L’Asie mineure et l’empire ottoman/02

L’Asie mineure et l’empire ottoman
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 840-863).
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L'ASIE MINEURE


ET


L'EMPIRE OTTOMAN.




SITUATION POLITIQUE, MILITAIRE ET FINANCIERE DE LA TURQUIE.[1]




III

Si la Turquie trouve dans l’Asie Mineure la plus sûre base de sa prospérité matérielle, c’est là aussi qu’apparaissent dans toute leur gravité les fâcheuses influences qui paralysent le développement de sa puissance politique. Quand, à côté des ressources si variées de la péninsule anatolique, on découvre si peu de traces de l’art et du travail de l’homme, il est impossible de se défendre d’un sentiment de pénible surprise, et l’attention se détourne alors d’un pays si pauvre dans sa richesse pour se reporter tout entière sur les causes de ce singulier contraste, c’est-à-dire sur la situation même de la Turquie.

Qu’a-t-on fait, par exemple, pour assurer à l’Asie Mineure les facilités de communication que sollicitent les produits de son agriculture et de ses mines ? Les routes tracées lui manquent presque entièrement, et là où, sous prétexte de favoriser la circulation des voyageurs, on a aligné, entassé quelques pierres, ces barbares essais de pavage sont devenus autant d’obstacles, de défilés impraticables où le piéton et le cavalier ont grand soin de ne jamais se hasarder. Aussi peut-on dire à la lettre que, pour interdire le passage en certains endroits, les ingénieurs turcs ne sauraient employer de moyen plus efficace que d’y construire une route. Au reste, c’est une tâche qu’ils n’entreprennent que fort rarement, car, excepté les grandes lignes de poste ou de caravane indiquées par la nature, il n’existe en Asie Mineure d’autres voies de communication que les rares sentiers pratiqués par les passans, qui savent mettre à profit les accidens du terrain. Quant aux ingénieurs des ponts-et-chaussées, ce sont des fonctionnaires à peu près inconnus dans toute l’Anatolie. Il y est encore moins question d’ingénieurs hydrographes : la Providence n’a accordé à l’Asie Mineure qu’un petit nombre de voies de communication fluviales, et l’habitude est dans ce pays de ne mettre la main à l’œuvre que quand la nature a fait la moitié de la besogne.

Aucune des rivières qui traversent l’Asie Mineure ne présente des conditions favorables à la navigation, aucune, pas même le Kizil-Ermak, le plus considérable de tous les cours d’eau qui traversent la péninsule, et que j’ai remonté jusqu’à ses sources principales, situées à trois jours de marche à l’est de. Sivas. La canalisation du Kizil-Ermak serait, il faut le reconnaître, une opération très dispendieuse et très difficile. On aurait à creuser le lit à plusieurs mètres de profondeur, et sur un espace de plusieurs centaines de kilomètres. Les lacs de l’Asie Mineure, à l’exception peut-être du pittoresque lac d’Éguerdir, sont également impropres à toute autre navigation que celle de barques à faible tirant d’eau. Plusieurs de ces lacs subissent d’ailleurs, selon les saisons, de remarquables variations de niveau, et j’ai même eu l’occasion de faire à cet égard quelques observations intéressantes. Lorsqu’en 1846, me trouvant dans la Pisidie, j’explorais la belle vallée située entre le Kesterdagh et le Kétérandagh, j’y cherchai vainement un lac marqué sur la carte de l’état-major de Prusse sous le nom de Kestelgöl. J’allai prendre aussitôt des informations au petit village de Kestel, qui, suivant la même carte, doit être situé à quinze minutes du lac. Là, j’appris que depuis près de cinq ans les eaux du Kestelgöl s’étaient retirées, et que la plaine marécageuse qui s’étendait devant nous était l’ancien bassin de ce lac. L’année suivante, je pus observer sur une plus grande échelle un autre phénomène du même genre. Après avoir visité, à trois journées à l’ouest de Konia, le beau lac de Beychir (Beychi göl), l’un des plus considérables de l’Asie Mineure, je descendis la vallée qui s’étend à l’extrémité sud-est du Beychirgol. Je me dirigeai vers un autre lac situé au sud-sud-est du Beychirgol, indiqué déjà par Strabon sous le nom de Trogitis, et appelé par les Turcs Soglagöl. À mesure que je m’avançais dans la belle vallée du Soglagöl, je cherchais de tous côtés la vaste nappe d’eau qu’aucun accident de terrain ne pouvait masquer à mes regards. J’arrivai ainsi au village de Saladja, que je savais être sur le bord du lac, et j’eus alors le mot de cette énigme, car je remarquai à l’entrée du village une vaste dépression qui n’était autre chose que le bassin desséché du Soglagöl. Il faut donc rayer aujourd’hui des cartes de l’Asie Mineure un lac de près de trois milles géographiques de long sur un mille de large, et présentant une surface d’environ quatre milles géographiques carrés. La hauteur des rives orientales de l’enceinte du Soglagöl est de sept mètres cinquante-cinq centimètres, et on peut adopter le même chiffre comme indiquant la profondeur de la masse liquide qui baignait autrefois les maisons de Saladja. Ce grand desséchement opéré par la nature remonte à quatre ans, et la population agricole des bords du lac n’a pas vu, on le pense, sans une vive satisfaction cette retraite des eaux, qui ont laissé entièrement à sec une magnifique plaine recouverte d’un limon noir extrêmement favorable à la végétation. Les pêcheurs, de leur côté, ont été tristement surpris par cette brusque disparition du lac, et les nombreux bateaux qui se dressent encore çà et là au milieu de la plaine attestent que leur perte a dû être considérable. Le lac était en effet très poissonneux, et les poissons qu’on en retirait formaient un article de commerce très lucratif. Plusieurs de ces poissons salés et desséchés, que je me suis procurés, sont d’une très grande dimension et dans un état de conservation remarquable. La retraite du Soglagôl a encore fourni, pour les études géologiques, de précieux matériaux, parmi lesquels il faut compter de superbes couches horizontales de calcaire contenant des coquilles d’eau douce très différentes des coquilles encore vivantes qu’on recueille sur les bords du bassin[2]. Ces desséchemens naturels sont, on le voit, intéressans à plus d’un titre, et méritent d’être comptés parmi les nombreux phénomènes qui désignent l’Asie Mineure à l’attention des naturalistes.

À défaut de voies de communication intérieures, l’Anatolie présente du moins, surtout dans ses parties occidentale et méridionale, des côtes bien disposées pour la navigation. Sur tout son littoral du midi et de l’ouest, on pourrait créer un grand nombre d’excellens ports ; les criques, les baies, les anses abondent sur ces côtes capricieusement déchiquetées par la nature. Des travaux hydrauliques souvent très simples auraient pu remédier à un inconvénient qui se reproduit dans la plupart de ces petites rades, trop peu abritées du côté du midi ou de l’ouest. Outre ces abris encore insuffisans, on pourrait signaler aussi en Anatolie plus d’une localité favorable à l’établissement presque immédiat de ports riches et productifs. Sans parler du superbe golfe de Smyrne, je citerai les baies de Mermeridja, de Makri et de Kastellorizo, qui offrent une retraite admirable aux bâtimens, abrités de tous, côtés, soit par la saillie des côtes terminées en promontoire ou recourbées en croissant, soit par des îles qui forment autant de jetées naturelles. Déjà, malgré l’état de langueur commerciale que prolonge pour l’Asie Mineure l’absence des voies de communication, les échelles du littoral méridional servent de débouchés à divers produits de l’intérieur de ce pays. C’est ainsi que les forêts de la Cilicie et de la Pamphilie, les fertiles plaines d’Isbarta, de Karayoukbazar, de Karaman, de Konia, etc., si riches en céréales, dirigent leurs bois, leur vallonnée et leurs grains vers les échelles de Sélefké, de Kalendriéa, de Makri, d’Adalia, etc. Ici encore cependant, comme dans presque toute l’Asie Mineure, ce sont quelques Grecs et surtout quelques spéculateurs européens qui recueillent tous les bénéfices. Dans les échelles de Makri et d’Adalia, par exemple, les maisons de Smyrne, de Marseille, de Trieste, et les maisons anglaises, en première ligne, ont des agens chargés d’accaparer tous les produits qu’envoient à la côte les contrées voisines ; ces produits, offerts à des prix très modiques, sort expédiés soit à Rhodes, soit à Smyrne, d’où ils passent le plus souvent en Europe. Les plus habiles de ces spéculateurs, installés dans les échelles méridionales de l’Anatolie, sont, sans contredit, les agens consulaires anglais, qui étendent sur toute l’Asie Mineure le réseau de leurs vastes opérations ; ils spéculent particulièrement sur la hausse et la baisse du prix des grains et réalisent ainsi d’énormes bénéfices.. En 1846, le consul anglais d’Adalia avait expédié pour l’Europe plusieurs bâtimens chargés de froment et de seigle ; il en avait retiré près de 50,000 fr. de bénéfice net. Le vice-consul anglais de Samsun, les consuls de Trébisonde et de Tarsus se livrent également à des spéculations plus ou moins lucratives, favorisées par l’administration turque, qui se contente d’une faible part dans les produits, et qui ne se sent guère en mesure de rien refuser aux agens d’une grande puissance européenne. En général, les Européens savent toujours se soustraire aux monopoles, aux vexations qui accablent les sujets musulmans ; bien souvent même on modifie en leur faveur les règlemens douaniers, ceux des quarantaines, les droits de vente, les droits de passeports. De telles entraves sont bonnes pour les pauvres ou pour les rayas ; elles tombent presque toujours devant ces argumens persuasifs auxquels les fonctionnaires turcs sont rarement insensibles, et qui ont pour résultat ordinaire de contenter les deux parties aux dépens du fisc impérial.

Le littoral septentrional de la péninsule anatolique est loin d’être aussi favorisé par la nature que ses côtes du midi et de l’ouest. Sur l’immense développement de cette ligne côtière, depuis Scutari jusqu’aux frontières des possessions russes du Caucase, on ne compte pas une seule baie qui ne soit plus ou moins exposée aux vents du nord, si fréquens et si violens dans ces parages. Aussi, à l’exception de Batoun, les principales villes de la côte septentrionale, Eregli, Amassera, Sinope, Samsun, Trébisonde, n’ont-elles que des rades plus ou moins mauvaises. Toutefois, si le littoral septentrional est moins riche que les côtes du midi et de l’ouest en abris spacieux et commodes, le commerce y est beaucoup plus actif, surtout depuis l’établissement d’un service régulier de bateaux à vapeur entre Constantinople et Trébisonde. C’est en 1841 qu’une ligne de bateaux autrichiens fut pour la première fois mise en activité entre ces deux points. La navigation de Constantinople à Trébisonde a reçu, en 1845, une impulsion toute particulière, par suite de la création d’un nouveau service de bateaux anglais. L’Angleterre n’a point tardé, là comme ailleurs, à supplanter ses rivaux ; ses paquebots font déjà un tort immense aux bateaux autrichiens, et le jour viendra bientôt, sans doute, où elle arborera le drapeau triomphant de son commerce sur tout le littoral septentrional de l’Asie Mineure.

J’ai dit qu’à l’exception de Batoun, ce littoral n’avait pas de bon port. La ville de Batoun, en effet, s’élève près d’une baie sinueuse, abritée à l’ouest par le cap nommé Batoun-Bouroun, et une jetée qui recourberait ce cap un peu au nord-est transformerait aisément la baie en un port excellent. Batoun deviendrait ainsi, par sa position exceptionnelle sur le bassin de la mer Noire, l’unique intermédiaire entre le commerce de l’Europe et celui de l’Asie. De tous les points de l’Anatolie, c’est celui qui, à ce titre, mériterait le plus de fixer l’attention de la Russie, et qui serait le plus digne de ses désirs ou de ses regrets. Un tableau du mouvement commercial du port de Samsun en 184.1, 1842 et 1846 fera juger de l’impulsion imprimée à la navigation marchande sur la côte où s’élève Batoun par l’établissement des bateaux à vapeur autrichiens et anglais.

Mouvement du port de Samsun pendant les années 1841, 1842 et 1846


PAVILLONS Nombre des bâtimens Valeur des marchandises importées Valeur des marchandises exportées
1841 Turc 59 2,389,385 fr. 2,096,875 fr.
Autrichien 34 807,350 843,900
Russe 3 26,250 2,625
Sarde 1 12,500

1842 Turc 80 1,252,250 1,344,250
Autrichien 110 1,762,500 2,095,000
Anglais 2 9,375 2,500
Hellène 3 « 73,500
Russe 2 38,500 75,500
1846 Turc 86 929,775 1,173,250
Autrichien 52 1,137,750 804,700
Anglais 49 2,060,090 2,059,800
Hellène 3 146,500 «
Russe 6 180,000 «
Sarde 4 5,250 «

Parmi les importations et les exportations de l’année 1841 à Samsun figuraient : 3,918 ballots d’objets manufacturés ; — 64 barils de fer anglais ; — 1,464 quintaux de fer russe ; — 4,160 quintaux de sel ; — 24,100 kilos de blé de Turquie ; — 10,200 kilos de blé russe ; — 26,500 kilos de sucre anglais. Parmi les articles importés pendant l’année 1846, les produits manufacturés dominaient, tandis que l’exportation avait pour objet principal le djéhri et le tabac de Perse. Les progrès que je viens d’indiquer dans le mouvement commercial du port de Samsun sont évidemment dus à la marche constamment ascensionnelle du commerce anglais. On aura remarqué aussi que, parmi les nations représentées dans ce port, la Russie est au nombre des moins bien partagées, et que le pavillon français n’y paraît même pas.

Des voies de communication à établir, des ports à construire, un mouvement industriel à créer et à diriger, telle est, on le voit, la tâche imposée au gouvernement turc par la situation actuelle de l’Asie Mineure. Cette tâche suppose non-seulement de grandes ressources financières, mais un personnel administratif et militaire considérable. L’état des revenus publics, de l’administration et de l’armée en Turquie assure-t-il aux populations de l’Anatolie la protection, la sécurité qu’elles réclament ? C’est ce qu’il faut maintenant examiner.


IV

Il est assez difficile de soulever le voile dont le gouvernement turc enveloppe tout ce qui a rapport à l’état des revenus de l’empire comme à son système administratif et à ses forces militaires ; j’ai pu cependant m’éclairer à cet égard mieux que par des inductions ou de vagues confidences : 600,000,000 de piastres (141,230,400 francs), tel est le chiffre qu’on peut adopter comme indiquant en moyenne le revenu annuel de la Turquie. C’est là un revenu bien exigu en apparence pour un si vaste et si magnifique pays ; mais les rouages vicieux de l’administration turque n’expliquent que trop bien cette disproportion étrange entre les ressources du pays et l’état de ses finances. L’organisation défectueuse du mode de perception, et notamment de la perception des recettes publiques, les diverses entraves qui paralysent le développement de l’industrie, l’ignorance et l’incapacité des agens chargés de l’exploitation des richesses industrielles du territoire ottoman, l’incertitude enfin qui plane sur le droit de propriété en Turquie, telles sont les causes principales de la mauvaise situation financière de l’empire.

Les branches les plus importantes du revenu public dans l’empire ottoman sont l’objet de concessions ou d’affermages faits au plus offrant. Ce système, surtout tel qu’il est appliqué en Turquie, où le gouvernement se borne à percevoir le prix de la concession sans exercer aucune surveillance sérieuse sur les opérations des concessionnaires, a pour conséquence de priver le fisc d’une bonne partie de la recette dont il aurait pu jouir, et de grever gratuitement le pays de charges inutiles et vexatoires, qui ne profitent qu’à un petit nombre de cupides spéculateurs, surtout lorsque ces derniers sont revêtus en même temps de fonctions publiques qui leur permettent d’appeler l’intimidation au secours de toutes leurs entreprises. Alors la situation des contribuables devient tout-à-fait pénible ; or, ce sont précisément les fonctionnaires publics, et nommément les gouverneurs des provinces, qui achètent le plus souvent le droit de percevoir, pour leur propre compte, les diverses contributions des provinces où ils exercent leur juridiction. La perception des droits sur le tabac dans le sandjak de Djanik, qui fait partie du pachalik de Trébisonde, me fournit, à ce propos, un exemple entre mille. Dans cette province, ainsi que dans presque toute l’Asie Mineure, le tabac est frappé d’un double impôt : l’un, prélevé sur la plante encore non récoltée, s’appelle yach gumruk, et consiste en 112 paras par chaque soixante-dix pieds carrés ; l’autre, perçu sur la feuille récoltée à raison de 6 piastres par batman, s’appelle kourou gumruk. Ces deux impôts sont affermés par le gouvernement au pacha de Trébisonde, qui à son tour les afferme à des particuliers, et, en comparant la somme que le pacha paie au gouvernement comme prix de la concession de ce droit avec la somme qu’il en retire lui-même, il se trouve que, déduction faite de tous les frais, il gagne sur le yack gumruk 37,500 à 40,600 francs, et sur le kourou gumruk 75,000 francs, ce qui porte le total de son bénéfice à environ 150,000 francs par an. Les habitans de la province de Djanik paient donc au pacha chaque année environ 150,000 francs en sus du montant de l’impôt dont ils sont frappés par la loi. Cet impôt, en effet, est tellement faible, qu’on aurait pu le porter au chiffre que les pachas lui font atteindre, sans peser trop sur les habitans ; seulement alors c’eût été le gouvernement qui aurait gagné tout l’excédant versé aujourd’hui illégalement dans la caisse privée du pacha. La province de Djanik, qui produit annuellement environ 57,000 oks de tabac, ne forme qu’une petite partie du pachalik de Trébisonde, qui, outre Djanik, renferme encore trois autres provinces, savoir : Karahissar, Trabézoun et Cuné, toutes plus ou moins riches en tabac, et cette plante y est soumise au même régime fiscal. En admettant que les individus auxquels se trouvent affermés les droits sur le tabac dans tout le pachalik de Trébisonde retirent de cette perception un bénéfice annuel de 500,000 francs, on ne sera pas très loin de la vérité. Si l’on considère que le même régime domine plus ou moins dans tous les pachaliks de l’Asie Mineure, dont le nombre se monte à onze, renfermant trente-neuf provinces (sandjak) subdivisées en cinq cent quatre-vingt-treize districts (caza), et produisant presque toutes des quantités très considérables de ce tabac, on est amené à retrancher des revenus de la Turquie la somme énorme d’environ 2 millions de francs, qui, sur un seul article et seulement pour l’Asie Mineure, est soustraite au fisc impérial. Quel doit donc être le chiffre de la perte annuelle pour toute l’étendue de l’empire, et combien ce chiffre doit grossir lorsqu’on y ajoute le montant du bénéfice illégal qui résulte du système des concessions appliqué à la perception des droits sur les autres produits de l’industrie agricole et manufacturière, ainsi qu’à la perception de l’impôt direct et indirect !

Une autre cause du chiffre minime des revenus du gouvernement, turc, ce sont, je l’ai dit, les entraves qui paralysent les forces productives de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Tout semble calculé, en effet, pour ralentir la production dans un pays où il serait si facile de l’activer. L’ignorance et l’inertie des fonctionnaires turcs rendent stériles entre les mains du gouvernement les sources les plus précieuses de la richesse nationale. Ce que j’ai dit des mines de l’Asie Mineure s’applique à toutes les autres branches du travail industriel en Turquie. Tandis que, dans les mines, on se contente d’un bénéfice dix fois inférieur à celui que les plus simples précautions permettraient d’obtenir, l’agriculture reste également stationnaire, et ne profite pas au centième des ressources que lui offre l’admirable nature de l’Orient.

Une dernière cause de ruine aggrave le mal déjà produit par les entraves et les abus que je viens d’énumérer. Le gouvernement turc est privé, par l’état de ses forces militaires, des moyens d’action et de répression nécessaires pour assurer l’exécution des lois. De là absence de sécurité, de garanties pour les producteurs comme pour les propriétaires. Dans un grand nombre de provinces, les tribus nomades des Avchares, des Kurdes, etc., se livrent à des brigandages et à des violences barbares que l’administration laisse trop souvent impunis. Ainsi toute industrie est étouffée dans son germe, car il manque au travail clé l’homme en Turquie sa première condition d’existence et d’avenir, la sécurité, le respect de la propriété.

Les principales sources du revenu public en Turquie sont en premier lieu :

La dîme (uchur) ; elle est prélevée sur tous les produits de l’agriculture, ainsi que sur les bestiaux dont l’élève se rattache à l’économie rurale.

Le bintimé (anciennement appelé salguine), qui consiste en un droit de 25 pour 100 que paie chaque propriétaire d’après l’évaluation de ses biens tant meubles qu’immeubles. Ces biens pouvant se composer de valeurs déjà soumises à la dîme, — les céréales, les olives, les troupeaux, par exemple, il s’ensuit que les mêmes propriétés se trouvent souvent frappées par deux impôts différens ; c’est ainsi que sur 1,000 kilogrammes de blé le gouvernement en prélève 100 à titre de dîme, et 500 à titre de bintimé, tandis que, pour une maison estimée à la même valeur, il ne perçoit qu’un seul impôt, c’est-à-dire les 25 pour 100 du bintimé.

L’intésap est un droit dont sont frappés les boutiques et magasins selon la valeur des objets qu’ils exposent en vente ; le maximum de cet impôt est de 60 piastres, et le minimum de 10 piastres par mois.

Le haratch ou capitation est imposé à tous les sujets chrétiens ou rayas de la Porte. Cet impôt personnel est de 30 à 60 piastres par tête, selon la répartition qui en est faite par les communes locales.

Le gumruk ou droit de douane consiste en un droit de 9 pour 100 prélevé sur les marchandises qui viennent de l’intérieur et s’embarquent pour les échelles situées dans l’empire, de 12 pour 100 sur les marchandises exportées à l’étranger, et enfin de 5 pour 100 sur les marchandises importées de l’étranger. De toutes ces sources du revenu de l’état, les dîmes et les douanes sont celles qui, en Asie Mineure. rapportent le plus, car on peut évaluer le résultat des premières à environ 15 millions de francs et celui des dernières à 25 millions de francs, ce qui fait un montant de 40 millions de francs ; or, en y ajoutant les 2,500,000 francs que rapportent les mines, et en tenant compte du produit des autres sources de la recette., et nommément du bintimé, de l’intésap, du haratch, etc., on ne s’éloignera pas beaucoup du chiffre réel en admettant que le total des revenus que retire le gouvernement turc de l’Asie Mineure est de 50 à 55 millions de francs, ce qui prouverait, que l’Asie Mineure à elle seule fournit plus d’un tiers du montant de la recette publique de l’empire.

La perception de presque toutes les branches diverses de cette recette est, je l’ai dit, l’objet de concessions accordées aux particuliers, et, qui pis est, aux fonctionnaires publics. Dans toute l’Asie Mineure, par exemple, les contribuables n’ont point affaire directement au gouvernement malgré la déclaration du fameux décret de Gulhané, qui avait solennellement condamné ce détestable régime. Malheureusement, depuis les huit années qui ont suivi la promulgation du hatti-chérif, les brillantes espérances qu’il avait fait naître sont loin de s’être complètement réalisées.

Le montant du revenu de l’état, quelque faible qu’il pût paraître d’ailleurs relativement aux ressources du pays, avait suffi, il y a une trentaine d’années, aux exigences de l’administration. Le budget offrait alors une concordance très satisfaisante entre la recette et la dépense. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Le gouvernement turc a voulu substituer à l’ancien régime administratif une organisation européenne ; mais, au lieu de remplacer un système par un autre, il n’a réussi qu’à faire marcher côte à côte l’ancien et le nouveau régime, de telle sorte que les dépenses du gouvernement se sont grandement accrues sans que la chose publique y ait beaucoup gagné. La munificence du sultan actuel, munificence qui dégénère souvent en prodigalité, n’était guère de nature à rétablir l’équilibre détruit du budget turc. On comprend que dans des finances ainsi gouvernées le chiffre des dépenses n’ait pas tardé à dépasser celui des recettes, et aujourd’hui même la différence se continue dans une progression tout-à-fait alarmante, car en 1835 et 1836 la dépense dépassait la recette d’environ 50 millions de francs, tandis qu’en 1847 l’excédant de la dépense atteignait déjà le chiffre de plus de 80 millions de francs, c’est-à-dire les deux tiers du total du revenu ; aussi le gouvernement a-t-il fini par recourir au papier-monnaie, pendant tant de siècles inconnu en Turquie. Il y a six ans seulement, c’est-à-dire en 1841, que ce signe fictif et onéreux a été pour la première fois lancé dans la circulation pour suppléer au manque des valeurs réelles. Le gouvernement turc a procédé d’abord avec une certaine circonspection dans l’établissement du nouveau signe monétaire ; il a réduit l’émission des assignats au strict nécessaire ; l’année suivante, c’est-à-dire en 1842, Izet-Pacha trouva moyen de faire rembourser une partie des billets et n’en émit que pour la valeur de 60 millions de piastres, tout en réduisant l’intérêt à 6 pour 160, tandis qu’il avait été à 12 pour 100. À peine Izet-Pacha était-il tombé que déjà la valeur du papier-monnaie en circulation représentait 80 millions de piastres, et aujourd’hui il y en a en Turquie pour plus de 150 millions de piastres à 6 pour 100. N’est-ce point là une progression bien rapide ?

On voit combien il importe de développer en Turquie par tous les moyens possibles la production industrielle, cette source intarissable de la richesse financière ; mais, sans une bonne organisation militaire qui assure l’exécution des lois et la paix intérieure, l’état de l’industrie sera toujours languissant et précaire. Le chiffre total de l’armée régulière de l’empire ottoman, sans compter les spahis et autres milices indisciplinées, ne dépasse pas, même de l’aveu du cadre de l’état-major, cent cinquante mille hommes ; cette armée doit être composée de cinq corps, chacun de trente mille hommes. Cependant ce devis officiel de l’état-major, tel qu’il est présenté au sultan, est encore bien au-dessus de la réalité, car des renseignemens soigneusement recueillis sur le chiffre de l’année effective n’ont prouvé que ce chiffre ne dépassait point celui de quatre-vingt-quinze mille hommes, dont dix-sept mille de cavalerie.

Le tableau suivant fera connaître la hiérarchie militaire en Turquie et le montant mensuel des traitemens affectés aux différens grades.


Grades Montant des appointemens par mois en piastres «  en francs
Néfer (soldat) 20 4,50
On-bachi (commandant de. 10 hommes). 30 7,30
Tchaouch-bachi (commandant de 50 hommes). 40 9,50
Uz-bachi (commandant de 100 hommes).. 300 75
Miliasème (lieutenant du uz-bachi) 180 41,00
Bin-bachi (commandant de 1,000 hommes) 750 175,00
Kolagassi (lieutenant du bin-bachi) 600 150,00
Miralaï (colonel) 1.500 329,00
Kaïmakam (lieutenant-colonel) 900 211,00
Liva ou pacha à une queue (général-major). 7.500 1.770,00
Férik ou pacha à deux queues (lieut.-général.). 11.000 2.587,00
Muchir ou pacha à trois queues (gén. en chef). 70.000 15.880,00

Dans la moyenne, l’entretien d’un régiment revient au gouvernement turc à 3 millions de piastres (704,331 francs) par an, et celui du total de l’armée à 285 millions de piastres (environ 70 millions de fr.). L’entretien de l’armée absorbe donc bien au-delà du tiers des revenus de l’empire ottoman ! On voit en outre qu’en Turquie il existe entre tes salaires des grades subalternes et ceux des grades supérieurs une disproportion telle, qu’on n’en trouve point de semblable dans les armées d’aucune puissance européenne ; car, en évaluant les frais de rations et d’habillement qui sont fournis au soldat en sus de son salaire à la moitié du montant de ce dernier, on aura à peu près la somme de 75 francs pour l’entretien annuel d’un soldat turc (d’infanterie), savoir : environ 50 francs de traitement, et 25 francs de frais d’entretien et d’équipement. Or, c’est un chiffre inférieur à celui que présente l’armée russe, qui est celle de toutes les armées européennes où l’entretien du soldat coûte le moins, puisqu’on peut l’évaluer (pour le soldat d’infanterie) à 125 fr. par an, tandis qu’il coûte en Autriche 212 fr., en Prusse 240 fr., en France 340 fr., et en Angleterre 538 fr. Il n’en est point de même des grades supérieurs de l’armée ottomane, car leurs émolumens peuvent non-seulement rivaliser avec ceux des armées les mieux payées de l’Europe, mais même les dépassent bien souvent ; c’est ainsi qu’en tenant compte des rations très copieuses allouées à tous les fonctionnaires militaires en sus des traitemens dont je viens de donner le tableau, et en évaluant ces rations à la moitié du montant des traitemens, nous aurons pour l’entretien annuel d’un colonel turc la somme de 5,796 francs (c’est-à-dire 329 francs par mois de traitement, et 164 fr. à peu près de rations, ce qui fait 483 fr. par mois et 5,796 fr. par an) ; le lieutenant-général reçoit 41,560 fr. (c’est-à-dire 2,587 fr. de traitement par mois, plus 1,293 fr. de rations, ce qui fait 3,880 fr. par mois et 41,560 fr. par an) ; le général en chef ne reçoit point de rations en nature, mais il touche 190.560 fr. Il est vrai que lorsque les muchirs sont revêtus du poste de gouverneur-général d’un pachalik, tous les frais de représentation, ainsi que l’entretien de leurs secrétaires et domestiques, sont à leur charge ; mais il faut avoir habité longtemps la Turquie et avoir connu l’intérieur du ménage des pachas pour savoir à quoi s’en tenir relativement à tous ces frais d’une représentation aussi modeste que peu coûteuse, et surtout à l’entretien de cette nombreuse valetaille recouverte de guenilles, le plus souvent même dénuée de chaussure et de linge. Aussi peut-on admettre comme règle générale que sur les 150 ou 190,000 francs que touchent annuellement les muchirs, ils en dépensent rarement le quart, en sorte qu’ils peuvent compter chaque année sur une centaine de mille francs de bénéfice légal, qui est le plus souvent doublé par l’adjonction d’autres bénéfices d’une nature beaucoup moins légitime.

Quoique l’entretien de l’armée absorbe près de la moitié des revenus de l’empire ottoman, elle serait loin de suffire aux exigences d’un système de protection militaire fondé sur l’établissement de lignes de fortifications et de points stratégiques. Sous ce rapport, il n’y a point en Europe de puissance de second ou de troisième ordre qui ne soit infiniment supérieure à la Turquie, car, sans parler des autres provinces de l’empire et en n’examinant que l’Asie Mineure, on se convaincra aisément que la main de l’ingénieur militaire n’y a pas encore laissé la plus légère trace de son passage. À l’exception des Dardanelles, il n’y a pas un seul point fortifié, pas un seul ouvrage militairement construit qui puisse être considéré comme l’équivalent même du plus éphémère des blockhaus. Une contrée où la nature semblait avoir tracé le plan d’un fort gigantesque et inexpugnable est devenue ainsi une vaste région inoffensive, que tout agresseur peut parcourir sans obstacle et occuper sans résistance sérieuse.

Les seules fortifications en Asie Mineure qui méritent en quelque sorte ce nom (et encore moins par ce qu’elles sont que par ce qu’elles pourraient devenir), ce sont les deux lignes de châteaux qui bordent des deux côtés le Bosphore et les Dardanelles. Les châteaux des Dardanelles sont au nombre de onze : six sur la côte d’Europe et cinq sur la côte d’Asie. Les forts de la côte d’Europe sont : 1° Settil-Bahar, 2° Namazian-Tabiassi, 3° Kilid-Bahar, 4° Dehermin-Bouroun, 5° Tchamly-Bouroun, et 6° Bovalé. Les forts de la côte d’Asie sont : 1° Kum-Kalé, 2° Tchamlik-Tabiassi, 3° Kalé-Sultanié, 4° Kalé-Bouroun-Tabiassi, 5° Nagara.

Tous ces forts consistent soit en châteaux fortifiés seulement, soit en châteaux accompagnés de batteries, soit enfin en batteries seules ; le mieux construit de tous les forts des Dardanelles est le fort de Nagara, situé sur l’emplacement de l’ancien Abydos, et consistant en un château et une assez bonne batterie ; mais celui à qui sa position naturelle assigne la première place est sans contredit le château de Kilid-Bahar, dont le nom même, qui signifie clé de la mer, est parfaitement justifié par la nature des localités, car ici le détroit se resserre tellement que les boulets peuvent atteindre les deux côtes opposées. Presque tous les châteaux des Dardanelles sont dans un état de délabrement plus ou moins avancé, et deux années de travail au moins seraient nécessaires pour réparer les brèches qu’y a faites le temps ; cependant, à la rigueur, les batteries seules, placées entre les mains des Européens, pourraient suffire à la défense du détroit ; dans tous les cas, si l’on voulait compléter le système de défense des Dardanelles, il faudrait fortifier les hauteurs qui avoisinent les châteaux. Faute d’une telle précaution, les Dardanelles seraient exposées à un coup de main et pourraient être prises par des troupes de terre qui foudroieraient les forts du haut des collines voisines.

Il y a aux Dardanelles deux poudrières, l’une sur la côte d’Asie dans le château de Kalé-Sultanié (vulgairement appelé Tchanar-Kaléssi), et l’autre sur la côte d’Europe dans le château de Kilid-Bahar ; la poudrière de Kalé-Sultanié est la plus importante, elle peut être considérée comme le dépôt principal, destiné à pourvoir, selon le besoin, tous les forts des munitions, des projectiles nécessaires ; aussi, en cas d’attaque, ce serait vers le château de Kalé-Sultanié qu’il faudrait diriger les premiers efforts, soit pour s’emparer du dépôt central, soit pour l’incendier. En ce moment, la poudrière de Kalé-Sultanié renferme à peu près 600,000 cartouches à fusil et 350,000 charges de canon. Le nombre total des canons qui se trouvent aux différeras forts des Dardanelles est de 600, et celui des obusiers de 200, ce qui donne pour total 800 bouches à feu. Le chiffre de la garnison distribuée dans les différeras forts ne dépasse guère 3,200 hommes, parmi lesquels on chercherait inutilement de bons canonniers, bien qu’un officier prussien, M. Wendt, soit chargé de l’instruction et de l’exercice de cette garnison ; mais, malgré le mérite incontestable de ce fonctionnaire, il subit le sort réservé, parmi les Turcs, à tout étranger qui se charge de l’ingrate tâche de les initier à la science européenne. Aux yeux des autorités turques, aux yeux même des soldats, ce n’est qu’un giaour imposé par la fantaisie du sultan, et qu’une autre fantaisie pourra bientôt mettre à la porte ; ce qui effectivement ne tarderait pas à arriver si, emporté par son zèle et la conscience de son devoir, l’étranger persistait à vouloir atteindre le but de sa mission, au lieu de se résigner modestement à une position passive.

Ce serait mal juger toutefois le gouvernement ottoman que de croire qu’il n’est pas sérieusement préoccupé de la nécessité des réformes administratives que réclament les intérêts politiques aussi bien que les intérêts matériels de la Turquie. Après avoir montré les abus qui affligent les populations de l’Asie Mineure, comme celles de tout l’empire ottoman, il est juste d’indiquer aussi les moyens employés depuis quelques années pour introduire la Turquie dans une voie meilleure.


V

Tout le monde a entendu parler de l’acte proclamé le 3 novembre 1839 et généralement connu sous le nom de hatti-chérif de Gulhané. Ce manifeste, d’ailleurs très remarquable par les sentimens généreux et philanthropiques qu’il respire, semblait promettre à la Turquie une ère nouvelle, une renaissance complète. Les réformes que le sultan se proposait d’accomplir devaient (ce sont ses propres termes) « porter sur trois points : 1° les garanties de sécurité quant à la vie, l’honneur et la propriété des sujets ottomans ; 2° un mode régulier de répartition et de perception des impôts, et l’abolition complète du système d’iltizam ou de concession de ces droits à des particuliers[3] ; 3° l’établissement d’un mode régulier pour la levée des soldats et la durée de leur service. »

Sécurité pour la vie et la propriété des sujets ottomans, meilleure répartition et meilleure perception de l’impôt, meilleure organisation de l’armée, c’étaient là de belles promesses : le triple but marqué si solennellement par le hatti-chérif de Gulhané a-t-il été atteint ? Commençons par le premier ordre de réformes, par celles qui devaient assurer des garanties nouvelles à la vie, à l’honneur et à la propriété des sujets du sultan. Il est vrai que le droit de vie et de mort n’est plus au nombre des attributions des pachas. À la suite de la promulgation du manifeste de Gulhané, ces fonctionnaires ont été dépouillés d’une prérogative aussi exorbitante, et ils ne peuvent plus infliger les peines capitales sans un ordre explicite du gouvernement central de Constantinople ; toutefois l’autorité des pachas est telle encore que, s’il leur plaît d’ôter la vie à un individu, ils ont mille moyens légaux d’atteindre leur but sans recourir à une exécution capitale. C’est ainsi que j’ai vu moi-même, dans plus d’un pachalik, des malheureux condamnés à des incarcérations qui terminaient promptement leur existence : en pareil cas, on a soin de sauver les formes et le principe des nouvelles institutions, et on annonce aux autorités de Constantinople que tel individu incarcéré provisoirement, en attendant la décision des hautes autorités de la capitale, est mort subitement dans sa prison. Les pachas ont un autre moyen non moins ingénieux d’éluder la loi nouvelle ; il y a des châtimens corporels qui, appliqués avec certains raffinemens, équivalent parfaitement à la peine capitale. Les nouvelles institutions fixent, il est vrai, le maximum des coups de verge que peut ordonner un juge ou un kadi, et on se garde bien de dépasser le chiffre légal ; seulement la dose tolérée par la loi est administrée à plusieurs reprises et à des intervalles plus ou moins courts, ce qui amène le résultat voulu sans que la loi ait été littéralement violée. Si les prescriptions légales destinées à garantir la vie des sujets ottomans sont ainsi respectées, que sera-ce des prescriptions relatives à l’honneur et à la propriété ? Ici, d’ailleurs, les nouvelles institutions se sont trouvées en présence de l’ancienne loi du Koran, devant laquelle il a fallu s’incliner. Cette loi condamne les sujets chrétiens à l’incapacité politique et sociale ; elle les prive du droit de faire valoir leur témoignage devant les tribunaux ; or, quelle garantie un sujet chrétien de la Porte a-t-il pour son honneur et sa propriété, lorsqu’à chaque instant ses concitoyens musulmans peuvent l’attaquer dans ses droits les plus sacrés, sans qu’il ait de réparation à espérer, à moins qu’un musulman lui-même ne condescende a lui servir de témoin contre des musulmans ? Ainsi aujourd’hui, comme du temps de Mahomet et d’Amurat, un Grec ou un Arménien peuvent être impunément maltraités et insultés par des Turcs en présence d’une foule d’autres chrétiens, et ces derniers ne sauraient servir de témoins à l’offensé pour faire condamner les coupables.

Le second point de l’acte de Gulhané a-t-il été mieux atteint que le premier ? Il s’agissait de l’établissement d’un mode régulier de répartition et de perception des impôts. On promettait en outre l’abolition complète du système de l’iltizam ou de la concession des droits de perception. Ce que j’ai dit du régime financier turc montre assez que le système de l’iltizam est encore pratiqué ouvertement dans tout l’empire. Ici les promesses impériales sont en contradiction flagrante avec la réalité. Le système que le décret souverain a solennellement flétri comme la honte et le fléau de l’empire y domine en ce moment sous la sanction et avec la coopération la plus énergique de l’administration même.

Le décret de Gulhané promettait encore l’établissement d’un mode régulier pour la levée des soldats et la durée de leur service. Il faut reconnaître que de toutes les réformes proclamées à Gulhané celles relatives à la conscription et à la durée du service militaire ont été les moins illusoires. Le recrutement s’opère maintenant en Turquie avec infiniment plus de méthode et de régularité qu’autrefois, et l’existence ainsi que l’avenir du soldat y ont reçu de solides garanties ; mais, en limitant ses réformes militaires au recrutement et à la durée du service, le gouvernement turc a trop oublié la nouvelle mission que l’établissement d’une administration régulière devait imposer à l’armée ottomane. Cette mission est celle qui appartient dans tout pays civilisé à la force militaire chargée de veiller au noua de la société sur la sécurité des populations. L’armée turque n’est guère en état de remplir ce noble rôle. La réforme militaire, faute d’avoir été complète, laisse subsister en Turquie les anciens abus à côté des innovations récentes. Sous l’empire des anciennes institutions, le droit de défense et de protection de l’ordre intérieur appartenait à chaque membre de la société musulmane. Tout sujet turc avait le droit de porter des armes et de s’en servir dans l’intérêt de sa propre conservation. De leur côté, les pachas et leurs mandataires subalternes étaient investis du droit de sauvegarder leurs provinces par tous les moyens qu’ils jugeraient convenables, et, dans certaines régions de l’empire habitées par des tribus turbulentes ou pillardes, les puissans chefs des pachaliks ne maintenaient leur autorité que par l’application inflexible d’un véritable système de terreur, auquel le gouvernement central restait le plus souvent étranger. C’est ainsi que les célèbres feudataires connus sous le nom de Tchapan-Oglou et de Kara-OsmanOglou, qui, il n’y a pas plus d’une cinquantaine d’années, administraient à eux seuls presque toute l’Asie Mineure en véritables souverains, avaient réussi à dompter complètement ces Kurdes et ces Avchars aujourd’hui si intraitables. Sous leur régime vigoureux, les habitans de la campagne n’avaient rien à craindre du voisinage de ces bandits ; les loups et les brebis se trouvaient pour ainsi dire logés dans la même enceinte sans qu’il en résultât aucun inconvénient. Cependant cet ordre de choses était comme de raison incompatible avec une administration régulière, et un gouvernement civilisé ne pouvait ni ne devait souffrir l’existence d’un état dans un état, il ne pouvait pas davantage abandonner aux individus le droit de se défendre eux-mêmes. Seulement, abolir l’autorité infiniment trop étendue des pachas et le droit illimité de l’usage des armes, c’était dire à la société turque « Je me charge du soin de vous défendre. J’exige que non-seulement vous me remettiez vos armes, mais qu’encore, en cas de rixe, vous renonciez au droit de repousser la force par la force. En revanche, je vous accorderai ma protection contre l’arbitraire de mes délégués, qui ne pourront plus disposer de votre vie et de vos biens ; votre personne sera inviolable, et aucun individu ne pourra être condamné sans jugement ni déclaré coupable d’un acte quelconque sans la déposition des témoins. » En limitant l’autorité des pachas, le gouvernement turc avait-il bien mesuré toute l’étendue de la responsabilité et des engagemens qu’il contractait ? Évidemment non, car d’abord il n’a pas eu le pouvoir de contraindre tous ses sujets à renoncer aux sauvages prérogatives de l’ancien ordre social. En Asie Mineure, par exemple, tandis que les habitans des villes et des campagnes sont désarmés, presque la totalité des tribus kurdes et avchares demeurent en possession de leurs armes, ce qui a divisé tous les habitans de plusieurs provinces, et notamment ceux de l’Asie Mineure, en deux camps, l’un désarmé et seulement protégé par les promesses du gouvernement, l’autre jouissant de l’avantage d’appuyer ses demandes et ses exigences par la force des armes.

Les autorités locales n’ont aucun moyen, malheureusement, pour réparer l’atteinte si grave portée par ce déplorable régime à l’équilibre social, car, d’un côté, la nouvelle loi a mis les habitans hors d’état de se défendre eux mêmes, et, de l’autre, les pachas n’ont ni le pouvoir ni le désir d’employer contre les agresseurs l’intervention de la force armée. D’ailleurs, cette intervention, si même elle était toujours praticable, n’atteindrait qu’imparfaitement son but, car les agresseurs ne peuvent, selon la nouvelle loi, être punis que lorsqu’ils sont surpris en flagrant délit, ou bien lorsque, selon l’ancienne loi, ils sont accusés par le témoignage d’un musulman ; de plus, les pachas ne tolèrent que trop souvent, et pour cause, les déprédations exercées par certaines tribus dont ils connaissent parfaitement les chefs. La difficulté de donner toujours aux plaintes des populations chrétiennes la sanction d’un témoignage musulman, la défense faite aux pachas de provoquer la moindre effusion de sang, sont autant d’armes légales dont ces fonctionnaires se servent quelquefois pour justifier leur tolérance à l’égard des hordes barbares dont ils sont trop souvent les complices.

L’Asie Mineure doit donc être comptée parmi les parties de l’empire qui ont le plus souffert des réformes mal exécutées de l’acte de Guihané. Dans les pachaliks de Sivas, de Marach, d’Angora et tant d’autres, j’ai vu une quantité de villages livrés, pieds et poings liés, à la merci des tribus kurdes et avchares, qui non-seulement prélèvent sur les habitans des contributions arbitraires, mais encore aux époques de leurs migrations détruisent les moissons en faisant paître dans les champs de blé leurs chameaux et leurs moutons. Quand les habitans sont chrétiens, la fureur de ces hordes vagabondes ne connaît plus de bornes. Dans toute la région riveraine qui s’étend le long du Kizil-Ermak depuis Kaïsaria jusqu’à Sivas, région presque exclusivement occupée par une nombreuse population du rite arménien, les Kurdes s’abandonnent au pillage avec la double énergie inspirée par le fanatisme et la certitude de l’impunité. En effet, les agresseurs savent que les dénonciations des habitans chrétiens sont nulles, ne pouvant être appuyées que sur leur propre témoignage, que les tribunaux turcs n’acceptent point. De plus, toutes les tribus nomades qui sillonnent les provinces de l’empire ottoman savent également bien qu’à défaut de la connivence des autorités locales elles peuvent toujours compter sur leur impuissance. Je ne citerai à ce sujet que deux exemples. La province de Bozok, qui fait partie du vaste pachalik de Sivas, sert de quartier d’hiver à un grand nombre de Kurdes appartenant à la tribu de Richvan, tribu dont le nom seul est pour tous les habitans de l’Asie Mineure un véritable épouvantail, tant elle est renommée par la hardiesse de ses razzias et son indomptable instinct de brigandage. Deux fois par an, cet essaim de pillards, qui ne compte pas moins de sept à huit mille individus, traverse la province, d’abord au printemps, quand ils transportent leurs tentes sur les plateaux élevés de Sivas et d’Érzeroum, et ensuite en automne, lorsqu’ils abandonnent leurs yaïlas ou pâturages d’été pour reprendre leurs campemens d’hiver. Chacune de ces deux migrations est un véritable fléau pour les populations sédentaires, et cependant chaque automne ces brigands privilégiés viennent tranquillement reprendre leurs campemens d’hiver en dressant leurs tentes dans les, vallées boisées du Tchitchek-Dagh et Mailla-Dagh, situées seulement à une journée de distance de Yuzgat, chef-lieu de la province et résidence du pacha qui l’administre et est censé la défendre. Or, quels sont les moyens de défense que le gouvernement a placés entre les mains du pacha pour protéger plusieurs centaines de villages inoffensifs contre des hordes de brigands tous parfaitement montés et armés de pied en cap ? Ces moyens, les voici : d’abord cinquante hommes, soldats irréguliers moitié fantassins et moitié cavaliers, que le gouvernement met à la disposition du pacha, et dont le salaire est de 100 piastres (23 fr. 50 cent.) par an pour les fantassins, et de 130 piastres (30 francs) pour les cavaliers, salaire dans lequel sont non-seulement compris les frais de nourriture, mais aussi l’achat et l’entretien du cheval. Qu’on ajoute à ces cinquante soldats trente-deux cavaliers irréguliers (zaptys) attachés au service des chefs de districts qui coin posent la province, et l’on a, pour total de la force armée destinée à y faire respecter la loi et à tenir en frein sept à huit mille Kurdes turbulens, le chiffre de quatre-vingt-deux individus !

Le district minier d’Akmadène nous offre un autre exemple non moins significatif de cette insuffisance des moyens militaires mis à la disposition des fonctionnaires turcs ; il renferme près de quatre-vingt-dix villages sans cesse attaqués et pillés par les Kurdes, qui viennent même très souvent interrompre les travaux de la mine dont le gouvernement retire un si grand bénéfice ; or, pour faire face à cette bande d’ennemis de l’ordre social, quelle est la force dont dispose le chef ou mudir de ce district ? Seize cavaliers irréguliers  !

La sécurité de la propriété, la perception de l’impôt, l’organisation de l’armée, restent donc après comme avant le hatti-chérif de Gulhané les trois points qui appellent aujourd’hui plus que jamais la sollicitude du gouvernement turc. Les réformes accomplies ont rendu même plus nécessaires encore en Turquie les réformes ajournées. L’appareil gouvernemental de l’empire ottoman est en ce moment comme une machine dont on aurait voulu remplacer les ressorts anciens par des ressorts nouveaux, sans avoir pris la précaution de supprimer ou de remplacer les rouages que cette grave modification rendait inutiles ou nuisibles. La machine, mise en mouvement par des forces qui se contrarient ou s’annulent, a fini par ne plus obéir à aucune impulsion et, si défectueuse qu’elle soit, cette machine est encore très coûteuse.

En Turquie, on sait déjà à quoi s’en tenir sur les avantages du système réformateur. Ici, comme partout ailleurs, quand on impose au peuple de nouveaux sacrifices, son premier mouvement est de se demander quels sont les résultats qu’il achète à ce prix, et, lorsqu’il découvre que le sacrifice a été gratuit ou disproportionné avec le bien obtenu, il se croit dupe ; le mécontentement devient alors général, et c’est un symptôme qu’il serait dangereux de laisser se développer, car il pourrait devenir, surtout par le temps qui court, le précurseur d’un orage, d’une crise plus ou moins redoutable. Or, ce sentiment de méfiance envers l’autorité est très répandu dans la masse du peuple ottoman, et y fait des progrès rapides à mesure que le contribuable turc arrive à vider son compte courant avec le gouvernement et qu’il parvient à se persuader de cette simple vérité, que depuis les réformes il paie beaucoup plus sans avoir obtenu une condition sinon supérieure à sa condition ancienne, du moins meilleure relativement à l’étendue des sacrifices qu’il s’est imposés. Il y a quelque chose de fondé, on ne peut le méconnaître, dans ces impressions de désappointement, j’ajouterai même dans le sentiment de regret qui bien souvent les accompagne. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à comparer le cadre actuel des impôts dont sont frappées les provinces ottomanes avec celui des époques antérieures au système nouveau, à rapprocher, par exemple, du montant des contributions prélevées sur les habitans d’Angora depuis la proclamation du hatti-chérif de Gulhané le montant des mêmes contributions telles qu’on les exigeait antérieurement à la réforme.


Nationalité des contribuables Montant annuel des contributions de la ville d’Angora
Avant la réforme Aujourd’hui
Mahométans 167,360 piastres. 227,850 piastres.
Catholiques 82,000 231,984
Grecs 38,102 78,312
Arméniens 9,164 18,480
Totaux 296,626 piastres. 56,626 piastres.

À l’époque où la province de Bozok était administrée par la famille Tchapan-Oglou (il n’y a pas encore une quarantaine d’années), elle fournissait annuellement 200,000 piastres de contributions et de plus 60,000 kilos de blés à titre de dîme ; en évaluant le mud à 200 piastres, prix actuel de la mesure de blé dans cette localité, les 60,000 kilos représenteraient aujourd’hui environ 700,000 piastres, ce qui, ajouté au produit des contributions, ferait monter à 900,000 piastres le total du, revenu que les Tchapan-Oglou tiraient de la province de Bozok, qui jouissait alors d’un calme et d’une sécurité parfaite. Cependant cette province, malgré les vexations et les brigandages qui l’affligent depuis la chute de l’ancienne administration, fournit aujourd’hui au trésor impérial des contributions très supérieures, comme on en peut juger par les chiffres suivans :


Bintimé. 1,706,000 piastres.
Dime 600,000
Haratch 50,000
Total 2,356,000 piastres.

Il y a là un contraste sur lequel je n’insiste pas. Les exemples ne me manqueraient pas d’ailleurs pour prouver l’énorme accroissement occasionné par l’introduction du système réformateur dans les charges des sujets de l’empire ottoman ; mais je crois inutile d’appuyer par de nouveaux faits une assertion que les preuves déjà citées ont dû rendre irrécusable : c’est que, si la charte de Gulhané n’a point atteint d’un côté son but principal, de l’autre elle n’en a pas moins modifié gravement la condition des sujets ottomans en leur imposant des charges nouvelles que les avantages solennellement promis n’ont point encore compensées.

Que conclure de cette situation pénible où sont placées les nombreuses populations soumises au sultan Abdul-Medjid ? Suffirait-il, pour accorder à leurs griefs une satisfaction légitime, d’exécuter plus loyalement le hatti-chérif de Gulhané ? Non sans doute : ce hatti-chérif n’est que le témoignage éloquent des vues libérales, des généreuses intentions du gouvernement turc. Il promet beaucoup de réformes, mais il laisse subsister encore plus d’abus. L’œuvre de régénération dont les principales bases ont été jetées à Gulhané n’exige pas seulement plus de fidélité, plus de zèle dans les fonctionnaires chargés d’en assurer le succès ; elle demande encore à être complétée sur beaucoup de points ; et, en admettant même que ce difficile travail fût accompli, il resterait à la Turquie un pas à faire dans la voie où ce hatti-chérif l’a introduite : je veux parler de l’émigration européenne, qu’il serait de l’intérêt du gouvernement turc d’encourager, de favoriser par tous les moyens.

Compléter le hatti-chérif de Gulhané, favoriser l’émigration européenne, telle est la double tâche imposée au sultan actuel. Cette tâche n’est au-dessus ni de son intelligence ni de son noble caractère. J’ai déjà montré combien le hatti-chérif de Gulhané avait créé de difficultés nouvelles dans la situation intérieure de la Turquie. Il suffira de rappeler ces difficultés, en ce qui touche l’Asie Mineure, pour préciser les graves exigences que, dans l’Anatolie comme dans le reste de l’empire, le gouvernement turc ne saurait long-temps méconnaître.

Il demeure prouvé qu’on n’a point su jusqu’à ce jour tirer de l’Asie Mineure des bénéfices matériels en proportion avec les ressources variées et nombreuses de ce magnifique pays. — Il est non moins évident que l’absence de voies de communication doit être comptée parmi les principales causes qui ont entravé le développement de ces ressources. — Il faut reconnaître enfin que la situation de l’Asie Mineure a été plutôt aggravée qu’améliorée par les prescriptions de l’acte de Gulhané. À côté de dispositions libérales, cet acte laissait à l’arbitraire une part que les agens subalternes de l’administration turque ont trop bien su exploiter. En continuant de refuser la validité légale au témoignage des sujets chrétiens de l’empire, on a créé une situation intolérable à une portion considérable de la population, qui est tenue d’obéir aux prescriptions civiles des lois musulmanes. Deux considérations importantes devraient cependant décider le gouvernement turc à supprimer cette différence inique au point de vue légal entre les musulmans et les chrétiens. — En reconnaissant l’égalité devant la loi des deux religions, le divan obtiendrait à son tour l’abolition de la juridiction exceptionnelle que les puissances européennes sont forcées de maintenir en faveur de leurs nationaux résidant en Turquie, et qui est très préjudiciable aux intérêts musulmans. — Cette grande réforme aurait un autre avantage : elle détournerait vers le territoire turc le torrent de l’émigration européenne qui se porte en ce moment vers des contrées plus lointaines, et qui trouverait là des conditions de prospérité, de stabilité, bien supérieures à celles qu’on cherche aujourd’hui dans les solitudes inexplorées du Nouveau-Monde.

La première de ces considérations tient aux intérêts les plus sérieux de la Turquie. La dignité du gouvernement est compromise par les privilèges dont jouissent les Européens résidant sur le territoire ottoman ; l’ordre public en souffre plus encore. Quand on a vu dans les grands ports de mer de la Turquie, à Smyrne, par exemple, les abus scandaleux que favorise la législation relative aux Européens, on ne s’explique pas que le gouvernement turc laisse subsister plus longtemps un pareil régime. La simple exhibition d’un passeport suffit pour soustraire à la justice musulmane l’étranger qui a enfreint le plus audacieusement les lois du pays. Ce privilège équivaut même à une sorte d’impunité, car ceux qui se sont trouvés sur les lieux savent très bien que la prétention invoquée par les puissances européennes de juger elles-mêmes et de châtier au besoin leurs nationaux n’est le plus souvent qu’un vain prétexte. Cette foule d’aventuriers maltais, céphaloniens, corfiotes, que le consul britannique de Smyrne enlève chaque jour aux tribunaux turcs, reparaissent après une courte absence sur les lieux mêmes souillés par leurs crimes et y défient insolemment l’autorité musulmane.

L’intérêt du gouvernement turc serait donc d’abolir le régime suranné qui seul détermine les gouvernemens européens à exiger le maintien de la juridiction exceptionnelle relative aux étrangers : l’intérêt des gouvernemens occidentaux serait aussi de pouvoir écouler vers la Turquie l’excédant de population qui trop souvent devient, pour la société européenne, une cause de désordre. Des deux parts, il y aurait un égal avantage à supprimer des entraves et des privilèges incompatibles avec l’existence d’un gouvernement régulier. Chaque jour voit s’augmenter le nombre des émigrans européens qui se dirigent vers l’Amérique. Le monde oriental renferme cependant d’immenses contrées qui n’attendent qu’une population laborieuse pour créer à l’Europe comme à la Turquie de nouvelles sources de richesses : cette population, protégée par les privilèges exorbitans dont jouissent aujourd’hui les étrangers, ne serait sans doute pour la Turquie qu’une corporation redoutable, une sorte d’état dans l’état, et tout au moins une source féconde d’embarras diplomatiques ; mais que l’ancien système disparaisse, que la Turquie assure aux étrangers la jouissance du droit commun, que l’Europe renonce aux privilèges nécessités seulement par le maintien de la vieille législation musulmane, et L’émigration européenne aura bientôt tourné vers l’empire ottoman l’activité féconde qui se concentre depuis si long-temps vers les deux Amériques. Dans le cas où les émigrans d’Europe prendraient enfin le chemin de la Turquie, c’est l’Asie Mineure qui devrait surtout être signalée à leurs efforts. Cette grande terre, si voisine de l’Europe, rapprochée de nous par des communications si régulières et si commodes, réunissant, par un singulier privilège, la température de l’Espagne, de l’Italie, à celle de la Hollande ou de l’Allemagne, cette péninsule, si riche et si admirablement située, offre au trop plein des sociétés, occidentales un débouché magnifique que le moment est venu de leur ouvrir. L’Europe, en portant la vie dans ces contrées depuis si longtemps désertes, ne ferait que leur rendre ce qu’elle en a reçu ; ne sont-ce point les opulentes cités de l’Asie Mineure qui lui envoyaient autrefois, avec leurs colons, les trésors de la civilisation et de la science antiques

Je n’ai voulu rien cacher des abus qui ont survécu en Turquie à l’acte réformateur de Gulhané. J’aurais mieux aimé pouvoir, comme l’ont fait tant d’écrivains, saluer dans cet acte le signal d’une ère de brillante régénération pour la race ottomane. L’appréciation exacte des faits ne permet pas de lui donner ce caractère. Le jugement que j’émets ici paraîtra peut-être en désaccord avec l’opinion qui s’est fait jour dans la plupart des nombreux écrits publiés sur la Turquie depuis quelques années. Dans presque tous ces écrits, ; à vrai dire, on cherche en vain ces renseignemens précis que le voyageur n’obtient qu’à la condition de connaître la langue turque et d’avoir séjourné pendant plusieurs années sur le territoire ottoman. Tout conspire, en Orient, à dérober la vérité aux regards de l’observateur. Le gouvernement turc lui-même se rend-il bien compte des difficultés qui, dans les provinces éloignées de Constantinople, paralysent son action et contrarient ses vues réformatrices ? L’intérêt bien entendu de la Turquie veut qu’on lui parle avec franchise et qu’on ne lui cache point des abus que quelques mesures énergiques feraient aisément disparaître. Que la Turquie y songe : let tristes scènes dont le Pirée a été le théâtre sont comme l’inauguration d’une ère politique où triomphera fatalement le terrible principe du droit du plus fort. En souillant le drapeau de Nelson par d’odieux actes de piraterie, la Grande-Bretagne a reconnu aux autres puissances le droit d’agir comme elle en présence d’intérêts rivaux, et de ne prendre conseil, à leur tour, que de leur force matérielle. Cette rude leçon donnée aux faibles ne doit pas être perdue pour les puissans. Elle doit servir aussi aux états secondaires qui peuvent, au prix de quelques efforts, s’élever à une condition meilleure. Les nobles protestations de la Russie, les loyales démarches de la France n’atténuent point la portée de l’événement qui vient de s’accomplir en Grèce. La victoire n’en est pas moins restée à la force brutale, et c’est là un précédent dont l’Europe ne perdra pas la mémoire. La Turquie fera donc bien de se prémunir contre les éventualités que pourrait créer à son détriment cette législation du plus fort qui vient de triompher dans les eaux de l’Archipel. Or, le plus sûr moyen pour elle de reprendre sa place dans la famille des grands états, c’est d’entrer franchement dans les voies de la civilisation occidentale, c’est de supprimer les derniers abus qui séparent la société musulmane des sociétés européennes.


PIERRE DE TCHIHATCHEF.

  1. Voyez la livraison du 15 mai 1850.
  2. Ainsi les masses calcaires des rives ne renferment que des planorbes, des lymnées, des paludines et autres univalves, tandis que, parmi les dépouilles organiques laissées à nu par la retraite des eaux, dominent surtout les unio.
  3. Ce système était flétri par le sultan dans les termes suivans : « Un usage funeste subsiste encore, quoiqu’il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses : c’est celui de concessions vénales connues sous le nom d’iltizam. Dans ce système, l’administration civile et financière d’une localité est livrée à l’arbitraire d’un seul homme, c’est-à-dire quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides, car, si ce fermier n’est pas bon, il n’aura d’autres soins que son propre avantage. »