L’Art romain du XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 386-405).
L’ART ROMAIN
DU XVIIe SIÈCLE

II[1]
LA FIN DE CET ART


I. — LES SCULPTEURS : LE BERNIN. — L’ALGARDE

Jamais en Italie on n’a autant sculpté que dans la période qui nous occupe. Vers le milieu du XIIIe siècle la sculpture, pour s’être faite trop sensuelle entre les mains de Cellini, de Sansovino, de l’Ammanati, avait perdu la faveur des papes de la Contre-Réforme, mais l’âge nouveau du XVIIe siècle n’a plus le même puritanisme, et la sculpture lui plaît tout particulièrement parce que, plus que la peinture, elle se prête aux grands effets décoratifs et à la somptuosité que l’on rêve désormais pour les églises et les palais.

En sculpture, plus encore qu’en architecture, un homme a dominé cet âge, le Bernin. Le Bernin est né à Naples, mais il appartenait à une famille de sculpteurs florentins, et il n’avait pas encore dix ans lorsque son père fut appelé à Rome, à la Cour pontificale. Il se rattache ainsi à Florence par les traditions de sa famille et à Rome par son éducation : :

Quand il commence à travailler il est encore trop jeune pour être distingué par le Pape, et recevoir d’importantes commandes pour les églises ; il débute au service d’un grand seigneur, le cardinal Scipion Borghèse, ce passionné amateur d’art qui enrichissait de trésors antiques et d’œuvres modernes sa belle Villa du Pincio. C’est pour lui que le Bernin fait ces œuvres si empreintes de souvenirs classiques, soit par le sujet, soit par la manière de le traiter : le Pluton enlevant Proserpine et l’Apollon poursuivant Daphné. Par de telles œuvres le Bernin mettait définitivement fin à l’âge de la Contre-Réforme, et faisait renaître cette joie qui semblait avoir disparu de Rome depuis un demi-siècle. Là plus de pensée, surtout plus de pensée chrétienne, la seule volonté de plaire et de charmer les yeux par la beauté des formes. C’est pour un instant tout le programme de la Renaissance qui réapparaît comme au temps de Léon X.

L’occasion que le cardinal Scipion Borghèse lui offrait de sculpter la nudité de la femme, le Bernin la retrouva rarement au cours de sa vie qui fut toute consacrée au service des papes et à des œuvres religieuses. Une fois pourtant, mettant à profit la courte disgrâce qui le frappa au début du pontificat d’Innocent X, il fit pour lui-même, pour le plaisir de ses yeux et de son âme d’artiste, une statue nue, la Vérité découverte par le Temps. Un quart de siècle séparait cette œuvre de la Proserpine et de la Daphné, et cette science qu’il augmentait sans cesse au prix d’un infatigable labeur lui permit de se libérer des souvenirs antiques et de créer une œuvre toute personnelle, toute frémissante de vie, une de ces œuvres qui ont offert à l’art un modèle dont on ne s’est guère écarté jusqu’à nos jours. L’artiste, c’est l’homme qui, plus que tous les autres, sait voir, aimer et comprendre la beauté de la vie, qui peut lutter avec la nature, et dans son marbre faire revivre un être de chair, un être mobile et sensible, tel que Dieu l’a créé pour notre amour.

Michel-Ange, génie peu féminin, sculptait en savant et non en amoureux. Le Bernin qui voyait bien que là était le point essentiel qui le distinguait de ce maître, le point sur lequel il pouvait se vanter de quelque avantage, disait que « Michel-Ange n’avait pas eu le talent de faire paraître les figures de chair, qu’elles n’étaient belles et considérables que pour l’anatomie. »

Quelques années après la Vérité, il voulut encore donner la vie à un beau corps de femme, en sculptant toute nue la Justice sur la tombe du pape Alexandre Vil, mais c’était trop de hardiesse et, malgré la sympathie que l’on avait pour lui, la Cour pontificale s’émut et il fut obligé de couvrir d’un voile de métal la nudité dont il avait si amoureusement chanté la beauté.

Si le Bernin ne sculpta pas d’autres figures de femmes nues, il saisit toutes les occasions de montrer quelques parties du corps, une jambe, un bras, une poitrine, et lorsqu’il représente une figure voilée, il excelle par ses draperies à révéler les formes du corps. Nulle part, dans l’œuvre d’aucun sculpteur, on ne trouve une plus délicieuse galerie de beautés féminines.

Je marque ce caractère de l’art du Bernin, car ce fut le premier qui apparut dans son œuvre, et il en resta toujours un des traits essentiels. Mais, à côté de ce caractère, il en est un autre non moins notable et fort différent, le sentiment religieux. Le Bernin a passé sa vie à travailler pour les églises, et il eut une âme chrétienne. Sa sensibilité, son féminisme même, convenaient bien à cet art du XVIIe siècle qui eut tant de tendresse, et qui voulut par-dessus tout séduire les fidèles en s’adressant à leur cœur. L’œuvre du Bernin tient une place de premier ordre dans l’art chrétien. Il fut le peintre de l’amour divin et des extases, le peintre de ces âmes tendues vers des émotions surnaturelles.

Sa première œuvre chrétienne fut la statue de Sainte Bibiane, dont le brûlant regard tourné vers le ciel est l’annonce de ces expressions de mystique amour qui vont le passionner et dans lesquelles il sera inimitable. Très simple d’attitude, sans ces exagérations de mouvemens, d’agitations fébriles qui plus tard tordront ses figures, cette jeune sainte, semblable à une statue grecque, avec la sensibilité d’une âme chrétienne, est un des plus parfaits modèles de l’art du XVIIe siècle.

Ce sont ensuite, non plus seulement des statues isolées, mais des groupes, qui permettent au Bernin d’exprimer plus fortement une vie ardente. C’est, à Saint-Pierre in Montorio, le groupe représentant l’Evanouissement de saint François que soutiennent des anges, c’est la Madeleine prosternée aux pieds du Christ, dans la chapelle Allaleona, deux œuvres qui rivalisent avec les scènes les plus émouvantes de la peinture ; c’est enfin l’Extase de sainte Thérèse, qui, à juste titre, est restée l’œuvre la plus populaire du maitre, celle qu’il faut tenir pour la plus significative de son talent. Pour comprendre cette œuvre, parfois si inintelligemment critiquée, il suffit, comme commentaire, de se rappeler les paroles par lesquelles sainte Thérèse elle-même a décrit les extases que le ciseau du Bernin a tenté de faire revivre devant nos yeux. « Il a plu parfois à Notre-Seigneur, dit-elle, que j’aie un ange à mes côtés, dans une forme corporelle. Il était petit, d’une merveilleuse beauté et son visage étincelait de lumière. Cet ange avait en la main un dard qui était d’or. Il me sembla qu’il l’enfonça diverses fois dans mon cœur, et toutes les fois qu’il l’en retirait, il m’arrachait les entrailles, et me laissait toute brûlante d’un si grand amour de Dieu que la violence de ce feu me faisait pousser des gémissemens mêlés d’une si extrême joie que je ne pouvais désirer d’être délivrée de cette douleur délicieuse[2]. »

La dernière œuvre du Bernin est digne de la Sainte Thérèse, c’est la Beata Albertoni, représentée sur son lit de mort, les mains crispées sur son cœur malade dont elle voudrait comprimer les battemens qui l’étouffent ; la tête renversée sans force, les yeux voilés, elle s’abandonne dans le calme des vierges quittant la terre pour rejoindre leur céleste époux.

Le Bernin a été un merveilleux peintre de ces âmes chrétiennes où dans une union si étroite vivent la souffrance et le bonheur, souffrance de la vie présente, bonheur de l’espérance des joies futures. Mais il a été surtout le poète de la joie, et pour la chanter il a évoqué tout particulièrement le charme et le sourire des petits enfans. Toutes ses œuvres en sont remplies et comme encadrées ; citer ses figures d’enfans, ce serait pour ainsi dire les énumérer toutes : c’est à Saint-Pierre, le maitre-autel, le monument de la chaire, les niches des pylônes de la coupole, les piliers de la grande nef, les voûtes des nefs latérales, la tombe de la comtesse Mathilde ; ailleurs, à Saint-André du Quirinal et dans ses églises de Castel Gandolfo et de l’Ariccia, partout, dans les voûtes, au-dessus des autels, c’est la même nuée d’anges descendant du ciel au milieu des rayons du soleil. Ses œuvres, comme sa maison, furent remplies par les enfans, et les onze enfans que lui donna sa charmante femme, qui était la plus grande beauté de la ville de Rome, lui fournirent toute sa vie d’inépuisables modèles de grâce et de jeunesse.

Le Bernin qui a sculpté si souvent des statues de saints représenta très rarement la Vierge. Par là il suit le mouvement de son siècle où le culte des saints tend à se substituer à celui de la Madone. Pour plaider la cause des âmes mortelles auprès du Christ, la pensée chrétienne s’adresse aux saints qui, ayant connu comme nous les misères de la vie, semblent devoir être plus indulgens pour nos fautes et devenir de plus compatissans interprètes près du juge céleste. Il est intéressant de remarquer l’évolution qui eut lieu au cours des siècles dans la représentation des figures religieuses, et qui va, du Christ du XIIe siècle, aux Apôtres et aux Prophètes du XIIIe aux Vierges du XVe et enfin aux Saints du XVIIe siècle.

Le Bernin n’a sculpté qu’une seule Madone, celle qui fut faite pour les Carmes de la rue de Vaugirard à Paris et qui est aujourd’hui à Notre-Dame. C’est dire avec quel intérêt nous devrions étudier, au lieu de la laisser dans l’oubli, une pièce si capitale dans l’œuvre du Maître.

Au Bernin, dans ses recherches d’un art si expressif et parfois si violemment dramatique, il fallait des moyens nouveaux, et il sut admirablement les trouver : il fallait représenter le mouvement, le geste instantané, la mobilité incessante de la vie : il fallait ces qualités qui sont les facultés maîtresses de l’artiste, la faculté d’observer et de retenir, de créer l’œuvre d’art sans être obligé d’avoir recours au moyen si facile, mais si faux de l’emploi du modèle, sans être obligé de lui demander une immobilité qui est la destruction même de toute vie et de toute expression naturelle. « Un homme n’est jamais aussi semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement, » disait le Bernin qui, en sculptant le buste de Louis XIV, ne demanda jamais une pose immobile.

Ces recherches de mouvement vrai conduisirent le Bernin à créer une manière toute spéciale de traiter les draperies. Après les draperies mouillées si souvent employées par les Grecs, après les draperies disposées sur des mannequins qui furent adoptées par les sculpteurs florentins de la fin du XVe siècle, après les draperies collant sur la chair qu’affectionnait Michel-Ange pour mieux faire apparaître l’anatomie des corps, viennent les draperies du Bernin, qui renonce à tous ces moyens factices pour lutter avec la réalité elle-même et pour donner à nos yeux non seulement la sensation d’une véritable draperie, mais celle d’une draperie en mouvement. S’il échoua parfois dans ces recherches, s’il se laissa entraîner, par sa science, à une trop grande surcharge de plis, il eut de merveilleuses réussites, et il suffit de citer la Sainte Bibiane, les Vertus de l’Inscription Barberini, la Beata Albertoni et surtout l’Extase de Sainte Thérèse et les deux Anges faits pour le Pont Saint-Ange.

Par de telles facultés de vision pénétrante et de fidèle mémoire, le Bernin devait être un grand maître dans l’art du portrait. Après la période du XVIe siècle où, par suite de l’idéalisme mis à la mode par Michel-Ange, on se désintéressa des traits particuliers de la nature, et où l’art du portrait était tombé dans un profond discrédit, le Bernin eut la gloire de le faire renaitre, et, par des œuvres également précieuses par leur variété et leur beauté, par le buste si captivant dans sa simplicité de Costanza Buonarelli, par la figure si extraordinairement vivante et sensuelle du cardinal Scipion Borghèse, par le buste triomphal de Louis XIV, surtout par cette merveille incomparable d’observation aiguë qu’est le buste d’Innocent X, le Bernin a atteint des sommets que nul depuis lors n’a dépassés.

Vérité, fidélité à la nature, amour profond de la vie, tels sont les traits du génie de ce grand artiste que l’on a cependant j »u accuser d’avoir créé un art factice et corrupteur.

Le Bernin a repris la tradition des plus grands naturalistes de l’art italien. Il n’a pas le décevant idéalisme qui parfois égare un Michel-Ange ou un Raphaël ; il est un vrai fils de la nature, un amoureux de toutes les beautés créées, le véritable disciple du Corrège.


A côté du Bernin un autre sculpteur de génie, l’Algarde, créait, dans une forme et une pensée un peu différentes de la sienne, d’admirables chefs-d’œuvre.

Comme Michel-Ange, le Bernin n’aimait pas le bas-relief. La statue en ronde bosse lui paraissait préférable pour ses recherches de beauté. L’Algarde, qui appartient à l’école bolonaise et qui poursuit les traditions d’intellectualisme de cette école, fut au contraire le maître par excellence de cette forme de sculpture. En plein XVIIe siècle il continue, peut-on dire, l’art de la Contre-Réforme, ajoutant toutefois à cet art la richesse, la somptuosité que réclamait l’âge nouveau.

L’Algarde reprend l’art de Ghiberti et de Donatello, cet art qui sur une surface de pierre ou de bronze, sans aucune ressource de couleur, uniquement par le travail du ciseau, par la saillie des surfaces, veut produire des effets de perspective, donner des aspects de nature vivante, et rivaliser avec toutes les ressources de la peinture. Cette entreprise était-elle possible ? Ce n’est pas avec des argumens a priori que l’on peut répondre. Le fait est là qui a justifié de telles recherches. Et s’il est vrai que le sculpteur n’a pas les mêmes ressources que les peintres, il est néanmoins certain qu’il lui est permis, dans une réelle mesure, de lutter avec eux et ne pas se borner à concevoir le bas-relief comme ne pouvant recevoir que des figures disposées sur un seul plan. Les anciens, les Grecs et les Romains, avaient déjà entrevu cette forme d’art, mais ils n’en avaient donné que de timides essais. Il était réservé aux maîtres florentins du XVe siècle de créer cette nouveauté, une des plus fécondes de l’histoire de l’art. L’Algarde continue leur œuvre et la perfectionne. Il ne se contente plus de petits bas-reliefs ciselés avec le soin et la finesse que permet l’outil des orfèvres, il aborde les compositions magistrales, et par de grands bas-reliefs sculptés, comme avec des peintures, il peut décorer les autels et les parois des églises.

Et il n’y a pas un reproche à faire à cet art dont toutes les visées sont légitimes. Pour en comprendre toute la puissance, il faut voir le bas-relief de l’Attila à Saint-Pierre, qui fut le modèle dont toute une école pendant longtemps s’inspira ; il faut voir l’église de Sainte-Agnès où l’Algarde, aidé par ses élèves, notamment par Ercole Ferrata et Domenico Guidi, a conçu et réalisé cet admirable programme de décorer toute une église avec de grands tableaux de marbre. Combien ne devons-nous pas aimer un maître à l’enseignement duquel nous devons notre Puget !

L’Algarde n’eut pas à Rome les mêmes faveurs que le Bernin. C’étaient deux concurrens, on pourrait presque dire deux ennemis, en lutte non seulement par leur talent, mais par les idées qu’ils représentaient. Aussi la production de l’Algarde fut-elle bien loin d’égaler celle du Bernin. Son art s’épanouit surtout pendant la disgrâce du Bernin sous Innocent X. C’est le moment où il décore Sainte-Agnès et, avec Borromini, Saint-Jean de Latran.


Mais ce n’est pas dans la manière de l’Algarde que se développe l’école du XVIIe siècle. A l’art narratif de ce maître on préfère l’art plus brillant et plus passionné de son rival.c’est autour du Bernin, pour exécuter les immenses travaux qui lui étaient confiés, que nous voyons se former toute une armée de sculpteurs. Ceux qui appartiennent au début du siècle ont encore la simplicité, la délicatesse que les maîtres bolonais avaient apportée à Rome et substituée aux anatomies de Michel-Ange ; c’est à un Stefane Maderne, le délicieux sculpteur de la Sainte Cécile, que se rattachent des artistes tels que Duquesnois, le chantre des petits enfans, et Giuliano Finelli qui collabora aux premières œuvres du Bernin, à la Daphné, à la Sainte Bibiane et au Baldaquin de Saint-Pierre. Ce sont plus tard des artistes plus hardis, suivant le Bernin dans l’évolution de ses audaces, tels par exemple Antonio Mari qui collabora à la décoration de Sainte-Marie du Peuple, Giulio Cartari que le Bernin choisit pour l’accompagner à Paris, Cavallini, l’auteur des Tombes des Bolognetti à l’église de Gesu e Maria, Antonio Raggi, le décorateur de la voûte du Gesu, ou Antonio Gherardi dont la chapelle Avila à Sainte-Marie du Transtévère et surtout celle de Sainte-Cécile à San Carlo ai Catinari sont parmi les œuvres les plus originales de cette époque. Cette brillante école du Bernin s’accrut encore des meilleurs élèves de l’Algarde, tels Ercole Ferrata et Domenico Guidi, qui s’attachèrent à lui après la mort de leur maître.

On pourrait faire une place à part à Cosimo Fancelli qui, après avoir été l’élève du Bernin, se lia intimement avec Pierre de Cortone et s’inspira de sa manière plus tendre et plus légère. Nous savons qu’il fut employé par lui au décor des voûtes de San Carlo al Corso et de la Chiesa nuova, et on doit lui attribuer les sculptures des pendentifs et du (transept de SS. Luca e Martino, dont j’ai déjà dit toute l’exceptionnelle beauté. Toutes ces sculptures portent à un si haut point les caractères de l’art de Pierre de Cortone qu’il me parait difficile de ne pas supposer que Cosimo Fancelli les a faites d’après des dessins de son maître.

Toute la ville de Rome est couverte de sculptures dues aux maîtres du XVIIe siècle. Ce sont eux qui en ont décoré la plupart des églises, notamment Saint-Pierre, Sainte-Agnès, Saint-André au Quirinal, Sainte-Marie du Peuple, la Chiesa nuova, Sainte-Marie de la Victoire, Gesu e Maria, San Carlo al Corso, Saint-Jean-de Latran, Saint-Nicolas de Tolentino, Santa Maria del Orto ; ce sont eux qui, dans toutes les églises, construisent et décorent tant de magnifiques chapelles et tant d’autels dont le plus splendide est celui de Saint-Ignace au Gesu par le Père Pozzo ; ce sont eux qui font les tombeaux des Papes à Saint-Pierre et partout des tombeaux de cardinaux ; ce sont eux qui élèvent des fontaines sur les places de la ville, dans les cours des palais et les jardins des villas. Sur la seule place de Saint-Pierre, le Bernin fait sculpter par ses élèves plus de 160 statues pour surmonter sa Colonnade.

Les sculpteurs romains semblent ne plus pouvoir suffire à de tels travaux, et nous voyons à ce moment se joindre à eux plusieurs sculpteurs français, des artistes qui, venus à Rome pour étudier à l’Ecole créée par Colbert sur les conseils du Bernin, ne peuvent plus se résoudre à quitter cette ville où ils se font vite une très belle place, tels Monnot, Théodon, Le Gros et plus tard Michel-Ange Slodtz.

Les successeurs du Bernin sont aujourd’hui fort négligés par les historiens d’art, et cependant la sculpture italienne du XVIIIe siècle a créé encore bien des chefs-d’œuvre. Je voudrais ici en citer quelques-uns. Ce sont à Rome les statues des façades de Sainte-Marie Majeure, de Saint-Jean des Florentins, de Sainte-Croix in Jérusalem, celles de la Fontaine Trevi, du Palais de la Consulta, surtout celles du Palais del Grillo ; et un artiste doit être cité hors pair, Filippo Valle, le délicieux auteur des Tombeaux d’Innocent XII et du cardinal André Corsini et du grand bas-relief de l’Annonciation à Saint-Ignace. Dans le Sud de l’Italie, c’est à Palerme l’art du Serpotta, et à Naples l’art de Sammartini, remarquable surtout dans les statues du transept de l’Eglise de l’Annunziata[3]. A Florence, c’est Spinazzi, le maître délicieux qui a sculpté la Tombe de Machiavel et un Ange sur la Porte centrale du Baptistère. Mais c’est Venise qui semble alors prédominer à la suite de Rome, avec les statues de la façade et du maitre-autel de la Sainte, les statues de l’intérieur des Scalzi et des Jésuites, et celles de Bonnazza à SS. Giovanni e Paolo (Chapelle du Rosaire, et groupe de la Victoire sur la Tombe du doge Venier).

Cet art, il est vrai, n’égale pas celui du XVIIe siècle, mais il a une valeur qu’on ne saurait méconnaître, et c’est lui qui, à la fin du siècle, aboutira à l’art de Canova.


II. — LES PEINTRES : PIERRE DE CORTONE. — ROMANELLI. — LE BACICCIO. — LE PÈRE POZZO.

Si un seul nom, celui du Bernin, suffit à caractériser la sculpture du XVIIe siècle, on peut dire de même qu’il suffît de connaître Pierre de Cortone pour savoir tout ce que fut la peinture de cet âge. Jamais l’art, même à Venise, ne s’est épanoui dans une vision plus heureuse, plus complètement dégagée de tout voile de tristesse. La critique moderne n’a pas encore su faire à cet artiste la place exceptionnelle qu’il mérite : elle n’a pas assez dit qu’il fut le créateur d’une nouvelle école de peinture qui a régné pendant deux siècles sur l’Europe entière.

Pour se rendre compte de l’importance de l’art de Pierre de Cortone, il faut se rappeler ce qui avait été fait avant lui, au point de vue du décor, dans les principales écoles d’Italie.

Au XIVe siècle, l’école giottesque, toute religieuse et philosophique, ne pouvait que très exceptionnellement rechercher les effets décoratifs ; lorsqu’elle couvre de fresques les basiliques italiennes, c’est pour enseigner et non pour plaire. Au XVe siècle, avec Masaccio, Lippi, Botticelli, Ghirlandajo, un changement se fait, l’art est moins religieux, mais c’est pour devenir plus savant ; et c’est l’étude de la vie qui passe au premier plan dans la ville des humanistes. A Rome, au début du XVIe siècle, pour la première fois les peintres vont, par des peintures exclusivement décoratives, dire cette joie que la Renaissance mettait dans tous les cœurs, et Raphaël, à côté de ses grandes œuvres religieuses, nous don n€, dans les Loges, à la Villa Madame et à la Farnésine, de beaux exemples d’art décoratif.

Par suite de la déchéance de Rome provoquée par le sac de 1527, c’est dans le Nord de l’Italie, à Venise, à Mantoue, à Parme, que se poursuivent pour un instant les destinées de l’Italie.

Les Vénitiens ont une grande réputation comme décorateurs, et l’on citerait volontiers Paul Véronèse comme l’un des plus illustres maîtres de cet art, et pourtant les Vénitiens n’ont pas su, même au Palais des Doges, ordonner une vaste salle en vrais décorateurs. Ils se contentent le plus souvent de disposer sur les murs et les plafonds de grands tableaux narratifs, lourdement et maladroitement encadrés par de trop volumineuses et trop riches bordures, et leurs tableaux trop sombres se relient mal à l’éclat des dorures qui les entourent.

A côté des Vénitiens, il faut citer à ce moment Jules Romain à Mantoue, et le Corrège à Parme, qui sont les véritables initiateurs de l’art qui va si brillamment s’épanouir au XVIIe siècle dans l’école romaine.

Mais avant cette reprise du XVIIe siècle, l’art décoratif subit un arrêt dans toute l’Italie à la fin du XVIe siècle par suite du puritanisme de la Contre-Réforme. L’école bolonaise, chargée par les papes et les communautés religieuses de peindre dans les nouvelles églises de grandes compositions religieuses, avait supprimé de ses peintures ce qui n’était qu’un simple élément de plaisir pour ne retenir que ce qui pouvait plaire à l’esprit ; ni le Dominiquin, ni le Poussin ne sont des décorateurs.

C’est à Rome au XVIIe siècle, avec Pierre de Cortone, que l’art décoratif réapparait en maître, pour régner, dès lors, presque exclusivement dans le monde pendant deux siècles. Tout en restant chrétien, cet art ne cherche plus à convaincre, mais à séduire, et la décoration qui, jusqu’alors, n’avait joué qu’un rôle effacé et secondaire semble logiquement devenir le but principal de l’art et sa véritable raison d’être.

C’est à ce point de vue qu’il faut se placer si l’on veut pleinement comprendre l’œuvre de Pierre de Cortone. De lui je serais tenté de dire, non pas seulement qu’il fut un des plus grands décorateurs, mais qu’il fut par excellence le décorateur. C’est dans les qualités propres à l’art du décor qu’il a mis toute la tension de sa pensée, et c’est là vraiment qu’il brille d’un incomparable éclat.

Il ne faut pas demander à Pierre de Cortone la grandeur, l’impressionnante simplicité et la profondeur de l’école giottesque ; un décorateur ne doit pas penser, il doit supprimer de son œuvre tout ce qui demanderait un trop grand effort de l’esprit : un décor ne doit être fait que d’un sourire. Il ne faut pas non plus demander à Pierre de Cortone la, fermeté de dessin d’un Mantegna, la pureté de lignes d’un Raphaël, les modelés subtils d’un Léonard de Vinci, ou la science anatomique d’un Michel-Ange. Un décorateur doit presque inévitablement renoncer à cette science et à cette perfection, il a de trop vastes espaces à couvrir pour s’attarder à trop préciser des détails qu’on ne voit pas, il est trop absorbé par d’autres recherches qui pour lui sont l’essentiel : l’art de concevoir et d’ordonner de grandioses ensembles et surtout l’art de tout faire converger vers le plaisir des yeux.

Afin de réussir dans un tel art, une qualité était indispensable, il fallait avant tout être un coloriste, et ce n’est pas encore assez dire, il fallait être un maître dans la clarté du coloris. Pour comprendre la particularité et la prodigieuse beauté de l’art de Pierre de Cortone, il faut dire ici ce que nous devons entendre par le mot coloris. En n’employant jamais ce mot que pour parler des Vénitiens, peut-être en avons-nous perdu le véritable sens, et ne nous rendons-nous plus compte de ce qu’il y eut de vraiment merveilleux au point de vue du coloris dans les fresques de l’école florentine. C’est la fresque qui fait l’exceptionnel mérite de la peinture italienne. Les Italiens n’ont jamais bien connu le procédé de la peinture à l’huile, et ne sont jamais parvenus à égaler ni un Van Eyck, ni un Rubens, ni un Rembrandt. Ils sont malhabiles dans cet art des longs travaux qui veulent être repris et exigent tant de science en vue de ces reprises. Préparant mal leurs toiles, se servant mal des huiles et des vernis, abusant des couleurs qui ne sèchent pas, qui se dénaturent et s’assombrissent avec le temps, les Italiens ont fait des œuvres qui ne ressemblent plus que de très loin à ce qu’elles étaient primitivement. En particulier, les peintures de l’école bolonaise sont presque méconnaissables, et Pierre de Cortone lui-même n’a pas échappé à ce malheur. Aujourd’hui, il faut bien se garder de le juger d’après ses tableaux si l’on veut comprendre ce qui fait sa vraie grandeur.

En Italie, les Vénitiens, grâce à leurs relations avec les peintres des pays du Nord, avec ces maîtres flamands qui avaient découvert les secrets de la peinture à l’huile, créèrent dans l’art de la peinture à l’huile des œuvres bien supérieures à celles des autres écoles italiennes et, très justement, à s’en tenir à ce seul point, on peut dire que l’école vénitienne fut la plus grande école coloriste de l’Italie. Mais si l’on regarde les peintures à fresque et les peintures a tempera des primitifs, le jugement ne saurait plus être aussi absolu ; et s’il faut reconnaître que la peinture à l’huile des Vénitiens a des tons plus profonds, des rouges plus ardens, si elle peut obtenir des modelés plus savans, il n’en reste pas moins qu’elle est toujours un peu noire et opaque, qu’elle ne nous est parvenue souvent que très altérée et qu’une fresque florentine, par comparaison, est un véritable bouquet de fleurs, un hortus deliciarum pour la joie suprême de nos yeux.

En France, nous sommes peu familiarisés avec la fresque, et nous ne pouvons pas comprendre que les fresquistes ont été par excellence les peintres de la fraîcheur et de la délicatesse du coloris, eux qui n’ont pas de couleurs opaques, pas de noir sur leur palette, et qui peignent sur des surfaces humides qui adoucissent les contours et suppriment toute dureté. Rien au monde n’est d’un coloris plus charmant que les fresques de Mazzolino à Castiglione d’Olonna, les Mages de Gozzoli à la chapelle Riccardi, les fresques de Saronno par Luini et celles de la villa Lemmi par Botticelli, le Chœur de Ghirlandajo à Sainte-Marie Nouvelle, la Sixtine de Michel-Ange, ou les trois Vertus de Raphaël, à la Chambre de la Signature.

Tout cela c’est l’art auquel Pierre de Cortone va donner la beauté suprême. Par ses fresques, il fait revivre l’art des grands florentins du XVe siècle, il reprend la finesse de leurs teintes adoucies, mais il parvient à y introduire des notes plus vives et plus chantantes, et il sait plus que tout autre, sur un ensemble en sourdine, faire éclater la fanfare des couleurs. Nul n’a connu. comme lui l’art de faire vibrer, sur des fonds nacrés, sur des tons gris tendre, sur des mauves et des lilas, la note aiguë d’un jaune citron ou d’un bleu d’azur ; et nul n’a eu le même art de voiler les figures, et de laisser atténuer la lumière d’un regard dans la pénombre d’un visage. On comprend que Prud’hon ait été impressionné par un tel art ; et même si nous ne connaissions pas la belle copie qu’il a faite du motif central de la voûte du Palais Barberini, copie aujourd’hui au musée de Dijon, nous n’hésiterions pas, en voyant ses peintures, avec leur charme féminin, leur mystère voluptueux, leur grâce juvénile, à le reconnaître pour un descendant de Pierre de Cortone. Au milieu de la sévère école néo-classique, si hostile à l’art du XVIIe siècle, c’est un peintre inspiré de cet art qui fait renaître les joies de la vie.

L’art de Pierre de Cortone, nous pouvons le juger à Rome, dans toute l’ampleur de sa fougue décorative aux plafonds de la grande nef et de la sacristie de la Chiesa nuova et, dans des teintes plus chaudes, au grand plafond du Palais Barberini, où, sans fragmenter sa composition, il crée une des plus vastes et des plus admirables ordonnances qu’un peintre ait jamais dessinée. Mais son grand chef-d’œuvre au point de vue décoratif est à Florence, dans les plafonds des grandes salles du Palais Pitti, où il a donné des modèles non surpassés, par la beauté des encadremens et l’alliance de la peinture avec le décor sculpté. Au même Palais, sur les murs de la salle de bains, ses grandes fresques des Quatre Saisons sont, au point de vue purement pictural, le point culminant de son art, dans ses harmonies les plus fraîches et les plus audacieuses.

Un élève de Pierre de Cortone et du Bernin, Romanelli, présente un intérêt tout particulier pour nous. Français, parce qu’il fut appelé à Paris par le cardinal Mazarin pour décorer son Palais et le Louvre. Là plus qu’à Rome, Romanelli a laissé les chefs-d’œuvre de son art, et sa venue à Paris, qui précéda celle du Bernin, eut dans une certaine mesure la même action pour faire pénétrer en France l’influence de l’art romain au XVIIe siècle.

En France, Simon Vouet, le premier, avait fait renaître la peinture en s’inspirant de l’Italie ; mais l’art qu’il avait appris à Rome et qu’il transporta à Paris, était l’art de l’école bolonaise, cet art fait de pensée et de sentiment religieux, plus que de recherches décoratives. C’est sous cette forme, à la suite de Simon Vouet, que se développe cette école de peinture que l’on pourrait appeler l’école du cardinal de Richelieu et qui compte les noms illustres de Philippe de Champagne, de Le Sueur et de Poussin.

Avec Romanelli, c’est l’art décoratif qui pénètre chez nous, c’est l’art même du Bernin et de Pierre de Cortone. Ses décors des quatre chambres d’Anne d’Autriche au Louvre et surtout celui de la grande galerie du Palais Mazarin sont des œuvres qui, sans égaler les chambres du Palais Pitti, faites par Pierre de Cortone, sont dignes néanmoins d’en être rapprochées. C’est le même art magnifique de décorer des voûtes par des séries de peintures encadrées de décors en relief, le même art d’associer la peinture à la finesse des stucs polychromes. C’est l’art que Lebrun cherchera à imiter dans la galerie d’Apollon au Louvre et dans la Galerie des glaces à Versailles. Mais si l’on regarde l’œuvre de Romanelli, si l’on comprend son charme extraordinaire, la légèreté des encadremens, la délicatesse de la peinture, la finesse des gris, des lilas, des bleutés, des jaunes pâles, de tous ces tons clairs et assourdis qui s’accordent si merveilleusement avec les tons de l’architecture, on verra combien Lebrun s’est mal assimilé un tel art. Sa grande faute a été non seulement de surcharger outre mesure la partie sculptée des encadremens, mais surtout d’employer la peinture à l’huile et par là de se priver de cette fraîcheur que seule donne la peinture à fresque, et qui est le secret de tout le charme des décors italiens.

Après Pierre de Cortone, le plus grand maitre de l’école fut le Baciccio qui, dans les pendentifs de Sainte-Agnès, a créé une œuvre toute de grâce, qui peut être citée comme l’exemple le plus parfait de l’accord d’une peinture avec la polychromie des marbres. Dans les voûtes du Gesu et des SS. Apôtres, développant l’art de Pierre de Cortone et préparant celui du Père Pozzo, il trouve ces décors plafonnans qui prolongent les voûtes et semblent les perdre dans le ciel. Le Baciccio, élève du Bernin, n’a pas les mêmes facultés inventives que Pierre de Cortone, le même art souverain de la composition, mais il a la même grâce, la même jeunesse et, dans ses figures de femmes où nous trouvons toujours la plus fidèle observation de la nature, il a su mettre une variété plus grande. Pour savoir ce que peut être l’irrésistible attrait d’une figure de femme, même après celles de Léonard et du Corrège, il faut voir les Vertus du Baciccio à Sainte-Agnès, et surtout cette Vierge qu’il peignit à San Francesco a Ripa, pour orner la chapelle construite par le Bernin en l’honneur de la Beata Albertoni.

A ce moment Florence connaît cet art décoratif, cette fleur de coloris qui s’épanouissait si brillamment à Rome. Giovanni da san Giovanni, qui semblait peindre la chair avec du lait, a décoré la Salle des Argenteries au rez-de-chaussée du Palais Pitti, peu de temps après que Pierre de Cortone eut terminé la peinture des salles du premier étage, et sans doute qu’il dut les brillantes qualités de son art à l’influence exercée sur lui par ce grand maître.

Vers le milieu du XVIIe siècle, ce style se répand dans toute l’Italie. Cette fécondité qui était sa loi première et qui exigeait tant de science, tant d’habileté, et une rapidité d’exécution que l’on ne pouvait obtenir qu’au prix d’un art un peu superficiel, c’est un Napolitain, Luca Giordano, qui va en donner la plus complète formule. : Il est impossible de ne pas regarder encore de nos jours avec le plus grand plaisir son plafond de la grande Galerie du Palais Ricardi à Florence.

A Rome, après le Baciccio, c’est le Père Pozzo qui va apparaître et donner dans sa voûte de Saint-Ignace le plus surprenant exemple des effets décoratifs que devait produire cette école. Là, avec toutes les ressources les plis subtiles de la perspective, il tente des recherches que l’on ne peut approuver complètement, mais dont l’effet est vraiment stupéfiant. Le défaut de cette œuvre, c’est qu’elle ne peut être vue que d’un seul point, au centre de la nef ; partout ailleurs elle est incompréhensible. Il faut nécessairement se placer au point voulu par l’artiste, au point où il fait converger toutes les lignes de sa feinte architecture, et alors on a le spectacle le plus miraculeux que la peinture ait jamais imaginé. C’est une ascension sans fin des lignes architecturales ; l’église semble se transformer en un monument n’ayant plus rien de réel, qui porte nos regards aussi haut qu’ils puissent monter, qui perce les nues et nous transporte jusqu’aux régions où trônent les anges et les bienheureux. J’imagine la joie qu’auraient éprouvée nos grands maîtres gothiques s’ils avaient pu voir un tel art, dans son esprit si semblable au leur.

Cet art, le Père Pozzo le fit connaître dans toute l’Italie, et notamment à Venise où nous le voyons aboutir aux merveilles de Tiepolo. Quand on parle de Tiepolo, on le rattache toujours et uniquement à Paul Véronèse. Et sans doute aucun Vénitien du XVIIIe siècle ne peut s’abstraire d’un tel art. Dans tout le passé vénitien c’est le coloris argenté, ce sont les gouttes de rosée de Paul Véronèse que Tiepolo doit choisir, mais Véronèse ne pouvait rien lui apprendre dans l’art des compositions aériennes. A la voûte des Scalzi, au Palais Labbia, surtout dans son grand chef-d’œuvre qui est la voûte de la Scuola del Carmine, Tiepolo est la fleur suprême de l’art romain du XVIIe siècle.


III. — FIN DE L’ART DU XVIIe SIÈCLE : LE NÉO-CLASSICISME

Le style du XVIIe siècle se continue à Rome pendant tout le siècle suivant, sans modifications profondes. On construit de grandioses façades, telles que celles du Latran, de Sainte-Marie Majeure, de Sainte-Croix in Jérusalem ; et le luxe se poursuit dans les décors intérieurs : la Chapelle Corsini, au Latran, égale en richesse la Chapelle Chigi de Raphaël et le Saint-André du Bernin.

Cet art, qui satisfaisait si complètement tous les désirs du peuple romain, ne trouva ses causes de défaveur que lorsque, en se modifiant, il se transporta dans d’autres milieux, où des conditions sociales très différentes devaient fatalement l’entraîner à sa perte. A Rome, le peuple jouissait librement d’un art merveilleux qui ne lui coûtait rien. Ce peuple qui n’avait aucune indus- trie, aucun commerce, aucunes ressources agricoles, disposait, par une singulière fortune, des plus grands trésors du monde. Le pouvoir des papes lui redonnait les richesses qu’il avait eues au temps des Césars ; et l’on s’explique fort bien qu’il n’ait eu aucune raison de se plaindre et de chercher d’autres formes sociales et un art nouveau.

Mais le jour où cet art sortit de Rome et de l’Eglise pour se transporter dans un milieu purement aristocratique, quand la construction d’un Palais tel que celui de Versailles se substitua à celle d’un Saint-Pierre, et quand l’art ne fut plus au service que d’une infime minorité de la nation, le jour où le peuple n’en jouit plus et où, par une singulière transformation, il dut en faire tous les frais, on sent combien il s’en désintéressa : il ne pouvait que prendre en haine un art qui n’était fait que de ses misères.

Au XVIIIe siècle, en France, la société était devenue si sensuelle, si immorale, qu’une profonde réforme s’imposait. Une société est bien déchue lorsque son idéal artistique se limite aux libertinages d’un Boucher et d’un Fragonard. Les esprits les plus éminens signalent le danger ; les philosophes s’indignent avec toute leur énergie, et, avant de voir le régime sombrer sous le couperet de la guillotine, longtemps avant les jours de la Révolution, un état social s’esquisse, et un art nouveau est là qui nous dit les désirs et la soif de réformes de cette époque si inquiète.

L’art va être comme une manifestation de tout ce que réclamaient un Jean-Jacques Rousseau et les philosophes de l’Encyclopédie ; on pense qu’il faut renoncer à un état social antinaturel, à un luxe qui est une injustice, à un art qui n’est fait que pour satisfaire les caprices d’un monde blasé, et qui perd de vue la nature. Et le mot nature est celui que l’on rencontre partout, c’est le mot qui va tout diriger et qui semble devoir apporter les remèdes et le salut. La simplicité, la logique, la conformité aux lois naturelles, vont se substituer aux excès de richesse, à l’illogisme, à toutes les folies inventives.

Et par là, on voit que le nouveau style, que l’on a justement appelé néo-classique, se rapproche du style de la Contre-Réforme : ce sont les mêmes idées directrices, et l’on a depuis longtemps constaté que l’art français de la fin du XVIIIe siècle, rompant avec le style Louis XIV et Louis XV, se rattachait à l’époque Louis XIII.

Il faut remarquer que, dans toutes les évolutions de style qui se sont produites depuis la réapparition des formes antiques, il y eut des variations et même des changemens profonds de pensée, sans que l’on ait eu l’idée que l’on pouvait abandonner ces formes. Depuis le XVe siècle, on a conservé le style antique, et ce style a été assez souple pour se prêter, plus ou moins bien, il est vrai, aux diverses expressions qu’on lui demandait.

A la fin du XVIIIe siècle, moins que jamais, on ne pouvait songer à renoncer à l’art antique pour se rattacher à d’autres traditions et faire renaitre les styles du Moyen âge. Cela n’aurait pu se faire que s’il y avait eu à ce moment un réveil de foi chrétienne, mais précisément le siècle n’est pas religieux. Les réformateurs, loin d’agir au nom de la religion, vont l’englober dans leurs anathèmes. Ils ne la séparent pas de la monarchie. C’est au nom de la philosophie qu’ils agissent et l’antiquité, l’antiquité païenne, plus que jamais, redevient souveraine.

Le Baroque et le Rococo, ces formes si nouvelles et si audacieuses, par lesquelles les maitres du XVIIe et du XVIIIe siècle avaient exprimé les idées modernes, sans se préoccuper de rester fidèles à la pureté des formes classiques, l’âge nouveau les condamne au nom de son culte pour l’art antique. Les philosophes du XVIIIe siècle répudiant la société corrompue de la royauté devaient renoncer aux formes de son art et redemander à la vraie tradition antique les préceptes directeurs d’un art nouveau.


Cet art qui porte justement le nom de Néo-classique a compris, au cours de son évolution, certaines divisions secondaires, correspondant aux diverses phases de la vie française : Fin de la Royauté, Révolution, Empire, Restauration.

Dans les dernières années du règne de Louis XV, et sous le règne de Louis XVI, la pensée française pleine d’espoirs, tout heureuse d’entrevoir un nouvel état social, une ère prochaine toute faite de bonheur pour le peuple, conçoit un art très simple, mais charmant, d’une grâce et d’une jeunesse ravissante ; c’est comme l’épanouissement d’une ère virginale, et à juste titre le style Louis XVI restera parmi les gloires les plus pures de l’art français.

Mais la réalité ne correspondait pas aux espérances. La France fut impuissante à trouver dans le calme les réformes désirées. Tout s’effondre et les cataclysmes de l’intérieur joints aux dangers de l’extérieur font naître une société d’où tout sentiment d’élégance et de joie légère va disparaître, une société qui sera obligée de faire appel avant tout aux plus âpres sentimens d’énergie. Ce n’est plus une Flore ou une Cérès que l’on aimera à évoquer, c’est le glaive des Horaces que l’on mettra dans les mains du peuple. Et nous voyons alors le style Louis XVI se continuer, mais en perdant sa grâce pour se revêtir d’énergie.

Avec Napoléon, après les périodes de luttes et de misère, c’est la victoire, et, sur l’art sévère de la Révolution, l’Empire va mettre toutes les pompes triomphales.

Ce ne fut toutefois qu’un éclair, brutalement Waterloo, en une heure, va tout détruire. La chute de l’Empire, le démembrement de la France, les armées étrangères maîtresses du sol national, et tout cela après tant de rêves de gloire et de bonheur, ce fut un terrible réveil, un des coups les plus rudes que la France ail jamais eu à supporter. Tout naturellement la tristesse, plus que jamais, vient assombrir l’âme française : on construit des chapelles expiatoires, et jamais l’art classique n’a revêtu des formes plus simples et, pourrait-on dire, plus douloureuses.

Mais alors une idée nouvelle intervient, une idée à laquelle on ne songeait plus depuis de longs siècles. Cette antiquité dans laquelle on avait mis tant d’espérances, on la charge de toutes les responsabilités : c’est elle qui. en faisant revivre le paganisme, a porté atteinte à la religion nationale et qui, ce faisant, a fait disparaître de la nation toute idée religieuse. Pour trouver le salut, c’est elle qu’il faut combattre ; il faut refaire une France chrétienne, et pour cela, il faut se rattacher franchement à nos vraies traditions, à notre style national, à l’art du Moyen âge, au Roman et surtout au Gothique.

Mais, hélas ! on ne refait pas le gothique. C’est un style trop coûteux, que seuls des siècles d’ardente foi religieuse peuvent réaliser. Et ce style, tout envoûtant l’imiter, on le comprend mal : au lieu d’y voir l’exubérance de joie et de triomphe de tout un peuple, on le considère comme une œuvre de tristesse ; et le gothique de la Restauration, privé de toute parure, sans vitraux, sans sculptures, n’est que le squelette d’un pauvre oiseau mort.

Cette renaissance de l’art gothique ne pouvait durer dans une société où l’idée religieuse ne parvint pas à conserver sa puissance. Lorsque la France réorganisée vil disparaître les jours de recueillement et se reprit aux vastes espoirs, l’amour de la vie prédomina et paralysa cette tentative de grande renaissance chrétienne. Napoléon III voulut redonner à la France les jours de fêtes et de triomphes, il voulut lui remettre la joie au cœur, et le fait que ce règne a eu dans l’art comme pensée maîtresse, non un monument religieux, non un palais pour un souverain, mais un monument pour le peuple, un théâtre, dit tout le caractère de ce nouveau règne. C’est un art démocratique, un art qui ne se manifeste plus dans l’église comme en France au XIIIe siècle et à Rome au XVIIIe, mais dans un lieu de fêtes populaires, un art qui rappelle celui des Césars de l’ancienne Rome.

Avec Napoléon III la religion passe au second plan, les essais de reprise de l’art religieux du moyen âge tentés par la Restauration sont abandonnés, et à nouveau c’est l’imitation de l’Antiquité qui va réapparaître. Et, par un phénomène tout naturel, les mêmes pensées, les mêmes désirs, vont rapprocher l’art français de l’art romain du XVIIe siècle. L’Opéra de Garnier, les sculptures de Carpeaux, les peintures de Baudry, c’est l’art même du Bernin et de Pierre de Cortone.

Et, aujourd’hui encore, cet art sur bien des points redevient le nôtre. Après le recueillement des années qui suivirent les désastres de 1870, la France a cherché un art démocratique. Et s’il est vrai que son premier devoir fut de satisfaire aux innombrables besoins sociaux des sociétés modernes, si elle fut obligée souvent de restreindre, dans ses constructions, les parties purement ornementales, le peuple néanmoins souffrit de cette tristesse et l’un de ses plus grands désirs fut de la voir disparaître. Aussi le vit-on se passionner pour les grandes fêtes des expositions universelles. Là, toutefois, ce n’étaient souvent que des illusions de luxe, un art de clinquant, des architectures de staff et non de marbre ; mais, même sans avoir les richesses dont disposaient les maîtres du XVIIe siècle, c’est leur art que l’on cherchait à faire renaître.

Sans se risquer à d’incertaines prévisions sur les styles de l’avenir, on peut penser que l’humanité ne renoncera jamais entièrement à ses traditions, aux formes d’art qu’elle a créées au prix de si laborieux et si féconds efforts. Comment, par exemple, pourrait-elle renoncer à la colonne, la plus belle forme d’architecture que les hommes aient imaginée ? Et s’il est vrai que l’art grec copié servilement ne peut donner lieu qu’à des œuvres inutilisables, on peut penser qu’interprété avec liberté, comme l’ont fait les grands maîtres du XVIIe siècle, il peut encore admirablement servir pour faire naître les formes nouvelles que demanderont les civilisations de l’avenir.


MARCEL REYMOND.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1912.
  2. Cette page admirable que je ne connaissais pas lorsque j’ai écrit mon livre sur le Bernin a été citée par M. Alfassa dans le numéro du 10 mars 1911 de la Revue de l’Art ancien et moderne, p. 282.
  3. Les livres sur la sculpture italienne du XVIIIe siècle sont trop rares pour que je ne signale pas une belle publication récente : Le Scolture e gli Stuchi di Giacomo Serpotta, par Rocco Lantini, avec une monographie d’Erneste Basile et une préface de Corrado Ricci. A consulter aussi le beau recueil de documens sur l’Architecture baroque en Italie, de Corrado Ricci.