L’Ascension humaine
« Tandis qu’au loin les nuées,
Qui semblent des paradis,
Dans le bleu sont remuées,
Je t’écoute, et tu me dis :
« — Quelle idée as-tu de l’homme,
De croire qu’il aide Dieu ?
L’homme est-il donc l’économe
De l’eau, de l’air et du feu ?
« Est-ce que, dans son armoire,
Tu l’aurais vu de tes yeux
Serrer les rouleaux de moire
Que l’aube déploie aux cieux ?
« Est-ce lui qui gonfle et ride
La vague, et lui dit : Assez !
Est-ce lui qui tient la bride
Des éléments hérissés ?
« Sait-il le secret de l’herbe ?
Parle-t-il au nid vivant ?
Met-il sa note superbe
Dans le noir clairon du vent ?
« La marée âpre et sonore
Craint-elle son éperon ?
Connaît-il le météore ?
Comprend-il le moucheron ?
« L’homme aider Dieu ! lui, ce songe,
Ce spectre en fuite et tremblant !
Est-ce grâce à son éponge
Que le cygne reste blanc ?
« Le fait veut, l’homme acquiesce.
Je ne vois pas que sa main
Découpe à l’emporte-pièce
Les pétales du jasmin.
« Donne-t-il l’odeur aux sauges,
Parce qu’il sait faire un trou
Pour mêler le grès des Vosges
Au salpêtre du Pérou ?
« Règle-t-il l’onde et la brise,
Parce qu’il disséquera
De l’argile qu’il a prise
Près de Rio-Madera ?
« Ôte Dieu ; puis imagine,
Essaie, invente ; épaissis
L’idéal subtil d’Égine
Par les dogmes d’Éleusis ;
« Soude Orphée à Lamettrie ;
Joins, pour ne pas être à court,
L’école d’Alexandrie
À l’école d’Édimbourg ;
« Va du conclave au concile,
D’Anaximandre à Destutt ;
Dans quelque cuve fossile
Exprime tout l’Institut ;
« Démaillote la momie ;
Presse Œdipe et Montyon ;
Mets en pleine académie
Le sphinx à la question ;
« Fouille le doute et la grâce ;
Amalgame en ton guano
À la Sybaris d’Horace
Les chartreux de saint Bruno ;
« Combine Genève et Rome ;
Fais mettre par ton fermier
Toutes les vertus de l’homme
Dans une fosse à fumier ;
« Travaille avec patience
En puisant au monde entier ;
Prends pour pilon la science
Et l’abîme pour mortier ;
« Va, forge ! je te défie
De faire de ton savoir
Et de ta philosophie
Sortir un grain de blé noir !
« Dieu, de sa droite, étreint, fauche,
Sème, et tout est rajeuni ;
L’homme n’est qu’une main gauche
Tâtonnant dans l’infini.
« Aux heures mystérieuses,
Quand l’eau se change en miroir,
Rôdes-tu sous les yeuses,
L’esprit plongé dans le soir ?
« Te dis-tu : — Qu’est-ce que l’homme ? —
Sonde, ami, sa nullité ;
Cherche de quel chiffre, en somme,
Il accroît l’éternité !
« L’homme est vain. Pourquoi, poëte,
Ne pas le voir tel qu’il est,
Dans le sépulcre squelette,
Et sur la terre valet !
« L’homme est nu, stérile, blême,
Plus frêle qu’un passereau ;
C’est le puits du néant même
Qui s’ouvre dans ce zéro.
« Va, Dieu crée et développe
Un lion très réussi,
Un bélier, une antilope,
Sans le concours de Poissy.
« Il fait l’aile de la mouche
Du doigt dont il façonna
L’immense taureau farouche
De la Sierra Morena ;
« Et dans l’herbe et la rosée
Sa génisse au fier sabot
Règne, et n’est point éclipsée
Par la vache Sarlabot.
« Oui, la graine dans l’espace
Vole à travers le brouillard,
Et de toi le vent se passe.
Semoir Jacquet-Robillard !
« Ce laboureur, la tempête,
N’a pas, dans les gouffres noirs,
Besoin que Grignon lui prête
Sa charrue à trois versoirs.
« Germinal, dans l’atmosphère,
Soufflant sur les prés fleuris,
Sait encor mieux son affaire
Qu’un maraîcher de Paris.
« Quand Dieu veut teindre de flamme
Le scarabée ou la fleur,
Je ne vois point qu’il réclame
La lampe de l’émailleur.
« L’homme peut se croire prêtre,
L’homme peut se dire roi,
Je lui laisse son peut-être,
Mais je doute, quant à moi,
« Que Dieu, qui met mon image
Au lac où je prends mon bain,
Fasse faire l’étamage
Des étangs à Saint-Gobain.
« Quand Dieu pose sur l’eau sombre
L’arc-en-ciel comme un siphon,
Quand au tourbillon plein d’ombre
Il attelle le typhon,
« Quand il maintient d’âge en âge
L’hiver, l’été, mai vermeil,
Janvier triste, et l’engrenage
De l’astre autour du soleil,
« Quand les zodiaques roulent,
Amarrés solidement,
Sans que jamais elles croulent,
Aux poutres du firmament,
« Quand tournent, rentrent et sortent
Ces effrayants cabestans
Dont les extrémités portent
Le ciel, les saisons, le temps ;
« Pour combiner ces rouages
Précis comme l’absolu,
Pour que l’urne des nuages
Bascule au moment voulu,
« Pour que la planète passe,
Tel jour, au point indiqué,
Pour que la mer ne s’amasse
Que jusqu’à l’ourlet du quai,
« Pour que jamais la comète
Ne rencontre un univers,
Pour que l’essaim sur l’Hymète
Trouve en juin les lys ouverts,
« Pour que jamais, quand approche
L’heure obscure où l’azur luit,
Une étoile ne s’accroche
À quelque angle de la nuit,
« Pour que jamais les effluves,
Les forces, le gaz, l’aimant,
Ne manquent aux vastes cuves
De l’éternel mouvement,
« Pour régler ce jeu sublime,
Cet équilibre béni,
Ces balancements d’abîme,
Ces écluses d’infini,
« Pour que, courbée ou grandie,
L’œuvre marche sans un pli,
Je crois peu qu’il étudie
La machine de Marly ! » —
Ton ironie est amère,
Mais elle se trompe, ami.
Dieu compte avec l’éphémère,
Et s’appuie à la fourmi.
Dieu n’a rien fait d’inutile.
La terre, hymne où rien n’est vain,
Chante, et l’homme est le dactyle
De l’hexamètre divin.
L’homme et Dieu sont parallèles :
Dieu créant, l’homme inventant.
Dieu donne à l’homme ses ailes.
L’éternité fait l’instant.
L’homme est son auxiliaire
Pour le bien et la vertu.
L’arbre est Dieu, l’homme est le lierre ;
Dieu de l’homme s’est vêtu.
Dieu s’en sert, donc il s’en aide.
L’astre apparaît dans l’éclair ;
Zéus est dans Archimède,
Et Jéhovah dans Kepler.
Jusqu’à ce que l’homme meure,
Il va toujours en avant.
Sa pensée a pour demeure
L’immense idéal vivant.
Dans tout génie il s’incarne ;
Le monde est sous son orteil ;
Et s’il n’a qu’une lucarne,
Il y pose le soleil.
Aux terreurs inabordable,
Coupant tous les fatals nœuds,
L’homme marche formidable,
Tranquille et vertigineux.
De limon il se fait lave,
Et colosse d’embryon ;
Épictète était esclave,
Molière était histrion,
Esope était saltimbanque,
Qu’importe ! — il n’est arrêté
Que lorsque le pied lui manque
Au bord de l’éternité.
L’homme n’est pas autre chose
Que le prête-nom de Dieu.
Quoi qu’il fasse, il sent la cause
Impénétrable, au milieu.
Phidias cisèle Athènes ;
Michel-Ange est surhumain ;
Cyrus, Rhamsès, capitaines,
Ont une flamme à la main ;
Euclide trouve le mètre,
Le rhythme sort d’Amphion ;
Jésus-Christ vient tout soumettre,
Même le glaive, au rayon ;
Brutus fait la délivrance ;
Platon fait la liberté.
Jeanne d’Arc sacre la France
Avec sa virginité ;
Dans le bloc des erreurs noires
Voltaire enfonce ses coins ;
Luther brise les mâchoires
De Rome entre ses deux poings ;
Dante ouvre l’ombre et l’anime ;
Colomb lend f’océan bleu… —
C’est Dieu sous un pseudonyme,
C’est Dieu masqué, mais c’est Dieu.
L’homme est le fanal du monde.
Ce puissant esprit banni
Jette une lueur profonde
Jusqu’au seuil de l’infini.
Cent carrefours se partagent
Ce chercheur sans point d’appui ;
Tous les problèmes étagent
Leurs sombres voûtes sur lui.
Il dissipe les ténèbres ;
Il montre dans le lointain
Les promontoires funèbres
De l’abîme et du destin.
Il fait voir les vagues marches
Du sépulcre, et sa clarté
Blanchit les premières arches
Du pont de l’éternité.
Sous l’effrayante caverne
Il rayonne, et l’horreur fuit.
Quelqu’un tient cette lanterne ;
Mais elle t’éclaire, ô nuit !
Le progrès est en litige
Entre l’homme et Jéhovah ;
La greffe ajoute à la tige ;
Dieu cacha, l’homme trouva.
De quelque nom qu’on la nomme,
La science au vaste vœu
Occupe le pied de l’homme
À faire les pas de Dieu.
La mer tient l’homme et l’isole,
Et l’égaré loin du port ;
Par le doigt de la boussole
Il se fait montrer le nord.
Dans sa morne casemate,
Penn rend ce damné meilleur ;
Jenner dit : Va-t’en, stigmate !
Jackson dit : Va-t’en, douleur !
Dieu fait l’épi, nous la gerbe ;
Il est grand, l’homme est fécond ;
Dieu créa le premier verbe
Et Gutenberg le second.
La pesanteur, la distance,
Contre l’homme aux luttes prêt,
Prononcent une sentence ;
Montgolfier casse l’arrêt.
Tous les anciens maux tenaces,
Hurlant sous le ciel profond,
Ne sont plus que des menaces
De fantômes qui s’en vont.
Le tonnerre au bruit difforme
Gronde… — on raille sans péril
La marionnette énorme
Que Franklin tient par un fil.
Nemrod était une bête
Chassant aux hommes, parmi
La démence et la tempête
De l’ancien monde ennemi.
Dracon était un cerbère
Qui grince encor sous le ciel
Avec trois têtes : Tibère,
Caïphe et Machiavel.
Nemrod s’appelait la Force,
Dracon s’appelait la Loi ;
On les sentait sous l’écorce
Du vieux prêtre et du vieux roi.
Tous deux sont morts. Plus de haines !
Oh ! ce fut un puissant bruit
Quand se rompirent les chaînes
Qui liaient l’homme à la nuit !
L’homme est l’appareil austère
Du progrès mystérieux ;
Dieu fait par l’homme sur terre
Ce qu’il fait par l’ange aux cieux.
Dieu sur tous les êtres pose
Son reflet prodigieux ;
Créant le bien par la chose,
Créant par l’homme le mieux.
La nature était terrible,
Sans pitié, presque sans jour ;
L’homme la vanne en son crible,
Et n’y laisse que l’amour.
Toutes sortes de lois sombres
Semblaient sortir du destin ;
Le mal heurtait aux décombres
Le pied de l’homme incertain ;
Pendant qu’à travers l’espace
Elle roule en hésitant,
Un flot de ténèbres passe
Sur la terre à chaque instant ;
Mais des foyers y flamboient,
Tout s’éclaircit, on le sent,
Et déjà les anges voient
Ce noir globe blanchissant.
Sous l’urne des jours sans nombre
Depuis qu’il suit son chemin,
La décroissance de l’ombre
Vient des yeux du genre humain.
L’autel n’ose plus proscrire ;
La misère est morte enfin ;
Pain à tous ! on voit sourire
Les sombres dents de la faim.
L’erreur tombe ; on l’évacue ;
Les dogmes sont muselés ;
La guerre est une vaincue ;
Joie aux fleurs et paix aux blés !
L’ignorance est terrassée ;
Ce monstre, à demi dormant,
Avait la nuit pour pensée
Et pour voix le bégaiement.
Oui, voici qu’enfin recule
L’affreux groupe des fléaux !
L’homme est l’invincible hercule,
Le balayeur du chaos.
Sa massue est la justice,
Sa colère est la bonté,
Le ciel s’appuie au solstice
Et l’homme à la volonté.
Il veut. Tout cède et tout plie.
Il construit quand il détruit ;
Et sa science est remplie
Des lumières de la nuit.
Il enchaîne les désastres,
Il tord la rébellion,
Il est sublime ; et les astres
Sont sur sa peau de lion.