L’Art théâtral et le Théâtre contemporain
Le théâtre, avec toutes ses imperfections et toutes ses lacunes, n’en est pas moins un des produits les plus délicats de la vie civilisée, un des efforts les plus heureux de l’homme vivant en société pour alléger ses ennuis et pour augmenter ses plaisirs. Tout le monde en a l’instinct, et, si l’on veut donner d’un seul coup, je ne dis pas à un sauvage ou à un voyageur venu des contrées les plus lointaines, mais simplement à un habitant de nos campagnes, l’idée de ce qu’il y a de plus éloigné de l’état barbare ou de la vie rustique, on le conduit au théâtre ; on sent qu’il n’y a pas de moyen plus prompt ni plus sûr de lui faire embrasser d’un seul regard la distance qui sépare la civilisation de la barbarie, une société riche et cultivée d’une peuplade misérable et grossière. Et je ne parle ici que d’un spectacle fait surtout pour enchanter les oreilles et les yeux, de cet inévitable Opéra, où l’on conduit tout droit le paysan qui arrive de son village, ou l’ambassadeur que nous envoie le Japon. Que serait-ce donc si on pouvait leur montrer le Misanthrope et leur donner en même temps une pleine conscience du ravissant prodige que la vie civilisée offrirait en ce moment à leurs regards ? Voyez, pourrait-on leur dire, où nous en sommes venus, et quel chemin nous avons fait depuis que nous avons été, comme vous, jetés nus, pauvres et inquiets sur la terre ! Vous avez admiré nos palais, nos rues, nos vaisseaux, nos armes; mais voici quelque chose qui est l’abrégé ou plutôt le comble de toutes ces merveilles. Nous avons conçu, pour remplir et pour charmer les premières heures de la nuit, l’idée de nous mettre nous-mêmes sur la scène et de nous donner à nous-mêmes en spectacle, avec nos grandeurs et nos misères, nos nobles passions et nos faiblesses. Non-seulement il se trouve parmi nous des mortels doués du don divin d’observer et de peindre les momens les plus piquans de notre vie et les parties les plus attachantes de notre caractère, mais cette habitude ingénieuse de se dédoubler et de se regarder vivre est tellement répandue que ce qu’un seul a ainsi décrit, tous le sentent, le comprennent et le jugent. Ah ! si nous pouvions vous faire entrer dans le détail de ces merveilles, vous faire pénétrer dans l’âme de ces personnages, dont la langue même vous échappe, vous faire compter et peser les idées, les impressions si variées, si compliquées, si délicates qu’une longue civilisation a déposées et accumulées dans leur âme; si l’on pouvait vous faire entendre tout ce qu’ils représentent de lents progrès et d’efforts successifs vers l’élévation des pensées, la finesse des sentimens et la politesse de la vie sociale, vous seriez plus confondus que devant l’étalage terrible ou brillant de toutes nos autres créations, et vous sentiriez que, pendant ces deux courtes heures, tout ce que nous avons conquis sur la nature, tout ce que nous avons reçu du temps, tout ce que nous avons imaginé pour ennoblir et charmer notre existence ici-bas a passé sous vos yeux.
Et pourtant, dans l’œuvre dramatique la plus admirable, représentée par les interprètes les plus habiles, que de taches, que de lacunes, que d’accidens, comme pour nous donner l’idée d’un spectacle plus parfait encore, où la grandeur, le charme du sujet, la beauté achevée de l’exécution, l’art accompli des acteurs, et même l’heureux concours des circonstances extérieures avec l’état de notre âme, ne nous laisseraient plus rien à désirer! Analysez, de grâce, dans votre mémoire la représentation de quelque chef-d’œuvre qui vous ait laissé l’impression la plus forte ou la plus douce, une de ces soirées par exemple où Mlle Rachel faisait revivre Hermione, ou Roxane, ou Chimène, et vous retrouverez trop aisément, à côté de votre émotion encore vivante, le souvenir des mille et une piqûres qui ont contrarié et diminué ce grand plaisir. Parfois le poète lui-même n’est pas exempt de tout blâme, il a langui pendant quelques instans, il s’est brusquement abaissé pendant quelques autres; le grand artiste, à son tour, n’a pu éviter plus d’une fois de s’égarer ou de faiblir. Que dire enfin de ceux qui l’entouraient comme pour enchaîner son essor et retenir en même temps votre âme près de se livrer tout entière? Il suffit de parcourir l’ingénieux poème didactique qu’un écrivain compétent vient de publier sur l’art théâtral, et les conseils trop nécessaires qu’il donne à ceux qui le pratiquent, pour sentir par quelles fautes et en combien de façons la représentation du plus bel ouvrage peut en altérer les beautés au point d’en flétrir tout le charme. En glissant sur cette énumération, hélas! trop exacte, de tous les défauts qu’un acteur imparfait peut nous offrir, qui lira ce seul vers, si concis et si juste :
Vulgaire le matin, on l’est encor le soir,
sans revoir tout d’un coup, et sans les maudire, ces rois si peu dignes de la couronne, ces grands seigneurs si mal élevés, ces amoureux si incapables de plaire, qui ont trop souvent détruit, au moment même où nous allions y céder, les plus nobles ou les plus
agréables illusions de la scène? Nous ne pouvons donc concevoir
ce que le théâtre pourrait nous donner de plaisir qu’en laissant notre imagination nous transporter d’un coup d’aile dans quelque séjour enchanté où la scène, l’œuvre du poète, les acteurs et les dispositions de notre âme se confondraient dans une merveilleuse
harmonie pour produire en nous une impression délicieuse et parfaite, exempte de trouble, inaccessible à la critique, qu’aucun regret ne viendrait effleurer, qu’aucune réflexion même ne viendrait
affaiblir. Qu’on n’ait plus à sentir dans cette fête imaginaire même
le pli d’une feuille de rose. Que l’œuvre du poète soit sublime, et
pourtant humaine; que ses interprètes soient moins des acteurs que
les personnages eux-mêmes, animés de leurs vraies passions, laissant couler leurs larmes involontaires ou ne pouvant réprimer leur
sourire. Que celui qui doit être aimé soit en effet aimable, et que
celle qui le trouble soit belle en effet, et digne de le troubler. Si elle
doit être coquette, que la coquetterie soit en réalité tout son cœur et
tout son être, et si elle doit aimer malgré elle, qu’un feu vrai la dévore. Enfin que la scène où paraîtrait ainsi devant nous, non point
une vaine image de la vie, mais la vie même, ne soit pas au fond
d’une salle immense, encombrée d’une foule indifférente, mais dans
quelque lieu charmant, discrètement peuplé de visages émus, où
les regards intelligens pourraient se croiser avec les regards, où le
plaisir d’autrui serait un plaisir de plus, où le même mot, le même
geste, agiteraient d’un seul battement tous les cœurs. Voilà le théâtre
tel qu’on peut le rêver, tel qu’il serait, si quelque pouvoir magique
le dégageait de toutes les imperfections inévitables en ce monde.
Imparfait comme il doit l’être, il peut encore nous ravir, et ce sont
des temps heureux entre tous que ceux où paraît un poète capable
d’animer la scène par des conceptions nouvelles, d’y introduire des
personnages vivans, de les conduire enfin, à travers une action
émouvante, vers un dénoûment naturel, bien qu’imprévu. Ce bonheur est-il réservé au temps où nous sommes? Notre génération, si éprouvée d’ailleurs, va-t-elle enfin goûter cette compensation à tant
d’infortunes? Un Molière a-t-il paru parmi nous?
L’auteur des Ganaches ne semble pas éloigné de le croire, et lorsqu’il revendique si hautement, contre ceux qui prétendent reconnaître un peu trop de leurs propres œuvres dans les siennes, le droit de prendre son bien partout où il le trouve; lorsqu’il dit avec la joie d’un créateur : « mon marquis de l’ancien régime, mon républicain de 93, mon bourgeois de 1830, » il parle un langage qui doit éveiller chez ceux qui n’ont pas vu sa pièce les plus douces espérances. Il paraît d’abord impossible qu’une ardeur si sincère à revendiquer les privilèges du génie ne soit pas accompagnée de quelques-uns de ses dons, et l’on ne peut s’empêcher d’espérer que celui qui parle ainsi de lui-même gardera quelque chose de ce vis comica, de cette force comique, en faisant parler les autres. Il nous en coûte de dissiper une illusion qui nous consolerait de bien des ennuis; il n’est pas encore venu, le poète qui doit nous faire oublier un instant, par le charme et la vie de ses fictions, par le plaisir de s’y livrer, par la joie de les applaudir, les dégoûts multipliés qui nous assiègent, ou du moins s’il existe, s’il habite parmi nous ce secourable inventeur, la pièce de M. Sardou n’est pas encore ce qui doit nous le révéler.
Nous n’examinerons pas la valeur de cet ouvrage au point de vue de l’action dramatique ou du mérite littéraire : certes, en écoutant parler ces personnages, on a l’oreille bien souvent offensée dans les endroits mêmes où ils prétendent s’élever à l’éloquence; mais il faut lire la pièce imprimée pour avoir une juste idée de la décadence du style sur notre théâtre et du sans-façon hardi avec lequel la langue y est traitée. La tirade du héros de la pièce, de l’ingénieur, sur le progrès, sur « l’humanité qui vole à l’air libre et à tire d’aile vers l’avenir, » est un modèle si achevé de ce que nos pères appelaient galimatias, que, malgré notre tentation de la citer, nous nous faisons conscience d’imposer une telle page à nos lecteurs. On peut comprendre à la rigueur que le représentant du temps actuel et du progrès parle à la mode du jour et qu’il soit le plus souvent emphatique et ridicule; mais les ganaches devraient du moins laisser voir dans leurs discours qu’elles ont gardé du temps où elles ont vécu quelque respect pour le bon sens et pour la langue. Quant à l’action, les juges les plus indulgens de cette pièce demeurent d’accord qu’on a rarement vu un tel tissu d’impossibilités sur la scène. Tous se demandent où existent cet hôtel aristocratique loué par étages, ce duc et ce marquis qui, non contens de la société de Fromentel, souffrent chez eux l’aimable familiarité et les gracieuses manières de son fils Urbain; cet amour de jeune fille que l’objet aimé n’a point deviné et que les plus longues explications réussissent avec peine à lui faire comprendre; cet ingénieur qui, enfermé dans un parc où il lève des plans sans en avoir averti personne, et forcé enfin de traverser le salon de la maison qu’il doit démolir, fait un discours sur le progrès au lieu d’expliquer sa présence; ces trois hommes qui, l’ayant traqué précisément pour le connaître, et le tenant captif, l’écoutent bouche béante et ne sont pas plus pressés de lui demander ce qu’il vient faire qu’il n’est pressé de le leur dire; ce marquis enfin qui pousse lui-même un jeune homme aux pieds de sa nièce, et qui est stupéfait et indigné de le retrouver un quart d’heure après où lui-même il l’a mis. Dans quel coin de la terre et entre quels êtres doués de raison une suite de scènes semblables peut-elle se passer? On l’ignore; mais l’auteur des Ganaches ne se pique, pas du talent vulgaire d’observer les vraisemblances : il entend garder, en ce qui touche l’action, la liberté de ses fantaisies, afin de viser plus haut; il se flatte d’avoir créé des caractères.
Nous savons en effet que l’auteur des Ganaches écrit mon marquis, mon révolutionnaire, mon bourgeois ; mais il ne suffit pas de mettre hardiment sa marque de fabrique sur ces produits, déjà si usés, de la caricature contemporaine pour nous faire oublier depuis combien de temps nous les voyons circuler dans le commerce. Le roman et le théâtre nous fatiguent depuis plus de dix ans de ce que M. Sardou nous déclare avoir inventé hier. De bonne foi, qui ne s’attend aujourd’hui, — lorsque le rideau se lève sur quelque comédie qui veut être prise au sérieux et qui prétend nous peindre, — qui ne s’attend à voir un noble, ennemi de la civilisation et des lumières, et irrévocablement décidé à refuser sa fille ou sa nièce au jeune ami du progrès que le second acte lui jette le plus souvent dans les jambes? Qui ne sait que le représentant de l’ancien régime doit mettre trois ou quatre actes à écouter en gémissant l’ingénieur avant de se convertir? J’ai dit l’ingénieur, parce qu’en effet c’est aujourd’hui un ingénieur, comme c’était un avocat jadis. Il arrive donc cet homme inévitable, et inévitablement il est aimé d’une jeune fille chargée de réconcilier à la fin de la pièce l’ancien et le nouveau monde. Comment fait-il son entrée? Quoi de plus simple? Tantôt il a tiré quelqu’un de la rivière, tantôt il a arrêté une voiture au galop; le plus souvent, et c’est même aujourd’hui la règle, il vient incognito lever les plans d’un chemin de fer. Il paraît donc, il parle, il triomphe, et la pièce serait finie, s’il n’était indispensable de gagner du temps afin de ne pas renvoyer trop tôt le spectateur, et de confondre les préjugés pendant une heure de plus. Est-ce que M. Sardou croit sérieusement l’avoir inventé, cet ingénieur? Mais c’est le personnage le plus usé, le plus excédant, le plus insupportable du théâtre contemporain. Qu’il entre par la porte ou par la fenêtre, qu’il tombe d’un ballon ou qu’il sorte d’une mine, tout le monde le reconnaît avant qu’il n’ait ouvert la bouche, et il n’a pas plutôt commencé son couplet sur la vapeur et sur le progrès que tout le monde est tenté de le finir. Nous ne savons en vérité si les ingénieurs ont eu réellement tant à se plaindre de l’esprit aristocratique de la société française, et si on leur a vraiment refusé la main de cette innombrable armée de jeunes filles qu’ils viennent tous les soirs, depuis dix ans, conquérir par l’ascendant du génie sur le théâtre; mais, alors même qu’on les aurait si longtemps méconnus et qu’on aurait commis à leur égard cette longue série d’injustices, il serait digne de leur fortune présente et de leur générosité d’en rester là. Ils nous ont assez redit leur affaire, ils se sont assez vengés.
Ce serait pourtant faire tort à M. Sardou que de nous borner à contester le mérite de son style, la vraisemblance et l’intérêt de son action, l’originalité de ses caractères. L’auteur des Ganaches a cédé à une ambition plus haute encore que celle de créer des caractères; il a voulu nous donner une leçon de morale et de politique, et ce serait traiter une telle prétention avec trop peu d’égards que de la passer entièrement sous silence. Quelle est donc la leçon politique que veut bien nous donner M. Sardou, l’impression salutaire qu’il veut nous laisser dans l’esprit? Il a daigné s’expliquer à ce sujet vers la fin de sa pièce, et l’une de ses ganaches les plus obstinées, convertie par tout ce qui vient de se passer, en conclut « qu’il faut être toujours l’homme de son temps. » La leçon n’est pas nouvelle; en outre elle est un peu vague, et sujette à plus d’une objection. Il y a eu en effet plus d’une époque dans l’histoire du monde où il était si louable de ne pas vouloir être de son temps, que la postérité en a su un gré infini à ceux qui avaient ce trop rare courage. Lorsque Caligula, par exemple, faisait son cheval consul, il est évident que le Romain qui se refusait à saluer le nouveau magistrat n’était pas de son temps, et cependant nous hésiterions à croire que M. Sardou osât lui jeter la pierre. Quand Thraséas évitait de sacrifier à Néron, il n’était pas de son temps, il rompait avec la religion à la mode, et cependant on aurait quelque peine à déshabituer le genre humain de conserver avec respect le souvenir de cette obstination périlleuse, que M. Sardou ne voudrait pas, j’en suis sûr, qualifier d’extravagante. Il faut donc souffrir quelques restrictions à cette maxime, et l’auteur des Ganaches, qui l’a gravée pour notre instruction au sommet de son monument, ne l’a certainement pas entendue de cette façon générale. Il a voulu dire plus modestement que ceux qui aujourd’hui ne voulaient pas être de leur temps avaient tort, parce qu’il y faisait très bon vivre, et qu’en somme on n’a jamais vu de meilleur temps. Voilà, enfin réduite à sa plus simple expression et dégagée de toute équivoque, la thèse politique de l’auteur. Nous ne prétendons nullement que cette opinion ne soit pas soutenable; mais nous ne pouvons admettre que l’auteur des Ganaches ait employé des argumens valables pour la soutenir, même comme il l’aurait pu faire sans trop insister dans le cours de sa comédie. Nous avons cherché avec soin toutes les raisons que l’auteur énumère pour établir cette merveilleuse supériorité de notre temps, sans trouver autre chose que le développement des chemins de fer et les embellissemens de Paris. Il est vrai qu’il en est question à chaque ligne, mais il n’est pas question d’autre chose. En vérité, il n’y a pas dans ces deux argumens en faveur de l’époque où nous vivons de quoi écraser les ganaches de M. Sardou, en leur accordant même la niaiserie surhumaine que l’auteur a eu l’attention de leur donner. Que ces habitans de Quimperlé n’estiment pas à leur juste valeur les embellissemens de Paris, quoi de plus excusable, puisqu’ils ne connaissent Paris que de loin et ne songent pas à y venir vivre, ce qui n’est pas un crime d’état, je suppose? Quant au développement des chemins de fer, c’est par un pur caprice ou plutôt pour le besoin de sa thèse que M. Sardou le vante comme particulièrement désagréable à ses ganaches; il n’est point de provincial, si ganache qu’il soit, qui n’ait l’ardent désir de voir le chemin de fer arriver à sa porte, et il n’est pas d’ami du progrès, fût-il même élevé à la dignité d’ingénieur, qui ne voie avec chagrin le plan d’un chemin de fer traverser son salon. Admettons cependant que les ganaches soient injustes à l’égard des chemins de fer; pourquoi exiger d’eux une reconnaissance exagérée envers le temps présent, parce que le temps présent aura daigné poursuivre et compléter le réseau conçu et entrepris par Fromentel? Car M. Sardou lui-même ne niera pas que l’infortuné Fromentel n’ait commencé après tout ce grand ouvrage que l’ingénieur achève avec tant de fanfares. Il est vrai que Fromentel gâtait tous ses bons mouvemens par la corruption la plus audacieuse; ne le voit-on pas, vers la fin du deuxième acte, donner à entendre à l’intègre Marcel qu’on « ne sera pas ingrat, » s’il modifie un peu son tracé pour épargner la maison? Fi donc! Voilà bien les habitudes du « bourgeois de 1830 » qu’a flagellé M. Sardou ! Avec quelle indignation l’ingénieur re- pousse cette insinuation malhonnête! Il est trop de son temps, de notre temps, entendez-vous? pour ne pas garder ses mains pures! Ces choses-là étaient bonnes il y a quinze ans; mais aujourd’hui, après notre régénération morale, avec la rigide probité que nous avons introduite enfin dans nos affaires industrielles et financières, comment Fromentel a-t-il pu s’imaginer?... Aussi est-il bien puni de son anachronisme : l’ingénieur se détourne, passe fièrement et le laisse « rouler dans la boue. »
Quand on a cité l’embellissement de Paris, le développement des chemins de fer et ce frappant exemple de l’incorruptibilité de nos mœurs, on a énuméré tout ce que M. Sardou, trop discret sans doute, a trouvé à dire en faveur de la supériorité de notre temps sur les divers régimes auxquels ses ganaches ont eu le tort de rester fidèles : fidélité qui ne peut d’ailleurs être touchante chez de tels personnages, car elle est vraiment mêlée à trop de ridicules. Ah! M. Sardou ne les a pas épargnés; il a fait d’eux bonne justice, il a épuisé sur ces caricatures faites à plaisir tous les traits de son libre génie! Avec quel courage il a raillé l’incurable ennui de Fromentel, qui « n’a plus de gouvernement à démolir, » puisque nous sommes heureusement entrés dans l’ère des gouvernemens impérissables, et le sot puritanisme de Vauclin, qui ose avouer au second acte qu’il préfère le souvenir de Jemmapes et de Fleurus à celui de Wagram! Qui ne sent que les amis de la restauration, du gouvernement de juillet et de la république oppriment aujourd’hui tout le monde? Mais ils ont enfin trouvé un homme de cœur pour leur barrer le passage et pour leur tenir tête, un défenseur des faibles, un vengeur du public, un poète qui peut dire aujourd’hui comme Aristophane en parlant de ses pièces hardies contre Cléon : « Je suis le premier qui ait osé marcher droit au monstre. » Les anciens partis, comme on les appelle, ont enfin rencontré M. Sardou, et ils ne se relèveront pas de ces trois portraits.
Nous craignons fort que M. Sardou n’ait peine à s’en relever lui-même, tant il a dépassé le but par excès de zèle, faisant dégénérer la comédie en parade grossière, et cette scène, que la politique devait relever, en tréteaux. Si cependant il a pris goût aux portraits, si c’est décidément du côté de la comédie politique que l’entraîne un indomptable génie, nous l’exhortons de grand cœur à poursuivre son œuvre. Et puisque, foudroyant d’un seul coup trois époques, il a déjà épuisé les portraits du passé, nous lui conseillons, dans l’intérêt de sa gloire comme dans celui de nos plaisirs, de regarder enfin autour de lui, et de songer un peu au présent. Les portraits ne lui manqueront pas, je le jure, et il n’a pas besoin cette fois d’aller à Quimperlé pour en trouver d’admirables. Un inconcevable hasard les aurait-il jusqu’ici dérobés tous à sa vue? N’a-t-il jamais coudoyé, par exemple, ce personnage gonflé d’importance, qui pendant dix-huit ans de liberté s’est essoufflé sans succès à devenir quelque chose, qui n’avait encore réussi, il y a environ douze ans, qu’à être chevalier de plusieurs ordres et membre de plusieurs sociétés savantes, que la fortune s’est divertie à mettre en un moment au sommet de sa roue, qui s’y cramponne et s’y pavane, qui est aujourd’hui partout, qui se mêle de tout et sert à tout, qui est sûr d’être choisi s’il s’agit de choisir, d’être élu s’il s’agit d’élire, qui joue enfin, faute de mieux, un rôle important dans l’état, et qui parle sans rire du concours qu’il prête à la chose publique? Celui-là est perdu sans doute, si M. Sardou le rencontre, car auprès de lui Fromentel est un héros de toutes les manières. Et le saint-simonien satisfait, enivré d’autorité, qui nous exhorte à bien manger, à bien dormir et à ne plus penser au reste? Et le démagogue servile qui nous somme tous d’observer une rigoureuse discipline, afin de mieux délivrer, à force de victoires, tous les peuples opprimés du pôle à l’équateur? Et le pédant corrompu qui, empêtré de ses flatteries d’autrefois et craignant d’en être arrêté dans sa course, relit attentivement ses œuvres pour y découvrir le nom de César, qui le retrouve avec un cri d’allégresse, et proclame aussitôt qu’il lui a jadis échappé, comme par un pressentiment secret, d’écrire en telle année, à telle page, que César était un grand homme? Et l’apostat, tantôt impudent et tantôt timide, levant fièrement la tête pour mieux éviter les regards, mais arrêté parfois brusquement au détour du chemin par la vue de son passé, comme s’il voyait se dresser devant lui l’ombre sanglante d’un frère? Enfin, pour ne rien oublier, le poète complaisant, cherchant d’un œil avide à quoi peut servir la muse, quel projet il lui serait possible de seconder, quel ennemi vaincu il lui est permis de flétrir? Ne sont-ce point là des personnages plus réels, plus vivans, plus intéressans que les victimes insignifiantes de M. Sardou, plus dignes surtout des traits de la satire? Sans nous piquer d’être prophète, nous penchons à croire qu’un jour viendra où le portrait de ces divers personnages échauffera la verve de M. Sardou, où il sera tenté de les peindre, et non pas en beau, à leur tour; mais ce nouveau dessein, à moins que la liberté des théâtres ne soit enfin conquise, M. Sardou aura quelque peine à l’exécuter, soit que les heureux du jour continuent à être inviolables, soit qu’ils aient cessé par impossible d’être heureux et que la générosité d’autrui les protège.
Puisque ce mot de liberté se rencontre ici sous notre plume, pourquoi ne pas dire ce que tout le monde sait, ce que tout le monde sent? Pourquoi ne pas faire remonter au régime légal des théâtres la part légitime qui lui revient dans cette décadence dont la pièce de M. Sardou n’est certainement pas le dernier terme? Par le système des subventions combiné avec le système des privilèges, l’état est directement le maître de quelques scènes, et il est investi d’un pouvoir indirect, mais irrésistible, sur toutes les autres. Il n’est pas donné à la nature humaine d’exercer avec une rigoureuse impartialité un tel pouvoir, et cette impartialité absolue serait possible, que les intéressés, ayant peine à y croire, n’en seraient pas moins inclinés à la faire par tous les moyens fléchir en leur faveur. Il s’agirait seulement de gloire littéraire que l’état, maître des théâtres, intermédiaire inévitable entre l’auteur et le public, n’échapperait à aucune des flatteries qui ont de tout temps assiégé la toute-puissance. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit d’affaires, et de grosses affaires? Nous voulons bien croire avec M. Sardou que notre temps se distingue par un mépris de l’argent dont nos pères, moins généreux, ne nous ont point donné l’exemple; mais après tout le droit et la faveur d’être joué sur un théâtre, la rigueur ou la clémence de la censure, le bon ou le mauvais vouloir d’un directeur qu’un seul mot a institué et qu’un seul mot peut briser, représentent, en ce temps d’industrie dramatique, des intérêts pécuniaires considérables. Telle pièce qui arrive après de longs efforts au feu de la rampe n’est rien moins qu’une affaire de soixante à quatre-vingt mille francs qui commence, et que, la veille encore, on peut empêcher d’aboutir. Une concession de terres en Algérie a moins d’importance et est moins recherchée. Ce serait donc une entreprise bien téméraire chez un auteur dramatique que de vouloir faire fortune au théâtre (où il s’agit, hélas! de plus en plus de faire fortune), sans se soucier aucunement des moyens de plaire; ce serait, à vrai dire, mi dessein aussi hasardeux que celui d’arriver à la chambre contre le gré de l’administration, et cette situation, si regrettable au point de vue de l’art, tient, comme nous l’avons dit, bien plus à l’état des choses qu’à la volonté des hommes. Cette situation produit pourtant toutes ses conséquences : encore un peu de temps, et nous verrons Polichinelle lui-même cesser sa guerre éternelle contre le commissaire, briser son bâton séditieux et se jeter aux pieds du magistrat de bois en vantant le principe d’autorité.
Mais l’envie de plaire est souvent fatale en littérature et peut détourner de sa vocation véritable celui qui s’y abandonne. M. Sardou par exemple, qui avait fait Nos Intimes, pouvait persévérer avec profit pour lui dans ce genre inoffensif, et, grâce à certaines hardiesses qui ne sont pas toujours sans charme, il pouvait, sans qu’on y trouvât le moins du monde à redire, prendre une place avantageuse parmi les amuseurs de ce temps-ci. Les Ganaches, qui sont si fort au-dessous des Intimes, n’étaient nullement indispensables à sa carrière, et il a fait un trop grand sacrifice en s’imposant, ne fût-ce qu’une fois en sa vie, une production de ce genre. Non-seulement l’envie de plaire a gâté l’inspiration générale de sa pièce, mais il est bien difficile de ne pas attribuer à l’envie de plaire les passages qui la déparent le plus. Quand l’ingénieur s’écrie : « J’élargis nos rues au risque d’éventrer la façade de vos hôtels; ils sont vides, la foule est dans la rue, faites-lui place,... » et tout ce qui s’ensuit, il n’a certes pas envie de déplaire, et peut-être en effet ne déplaît-il point; mais j’ose dire que c’est alors qu’au point de vue dramatique et littéraire il est réellement le plus déplaisant du monde. Il ralentit en effet l’action, si action il y a, et il déclame d’une manière insupportable. Et la dévote, « la venimeuse Rosalie, » comme l’appelle son créateur ? On n’oserait penser qu’elle ait été imaginée pour déplaire, bien qu’elle ait déplu, à ce qu’on assure, par suite d’un coup imprévu du sort. A vrai dire, on pouvait, jusqu’à un certain point, s’y attendre; l’ingénieur est toujours sûr d’être le bienvenu, tandis que la dévote, par suite de circonstances qu’il serait trop long d’expliquer, est exposée à des alternatives presque aussi régulières que les changemens de la température. Si elle a plu aujourd’hui, elle déplaira très probablement demain, mais après-demain elle a de nouveau chance de plaire. C’est encore un des inconvéniens de ce genre de littérature qu’on y marche un peu à tâtons, et qu’on se trompe parfois sur l’à-propos de telle ou telle marionnette; on peut rencontrer alors quelques-unes de ces bévues ou de ces mésaventures qui empoisonnent si souvent dans la presse le bonheur des journaux officieux imparfaitement informés.
Comme pourtant tout est mêlé de bien et de mal en ce monde, les pièces conçues évidemment avec le désir de ne pas déplaire acquièrent parfois aux yeux d’un public trop crédule l’importance d’une révélation ou d’un manifeste. On s’imagine y découvrir de quel côté va souffler le vent, et on court les écouter comme on courait jadis, dès le saut du lit, acheter une brochure de M. de La Guéronnière. L’apparition de ces chefs-d’œuvre est en général, comme tous les grands événemens, précédée d’un sourd murmure. On raconte avec mystère qu’une œuvre admirable est achevée, si originale, si hardie, si vivante surtout, qu’elle aura bien de la peine à franchir le timide réseau de la censure. Peu de temps après, on ne manque pas d’ajouter en gémissant qu’en effet il y a des obstacles, que les conceptions puissantes du poète ont inquiété des âmes pusillanimes. Hélas! notre siècle sera-t-il privé de l’honneur d’avoir vu représenter cette œuvre incomparable? Veut-on frustrer la postérité de cet heureux effort du génie comique ? Mais bientôt on nous rassure; on a osé en appeler, dit-on, à quelqu’un qui peut faire évanouir ces fâcheuses résistances, qui peut d’un seul mot donner la vie à l’œuvre nouvelle. Ce mot magique est enfin prononcé, elle est délivrée, elle va paraître, la voilà. Telle est la comédie qui se joue le plus souvent pendant un mois ou deux avant le jour solennel de la représentation, et qui laisse à peine respirer le public; nous ne songeons pas à nous en plaindre, et nous n’y voyons pas grand mal. Le vrai malheur, c’est que, les chandelles une fois allumées, comme disaient nos pères, et le rideau levé, il n’y a plus de comédie.
PREVOST-PARADOL.