembre 1855, à six heures quarante-deux minutes du soir, que le petit Juan découvrit l’aspergillum johanneum.


II.

Le 3 décembre au matin apparut l’Hirondelle, jolie goélette effilée, aux mâts penchés en arrière, et commandée par le capitaine Sébastian. Sébastian, homme de couleur, n’était ni un loup de mer, ni un savant : il se vantait même volontiers de n’avoir jamais fréquenté l’école; mais il connaissait jusqu’au moindre repli de la côte qui s’étend d’Alvarado à Vera-Cruz, et l’on s’embarquait de préférence avec lui. Le 4, vers midi, don Salustio, sa femme et ses enfans s’établirent sur la dunette du petit bâtiment. Vers deux heures, une jeune femme accosta la goélette. Doña Esteva, avec laquelle je causais en ce moment, regardait avec persistance la nouvelle venue, qui, au lieu de s’avancer pour saluer sa compagne de voyage, — il n’y a qu’une classe à bord des navires mexicains, — alla s’asseoir près du grand mât. Les deux enfans s’étant approchés de l’étrangère, qui prit Lola sur ses genoux, doña Esteva les appela impérieusement, et leur défendit avec sévérité de s’éloigner; elle les emmena même dans la cabine que don Salustio aménageait pour la nuit.

Les voiles tombèrent, une brise favorable les gonfla, et le léger navire vogua vers la passe, que les foraminifères rendent chaque jour plus étroite, et qu’ils finiront par combler. Je me tins sur la dunette, embrassant d’un dernier regard le panorama que j’avais admiré autrefois, que je ne reverrais peut-être jamais. Le Papaloapam et le Rio-Blanco, confondant leurs eaux, formaient une vaste baie bordée d’une épaisse verdure. A gauche, rendues bleuâtres par l’éloignement, les montagnes de la sierra de San-Andrès; à droite, d’énormes collines de sable, au-dessus desquelles tourbillonnaient des vautours en quête d’une proie. Au milieu de l’immense bassin, une bande de marsouins prenaient leurs ébats, et semblaient divertir par leurs bonds une douzaine de pélicans dont la poche gonflée trahissait l’abondante pêche. Le capitaine Sébastian criait, chacun des sept hommes composant son équipage lui répondait sur le même ton ; je connaissais de vieille date cet amusant vacarme. La barre franchie, un calme relatif s’établit à bord, et Alvarado disparut.

Je me dirigeai vers l’arrière; la passagère assise au pied du mât se leva brusquement, m’entoura le cou de ses bras, et me tint longtemps pressé, m’embrassant avec effusion. Dans cette agression inattendue, mes lunettes avaient dévié, et je ne savais ni à qui j’avais affaire, ni dans quelle mesure je devais rendre les caresses qui m’étaient prodiguées.

— Docteur, mon cher docteur, répétait une voix émue, que je suis contente de vous revoir!

Je me dégageai enfin. — Lydia! — m’écriai-je. Et j’embrassai cordialement à mon tour la charmante métisse que j’avais perdue de vue depuis deux ans.

— Comment, docteur, vous ne m’aviez pas reconnue?

— Non certes; il me faut voir de près, vous le savez, et votre rapide mouvement avait dérangé l’équilibre de mes lunettes. Laissez-moi vous regarder à présent. Toujours belle! mais voilà des conjonctives un peu pâles, bien que l’œil soit brillant. Et la blessure ?

— Plus rien, docteur; voyez. — Et la jeune femme écarta sa chemise brodée, découvrit son épaule gauche, où une cicatrice dessinait une ligne blanche sur sa peau luisante et dorée. — Venez vous asseoir près de moi, docteur, reprit-elle, et racontez-moi pourquoi vous êtes ici.

— Mais vous-même, ma chère Lydia, d’où venez-vous et où allez-vous? — lui demandai-je après lui avoir donné quelques renseignemens sur l’Institut de Boston, le docteur Neidman et l’aspergillum.

— Moi, docteur? je suis la plus malheureuse des femmes, répondit-elle en me prenant les mains, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Vous connaissez Valério Castano, le majordome de l’hacienda de San-Nicolas?

— Je l’ai vu autrefois.

— Il est beau, n’est-ce pas?

— Voilà un point dont je ne me suis jamais occupé, ma chère Lydia.

— Il est beau et brave, docteur; toutes les femmes l’aiment.

— Y compris vous, sans doute?

— Oui, pour ma damnation, car il me méprise, et je voudrais mourir. La jeune femme m’enveloppa de nouveau de ses bras, cacha sa tête sur ma poitrine, et se mit à sangloter si fort qu’elle m’attendrit. Je la ramenai près du mât, lui parlant avec sévérité pour faire diversion à sa douleur.

— Je l’aime, et il ne m’aime pas, reprit-elle avec une énergie sauvage; il va se marier. Je fuis Tlacotalpam, je me défie de moi; j’ai peur que la jalousie ne me fasse commettre un crime. Je ne suis pas Poblanaise pour rien, docteur; je sais manier un couteau, et vingt fois la tentation m’est venue de balafrer le visage de celle qui va porter son nom. Il ne me le pardonnerait pas, c’est ce qui la protège. O docteur, comme mon passé me pèse!

— Eh bien ! il faut suivre les conseils que je vous ai donnés le lendemain de cette blessure qui a failli vous coûter la vie.

— N’évoquez pas ce souvenir, docteur; je vous en veux de ne m’avoir pas laissée mourir. Reprendre le droit chemin, cela serait possible, si tout le monde vous ressemblait; mais on ne remonte pas du gouffre où je suis tombée. L’homme qui m’a trompée autrefois répondra de mes fautes devant Dieu; je n’aurais jamais été qu’à lui, s’il ne m’avait abandonnée. Quand Bartoloméo m’a donné ce coup de dague dont je serais morte sans vous, il avait raison; il m’aimait, et je le trompais. — La jeune femme se couvrit le visage de ses mains. — Comme je souffre, reprit-elle au bout d’un instant, et comme le souvenir de ce Valério m’obsède ! Il m’a dédaignée, et je lui offrais d’être à lui, rien qu’à lui. Est-ce que les hommes souffrent autant de nos dédains que nous souffrons des leurs? mais oui, puisque Bartoloméo a voulu me tuer !

Elle se leva, fit quelques pas, s’appuya sur le bord du navire, et regarda deux mouettes qui tournoyaient au-dessus de la pointe des vagues et semblaient jouer avec l’écume. — J’ai du feu là, dit-elle en saisissant ma main, qu’elle posa sur sa poitrine; m’a-t-on fait boire un philtre? Je le croirais. Vous qui êtes médecin, vous devez savoir comment on s’arrache du front, du cœur, de l’esprit, une pensée importune. Il faut me soigner, je suis malade. On dit que vous n’avez jamais aimé; comment donc avez-vous fait?

— J’ai aimé et j’ai souffert comme tous les êtres animés, ma chère Lydia.

— Mais vous êtes guéri, vous n’aimez plus. Moi, je l’aimerai toujours; c’est fini, je le sens. Je hais maintenant ceux qui me trouvent belle; je voudrais mourir.

La patience avec laquelle je l’écoutai calma peu à peu Lydia, elle cessa de pleurer. L’ardente créature prétendait aimer pour la première fois, et peut-être avait-elle raison. Agée de vingt-deux ans, elle était dans toute la plénitude de sa beauté, et parmi les métisses de Puebla, si renommées pour leur grâce, la perfection de leurs formes, la petitesse de leurs pieds et de leurs mains, Lydia était une merveille.

Durant cette conversation, Juan vint près de moi ; sa mère le rappela aussitôt. Don Salustio fit négligemment le tour du navire; son regard examinait avec curiosité la belle métisse. Étendue sur un fauteuil à bascule, celle-ci pressait ma main, que de temps à autre elle appuyait sur son front, et que j’eus quelque peine à dégager.

Je retournai près de doña Esteva, qui ne leva même pas les yeux à mon approche. — En vérité, docteur, me dit-elle d’un ton bref qui ne lui était pas habituel, vous avez de singulières connaissances.

— Ma profession, señora, ne m’oblige-t-elle pas, comme celle du prêtre, à gravir ou à descendre tous les degrés de l’échelle sociale ? En outre cette jeune femme, que j’ai autrefois sauvée de la mort, est un des plus beaux cas de perforation du poumon suivie de guérison que puisse citer la science. Figurez-vous que la plèvre,... mais je veux vous en faire juge.

— Arrêtez, docteur, s’écria doña Esteva, voyant que j’allais appeler Lydia; si ce n’est par égard pour moi, songez du moins à ces enfans.

Une rougeur charmante animait le visage de la jeune femme; je me mordis la lèvre inférieure, et m’excusai de mon mieux. Tout entier à la science, j’avais oublié l’abîme qui existait entre les deux passagères de l’Hirondelle.

— J’attends de votre courtoisie, docteur, reprit doña Esteva, que vous n’adresserez plus la parole à cette... femme, tant que je serai à bord.

— L’indulgence sied à la vertu, répondis-je ; Lydia est malheureuse, et cette preuve de mépris lui causerait un chagrin dont vous ne voudriez pas accepter la responsabilité.

— A votre aise, docteur; mais, si vous le voulez bien, nous ne reprendrons notre conversation qu’à Vera-Cruz.

Doña Esteva se leva, prit Lola par la main, et passa sur l’autre bord du navire. En ce moment, Lydia s’avançait de ce côté. Pressant sa fille contre elle, baissant les yeux, ramenant sa robe avec un geste de sensitive, la jeune mère s’effaça pour laisser le passage libre. L’aspergillum, dans sa petitesse, lorsqu’il veut éviter un contact déplaisant, a de ces contractions nerveuses qui le font rentrer dans le tube calcaire qu’il habite. Lydia s’était arrêtée; ses grands yeux pleins de flammes enveloppèrent doña Esteva; puis, baissant la tête, elle rebroussa chemin. doña Esteva, revenant alors en arrière, disparut dans la chambre formée par la dunette, et je restai un peu embarrassé.

— Cette femme est bien la fameuse Lydia Carbajal, docteur? me demanda don Salustio, qui venait de s’approcher, et dont le regard suivait la marche de la séduisante métisse.

— Oui; votre femme a donc entendu parler d’elle?

— Qui donc, dans la province de Vera-Cruz, ignore le nom et les folies de cette fantasque créature, qui, bravant les devoirs de son sexe, affiche l’indépendance du nôtre ? Je ne l’avais jamais vue d’aussi près; savez-vous, docteur, qu’elle mérite sa réputation de beauté ?

— Elle n’est pas mal; mais je voudrais qu’elle fût à cinq cents lieues d’ici; votre femme vient de me quereller à cause d’elle.

— Hum, docteur, cette belle fille vous embrassait de façon à vous faire plus d’un jaloux.

— Je lui ai sauvé la vie. C’est un magnifique cas dont je me vante quelquefois, et dont je vous ferais juge, si doña Esteva...

Mon compagnon s’éloigna; sa femme l’appelait.

Je me promenai de long en large, tenté de me rapprocher de Lydia, et n’osant braver mon ancienne hôtesse, pour laquelle mon respect était sans limite, lorsque je fus accosté par le capitaine de la goélette.

— Que je vous serre la main, docteur, me dit le brave marin, c’est à peine si j’ai pu vous saluer dans la confusion du départ.

— Nous voilà en route avec bonne brise, capitaine.

— Trop bonne, sur mon salut. Tel que vous me voyez, je me demande si je ne vais pas tout à l’heure virer de bord et reprendre le chemin d’Alvarado.

Je regardai mon interlocuteur; il parlait sérieusement.

— Voyez le soleil, continua-t-il en me montrant l’astre à demi noyé dans un brouillard rouge; ne vous semble-t-il pas couronné d’une auréole?

— Oui, c’est un phénomène que les physiciens nomment...

— Laissons les physiciens et tous les musiciens du monde en paix, docteur, et dites-moi ce que vous voyez du côté du levant.

— La terre.

— Je n’ai jamais étudié, répondit Sébastian; je ne le dis pas pour me vanter, je suis catholique de vieille roche, et l’orgueil n’est pas mon fort. Ce que vous prenez pour la terre est un nuage, une tempête, derrière laquelle viendra le vent du nord; vous me direz demain, docteur, si je me suis trompé. Ajoutez à cela, poursuivit-il en baissant la voix, que nous avons à bord une de ces Margaritas dont l’influence suffit à disjoindre les planches du navire le mieux calfaté. Voyons, que feriez-vous à ma place?

— Je continuerais tranquillement ma route, répondis-je. Si bonne voilière que soit l’Hirondelle, elle ne saurait atteindre Alvarado avant dix heures du soir, et, en dépit de votre connaissance du littoral et de la barre, je doute que vous puissiez franchir cette dernière au milieu de la nuit. En face de la pleine mer, qu’avons-nous à craindre?

— Tout ! répondit Sébastian, qui frotta énergiquement de ses deux mains son épaisse chevelure.

J’examinai de nouveau l’horizon sans rien découvrir qui fût de nature à m’inquiéter. La cloche annonça l’heure du dîner. Je me dirigeai donc vers la cabine, et je passai près de deux matelots qui, appuyés sur le bastingage, regardaient le soleil disparaître.

— Du vent pour sûr, dit l’un d’eux; cette Margarita nous portera malheur.

— Laisse faire, répondit l’autre; si les choses se gâtent, il y a place dans la mer pour elle.

Les deux matelots se turent. Connaissant les superstitions de ces grands enfans, je me promis de veiller sur Lydia. Au moment de descendre dans la cabine, je rencontrai de nouveau Sébastian.

— Pas un mot de vos craintes devant doña Esteva, lui dis-je.

— Soyez tranquille, docteur, me répondit le marin; je connais mon devoir. Si j’ai bavardé avec vous, c’est que vous êtes homme de bon conseil. D’ailleurs l’orage peut éclater en avant comme en arrière de nous. À minuit, nous saurons à quoi nous en tenir.


III.

Un repas de bord mexicain est trop frugal pour durer longtemps. En dépit de la bouteille de xérès que le capitaine nous offrit, nous le suivîmes bientôt sur le pont. Le soleil avait disparu, la nuit venait rapide. La brise, douce et tiède, soulevait les vagues, les allongeait, les roulait avec mollesse, puis, les repliant sur elles-mêmes par un brusque temps d’arrêt, les couronnait d’une aigrette d’écume constellée d’étincelles. Ce phénomène, dû à la présence de myriades de noctiluques, perles lumineuses et vivantes, émerveillait les enfans, qui battaient des mains chaque fois qu’il se produisait. Je ne manquai pas d’expliquer au petit Juan que nous voguions sur la grande chaudière où, selon la remarque des navigateurs espagnols et du grand Franklin, remarque confirmée par les études de Bache, les eaux de l’Océan-Atlantique s’échauffent pour aller, grâce au gulf-stream, porter leur bienfaisante température jusque sur les côtes septentrionales de l’Europe. Combien d’aspergillum doivent avoir été entraînés vers l’ancien monde par le prodigieux courant ! Nul doute que le docteur Neidman, s’il eût consciencieusement étudié le sable des côtes de sa patrie, n’eût trouvé là maints débris fossiles des intéressans mollusques dont il avait si effrontément nié l’existence.

Le nuage signalé par le capitaine grandissait; mais rien d’inquiétant ne se manifestait à l’horizon. Vers huit heures, doña Esteva rappela ses deux enfans, les fit agenouiller sur le pont du navire, et, les yeux tournés vers les belles constellations du Toucan, du Phénix et du Paon, les deux gracieux petits êtres adressèrent à Dieu leur prière du soir. Les matelots se découvrirent et s’agenouillèrent instinctivement; Lydia, enveloppée de son écharpe, s’était rapprochée. doña Esteva l’aperçut, se leva, et, suivie de son mari, rentra dans la cabine.

— Voilà une señora qui me méprise, docteur, me dit la métisse, dont l’émotion était visible.

— Elle vous plaint peut-être plus encore, ma chère Lydia.

— Me plaindre ! non, ma vie est une énigme pour une femme comme elle, une énigme qui doit la troubler. Tantôt, c’est avec une précipitation inquiète qu’elle a rappelé ses enfans, qui causaient avec moi; me croit-elle capable de leur nuire? Ils sont beaux, ces petits; connaissez-vous, docteur, rien de comparable aux enfans? Ils ont le ciel sur le front et dans les yeux, et je comprends Dieu qui choisit toujours les plus charmans pour en faire des anges.

La jeune femme avait pris mon bras pour résister aux secousses traîtresses du roulis; elle me ramena près du mât, au pied duquel elle s’était établie dès le matin, et m’entretint de Valérie. Je me gardai de l’interrompre; parler de sa peine la soulageait. J’approuvai sa résolution de se rendre à Mexico, de renoncer à sa vie accidentée.

— Le couvent me fait peur à cause de la réclusion, me disait-elle, sans cela je ne chercherais pas d’autre asile.

Je lui conseillai le travail.

— Il le faut, répondit-elle; pour rien au monde, je ne recommencerais ma vie extravagante. Il n’y a que lui à qui, s’il le voulait, je m’abandonnerais sans réserve. Cela me déchire le cœur de penser qu’il ne saura jamais que je souffre à cause de lui, et pourtant cette douleur a je ne sais quel charme. Il y a des momens où je me sens capable d’héroïsme, où je voudrais me dévouer pour quelqu’un. Ceux que mes caprices et mes infidélités ont autrefois désespérés sont bien vengés aujourd’hui, docteur, et cependant j’ai une excuse; j’ignorais qu’aimer sans espoir est un affreux supplice.

— Bah ! cette idée vous passera, dis-je en souriant; dans six mois, vous aurez oublié Valério.

— Ne me dites pas cela, s’écria la jeune femme en se redressant, le regard animé, ou je croirai que vous êtes comme les autres, et je vous haïrai. Demain soir, reprit-elle avec lenteur, nous serons à Vera-Cruz, et après-demain à Orizava. Vous me permettrez de voyager avec vous, n’est-ce pas? je vous en prie. Cela ne peut vous compromettre, vous qui n’avez ni femme ni enfans. Je suis une malade, une véritable malade, docteur; en ce moment, j’ai besoin qu’on me plaigne, j’ai besoin d’être consolée. Vous me traitiez comme une enfant lorsque je reçus cette blessure. Vous me faisiez mal quand vous me pansiez, et je résistais; vous me grondiez alors doucement. Grondez-moi encore, mon ami, mais laissez-moi vous dire que je l’aime, et surtout laissez-moi pleurer!

Le caractère de Lydia, plein de délicatesse, de tendresse, m’avait toujours paru en désaccord avec l’existence qu’elle menait. Je ne pouvais me défendre de l’aimer, tout en déplorant ses erreurs. Je lui promis de ne pas l’abandonner, et je l’obligeai à descendre dans l’entre-pont, où elle s’établit sur un hamac. Je remontai sur la dunette, et je m’aperçus que la brise fraîchissait. Sébastian, qui se tenait près du gouvernail, vint au-devant de moi.

— La nuit sera meilleure que je n’osais l’espérer, me dit-il, le vent souffle du large. Cependant il faut attendre minuit. Mes matelots sont inquiets; voyez-les penchés à l’avant. Si les drôles ne flairaient quelque chose dans l’air, ils seraient à jouer en dépit de mon autorité.

— Ils croient à l’influence maligne de l’une de vos passagères, je les ai entendus...

— Pourquoi parlez-vous de cette femme, docteur? dit avec vivacité Sébastian, qui se signa; c’est un manque de prudence que de livrer son nom au vent. J’ai chez moi six belles onces d’or que je donnerais volontiers pour qu’elle n’eût jamais mis le pied à bord de l’Hirondelle. Du reste, j’ai fait vœu tout à l’heure d’en déposer trois sur l’autel de la Vierge, si nous arrivons sans accident.

— Vous avez cent fois traversé le golfe, dis-je à Sébastian, dont j’essayai de combattre la superstition, n’avez-vous jamais embarqué que des vertus de premier choix?

— Je n’en sais rien; ce que je puis affirmer... Tenez, ne parlons plus de cela, docteur.

— Nous boirons demain une orchata à la glace devant le môle de Vera-Cruz, repris-je en posant la main sur l’épaule du brave capitaine; je vous invite, et vous reconnaîtrez votre erreur.

— Que Dieu vous entende, et surtout qu’il vous exauce ! Je devrais veiller, mais je suis épuisé de fatigue, car je n’ai pas dormi durant la descente du fleuve. Je vais me reposer un instant pour être debout lors du quart de minuit.

— Vous plaît-il que je veille à votre place?

— Hum ! il y va de votre peau comme de la mienne. Votre présence tiendra mes gens sur le qui-vive; j’accepte votre offre. Bonsoir, docteur! Réveillez-moi un peu avant minuit. — Et, s’étendant sur une balle de coton, Sébastian ne tarda guère à ronfler.

J’allai faire un tour dans ma cabine, afin de m’assurer que les tubes renfermant les aspergillum étaient bien à leur place. doña Esteva, son mari et leurs enfans occupaient la petite chambre que le capitaine leur avait abandonnée. Je ne partageais nullement les craintes superstitieuses des marins ; néanmoins je crus prudent de ne point me séparer des tubes qui contenaient mes précieux mollusques : aussi les plaçai-je dans la poche de mon habit, que je boutonnai soigneusement. Tranquillisé par cette précaution, je revins m’asseoir sur la dunette, songeant à la stupéfaction du docteur Neidman et aux applaudissemens qui avant trois mois salueraient la lecture de mon vingt-sixième mémoire. Non-seulement j’allais prouver que je ne m’étais pas trompé, que l’aspergillum existait dans les eaux du Mexique; mais, juste motif d’orgueil, j’allais enrichir l’ordre des mollusques acéphales d’un individu qui, selon ma promesse, porterait le nom du petit Juan.

Les matelots s’étendirent un à un sur le pont. Le ciel était couvert. Le navire, dans sa marche rapide, traçait sur les flots noirs un sillage phosphorescent dont l’intensité me surprenait. De temps à autre, une méduse aux couleurs vives s’épanouissait au milieu de l’écume lumineuse, et je regrettais que mes petits compagnons ne pussent jouir de ce curieux spectacle. Je me rapprochai du grand mât, pensant à la pauvre Lydia, qui, je l’espérais, ne se doutait guère des alarmes causées par sa présence. L’histoire de son passé m’était connue; orpheline de bonne heure, sa vie de désordre devait plutôt être attribuée à une cruelle déception qu’à de mauvais instincts. Cependant doña Esteva, si bonne, si indulgente, se montrait inflexible pour la métisse. L’inquiétude jalouse avec laquelle elle surveillait son mari et ses enfans, comme si la seule présence de Lydia eût été une souillure pour ceux qu’elle aimait, n’échappait même pas aux matelots. Quant à moi, je n’éprouvais d’autre sentiment qu’une vive pitié pour la pauvre fille si follement éprise du majordome Valério, lequel, d’après ce qu’elle me raconta, avait chevaleresquement pris sa défense un jour qu’on l’insultait. — Marche au nord et suis le vent ! disait parfois le matelot de quart à celui de ses compagnons qui tenait le gouvernail.

La roue tournait avec bruit, les voiles se gonflaient, et, comme un cheval qui sent l’éperon, le petit navire s’élançait en avant avec une rapidité qui justifiait son nom.

Un peu avant minuit, Sébastian se réveilla. Il courut à la proue, regarda longtemps l’horizon, et revint en secouant la tête. — Monte jusqu’à la grande vergue, dit-il à un matelot, et préviens-moi, si tu vois un feu. — Puis il demanda cet objet de luxe qui, à bord des bâtimens côtiers mexicains, n’apparaît que dans les circonstances exceptionnelles, la boussole. On ouvrit la boîte. — Vera-Cruz est là, dit don Sébastian en étendant le bras, lorsque l’aiguille se fut fixée.

— Feu à bâbord, cria le matelot envoyé en vigie.

— Le reconnais-tu?

— Il paraît et disparaît; c’est celui d’Uloa.

— Bien, garçon; tu peux descendre. Vous n’avez pas changé la route, vous autres?

— Non, capitaine.

— Allez vous reposer, docteur, me dit Sébastian en se frottant les mains; si vous le permettez, c’est un verre de cognac que je boirai demain à votre santé., cette liqueur de votre pays me rafraîchit mieux que l’orchata.

Je me promenai un moment sur le pont, me demandant de quelle façon je m’accommoderais pour la nuit. Si le ciel eût été étoile, je me serais simplement étendu sur une balle de coton; mais la brise était fraîche, et je descendis dans la cabine. Là, enveloppé de la couverture nationale mexicaine nommée sarapé, je m’allongeai sur un fauteuil à bascule, que je plaçai dans le sens du roulis. Bercé par le mouvement, l’esprit alourdi par la tiède atmosphère qui règne toujours dans l’intérieur d’un navire, je fermai les yeux. A demi assoupi, j’écoutais les voix désespérées du vent siffler autour des cordages, les vagues bouillonnantes heurter la proue de la goélette. Elle semblait alors s’arrêter, un silence solennel s’établissait; mais bientôt l’Hirondelle reprenait son vol, et je la sentais glisser sur ces flots, dont les profondeurs devaient cacher tant de zoophytes, de mollusques et même tant d’aspergillum inédits.

Une formidable secousse me réveilla; moi et mon fauteuil, nous étions renversés. Un second choc m’expliqua mon accident, le navire talonnait sur des récifs. Au-dessus de moi, des clameurs, des pas précipités.

— Debout, debout! criai-je en m’élançant vers la cabine de doña Esteva. La jeune femme apparut chargée de la petite Lola, dont je m’emparai. Don Salustio se montra à son tour; il portait le petit Juan. Les chers enfans, réveillés à l’improviste, pleuraient. J’atteignis la dunette; là, je déposai mon fardeau pour courir au-devant de doña Esteva. Le jour parut. En moins de cinq minutes, nous étions établis près de la roue du gouvernail, ignorant encore quels dangers nous avions à redouter.

Inclinée sur le flanc, l’Hirondelle ne bougeait plus. La mer, sans être grosse, roulait de longues vagues dont le vent nous fouettait l’écume au visage. Sébastian, la tête nue, d’une voix forte et brève, encourageait ses hommes, qui, perchés dans les agrès, amenaient les voiles flottantes. Une fausse route, un courant nous avait entraînés sur les récifs de madrépores qui bordent au loin l’Ile-Verte.

Doña Esteva, agenouillée, ses enfans pressés contre elle, regardait la mer avec effroi. Un bruit sourd résonnait. Un coup d’œil rapide de don Salustio m’apprit qu’il avait aussi deviné la cause du bruit sinistre que nous entendions : la coque de l’Hirondelle s’était ouverte, et l’eau mugissante envahissait le petit navire.

Je vois encore le malheureux père debout, les narines dilatées, les bras étendus au-dessus de sa femme et de ses enfans pour les protéger. Lorsqu’une vague s’avançait écumante, don Salustio, les poings fermés, retenant son haleine, se baissait comme un chasseur à l’affût, prêt à lutter contre le terrible élément qui venait menacer les êtres sans lesquels il ne comprenait plus la vie.

Des vociférations, des cris de mort retentirent soudain à l’extrémité du navire; j’y courus. Deux robustes matelots, leurs couteaux à la main, entraînaient Lydia. Pâle, l’œil fixe, les vêtemens en lambeaux, les cheveux épars, le sein nu, la jeune femme ne se débattait pas, ne poussait pas un cri. Sébastian, furieux, frappait ses gens pour les forcer à lâcher prise; il partageait les préjugés de ses matelots, mais il ne voulait pas laisser ensanglanter son bord.

Je me jetai au-devant de Lydia, parlant aux forcenés qui la menaçaient. Fous de terreur, les malheureux me repoussèrent avec violence. Une secousse, suivie d’un lugubre craquement, ébranla le navire, et la perspective de la mort rendit les matelots implacables. Sébastian et moi perdions du terrain lorsque la voix de don Salustio résonna. Il appartenait à une caste que les Indiens sont habitués à respecter; il y eut un moment d’hésitation. Lydia, restée libre, courut se réfugier près du mât, qu’elle semblait avoir choisi pour abri. Quel réveil et quelle scène !

L’eau baignait nos pieds; mais le navire n’enfonçait plus. Revenus| de leur surprise, les Indiens s’élancèrent de nouveau contre nous.

— Laisse-nous sauver notre vie et la tienne, me dit l’un d’eux; la mer veut une proie.

Sébastian fut renversé; deux matelots me saisirent à mon tour, c’en était fait de Lydia. Je me débattais, croyant à chaque instant entendre le cri d’agonie de l’infortunée, lorsque je vis les Indiens reculer. Je me retournai : doña Esteva, droite, imposante, avait placé sa fille entre les bras de la jeune femme, et couvrait à demi de son corps celle qu’elle voulait protéger. Don Salustio parla de nouveau, je vins à son aide, Sébastian, le front ensanglanté, nous seconda; mais l’action si noble, si simple, si héroïque, de doña Esteva rendait nos paroles inutiles : l’ennemi était vaincu.

Je saisis la main de la jeune mère, j’y collai mes lèvres avec admiration. Oubliant le désordre de ses vêtemens, Lydia, de ses grands yeux humides, regardait celle qui venait de la sauver, et pressait doucement la petite Lola sur sa poitrine nue. J’entraînai les deux femmes vers la dunette, véritable lieu d’asile. Lydia, s’agenouillant alors aux pieds de doña Esteva, tendit vers elle ses deux mains jointes, voulut parler, et ne put que sangloter. Les deux enfans, surpris de cette scène, nous regardaient à tour de rôle d’un air interrogateur. Croyant sans doute qu’elle avait offensé leur mère, ils se suspendirent au cou de Lydia, pleurant avec elle et implorant son pardon.

— Relevez-vous, — dit enfin avec douceur doña Esteva, qui saisit les deux mains tendues vers elle; puis, pour échapper à la muette admiration de Lydia, qui ne cessait de la contempler, elle rattacha les cheveux épars de la jeune femme et rajusta ses vêtemens.

Je m’éloignai. En passant devant la cabine, que l’eau remplissait, je frémis en songeant que, sans l’inspiration qui m’avait porté à m’en charger, l’aspergillum johanneum retournait au fond des mers, d’où ne l’eût certes pas tiré le docteur Neidman.


IV.

Peu à peu, le sentiment instinctif de la conservation ramena l’ordre à bord, et les Indiens, qui dans un médecin voient toujours un demi-sorcier, se groupèrent autour de moi. Sébastian, parlant avec douceur et fermeté, reconquit en partie son autorité. Hardi plongeur, comprenant qu’il devait payer de sa personne, le capitaine voulut aller lui-même reconnaître sur quelles assises reposait son navire, afin de savoir s’il fallait procéder à la hâte à notre sauvetage ou si nous avions le temps d’agir avec le sang-froid qui peut seul aider à se tirer des grands périls. Après avoir passé sous ses bras une corde tenue par deux vigoureux matelots, Sébastian se laissa glisser le long du bord et disparut. Durant près de trois minutes, penchés au-dessus de la mer, nous attendions, osant à peine respirer. Don Salustio se dépouillait de ses vêtemens pour secourir l’explorateur lorsque Sébastian revint sur l’eau, reprit longuement haleine, puis s’enfonça de nouveau.

— Dieu nous protège visiblement! nous cria-t-il, tandis qu’on le hissait à bord après sa seconde exploration. L’Hirondelle est posée comme avec la main sur un lit de corail blanc (madrepora virginea) d’où le vent du nord seul pourrait l’arracher. Du courage, garçons! Remercions d’abord la Vierge; avec son appui, nous sortirons de ce mauvais pas.

En même temps l’équipage tombe à genoux, et don Salustio va rassurer les femmes en leur annonçant que nous ne risquons pas de sombrer.

Pendant que Sébastian se séchait, je recueillis quelques plaques de sable attachées à ses jambes, avec l’intention d’étudier plus tard à la loupe cette récolte inattendue. En me voyant envelopper avec soin mon échantillon dans une feuille de mon carnet, les matelots m’entourèrent avec une curiosité mêlée de crainte. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, je déclarai accomplir un vœu fait à mon patron, et mon action rentra dans le domaine des choses naturelles.

Il fallait s’occuper de la chaloupe, ensevelie sous une partie de la cargaison. Jamais, dans la courte traversée que l’Hirondelle accomplissait chaque mois, on n’avait eu besoin de la légère embarcation, qui se trouvait fort endommagée. Exposée depuis trois ans aux rayons du soleil, elle faisait eau de toutes parts et avait besoin d’être calfatée. A défaut d’étoupes, nous possédions du coton en abondance; mais, avant de se mettre à l’œuvre, on dut songer aux vivres. Un sac plein de riz, resté sur le pont et trempé d’eau de mer, mit l’équipage en belle humeur. L’eau douce manquait; en guise de boisson, nous ne possédions que des pastèques qu’un matelot transportait à Vera-Cruz, et que don Salustio paya comptant.

A l’heure où le soleil se coucha, la chaloupe était à flot. Sébastian, toujours vigilant, examina longtemps l’horizon. Le vent avait cessé de souffler, la mer redevenait calme, on convint d’attendre qu’elle tombât tout à fait pour partir. Le départ resta fixé au lendemain, décision à laquelle les matelots applaudirent. Les côtes sablonneuses et désertes d’Alvarado se dressaient devant nous; malheureusement nous étions sur une partie du littoral dont les pêcheurs ne s’approchent jamais, et nous ne pouvions espérer aucun secours. D’après les calculs du capitaine, dix heures nous étaient nécessaires pour atteindre le rivage bordé de brisans que l’on n’apercevait pas de la distance où nous en étions.

Durant cette journée, qui s’écoula rapide, j’aidai un peu tout le monde, depuis le cuisinier jusqu’aux calfats improvisés. Ayant découvert une sonde enduite de suif, je profitai de cette trouvaille pour me procurer un peu du sable qui tapissait le bas-fond sur lequel nous étions échoués. Je fus assez heureux pour m’emparer de trois porpites azurées appartenant à l’espèce signalée par le savant Lesson sur les côtes du Pérou, et que le hasard des courans avait sans doute amenées dans ces parages.

En introduisant entre les planches de la barque le coton qui devait empêcher l’eau de mer de la remplir, un des Indiens s’écrasa le doigt d’un coup de maillet. — Il crie comme un caïman, — me dit celui de ses camarades qui vint me prévenir sur la dunette au moment où je lançais ma sonde, qu’un requin faisait mine de vouloir avaler. Je courus vers le blessé; l’accident était sans gravité. On ne l’a pas oublié : c’est justement à l’heure où je rédigeais mon mémoire sur le cri des caïmans que les allégations du docteur Neidman m’étaient parvenues. Je pris le matelot à part. — Le caïman, oui ou non, a-t-il une voix? — J’allais peut-être obtenir un renseignement précieux, définitif. On affirme généralement que, blessé, le reptile pousse un mugissement assez semblable à celui du taureau. Je dois avouer que, dans l’intérêt de la science, j’ai martyrisé plusieurs de ces inoffensifs reptiles (ils n’attaquent jamais) dans l’espoir de leur arracher un cri, un grognement qui, si faible qu’il eût été, m’aurait permis d’éclairer un point obscur des connaissances humaines. Mes expériences ne m’ont jamais confirmé que le mutisme absolu des monstrueux amphibies, que j’ai le regret d’avoir inutilement torturés.

Ce n’est point chose facile que de tirer la vérité d’un Indien, non qu’il cherche précisément à la déguiser, mais son imagination dénature facilement les faits, et tout interrogatoire l’inquiète.

— Tu as donc vu des caïmans blessés? demandai-je négligemment à mon homme.

— Certes, señor; j’en ai même tué un assez grand nombre, et, mon patron aidant, j’espère qu’il m’en sera tenu compte dans le ciel.

— Je n’en doute pas, répondis-je; mais où les frappais-tu?

— Dans la gueule, souvent sous l’aisselle, lorsqu’ils voulaient se laisser faire.

— Avaient-ils réellement la voix aussi forte que celui de tes camarades que je viens de panser? — Hum ! il y a du pour et du contre; mais la vérité, señor, c’est que je n’en sais rien.

— Alors ils avaient la voix moins forte ?

— Comment voulez-vous qu’un Indien sache cela ?

— Ne m’as-tu pas dit que ton camarade, sous l’empire de la douleur, criait comme un caïman?

— Le ciel m’est témoin, señor, que je ne l’ai pas dit pour vous offenser.

— Voyons, oui ou non, le caïman crie-t-il?

— Demandez-le à Dieu, señor; lui seul connaît tous les secrets. Je laissai mon interlocuteur retourner à son travail ; il s’éloigna

en me regardant avec méfiance, convaincu que j’avais voulu lui tendre un piège, et j’allai reprendre ma sonde. Crier comme un caïman, je l’appris plus tard, est une locution populaire sur les côtes du golfe du Mexique, sœur de celle qui en France fait crier les anguilles de Melun.

L’équipage paraissait complètement soumis : les matelots affectaient même de ne pas s’approcher de la dunette. Je n’adressais guère la parole qu’aux enfans, que l’immersion du navire amusait beaucoup. Les requins se montraient en nombre; je fis l’historique de ces monstres à mes petits élèves, qui appelaient sans cesse Lydia pour qu’elle vînt m’écouter. De temps à autre, mon regard se croisait avec celui de la jeune femme, je la saluais d’un signe de tête amical, puis je reprenais ma démonstration.

Quand la chaloupe se balança sur la mer, chacun était épuisé de fatigue. Les deux extrémités du navire étant à sec, les matelots s’établirent sur leur domaine, et nous restâmes en possession de la dunette. Le coucher du soleil fut magnifique, nous l’admirions d’autant plus volontiers qu’il dessinait avec netteté, en les rapprochant, les côtes que nous espérions aborder le lendemain. Nous avions couvert le pont d’une voile; don Salustio s’était assis, et sa femme, étendue près de lui, appuyait la tête sur sa poitrine, tandis que les enfans jouaient à leurs pieds.

On devait s’embarquer au point du jour : la mer s’apaisait de plus en plus; notre traversée allait devenir une simple promenade, c’était du moins mon avis. J’essayai de convaincre mes compagnons, mornes, abattus, inquiets, et surtout de les égayer.

— Arrêtez, docteur, me dit tout à coup doña Esteva en souriant avec mélancolie; un mot de plus, et vous allez nous persuader qu’il faut nous réjouir de notre accident.

Assise près de moi à la mode indienne, c’est-à-dire sur les talons, Lydia, peu à peu, s’appuya légèrement à son tour sur mon épaule, cédant à cet instinct qui porte les femmes à rechercher une protection. Insensiblement la métisse laissa glisser sa jolie tête jusque sur ma poitrine. Sans en avoir conscience, elle copiait en quelque sorte la pose et l’abandon de doña Esteva, et, pensive comme elle, regardait les enfans se rouler joyeux dans les plis de la voile.

— Dis donc, Lydia, Bernagius est donc ton mari? s’écria soudain le petit Juan.

— C’est ma fille, répondis-je en posant la main sur le front de la métisse.

Lydia se leva brusquement, s’enveloppa la tête de son écharpe et s’éloigna.

A neuf heures, tout le monde, excepté Lydia et moi, dormait à bord de l’Hirondelle. Je me rapprochai alors de la pauvre fille, qui regardait vaguement la mer. Elle me prit entre ses bras, me serra de toutes ses forces, appuya contre le mien son visage à demi caché par sa noire chevelure, et pleura. Je la fis asseoir. Elle me raconta l’impression terrible que lui avait causée la scène du matin; elle parlait maintenant d’entrer au couvent. La noble et courageuse action de doña Esteva l’avait frappée d’admiration.

— Je voudrais que cette femme me prît à son service, docteur; je serais pour elle une esclave. Lorsqu’elle s’est avancée vers moi, lorsqu’elle m’a tendu la main et confié sa fille, j’ai cru voir la Vierge elle-même.

— Et Valério? lui dis-je en souriant.

— Je l’aime, me répondit-elle après un instant de silence, et je ne chasserai pas cet amour de mon cœur, il me rapprend à rougir.

A minuit, fatigué de me promener sur l’étroite plate-forme, je m’établis près de Lydia, qui avait fini par s’endormir. La nuit était noire, l’air immobile, et les ondes silencieuses, bien qu’en mouvement, s’élevaient et s’abaissaient comme pour marquer la respiration de l’océan. De temps à autre, je voyais un matelot se relever, examiner la mer, regarder de notre côté, puis disparaître. Je voulais veiller, redoutant quelque surprise, quelque tentative contre la vie de Lydia; la conduite du docteur Neidman m’avait appris ce que l’on peut attendre de certains hommes. Tout b. coup je me souvins que l’aspergillum vaginiferum, étudié par Blainville, possède au-dessus de son disque deux valves à peine visibles. L’aspergillum johanneum, possédait-il ces deux valves? Je tournai et retournai les tubes qui renfermaient mes exemplaires, me reprochant de n’avoir pas vérifié ce point capital, et ce fut en proie à d’amers regrets que le sommeil me surprit.

Je me sentis soudain saisir par le bras; je me débattis, croyant rêver, mais, ouvrant les yeux, je vis que le jour naissait. Je me trouvai en face de Sébastian, dont les traits décomposés achevèrent de me réveiller. Sans me dire un mot, il m’entraîna vers le bord et me montra du doigt l’horizon. Un point noir, suivant l’ondulation des vagues, montait et descendait entre la terre et nous. Je ne voyais là rien d’alarmant, lorsque, jetant un regard vers la proue du navire, je compris le muet désespoir du capitaine; nos Indiens fuyaient, abandonnant à la merci de la mer les défenseurs de la pauvre Lydia.


V.

Sébastian, atterré, continuait à garder le silence; le malheureux avait une femme, des enfans, et il songeait à eux. Redoutant l’influence que leur superstition attribuait à la métisse, les matelots, dès la veille, avaient comploté la fugue dont aucun de nous ne s’était méfié.

— Ils seront à terre ce soir, dis-je à Sébastian, et nous enverront du secours.

— A moins d’un miracle, répliqua-t-il en secouant la tête, aucun d’eux n’atteindra le rivage; ils voguent droit sur les brisans et ne sauront pas s’en garer. Si par hasard un d’eux aborde, docteur, il lui faudra plus d’un jour pour gagner Alvarado, et où trouvera-t-il une barque, à supposer qu’il ait le courage de revenir nous chercher? D’ailleurs, si nous avions un ami parmi ces malheureux, il ne serait pas parti, ou nous eût avertis. La soif et la faim vont avoir raison de nous, si ce n’est la mer; notre seule ressource est désormais la miséricorde de Dieu.

Sébastian avait raison; néanmoins il fallait agir. Je me mis en quête d’une bouteille avec l’intention d’y renfermer les tubes contenant l’aspergillum, précaution à laquelle je songeais bien tard. En vérité, on eût dit qu’un mauvais sort nous poursuivait, et je trouvais que la mort, si elle devait nous prendre, y mettait bien des façons. J’étais dans l’eau jusqu’à mi-jambe lorsqu’un cri me rappela vers la dunette. doña Esteva, très pâle, pleurait silencieuse en regardant Lydia, qui, agenouillée à ses pieds, sanglotait. — C’est moi, c’est à cause de moi! répétait la malheureuse fille.

Don Salustio, anéanti, tenait ses enfans par la main.

Cette vue me rendit mon sang-froid. — Dieu n’abandonne que ceux qui s’abandonnent eux-mêmes, m’écriai-je; la soif, la faim et les élémens sont de vieux ennemis de l’homme, et ils n’ont pas toujours raison de lui. Tenons conseil, s’il vous plaît. Votre résignation toute mahométane peut être très méritoire; mais, pour ma part, je ne veux pas mourir. — Ni moi non plus, dit le brave petit Juan en venant se ranger à mon côté.

— Debout ! continuai-je en m’adressant à Sébastian; nous avons encore des planches sous les pieds, que diable! Debout! dis-je à Lydia, que je relevai; sur mon âme, et aussi vrai que le docteur Neidman m’a calomnié, ma pauvre enfant, quelle qu’ait été votre vie, vous êtes une créature de Dieu au même titre que nous, et c’est l’outrager que de croire qu’il va nous noyer pour vos peccadilles. Encore une fois, Sébastian, mon vieil ami, donnez-nous l’exemple. N’avons-nous pas une pirogue?

Le capitaine se redressa.

— Sur mon salut éternel, docteur, s’écria-t-il en me saisissant la main, vous êtes un homme ! Vidons la pirogue, et vous verrez si je connais la côte.

De même que la chaloupe, la frêle embarcation indienne que j’avais remarquée gisait enfouie sous des balles de coton; nous nous mîmes à l’œuvre pour la dégager. doña Esteva et Lydia voulurent nous aider; je leur confiai du bois et le sac de riz que par bonheur les fugitifs avaient négligé d’emporter. Ce ne fut que vers trois heures de l’après-midi que notre légère embarcation flotta le long du bord. Une rame manquait; il fallut y suppléer à l’aide d’un palan qui servait à hisser l’ancre. Grâce à l’incurie mexicaine, nous ne possédions ni hache ni scie; un seul de ces instrumens, en nous permettant de tailler dans le navire de quoi faire un radeau, eût assuré notre sauvetage. Il fallut enfin nous reposer et manger. Nous avions travaillé les uns pour les autres, et je fis remarquer que, de même que le grand empereur Titus, nous pouvions affirmer n’avoir pas perdu notre journée.

— Je l’ai connu, ce Titus, me dit Sébastian; mais personne ne lui donnait le surnom d’empereur. On l’appelait ordinairement le Borgne; il avait perdu l’œil droit dans une dispute avec un muletier; il était même un peu mon cousin.

La méprise de Sébastian me fit d’abord sourire; puis je m’aperçus que j’étais le seul hôte de l’Hirondelle qui sût le nom du fils de Vespasien, du vainqueur de Jérusalem, des Délices du genre humain, et j’eus un mouvement de dédain pour la gloire.

Le temps était radieux, le ciel, noyé dans une lumière d’or, nous éblouissait; la mer, languissante, se soulevait avec la nonchalance et la grâce d’une créole.

— Demain, aux premiers feux du jour, dis-je à doña Esteva, qui m’offrait une part de riz, nous voguerons vers la terre.

— Demain, aux premiers feux du jour, il faut que nous ayons abordé la côte, répliqua Sébastian. Il venait d’examiner l’horizon et paraissait soucieux.

— Embarquons-nous sans retard, dit-il; le calme que vous admirez, docteur, ne durera pas plus qu’un caprice de femme.

J’allais répliquer.

— Le vent du sud ridera ce soir la mer, continua le capitaine ; demain, le vent du nord aura la parole, et l’Hirondelle elle-même, si la pauvre petite voguait encore, serait obligée de replier ses ailes.

Chacun son métier, et si contre l’opinion du docteur Neidman je me crois incapable de confondre un aspergillum avec un teredo, je n’ai jamais eu la prétention de connaître mieux la mer qu’un marin. Aussi, pour toute réponse, je me contentai de jeter à la hâte quelques cordages dans la pirogue.

— Nous sommes un de trop, dit brutalement le capitaine en considérant le frêle esquif et en nous comptant du regard.

Doña Esteva et don Salustio, prêts à s’embarquer, reculèrent à la fois.

— Partez, docteur, me dit ce dernier en poussant vers moi sa femme et ses enfans; je vous les confie.

— Je ne te quitte pas, s’écria la jeune femme, dont les petites mains s’accrochèrent au bras de son mari.

Lydia devint très pâle, un silence solennel s’établit; nous n’osions plus ni nous regarder, ni parler. Je tirai de ma poche les tubes contenant l’aspergillum; ils étaient admirablement soudés.

— Il y va de la gloire de votre fils et de mon honneur, señora, dis-je à doña Esteva, ne l’oubliez pas, je vous en prie. Aussitôt arrivée à Vera-Cruz, expédiez ces tubes à l’Institut de Boston, ou plutôt remettez-les au consul américain en l’instruisant de ce qu’ils renferment; il comprendra. Nous nous reverrons; ma précaution n’a d’autre but que d’éviter une perte de temps. Cependant, si par hasard je ne revenais pas, — l’homme sage doit tout prévoir, a dit Salomon, — ma vieille servante sait où est mon testament; j’explique là ce qu’on doit faire de mes collections. Lorsque vous serez dans la pirogue, Sébastian, vous me passerez un peu de riz, il me sera peut-être plus utile qu’à vous.

— Quelle est donc votre intention? me demanda le capitaine.

— De rester tranquillement ici, mon vieil ami, en attendant que vous reveniez me chercher. Je suis garçon, moi, la solitude de l’océan n’a rien de plus effrayant que celle des forêts au fond desquelles j’ai si longtemps vécu, et elle ne m’épouvante pas. Durant votre absence, je vais sonder la mer autour de votre navire, et qui sait quelles découvertes va me procurer le hasard? Les heures sont précieuses, partez ! Lydia, qui s’était avancée, tendit vers moi ses mains; je crus qu’elle me disait adieu.

— Je reste avec vous, me dit-elle simplement ; là où vous êtes, je suis bien.

Je voulais repousser la jeune femme, et contrairement à mon intention je l’attirai pour la presser contre mon cœur et l’embrasser. Une émotion, une faiblesse dont je n’étais pas maître me coupait la voix, je ne pouvais plus parler. Don Salustio, doña Esteva, Sébastian, se précipitèrent vers nous. Les deux enfans se mirent à pleurer, personne ne voulait plus partir.

— Sur ma foi de chrétien, docteur, dit le capitaine, dont la main gauche saisit la mienne, tandis que de la droite, à l’aide de son pouce et de son index, il dessinait une croix, j’ai parlé trop vite et trop haut. Si la mer reste calme, la pirogue nous portera tous. Ne perdons pas de temps, s’il vous plaît; mais c’est égal, ils ne mentent pas, ceux qui disent que vous êtes un original.

Dona Esteva descendit, puis don Salustio, auquel je passai les enfans. Lydia, inquiète, ne voulait pas me précéder.

— Je vous laisserais en arrière sans remords, docteur, reprit Sébastian, ou plutôt j’y resterais moi-même, si je n’étais convaincu que demain soir l’Hirondelle n’existera plus. Ne me croyez pas un mauvais marin parce que mon navire s’est échoué; celui qu’un cheval n’a jamais renversé se dit à tort cavalier. Le vent du nord soufflera dans quelques heures, et les murailles du fort de Saint-Jean d’Uloa auront peine à protéger les bâtimens qui seront venus lui demander abri. Partons tous, ou restons tous.

Je cédai ; don Salustio, sa femme et ses enfans s’établirent à l’avant de la pirogue, longue de trois mètres environ; Lydia, Sébastian et moi prîmes place à l’arrière. L’embarcation, taillée dans un tronc d’arbre, surnageait à peine de quelques doigts au-dessus du grand abîme, et, vacillante, nous condamnait à l’immobilité la plus absolue. Au fond, Sébastian avait raison, nous étions un de trop. Nous jetâmes un dernier regard sur l’Hirondelle, doña Esteva récita une prière à voix haute, et bientôt le frêle esquif, destiné à naviguer sur le paisible courant des fleuves, se dirigea vers la terre, qui se montrait bleuâtre à l’horizon.

Je confiai l’un des tubes contenant l’aspergillum à doña Esteva, et l’autre à Lydia. Quoi qu’il nous arrivât, je savais que Sébastian et don Salustio donneraient leur vie pour sauver les deux femmes. J’avais d’abord songé aux enfans, qu’une étoile particulière semble protéger contre le danger; mais en jouant ils eussent pu laisser choir les tubes dans la mer, et il s’agissait de ne pas donner raison au docteur Neidman. Lorsque le soleil se coucha, nous étions encore assez rapprochés de l’Hirondelle, et cependant, en dépit des fatigues du jour, nous avions ramé avec vigueur. J’avais eu soin d’embarquer le riz cuit et les bananes : ce fut notre souper. Les enfans ne comprenaient pas qu’on leur refusât à boire alors que tant d’eau nous entourait : on les laissa goûter l’eau de la mer; l’expérience faite, ils n’en redemandèrent plus.

La nuit vint, nuit sans lune. Par bonheur, les étoiles répandaient leur clarté sur les flots assoupis. Le bruit de nos rames, au choc inégal, troublait seul le majestueux silence de la mer au repos. L’air était doux. Parfois, à cinq ou six pieds de la pirogue, surgissait un des énorme, celui d’un marsouin ou d’un requin. Les noctiluques ne manquaient pas alors d’allumer leur flambeau; mais l’eau, soudainement agitée, ondulait le long du canot, et je songeais aux terribles paroles de Sébastian.

Vers trois heures du matin, nous voguions dans une complète obscurité. Le ciel s’était couvert, et il fallait toute la finesse de sens d’un Indien pour ne pas hésiter sur la direction à suivre.

— Je sens la terre, me disait de temps à autre Sébastian, qui semblait en outre voir à travers les ténèbres.

Tout à coup il cessa de ramer; je me levai pour prendre sa place.

— Ne bougez pas, me dit-il à voix basse; nous sommes emportés par un courant; écoutons.

Don Salustio, sa femme et les enfans dormaient. Lydia, étendue dans la pirogue, la tête sur mes genoux, avait également cédé à la fatigue. Un des bras de la jeune femme m’enlaçait, et je sentais sa respiration un peu haletante agiter son corps.

Une brise légère effleura soudain la mer, et nous caressa le visage.

— Nous sommes perdus, me dit Sébastian, dont la main s’appuya lourdement sur mon épaule; voilà le vent.

Je ne pus répondre; je regardai doña Esteva endormie, souhaitant qu’elle ne se réveillât plus.

— Ramons! dis-je enfin.

— Nous avançons vers la terre; un tourbillon nous y porte. Tout à l’heure, nous franchirons la ligne des brisans, et la pirogue s’emplira d’eau.

— Que faire? demandai-je, plus ému que je ne le laissai paraître.

— Notre acte de contrition, docteur, et nous confesser mutuellement. Je l’avais bien dit, nous sommes un de trop.

Sébastian ne ramait plus. J’aurais voulu me lever, marcher; l’interdiction de tout mouvement ajoutait à mon angoisse.

— Ami, dis-je à voix basse à mon compagnon, je sais nager. Lorsque l’heure sera venue, vous m’attacherez autour de la taille une de ces cordes que nous avons eu le bon esprit d’emporter, et je vous suivrai à la nage.

— Vous serez entraîné et noyé, docteur.

Lydia fit un mouvement ; je sentis celui de ses bras qui m’entourait se contracter. Je fis signe à Sébastian de se taire ; il rama doucement. Au bout d’un instant, Lydia ayant repris son immobilité, je me penchai de nouveau vers mon compagnon ; j’avais eu le temps de réfléchir.

— Le sacrifice de ma vie est fait, lui dis-je ; il serait par trop sot de condamner tant de jeunes êtres pour un être inutile de mon espèce. Ce n’est pas par égoïsme que je n’ai ni femme ni enfans ; absorbé par mes recherches, je n’ai ni pu, ni su trouver… mais laissons cela. Nous tenterons l’épreuve ; elle me coûtera peut-être moins cher que vous ne le supposez. Lorsque nous serons près des brisans, j’essayerai de nager, je m’accrocherai à la première pointe de rocher qui se rencontrera sous mes doigts, vous viendrez me recueillir lorsque votre précieuse cargaison sera en sûreté. Ne me répondez pas, songez à votre femme, à vos enfans. Ce que je propose est raisonnable ; ramez.

Un nouveau mouvement de Lydia empêcha Sébastian de répliquer ; il se contenta de prendre ma main, qu’il serra de façon à me la briser. Vers quatre heures, le vent souffla plus fréquemment. Don Salustio vint tout engourdi prendre les rames ; il remarqua que la mer s’agitait. Sébastian s’assit près de moi.

— Le jour ! vienne le jour ! murmurait-il en se tournant vers le point où le soleil devait apparaître. Ne ramez plus ! cria-t-il soudain.

Lydia se redressa. Sébastian, la tête penchée, écoutait,

— Etes-vous toujours décidé ? me dit-il à l’oreille.

Je répondis par un signe de tête. Il ramassa une corde et me la tendit. Mon cœur battait irrégulièrement ; mais je songeais à tous les périls auxquels j’avais échappé, et je ne désespérai pas de me tirer encore de celui-là.

Une ligne de pourpre raya la limite de l’horizon, la surface de la mer se teignit de rouge, les récifs, couverts d’écume, se montrèrent à quelques encablures.

— Ramez, ramez ! cria Sébastian à don Salustio.

Lydia se pencha vers moi. — Pour vous et pour eux, — dit-elle en désignant les enfans ; puis, prononçant le nom de Valério et se renversant en arrière, elle disparut sous les flots. Je m’élançai; je me sentis aveuglé par l’eau, frappé à la tête, tandis qu’un bras robuste me rejetait au fond du canot.

— Lydia! criai-je aussitôt que je repris mes sens.

— Dieu s’est contenté d’une seule victime, répondit la voix grave de Sébastian; nous sommes sauvés.

Nous voguions sur des flots calmes, dorés par le soleil levant, et dont les molles ondulations nous portaient vers le rivage.

— A genoux ! m’écriai-je; n’avez-vous pas compris que c’est pour nous sauver qu’elle a donné sa vie.

Je m’assis accablé, tandis que Sébastian, qui avait deviné la vérité, racontait dans sa langue expressive et simple le dévoûment de la pauvre Lydia.

Une fois débarqués, il ne nous restait plus qu’à nous rapprocher d’une des fermes de l’intérieur; le trajet, bien que pénible, n’offrait aucun danger. Je dis adieu à mes compagnons, je ne voulais pas m’éloigner du rivage avant que la mer m’eût rendu sa proie. Je ne pouvais consentir à ce que le corps de Lydia devînt la pâture des milliers de crabes qui, dressant les pédoncules dont l’extrémité supporte leurs yeux mobiles, semblaient regarder vers la mer.

— Nous sommes deux, docteur, me dit doña Esteva; moi aussi, je veux attendre.

Nous attendîmes en vain.


Je retrouvai l’aspergillum que j’avais confié à Lydia au fond de ma poche, où elle l’avait glissé, tant la probité de la jeune femme était grande. Les classificateurs européens ne se font souvent aucun scrupule de changer ou de modifier le nom des objets d’histoire naturelle qui leur sont expédiés de l’étranger. Or, si j’ai raconté dans ses moindres détails la mort de la pauvre Lydia, c’est afin de prier mes savans confrères de respecter ce nom d’Aspergillum Lydianum que, du consentement de doña Esteva Mendez, j’ai donné au gracieux mollusque découvert par son fils.


LUCIEN BIART.