L’Art romantique/Le Peintre de la vie moderne/XII

Le Peintre de la vie moderneCalmann LévyŒuvres complètes de Charles Baudelaire, tome III (p. 104-110).


XII

LES FEMMES ET LES FILLES


Ainsi M. G., s’étant imposé la tâche de chercher et d’expliquer la beauté dans la modernité, représente volontiers des femmes très-parées et embellies par toutes les pompes artificielles, à quelque ordre de la société qu’elles appartiennent. D’ailleurs, dans la collection de ses œuvres comme dans le fourmillement de la vie humaine, les différences de caste et de race, sous quelque appareil de luxe que les sujets se présentent, sautent immédiatement à l’œil du spectateur.

Tantôt, frappées par la clarté diffuse d’une salle de spectacle, recevant et renvoyant la lumière avec leurs yeux, avec leurs bijoux, avec leurs épaules, apparaissent, resplendissantes comme des portraits, dans la loge qui leur sert de cadre, des jeunes filles du meilleur monde. Les unes, graves et sérieuses, les autres, blondes et évaporées. Les unes étalent avec une insouciance aristocratique une gorge précoce, les autres montrent avec candeur une poitrine garçonnière. Elles ont l’éventail aux dents, l’œil vague ou fixe ; elles sont théâtrales et solennelles comme le drame ou l’opéra qu’elles font semblant d’écouter.

Tantôt, nous voyons se promener nonchalamment dans les allées des jardins publics, d’élégantes familles, les femmes se traînant avec un air tranquille au bras de leurs maris, dont l’air solide et satisfait révèle une fortune faite et le contentement de soi-même. Ici l’apparence cossue remplace la distinction sublime. De petites filles maigrelettes, avec d’amples jupons, et ressemblant par leurs gestes et leur tournure à de petites femmes, sautent à la corde, jouent au cerceau ou se rendent des visites en plein air, répétant ainsi la comédie donnée à domicile par leurs parents.

Émergeant d’un monde inférieur, fières d’apparaître enfin au soleil de la rampe, des filles de petits théâtres, minces, fragiles, adolescentes encore, secouent sur leurs formes virginales et maladives des travestissements absurdes, qui ne sont d’aucun temps et qui font leur joie.

À la porte d’un café, s’appuyant aux vitres illuminées par devant et par derrière, s’étale un de ces imbéciles, dont l’élégance est faite par son tailleur et la tête par son coiffeur. À côté de lui, les pieds soutenus par l’indispensable tabouret, est assise sa maîtresse, grande drôlesse à qui il ne manque presque rien (ce presque rien, c’est presque tout, c’est la distinction) pour ressembler à une grande dame. Comme son joli compagnon, elle a tout l’orifice de sa petite bouche occupé par un cigare disproportionné. Ces deux êtres ne pensent pas. Est-il bien sûr même qu’ils regardent ? à moins que, Narcisses de l’imbécillité ; ils ne contemplent la foule comme un fleuve qui leur rend leur image. En réalité, ils existent bien plutôt pour le plaisir de l’observateur que pour leur plaisir propre.

Voici, maintenant, ouvrant leurs galeries pleines de lumière et de mouvement, ces Valentinos, ces Casinos, ces Prados (autrefois des Tivolis, des Idalies, des Folies, des Paphos), ces capharnaüms où l’exubérance de la jeunesse fainéante se donne carrière. Des femmes qui ont exagéré la mode jusqu’à en altérer la grâce et en détruire l’intention, balayent fastueusement les parquets avec la queue de leurs robes et la pointe de leurs châles ; elles vont, elles viennent, passent et repassent, ouvrant un œil étonné comme celui des animaux, ayant l’air de ne rien voir, mais examinant tout.

Sur un fond d’une lumière infernale ou sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d’extase dans la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s’éteint derrière un rideau d’azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s’enlève l’image variée de la beauté interlope. Ici majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne ; tantôt petite et petillante, tantôt lourde et monumentale. Elle a inventé une élégance provoquante et barbare, ou bien elle vise, avec plus ou moins de bonheur, à la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier ; elle darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l’horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente, et aussi, parfois, même fixité d’attention. Type de bohème errant sur les confins d’une société régulière, la trivialité de sa vie, qui est une vie de ruse et de combat, se fait fatalement jour à travers son enveloppe d’apparat. On peut lui appliquer justement ces paroles du maître inimitable, de La Bruyère : « Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin. »

Les considérations relatives à la courtisane peuvent jusqu’à un certain point, s’appliquer à la comédienne ; car, elle aussi, elle est une créature d’apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la conquête, la proie, est d’une nature plus noble, plus spirituelle. Il s’agit d’obtenir la faveur générale, non pas seulement par la pure beauté physique, mais aussi par des talents de l’ordre le plus rare. Si par un côté la comédienne touche à la courtisane, par l’autre elle confine au poëte. N’oublions pas qu’en dehors de la beauté naturelle, et même de l’artificielle, il y a dans tous les êtres un idiotisme de métier, une caractéristique qui peut se traduire physiquement en laideur, mais aussi en une sorte de beauté professionnelle.

Dans cette galerie immense de la vie de Londres et de la vie de Paris, nous rencontrons les différents types de la femme errante, de la femme révoltée à tous les étages : d’abord la femme galante, dans sa première fleur, visant aux airs patriciens, fière à la fois de sa jeunesse et de son luxe, où elle met tout son génie et toute son âme, retroussant délicatement avec deux doigts un large pan du satin, de la soie ou du velours qui flotte autour d’elle, et posant en avant son pied pointu dont la chaussure trop ornée suffirait à la dénoncer, à défaut de l’emphase un peu vive de toute sa toilette ; en suivant l’échelle, nous descendons jusqu’à ces esclaves qui sont confinées dans ces bouges, souvent décorés comme des cafés ; malheureuses placées sous la plus avare tutelle, et qui ne possèdent rien en propre, pas même l’excentrique parure qui sert de condiment à leur beauté.

Parmi celles-là, les unes, exemples d’une fatuité innocente et monstrueuse, portent dans leurs têtes et dans leurs regards, audacieusement levés, le bonheur évident d’exister (en vérité pourquoi ?). Parfois elles trouvent, sans les chercher, des poses d’une audace et d’une noblesse qui enchanteraient le statuaire le plus délicat, si le statuaire moderne avait le courage et l’esprit de ramasser la noblesse partout, même dans la fange ; d’autres fois elles se montrent prostrées dans des attitudes désespérées d’ennui, dans des indolences d’estaminet, d’un cynisme masculin, fumant des cigarettes pour tuer le temps, avec la résignation du fatalisme oriental ; étalées, vautrées sur des canapés, la jupe arrondie par derrière et par devant en un double éventail, ou accrochées en équilibre sur des tabourets et des chaises ; lourdes, mornes, stupides, extravagantes, avec des yeux vernis par l’eau-de-vie et des fronts bombés par l’entêtement. Nous sommes descendus jusqu’au dernier degré de la spirale, jusqu’à la fœmina simplex du satirique latin. Tantôt nous voyons se dessiner, sur le fond d’une atmosphère où l’alcool et le tabac ont mêlé leurs vapeurs, la maigreur enflammée de la phthisie ou les rondeurs de l’adiposité, cette hideuse santé de la fainéantise. Dans un chaos brumeux et doré, non soupçonné par les chastetés indigentes, s’agitent et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont l’œil enfantin laisse échapper une clarté sinistre ; cependant que derrière un comptoir chargé de bouteilles de liqueurs se prélasse une grosse mégère dont la tête, serrée dans un sale foulard qui dessine sur le mur l’ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui est voué au Mal est condamné à porter des cornes.

En vérité, ce n’est pas plus pour complaire au lecteur que pour le scandaliser que j’ai étalé devant ses yeux de pareilles images ; dans l’un ou l’autre cas, c’eût été lui manquer de respect. Ce qui les rend précieuses et les consacre, c’est les innombrables pensées qu’elles font naître, généralement sévères et noires. Mais si, par hasard, quelqu’un malavisé cherchait, dans ces compositions de M. G., disséminées un peu partout, l’occasion de satisfaire une malsaine curiosité, je le préviens charitablement qu’il n’y trouvera rien de ce qui peut exciter une imagination malade. Il ne rencontrera rien que le vice inévitable, c’est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l’épaule de Messaline miroitant sous le gaz ; rien que l’art pur, c’est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau dans l’horrible. Et même, pour le redire en passant, la sensation générale qui émane de tout ce capharnaüm contient plus de tristesse que de drôlerie. Ce qui fait la beauté particulière de ces images, c’est leur fécondité morale. Elles sont grosses de suggestions, mais de suggestions cruelles, âpres, que ma plume, bien qu’accoutumée à lutter contre les représentations plastiques, n’a peut-être traduites qu’insuffisamment.