L’Art religieux et les Salons de 1920

L’Art religieux et les Salons de 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 586-600).
L'ART REKUGUEUX
ET LES SALONS DE 1920

Il renaît ou, du moins, il a la prétention de renaître. On a même ouvert, au Salon, de la Société nationale, avenue d’Antin, une section dite « de l’Art religieux. »

Voilà une nouveauté. Ce qui distinguait le plus nettement jusqu’ici un Salon d’un musée, surtout d’un des musées fameux qu’on visite en Italie, c’est que, dans l’un, on voyait à chaque pas des tableaux de piété et, dans l’autre, on n’en voyait point. C’est là, certainement, en dehors de toute considération esthétique, le trait qui frappait le plus la foule. Cette année, il est un peu moins accentué. Il y a, au Salon, des tableaux de piété : des anges aux ailes tricolores soulèvent les morts de la bataille de la Marne pour les offrir à Dieu, des Christs portent leur croix au-dessus des tranchées pour montrer aux héros comment on meurt, des Sacrés-Cœurs de pourpre et d’or apparaissent sanglants et pantelants parmi les éclatements des obus ou les fumées des gaz asphyxiants. La plupart de ces images du sacrifice sont destinées aux églises à reconstruire dans les pays dévastés. Tout de suite, le phénomène s’explique. On avait cessé de présenter aux yeux des visions surnaturelles, parce qu’on n’y pensait plus, d’abord, et ensuite parce qu’on n’aurait su où les mettre, une fois réalisées. La guerre a rajeuni le thème et a fourni l’emploi. En remuant les âmes jusqu’en leur tréfonds, elle a mis à nu ce qui pouvait y demeurer d’espoirs secrets et de désirs d’une clarté d’outre-tombe. Puis, le besoin de quelque appui mystique pour franchir le dur passage, au moment où manquent tous les autres, a oubliés ou même inconnus. Il est donc naturel qu’on cherche à satisfaire ces sentiments et à ranimer ces symboles. En même temps, leurs anciennes images avaient péri dans les sanctuaires écroulés par centaines. Il fallait, dans les églises nouvelles, appeler de nouvelles visions des sujets sacrés : des chemins de croix, des Notre-Dame, et aussi, peut-être, des ex-voto ou des commémorations de la guerre.

Voilà les circonstances les plus favorables, semble-t-il, à une renaissance de l’Art religieux. Ce sont celles-là mêmes qui servent aux historiens à expliquer, dans le passé, l’éclosion des chefs-d’œuvre. Si cette loi historique est juste, nous l’allons vérifier. Un élan qui précipite les fidèles dans les églises, une mortelle épreuve, un vœu unanime, la Délivrance, un appel aux artistes pour qu’ils en fixent le souvenir : — cela doit suffire pour enfanter de puissantes émotions esthétiques et religieuses, s’il est vrai que l’Art soit fonction de la vie. Et cela suffit, en effet, pour qu’on l’essaie. Mais cela suffit-il pour qu’on y réussisse ? N’y faudrait-il pas encore des conditions spécifiques de formes et de couleurs et comme une atmosphère esthétique favorable aux symboles, où les âmes contemporaines puissent se mouvoir et respirer à leur aise ? Précisons : le sentiment religieux gagne-t-il, de nos jours, à quitter le domaine des idées, pour entrer dans celui de la figuration ? Et l’Art gagne-t-il à quitter le terrain des réalités qu’il découvre chaque jour dans l’infini mystère et la diversité infinie de la Nature, pour se remettre à tourner dans le cercle très arbitraire et très limité, — au point de vue esthétique, s’entend, — des conceptions surnaturelles ? Les exemples que nous offrent les Salons, cette année, répondent. Chacun de nous, en les voyant, jugera s’ils sont l’indice d’une sève intérieure nouvelle montant à des branches de l’Art qu’on croyait desséchées, ou simplement d’un souffle passager, venant du dehors, et qui ne saurait pas plus les revivifier que les plus chauds vents d’automne ne peuvent ranimer les feuilles mourantes…


I

Tout d’abord, et pour ne pas être injuste envers nos artistes actuels, il faut se pénétrer de cette vérité : il y a peu de sujets ramené le cœur de bien des jeunes hommes vers des dévotions et des symboles d’art religieux. J’entends qu’il y en a peu de bons et que, sur ce point, nous sommes plus difficiles qu’autrefois. Cette pénurie n’apparaît pas dans le passé, à première vue, parce que les tableaux qualifiés «  de piété » dans les musées ou les sculptures, dans les cathédrales, sont innombrables. Mais si l’on y regarde de près, ce sont des répliques ou des variations, à l’infini, de quelques thèmes toujours les mêmes. Et ces thèmes, à mesure que s’écoulent les siècles, vont se raréfiant. Combien de générations d’artistes ont passé, depuis que furent figurés, pour la dernière fois, le Christ au pressoir ou le Christ aux Limbes ou la Pesée des Ames, ou tout simplement le Jugement dernier ! Une à une, les histoires de la Bible ont été abandonnées, les unes parce que leur sens mystique était trop profond, les autres, au contraire, parce qu’elles n’en contenaient point assez. Judith coupant la tête d’Holopherne, l’Enfant prodigue dilapidant, parmi de faciles conquêtes, les deniers paternels, ou les envoyés du peuple élu charriant les raisins monstrueux de Chanaan, ne sont point des sujets de haute édification. Ce sont des scènes de genre ou de tragédie, auxquelles on a donné des titres bibliques, — voilà tout. Aujourd’hui, les mêmes tableaux, au Salon, seraient intitulés Une vengeance au harem, Il faut que jeunesse se passe ou les Vendanges et n’en seraient ni plus ni moins salutaires aux âmes. Au lieu d’une « section d’art religieux,  » si l’on avait fait des expositions au XVe siècle, c’est une « section d’art profane » qu’on aurait mise à part, — et elle aurait été toute petite. Mais il ne s’ensuit pas que tout fût religieux dans les sujets prétendus tels autrefois, ni que rien ne le soit dans les sujets avoués profanes aujourd’hui.

En fait, les thèmes qui ont fourni, aux anciens, quelque matière à une forte expression esthétique, tout en émouvant profondément les âmes chrétiennes, sont très peu nombreux : la Nativité, la Sainte Famille, la Passion et quelques martyres, — et, par exception seulement, le Jugement dernier. Les seules figures surnaturelles qui aient jamais pu ravir les cœurs simples, sans mettre en déroute l’émotion esthétique, sont les anges, le seul phénomène miraculeux, les auréoles. Toute l’ingéniosité des plus grands artistes n’a pu accroître ce petit patrimoine de mysticité. Rien d’étonnant si nos contemporains y ajoutent peu de chose.

D’ailleurs, nous sommes devenus plus exigeants, là-dessus, que nos pères. Si les Vierges de Raphaël apparaissaient chez nous, pour la première fois, on leur reprocherait de n’avoir rien de mystique, et si c’étaient les Passions des Primitifs, leurs anachronismes feraient sourire. Un de ces beaux saints Sébastiens, à peine effleurés par les flèches, où l’homme de la Renaissance s’est complu comme au miroir de ses perfections plastiques, — qu’en dirions-nous, s’il était moderne ? Que ce n’est point une image qui incline à la piété et nul chapitre n’en voudrait pour sa cathédrale. Pas davantage, nous ne reconnaîtrions une Madone dans la mère que Rubens nous montre recevant les Rois Mages, mais seulement une Reine régente, agréant pour son fils les hommages de ses sujets. Quant à la figure du Christ, que Léonard de Vinci déclarait ne pouvoir peindre sans trembler, quels traits lui donner qui ne déchaînent aucune critique ? Tout caractère un peu accentué souligne un penchant particulier de la nature humaine, et tout penchant particulier de la nature humaine diminue la perfection divine. Alors, on efface, un à un, chacun des traits particuliers, et l’on arrive à ce type impersonnel de beauté froide et morne où l’école d’Overbeck a cru réaliser la norme de la divinité, — celle qui remplit nos images pieuses.

Mais alors, la critique moderne proteste encore et se refuse à voir sous ce masque doucereux et inexpressif, l’âme héroïque et ardente qui sauva les hommes par la parole, par l’action et par le martyre. Ce martyre même est devenu impossible à figurer sans soulever des protestations. On se rappelle peut-être encore celles qui accueillirent, jadis, le Christ de M. Bonnat : c’était, disait-on, une étude anatomique, un cadavre, non un Dieu expirant. Mais tout aussi violentes seraient les critiques, si un artiste s’avisait de nous montrer, chez un mourant torturé par le supplice du brisement des muscles, la rupture des os et la soif, une expression de béatitude et de douceur manifestement inaccessible à la physionomie humaine, dans un tel moment. On ne veut voir, sur la croix, ni le calme du Dieu grec, ni les affres du supplice. L’artiste ne raisonne pas toujours, ni ne met en équation, ces difficultés de sa lâche, mais il les sent confusément. C’est pourquoi il a pris le parti de ne plus rien faire.

Même achoppement, s’il s’agit des scènes familières de l’Évangile. L’Evangile est-il de l’histoire et n’est-il que de l’histoire ? Il en est certainement et nous ne pouvons plus supporter de violents anachronismes. La prétention qu’eurent certains peintres, il y a quelque trente ans, de les dérouler au milieu de nos faubourgs et sous des costumes modernes a pu, un instant, piquer l’attention, elle n’a pas conquis les âmes. Et, au contraire, l’énorme succès des « restitutions » historiques et ethnographiques de James Tissot, depuis, a démontré que la foule des pieuses gens était dévorée d’une curiosité avide touchant les paysages, les figures, les costumes, les mœurs de ce coin d’Orient où a été prêchée la Bonne Nouvelle. Mais tout le tourisme, la défroque et le bric-à-brac de la couleur locale ne suffisent pas à révéler, — et ils y seraient peut-être même, parfois, un encombrement et un obstacle, — que cette Bonne Nouvelle a été prêchée pour tous les hommes, sous toutes les latitudes, et à travers tous les temps. Dès qu’on la situe trop exactement dans l’un d’eux, on fait tort aux autres. C’est une scène de genre orientale, ce n’est pas une page de l’Evangile. Le type sémite trop accentué chez la Vierge et chez le Christ choque nettement les fidèles. Il en a choqué quelques-uns, quoique très atténué, dans la célèbre Vierge d’Hébert. Puis, il faut tenir compte de la tradition. Depuis des siècles, les Notre-Dame de nos cathédrales et les Madones de nos musées ont déposé à notre insu, dans nos imaginations, les éléments d’un type dont on ne peut s’écarter en créant une nouvelle figure de la Vierge, sans qu’on dise : « Ce n’est pas elle ! » Quoique différentes les unes des autres, ces milliers de figures consacrées ont certains traits communs qui se superposent, dans notre mémoire visuelle, tandis que les autres traits, les traits différentiels, se brouillent mutuellement et s’effacent, — comme il arrive quand on obtient en photographie le « type de famille. » Il n’est pas possible de n’en pas tenir compte, quand on veut évoquer, à première vue, tout l’invisible cortège de sentiments, d’espoir, de vœux et de prières qui font d’une figure humaine, une incarnation de la sainteté ou de la divinité. Ainsi, grâce aux exigences de l’esprit critique, il est déjà difficile au peintre contemporain de faire un tableau d’histoire. Qu’est-ce donc, si à la difficulté inhérente à tout tableau d’histoire s’ajoutent des scrupules d’ordre religieux !


II

Tous ces problèmes tiennent à la nature même du sujet et aux conditions intrinsèques de l’art. Ils ne disparaissent donc point, tout d’un coup, parce que l’épreuve de la guerre aura précipité des foules au pied des autels, ni parce que les fidèles désirent voir de nouveaux tableaux de piété dans les églises dévastées. La guerre, en cela comme en d’autres domaines, n’a résolu aucune difficulté : elle les a plutôt aggravées toutes. L’artiste qui n’osait pas aborder les sujets religieux avant la grande catastrophe de 1914, parce qu’il ne savait comment concilier des aspirations contraires de l’esprit contemporain, ne se sent pas mieux à l’aise, s’il lui faut encore y ajouter les suggestions de l’esprit guerrier. Car rien n’est moins guerrier que l’Evangile. C’est si vrai qu’il a fallu aux orateurs de la chaire, quand toutes les volontés devaient être tendues vers la lutte et la victoire, remonter à l’Ancien Testament pour y trouver des textes appropriés. Mais l’Ancien Testament, s’il fournit des textes qu’on peut par la parole expliquer, ne fournit pas des images qui s’expliquent toutes seules aux yeux des contemporains, ni surtout qui les émeuvent. Seule, la figure du Christ a ce pouvoir. Or le Christ ne prêche pas la guerre. Il ne fait que des gestes de paix, de concorde et d’amour. Il ne déchaîne pas la révolte nationale contre Rome ; il commande au disciple de remettre l’épée au fourreau. Si on l’évoque à propos de la guerre, c’est seulement comme un symbole de l’héroïsme sauveur, celui qui meurt pour que les autres vivent : « Tu sais, tu sais mourir… » lui dit le poète du Crucifix, et non à la manière d’un héros de tragédie classique guindé par la philosophie hautaine et méprisante du stoïcien, ni comme le fanatique anesthésié par l’extase et l’entraînement à la douleur, mais avec et malgré toutes les angoisses de la pauvre nature humaine. C’est donc bien le patron du soldat français dans cette dernière guerre. L’artiste devait naturellement ! évoluer. Mais ne trouvant pas dans l’Evangile une scène qui évoquât en même temps la guerre, il lui fallait l’imaginer. Il lui fallait trouver l’action et le milieu où il pût joindre aux images de combat, de blessures et d’agonie, assez réalistes pour émouvoir, l’image divine assez haute pour consoler. En un mot, il lui fallait de toute nécessité, créer un symbole.

C’est à quoi se sont essayés nombre de peintres, M. Jonas et M. Lucien Simon, par exemple. Celui-ci a simplement figuré le Christ qui passe, portant sa croix, escorté de l’ange de la Passion, dans les nuées au-dessus de la tranchée où les poilus combattent et meurent. Entre le groupe divin et le groupe humain, également dirigés vers la mort, un ange passe en rafale, et ce personnage surnaturel, qui venant d’un groupe est tourné vers l’autre, cet « ange de liaison » pourrait-on dire, dirige vers les combattants le pavillon d’une trompette, sans qu’on puisse discerner si c’est l’assaut que sonne cet accessoire biblique ou bien la résurrection des morts. En somme, c’est une vision, comme le Rêve de Detaille, mais plus ramassée, plus tragique et traitée par un tout autre peintre. Combien différente d’inspiration et de sentiment, d’ailleurs, et révélatrice de ce qui a passé dans les âmes ! Ce ne sont plus les ancêtres joyeux et fastueux, les drapeaux claquant en voilures, l’aigle rapace des armées impériales, qui ne voit dans les clochers que les étapes de son vol vers les capitales, l’essor indéfini d’un peuple à la conquête du globe… Rien de tout cela ne domine l’esprit du poilu, — mais, dans son moment le plus exalté, c’est la marche au sacrifice, grave, douloureuse, obstinée. On n’eût jamais imaginé dans un tableau de bataille, tel qu’on en exposait dans les Salons du premier Empire, quelque chose de semblable à ceci : le Christ portant sa croix au-dessus des grognards, bonnets d’ourson ou « gilets de fer,  » de la campagne d’Iéna ou d’Austerlitz ! Sans le vouloir, M. Lucien Simon, dans cette décoration pour l’Eglise de Notre-Dame du Travail, a fourni un trait signalétique de l’âme contemporaine.

D’autant qu’il n’est pas le seul. Depuis M. Desvallières, le Christ aux combattants hante les imaginations des artistes. Dans le Sauveur de M. Jonas, le poilu meurt debout sur un tas de cadavres, protégeant ses frères et étendant les bras dans le geste : « On ne passe pas ! » Il suggère ainsi la figure du Crucifié. Mais l’artiste n’a pas cru que ce fût suffisant : il a dressé l’apparence d’une croix derrière lui et allumé autour de son front une timide auréole. C’est une adaptation hésitante et confuse d’un symbole ancien et unanimement accepté à une action toute différente. L’émotion est amoindrie de tout l’effort que l’esprit doit faire pour choisir entre les deux et comprendre. Là est l’écueil de tout art symbolique, et c’est pourquoi il ne saurait s’écarter des formes connues depuis longtemps et intelligibles, sans cesser d’éveiller la sensation directe et immédiate, qui est proprement la sensation esthétique.

La même chose s’observe dans la grande décoration en plein-cintre, que M. Maurice Denis a peinte pour la chapelle du Souvenir de l’église de Gagny. Cette pieuse allégorie de la bataille de la Marne, bien composée, parfaitement équilibrée, ressemble à ces manuels d’histoire, où l’on prétend faire tenir, en une page, la substance de tout un volume. D’un côté, Jeanne d’Arc, la sainte qui combat, guide les poilus à l’éclair de son épée nue. De l’autre, sainte Geneviève, la sainte qui protège, couvre de son voile les femmes, les enfants, les vieillards, tapis derrière un pan de mur écroulé. Au centre, au-dessus des croix du cimetière, un ange gigantesque, aux ailes tricolores, se dresse de toute sa hauteur, vers le ciel, soulevant et comme pour y porter le cadavre d’un pauvre petit soldat. Et, au loin, le ruban déroulé de la rivière fameuse et les éclatements des obus précisent le lieu et le temps de cette allégorie.

Mais l’ensemble est froid, parce que l’artiste n’a vraisemblablement pas choisi tous ces éléments hétéroclites pour leur beauté plastique et pittoresque, comme il eût fait une autre composition. Il les a réunis volontairement, laborieusement, comme des signes destinés à raconter une histoire et à exprimer des sentiments. Et, alors, il s’est heurté aux obstacles qui guettent toute allégorie religieuse. Il en a surajouté encore, en faisant intervenir une figure surnaturelle, — un ange. Les ailes de l’ange perdent toute signification, dans le monde moderne. Les avions rendent inutile et surérogatoire désormais cette parure aviatrice. Le geste de soulever vers le ciel, le ciel physique, le corps du héros, n’est plus un geste significatif, lorsque dans ce ciel, bien au-dessus de lui, à plusieurs lieues dans l’espace et dans l’ether passent les vols des mécaniques et les mortelles trajectoires des obus. Le surnaturel, pour nous toucher désormais, devrait aller chercher ses formes en dehors de la nature, et comme on ne saurait en trouver une seule qui ne soit fournie par la nature, il ne devrait pas se formuler du tout. Ce n’est point en coloriant, aux couleurs nationales, les ailes de l’ange, qu’on a quelque chance de le rendre, ni plus vraisemblable, ni plus divin, ni plus beau. Sans doute, les anges des anciennes peintures déployaient souvent des rémiges diaprées ; ils se paraient même parfois des plumes du paon, mais c’était sans aucune prétention symbolique et parce qu’ils trouvaient qu’elles leur allaient bien, voilà tout. La logique n’a rien à voir dans ces choses, toutes de sentiment et d’inconscientes associations d’idées. Mais, pour inconscientes qu’elles soient, ces associations ne sont pas arbitraires et elles ne peuvent se détruire en un jour. Que les ailes des anges soient taillées sur le patron des ailes des oiseaux, voilà qui s’allie à l’idée que nous nous faisons des uns et des autres, mais non pas qu’elles ressemblent à des drapeaux…

On a beaucoup dit que la décadence de notre art religieux tenait à l’affaiblissement des croyances et à la tiédeur des âmes. Ne nous payons pas de ces raisons : elles ne valent rien. Il y avait autant de désir et d’espoir en une intervention divine, en 1914 et en 1918, parmi les fidèles qui déferlaient au pied des autels, dans toutes les églises de Paris, aux jours des deux batailles de la Marne, lorsqu’on y invoquait à grands cris sainte Geneviève et Jeanne d’Arc, que parmi les foules mantouanes, il y a quatre cent vingt-cinq ans, priant la Madone, à la veille de Fornoue. Et il ne serait pas difficile de trouver, parmi nos grands chefs vainqueurs de la grande guerre, des chrétiens infiniment plus attentifs à leurs devoirs religieux que le marquis Gonzague, tout agenouillé qu’il soit devant la Vierge de la Victoire. Pourtant cette Vierge est un chef-d’œuvre. Ce qui manque de nos jours pour lui donner un pendant, au Salon, ce n’est ni la foi du soldat, ni le péril national, ni le vœu, ni la victoire : c’est Mantegna.

Quel parti aurait pris Mantegna, ou tout autre vieux maître, en face d’un objet de dévotion à peu près impossible à figurer par l’Art, comme le Sacré-Cœur, par exemple ? Nous l’ignorons, mais nous voyons que ces maîtres n’ont retenu, de tout ce que leur offraient les Vies des Saints et la Légende dorée, que les thèmes de beauté. Le reste, à peine exploré, a été abandonné. Vainement, racontait-on des scènes édifiantes de martyres, de peaux écorchées, d’entrailles enroulées autour d’un treuil : à peine deux ou trois Primitifs se sont-ils laissés aller à les peindre. La tradition ne les a pas consacrés. Il y a, là, pour nos artistes, un enseignement. Le simple instinct esthétique est là, d’ailleurs, pour les avertir. Il ne suffit pas qu’une dévotion soit encouragée par l’Eglise, répandue dans les masses et même bienfaisante aux âmes, pour que son objet puisse être matérialisé par l’Art. Il faut encore qu’il offre quelque caractère, sinon quelque beauté, qui nous fasse admirer, en lui, l’œuvre du Créateur. Sans quoi, c’est un thème à méditation, non à contemplation. Tel, le Sacré-Cœur. Toutes les tentatives faites pour le représenter, depuis un demi-siècle et encore au Salon de 1920, ne font que confirmer cette loi esthétique : Tout organisme vivant qui, dans la Nature, a été dérobé à la vue par le Créateur, enseveli au fond des eaux ou au fond du corps de l’homme, tout ce qui ne peut pas vivre devant nos yeux, n’a pas été créé pour la joie des yeux et ne doit pas être représenté par l’Art. On peut contester théoriquement cette loi, et sourire de cette conception finaliste de la forme, mais, expérimentalement, toujours elle se vérifie.

La Nature, tout simplement, et dans ses aspects les plus généraux, les plus communs si l’on veut, et les plus durables, voilà ce qui, aujourd’hui comme hier, sauve l’Art égaré dans les symboles. Cette année, encore, les seules grandes et belles pages dans les deux Salons, sont des paysages animés : Les Pâtres de M. René Ménard, le Labour de M. Eugène Burnand, la Moisson de M. Henri Martin, et, dans de moindres dimensions, sans figures ni action troublant leur impassibilité, les lacs de la Haute-Engadine, de M. Communal. Ces quatre artistes, qui usent de moyens techniques très différents, très inégaux et même très contrastés, se ressemblent en un point : leur gravité quasi religieuse en face des grands horizons et des intenses lumières, leur joie contemplative, leur ardeur à en témoigner. Si le mot « sincérité » n’avait pas tant servi et servi à qualifier ce qui précisément en manque le plus, je le dirais ici. Mais c’est un mot démonétisé, en tant du moins qu’il s’agit d’art. Je dirai donc celui de « piété,  » par quoi j’entends cette sorte de ferveur contemplative qui est la vraie religion de l’artiste.

Les Pâtres de M. René Ménard sont des marbres grecs, vivant et respirant avec la nonchalance des figures du fronton du Parthénon, dans un noble paysage horizontal de grands bois sourds, d’herbes hautes et d’eaux immobiles, sous l’oblique rayon d’un chaud soleil. Les plans d’ombre et de lumière alternent avec régularité jusqu’au proche horizon fermé par les dômes des arbres, couverts de leur somptueuse parure végétale. Les herbes allument leurs pointes aux feux du soleil, l’eau mire les choses lointaines du ciel et proches de la prairie, les bœufs ruminent, et songent à peine plus obscurément peut-être que ces bergers heureux d’être jeunes et d’écouter les sons grêles produits par l’un d’eux, en promenant sous ses lèvres une syrinx. On sent la féconde beauté de ce paysage qui était tel bien avant que l’œil d’un Phidias eût observé la beauté d’un pâtre et qui sera tel après nous, dans des milliers d’années, c’est-à-dire le miracle de la Nature éternelle, où rien ne bouge et où tout est vivant, où rien ne se brise et où tout se transforme, où tout se renouvelle, sans mourir.

Ce sont, là, des visions non de guerre, mais de paix. On devine le sourd et incessant travail de la Nature pour rétablir l’harmonieuse contexture, dans la diversité de ses formes innombrables et réparer les erreurs des hommes. On éprouve son équilibre parfait. On subit la suggestion de son plan mystérieux et divin. Certes, ce ne sont pas, là, des tableaux d’église. Les Pâtres de M. René Ménard évoquent même si fortement l’antiquité qu’ils confinent au Paganisme. Mais ils mettent la pensée sur un plan et l’acheminent insensiblement vers ces hautes régions où l’on ne serait plus très surpris de rencontrer la foi. On a même plus de chances de la rencontrer parmi ces témoignages enthousiastes et ces subtils rappels de l’œuvre divine, qu’au milieu des symboles exaspérés et des crudités matérialistes des « sections » dites « d’art religieux. »


III

Est-il donc impossible à l’artiste de répondre à l’appel des églises détruites ? Et faut-il voir, dans l’immense domaine où il a régné si longtemps, recueillant tous les fruits de beauté, le jardin désormais interdit, une hargneuse critique veillant, à la place du bel Ange blond, à l’épée enflammée, pour en défendre l’entrée ? Tout dépend du sens qu’on donne à cette expression : l’Art religieux. S’il s’agit des figurations du Surnaturel, il est vrai qu’il n’y faut plus penser. Elles éveilleront toujours, maintenant, l’idée de phénomènes purement naturels, trop aisément réalisés par les prestiges de la science, comme les projections électriques et ne feront plus penser au ciel. S’il s’agit de symboles, on ne saurait ni infuser une vie nouvelle dans les anciens, ni en trouver de nouveaux. Il faut, pour qu’un symbole nous touche, qu’il se comprenne sans effort, ou plutôt qu’intelligence et sensation, à son aspect, ne fassent qu’un. Les grands symboles de l’art religieux hindou, par exemple, laborieusement expliqués par les Orientalistes, ne nous émeuvent pas. En tout cas, ils sont impuissants à émouvoir la foule. Heureux s’ils ne la font pas rire !

Mais il reste des scènes purement humaines, par leur aspect, et qui pourraient être des scènes de genre : la Nativité, le Laissez venir à moi les petits enfants, le Sermon sur la montagne, par exemple, ou des scènes historiques : la Passion. Que faut-il, pour qu’elles deviennent divines et éveillent une émotion religieuse ? Qu’elles fassent paraître une expression surnaturelle dans les figures, tout simplement. Et cela n’est point interdit à l’art, même le plus « sincère. » Elles demandent seulement chez l’artiste une pénétration plus profonde. Les visions d’anges ou de vierges, les corps glorieux des ressuscités, les démons, les bêtes d’Ezéchiel ne sont pas du domaine de l’observation exacte, — mais les physionomies des visionnaires le sont. Les symboles qui traversent la pensée mystique : la Foi, l’Espérance et l’Amour divin ne sont que des entités invisibles, mais les traits des visages, chez les croyants, tendus, soulevés et transformés par ces sentiments intérieurs, s’accusent aux yeux de façon très définie et traduisible par l’Art. L’incendie d’une vitre ou d’un toit au loin, dans la campagne, suffit à témoigner qu’ils voient le soleil. Le reflet d’une sphère lumineuse roulant au fond d’un lac atteste la présence d’un nuage qui erre dans le ciel. Croit-on que le visage humain ne vaille pas une ardoise ou un peu d’eau, comme révélateur de l’infini ?

Il y en a, au Salon même, quelques exemples. M. Lucien Simon a montré, à côté des combattants guidés par le Christ, le soldat mort couronné par lui, dans le ciel, tandis qu’au-dessous, devant un autel, au moment du sacrifice de la messe, la famille en deuil pleure et prie. Entre les deux, le prêtre, haussant le calice de ses deux bras tendus, fait le geste d’unir la terre au ciel. La vision surnaturelle est sans accent, mais les physionomies vivantes reflètent des âmes. La douleur extatique de la jeune femme et l’inquiétude qu’elle éveille dans le regard de l’enfant, la douleur résignée des vieux, le vague effroi des tout petits, — voilà où palpite vraiment une émotion religieuse. Déjà, dans ses faces de Bretons à la procession, M. Lucien Simon avait révélé des aspects d’âmes. De même, cette année, M. Leempools dans ses Processions. Aux Artistes français, il y a également deux grandes compositions : Les départs, août 1914, de M. Adler et les Mutilés sous l’Arc de M. Barthélémy, où le principal spectacle est en dehors du tableau, mais se reflète tout entier dans les yeux des assistants.

L’infini est donc dans l’âme même et les expressions exactes par où l’âme affleure au visage et se trahit aux yeux : voilà le vrai microcosme du monde, je veux dire du monde surnaturel. « Le Royaume de Dieu ne vient pas avec des marques extérieures… Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous. » L’artiste peut observer ces expressions et les rendre avec la même rigoureuse précision que mettait le docteur Duchenne, de Boulogne, à provoquer sur des visages inertes les réactions des muscles, indicateurs de sentiments. Et il l’a toujours fait. Même aux époques d’art le plus mystique et le plus audacieux dans les figurations de l’inconnaissable, les Maîtres, pour ravir les âmes, ont largement usé de l’observation pure. Ce qu’il y a de plus édifiant, chez les Vierges et les Crucifixions des van Eyck, des Memling, de notre Jean Fouquet, ce ne sont pas les personnages sacrés, encore moins les symboles : ce sont les donateurs. Ce qu’il y a de plus surnaturel dans la Nativité fameuse d’Hugues de Gand, ce ne sont pas les anges inexpressifs et royalement parés : ce sont les bergers, — de terribles truands, pourtant, gibier de Breughel ou de Courbet, mais que la vue de l’Enfant-Dieu a transfigurés ! Supprimez les anges, et les nimbes, et les «  gloires,  » et les trompettes d’or qui jaillissent chez Fra Angelico : dans les faces extasiées de ses moines, vous aurez encore le Paradis. Si nous nous interrogeons sincèrement, nous avouerons que notre émotion devant elles vient des choses, non du ciel, mais de la terre. Et une des causes vraies, des causes facilement véritables, qui rendent si peu émouvants les tableaux religieux des derniers siècles, c’est qu’ils ne contiennent plus de figures de donateurs, c’est-à-dire de ces réalités toutes profanes, parfois vulgaires, mais qu’une lumière intérieure venait ennoblir. De nos jours encore, le phénomène s’est vérifié : Ary Scheffer n’a rien touché des fibres de la conscience chrétienne avec son grand diable tentateur sur la montagne ; il y est parvenu, au contraire, aisément avec sa vision tout humaine, — encore que ce soit un bien pauvre tableau ! — du dernier entretien de saint Augustin et de sainte Monique. Plus récemment, M. Eugène Burnand nous a donné encore un très saisissant exemple. On se rappelle ses figures des deux disciples Pierre et Jean, courant au sépulcre du Christ, à l’aube du troisième jour. On leur a dit qu’il était vide : ils vont voir, et ils passent en rafale, les cheveux au vent, le front enflammé par l’aurore de ce matin, qui est l’aurore d’un nouveau monde, le regard fouillant l’espace, les mains jointes par la stupeur et l’espoir, visages anxieux, émerveillés, éperdus, fous, — l’un tiraillé par l’effort d’une pensée encore hésitante, obscure, — l’autre abandonné à l’amour et à la confiance, — tous deux tirés en avant et comme aspirés par la formidable attraction du miracle… L’artiste n’a pas eu besoin d’imaginer des anges, des auréoles, des ailes, un corps glorieux qui se dissout en lumière : dans les yeux de ces deux hommes, on voit toute la Résurrection. En ce sens, on peut dire qu’aujourd’hui l’Art religieux doit être, avant tout, un art psychologique. Non que la pénétration psychologique soit nécessaire à une œuvre pour être forte et belle, en tant qu’œuvre d’art, mais parce que sans elle il n’y a plus d’art religieux.

Et c’est d’art religieux qu’il s’agit, quand on parle de décorer, à nouveau, des églises. Ce n’est point de divertissements quelconques, destinés à faire oublier à des dilettantes égarés à l’office, la longueur des cérémonies. En cette matière, il faut savoir ce que l’on veut et où l’on va. Beaucoup d’excellents esprits, animés des meilleures intentions du monde et point du tout dépourvus de goût artistique, n’ont pourtant point l’air de s’en douter. Si l’on en juge par certains projets déjà mis au jour dans les expositions précédentes et aux Salons de 1920, ils s’imaginent qu’on peut édifier les âmes en présentant aux yeux des formes gauches, des membres roides ou des expressions exaspérées. Leur admiration pour les Primitifs les égare. Les Primitifs faisaient de leur mieux et ne méprisaient aucun moyen de perfection. Les fidèles de leur temps n’ayant point la mémoire visuelle remplie d’images plus exactes de la réalité, les trouvaient sans doute admirables. Aujourd’hui, pour goûter ces formes simples, il faut avoir l’esprit terriblement compliqué. Le peuple ne l’a pas. Il n’est édifié que par ce qu’il trouve beau et il ne trouve beau que ce qu’il voit exprimé par des formes régulières et des couleurs harmonieuses. Il se peut que ce soit une erreur de sa part, mais c’est ainsi. Or, on ne fait pas un art religieux sans le peuple, pas plus qu’on ne fait une religion sans le peuple. Une religion que le peuple n’adopte pas et n’éprouve pas, ce n’est pas une religion : c’est une philosophie. Un art que le peuple n’éprouve pas, n’est pas un art religieux, c’est ou de l’ésotérisme ou du dilettantisme. On peut le mettre au musée : il n’a rien à faire dans une église.

Un après-midi d’automne, en Bretagne, je visitais une modeste église de village, précédée d’un calvaire encore plus modeste, mais émouvante et pittoresque comme elles le sont presque toutes, lorsque, sous le porche, un détail inattendu m’arrêta. Par terre, en vrac, dépaysées et désorientées comme gens qui attendent quelque chose et ne savent pas de quel côté cela viendra, des statues anciennes, peinturlurées, figurant des personnages sacrés, étaient là, descendues de quelque corniche, ou de quelque autel et, pour ainsi dire, à pied. Et que faisaient-elles ? Le sacristain, interrogé, répondit que c’était des saints jadis vénérés de la paroisse, mais qu’ils étaient si mal faits, si ridicules, que les fidèles, depuis longtemps, ne pouvaient les regarder sans rire « parce que, maintenant, on a de l’instruction et on s’y connaît, » — ajouta-t-il en manière d’explication. Donc, M. le curé, pour mettre fin au scandale, avait résolu de les faire disparaître.

Naturellement et selon le rite, mes compagnons de voyage s’indignèrent. Car il y a des rites en ces matières et l’un d’eux est qu’il faut déclarer merveilleuse et intangible toute vieillerie, — y compris ce qui neuf, nous aurait fait pousser des cris d’horreur… Ces saints mal dégrossis, sans proportion, grossièrement coloriés, mais doués de quelque caractère, avaient le charme d’une histoire terrible, mal racontée par un enfant qui a peur. Ils pouvaient amuser la curiosité de gens blasés sur les perfections plastiques des chefs-d’œuvre, pour avoir visité tous les musées du monde. Mais il était fort naturel qu’ils fussent un objet de répulsion ou de rire pour les paroissiens. En voyant des saints figurés comme des magots, ils ne pouvaient penser que deux choses : ou que la sainteté produisait des effets bien pénibles, ou que l’artiste avait voulu se moquer du Ciel… De là, le scandale. Et, en le faisant cesser, le bon curé avait raison. Il est possible que jusqu’à un certain point, ces naïves sculptures fussent de l’art. Mais ce n’était pas de l’art « religieux. »

Robert de la Sizeranne.