L’Art religieux au XIIIe siècle

L’Art religieux au XIIIe siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 177-204).
L’ART RELIGIEUX
AU
XIIIe SIECLE


L’Art religieux du XIIIe siècle en France. — Étude sur l’iconographie du moyen âge et sur ses sources d’inspiration ; par M. Emile Mâle.


Le sens des cathédrales a été longtemps perdu. Quand la Renaissance eut passé sur la terre française, l’art des siècles chrétiens, touché par le souffle qui rappelait à la vie l’art des temps païens, rentra dans le mystère de la mort, et, dédaigné des artistes, il ne fut plus, pour les savans ou les rêveurs, qu’un hiéroglyphe. Les rares curieux qui, au XVIIe ou au XVIIIe siècle, s’essayaient à lire le grimoire des sculptures et des vitraux, y épelaient naïvement des noms historiques ou des paroles magiques qui traduisaient seulement leurs études ou leurs systèmes. Les bénédictins, comme Montfaucon, reconnaissaient dans les statues couronnées, qu’ils voyaient rangées aux galeries hautes des façades ou adossées aux colonnes des portails, autant de rois de France. Les théosophistes de la Révolution déchiffraient sur les tympans des portes de Notre-Dame l’histoire de Bacchus ou les cycles d’un mythe solaire; et Claude Frollo, l’archidiacre romantique, en cherchant parmi les sculptures de sa cathédrale le secret de la pierre philosophale et l’histoire arcane du Grand Œuvre, ne faisait que reproduire les visions de tel hermétiste du XVIIe siècle.

Il était puéril, à coup sûr, de rabaisser les édifices dont la masse dominait des villes populeuses au rôle d’un manuel d’histoire profane ou de sciences occultes. Tout un monde de pierre ne pouvait être la création d’une fantaisie érudite. Pour susciter les grandes œuvres anonymes il avait fallu une grande force collective.

Le premier qui le comprit fut Victor Hugo lui-même. Le poète de Notre-Dame, parlant en son propre nom, laissa bien loin derrière lui les curiosités diaboliques où se complaisait son archidiacre, pour élargir le débat magnifiquement. Une impression violente éprouvée en présence de quelques monumens puissans, le souvenir démesurément grossi de quelques sculptures grotesques et de très rares figurines obscènes : il n’en fallut pas davantage au redoutable créateur pour ébaucher toute une histoire épique des cathédrales. L’église gothique n’appartenait plus aux prêtres, comme l’église romane : elle était « à l’imagination, à la poésie, au peuple. » La force qui avait élevé cette architecture n’était pas la force d’une tradition ; la pensée qui animait cette sculpture n’était pas une pensée chrétienne. « Quelquefois, écrit Hugo, un portail, une façade, une église tout entière présente un sens symbolique absolument étranger au culte, ou même hostile à l’Eglise. » Il semble que l’esprit laïque, émancipé du joug, s’attaque au sacerdoce sur les murailles mêmes du temple. Emerveillé de sa propre antithèse, l’archéologue improvisé mêlait dans ses oracles les divinations les plus lucides aux erreurs les plus matérielles, et, après avoir salué dans la cathédrale une œuvre de liberté, il finissait par admirer en elle une œuvre de révolte.

Cependant, au moment même où Victor Hugo imposait à l’art du XIIIe siècle une laïcisation rétrospective, un modeste et pieux artiste pénétrait la vie profonde des œuvres dont il reprenait la tradition, en se faisant lui-même tailleur d’images et verrier. La littérature ecclésiastique du moyen âge, à laquelle Didron demandait des lumières pour restaurer les statues mutilées et les vitraux brisés, lui révéla la signification de tant de figures mystérieuses au milieu desquelles il travaillait chrétiennement. En face du chapitre tumultueux de Notre-Dame de Paris, la grave et sereine préface de l’Histoire de Dieu vint témoigner que les cathédrales n’étaient ni sceptiques ni rebelles à l’Église, et que l’iconographie de leurs innombrables figures avait sa clef dans la théologie catholique. Ainsi, en moins de vingt ans, les deux opinions extrêmes sur le sens et la portée de l’art français du XIIIe siècle avaient été en France formulées avec éclat.

Le débat a continué depuis lors, parmi les rares savans qui ont aimé et pratiqué le moyen âge. Viollet-le-Duc reprenait à son compte les assertions les plus audacieuses de Victor Hugo, et, dans son Dictionnaire d’architecture, il dissimulait à peine la satisfaction anticléricale qu’il éprouvait à présenter les cathédrales comme une œuvre réalisée par les communes affranchies, en dehors de l’Eglise et de sa discipline de pensée. En revanche, l’intraitable Père Cahier ne pouvait décrire une gargouille sans citer vingt docteurs. Les savans allemands, plus modérés, n’ont pas été moins divisés. Tandis que Piper, le Didron allemand, et son illustre disciple, Anton Springer, n’ont cessé de multiplier les rapprochemens entre la littérature ecclésiastique et l’art chrétien, M. Vöge, le professeur de Berlin, auquel nous devons une importante étude critique sur les origines de la statuaire française, reste d’accord avec Viollet-le-Duc pour s’enfermer dans le développement organique de l’art, et dédaigner à peu près toute explication symbolique.

Pour décider entre ceux qui ne reconnaissent dans l’art du XIIIe siècle que la seule tradition de l’Église, ou au contraire la pure liberté des artistes, il était nécessaire qu’un ouvrage méthodique eût groupé tous les résultats acquis depuis soixante ans par les études iconographiques. La tentative était faite pour effrayer les plus audacieux. Il y fallait ce qui avait manqué à un technicien comme Viollet-le-Duc, et aussi à tel ecclésiastique perdu dans les symboles : une connaissance également approfondie des textes et des monumens; les premières conditions de succès étaient donc une lecture immense et des voyages dans toutes les provinces. Pourtant le travailleur s’est trouvé et le travail est fait. M. Emile Mâle, en présentant à la Sorbonne une thèse sur « l’Iconographie du moyen âge et ses sources d’inspiration, » a bien compris l’importance de la tâche qu’il avait accomplie, et c’est avec une légitime fierté qu’il a donné à son livre ce beau titre : L’Art religieux du XIIIe siècle en France, car il s’est posé nettement la question vitale, celle des rapports qui ont uni l’art et la religion dans le siècle des Cathédrales.


I

L’œuvre de M. Mâle est animée du commencement à la fin par un effort suivi pour comprendre l’art du XIIIe siècle comme avaient pu le comprendre les contemporains.

C’était peu d’extraire des Sermons ou des Sommes un répertoire plus ou moins copieux d’attributs et de symboles. Il fallait cesser de traiter la patrologie en simple auxiliaire de l’archéologie. Il fallait goûter plus intimement les vieux livres qui gardent à leurs feuillets, comme un antique parfum d’encens, l’esprit même du christianisme savant. Il fallait épuiser la substance de ce latin épais, jusqu’à s’assimiler les habitudes de pensée qui, au temps d’un Suger ou d’un saint Thomas, s’imposaient à toute intelligence réglée par l’étude. Or, un homme du XIXe siècle qui acceptait de plier ses observations et ses impressions aux catégories des scolastiques, se trouvait contraint de retourner radicalement la hiérarchie des faits et des idées qui lui était familière.

Les docteurs n’ont point formulé une théorie de l’art; mais ils ont exposé amplement leur conception du monde, et dans leur physique, on peut dire qu’une esthétique est impliquée. Ces hommes absolus ne pouvaient juger des créations de l’art autrement que des créatures de Dieu, et l’imitation que les artistes faisaient des êtres et des choses devait, aux yeux des initiés, revêtir le même sens que la nature elle-même.

Personne n’a jamais exprimé devant une œuvre humaine une admiration plus éloquente que celle de Vincent de Beauvais devant le spectacle du monde. Dans le vingt-neuvième livre de son Grand Miroir, après avoir passé en revue l’ouvrage des six jours, il chante la perfection du chef-d’œuvre achevé par l’éternel architecte; il célèbre la disposition de toutes les choses, la variété de leurs aspects, la richesse de leurs propriétés, leur harmonie et leur beauté. Mais ces créatures, comment le docteur nous enseigne-t-il de les contempler? « Nous pouvons, dit-il en substance, les considérer de quatre manières : et d’abord nous voyons que par elles-mêmes, elles n’ont point d’existence et ne sont que vanité; puis nous reconnaissons qu’elles nous apportent un don de Dieu et nous présentent une ressemblance de la raison divine ; ou encore nous comprenons que Dieu se sert de leur ministère pour accomplir ses jugemens de miséricorde ou de colère; ou enfin nous cherchons dans le monde visible la satisfaction de nos sens. » De ces quatre manières de regarder la nature, la dernière est absurde et coupable, et la première nous laisse entrevoir la vérité, que les deux suivantes nous dévoilent. Cette vérité est la négation de tout ce que nous, hommes d’aujourd’hui, nous savons et nous pensons. Tout ce que nous étudions comme une réalité n’est pour le scolastique qu’une apparence; tout ce que nous considérons comme pure abstraction est pour lui une vertu vivante. La connaissance profane de la nature et de l’histoire n’est qu’une vaste illusion; les phénomènes et les faits dont nous croyons apercevoir les causes ne sont que des énigmes dont seule la religion connaît les mots. Ainsi la science, telle que nous l’entendons, ne peut être pour la théologie qu’une servante ignorante. N’est-il pas évident que l’art lui aussi doit être le serviteur docile de la pensée souveraine? Les ouvrages de nos mains, comme les choses créées, seront intelligibles pour ceux-là seuls qui auront appris à reconnaître dans ces combinaisons de la matière les jeux des nombres mystiques et les leçons de la révélation divine. L’art, comme le monde entier, ne peut exister que pour attester la vérité suprême, énoncée par l’apôtre et qui résumait d’avance toute la science du moyen âge : « Les choses visibles sont les signes des choses invisibles. »

Préparé à l’analyse des cathédrales par le commerce de tels livres, doit-on s’en tenir à cet idéalisme parfait, et faut-il se mettre à chercher, dans chaque membre d’architecture et dans chaque détail de sculpture, le sens spirituel qu’un Guillaume Durand, décrivant la Sainte Messe, explique à propos du moindre ornement de l’autel? En revenant devant l’édifice honnêtement bâti de bonne pierre, avec nos yeux éblouis par une architecture d’idées, devrons-nous refuser de décrire ce que nous voyons, pour transcrire en symboles lointains tout ce travail d’ouvriers et d’artistes? On le voit : du premier coup nous touchons à la question même dont Viollet-le-Duc et Didron nous ont laissé des solutions contradictoires : si, à travers cette pierre massive, nous n’atteignons pas un monde surnaturel, à quoi bon nous être mis à l’école de ceux qui savaient les nombres et les symboles? Si d’autre part nous ne lisons dans l’œuvre d’art que des vérités abstraites, sommes-nous certains de ne pas dépasser dans nos spéculations les intentions des hommes qui ont tenu le compas et le ciseau? Enfin si, tentant une conciliation, nous prétendons faire la part de ce qui a pu être dicté par les prêtres ou inventé par les artistes, en vertu de quel principe affirmerons-nous que tel détail n’offre aucun sens mystique et que tel autre prêche toute une doctrine? Pour partager l’édifice entre l’artiste et le théologien, les connaissons-nous également? La pensée de l’Eglise est consignée dans les livres; mais comment deviner celle du laïc, de l’ouvrier populaire qui a confié ses idées à des figures sans voix?

M. Mâle s’est prononcé nettement, sans que d’ailleurs il ait formulé son critérium. Il semble avoir pris pour règle de n’accorder une valeur représentative aux détails de l’œuvre d’art que lorsqu’il a pu établir un rapport exact entre tel détail et un texte. Aussi abandonne-t-il aux téméraires le soin de décider si la déviation de l’axe du chœur par rapport à la nef, qui a été relevée dans nombre d’églises, représente vraiment sur ces immenses croix la tête du Crucifié inclinée sur son épaule; de même, il s’abstient de reconnaître formellement les « portes rouges, » ouvertes au flanc des églises, pour des images de la plaie qui a saigné au côté du Christ. Rien ne prouve que la théologie ait jamais dirigé la géométrie qui réglait les proportions des piliers et des arcs, ou la mécanique chargée de calculer la pesée des voûtes et la résistance des contreforts; il est sage, en parlant symbolique, de ne point toucher à la construction, et de laisser l’architecture à l’architecte.

Mais si les lignes d’une épure semblent déjà trop abstraites pour que derrière leur silhouette ténue il y ait place pour un autre échafaudage d’abstractions, il en va tout autrement pour les figures sculptées ou peintes qui reproduisent sur l’édifice tous les règnes de la nature animée.

On peut être tenté de prêter un sens mystérieux aux images des choses les plus humbles, quand on sait quelles vérités immenses Hugues de Saint-Victor voyait dans le petit corps d’un oiseau: « La colombe, dit le Maître des Sentences, dans un passage traduit par M. Mâle, a deux ailes, comme il y a pour le chrétien deux genres de vie, la vie active et la vie contemplative. Les plumes bleues de ces ailes indiquent les pensées du ciel; les nuances incertaines du reste du corps, ces couleurs changeantes qui font penser à une mer agitée, symbolisent l’océan des passions humaines, où vogue l’Église… La colombe enfin a les pattes rouges, comme l’Eglise s’avance à travers le monde, les pieds dans le sang des martyrs. » Sans essayer d’atteindre à ces complications merveilleuses, faut-il interpréter fidèlement tous les animaux d’une façade d’après les Bestiaires, comme toutes les gemmes, enchâssées sur les calices ou les chapes, d’après les Lapidaires?

Ce serait folie, et M. Mâle a pu le prouver sans réplique, par l’autorité même d’un docteur vénérable entre tous. Le célèbre réquisitoire, où saint Bernard, condamnant la décoration trop chargée des églises clunisiennes, s’emporte contre ce pêle-mêle inintelligible de dragons, de centaures, de chasseurs, atteste, pour qui veut en comprendre toute la portée, qu’une grande partie des sculptures et des peintures d’une abbaye ou d’une cathédrale demeuraient pour l’Eglise vides de sens. Qu’elle condamnât ces fantaisies ou qu’elle les tolérât, elle les excluait de la sphère où régnait son autorité spirituelle.

Ce décor végétal ou animal, dont nulle pensée ne sanctifiait les formes capricieuses, n’était pas seulement profane: il tenait par son origine à toutes les époques et à tous les pays de la Gentilité. Tandis que les rinceaux romains et les acanthes corinthiennes, les entrelacs perlés et les griffons à bec d’aigle rappelaient le paganisme classique ou barbare, les lions, les oiseaux affrontés, les cavaliers et les jongleurs, copiés d’après des étoffes persanes ou des ivoires sarrasins, venaient de ces pays d’Orient qui, pour les hommes du moyen âge, étaient « la terre de païenisme. » On comprend que les théologiens les plus clairvoyans aient reconnu dans ces intrus qui avaient envahi la maison de Dieu toute l’armée du Malin.

Dans le cours du XIIe siècle, cette décoration traditionnelle, condamnée par saint Bernard, disparut peu à peu. Abandonnant les vieux motifs païens, les sculpteurs allèrent prendre aux bois et à la plaine les jeunes pousses et les bourgeons déjà drus dont ils composèrent la végétation de leurs chapiteaux, et aussi les animaux, dont ils combinèrent les membres pour réaliser des monstres d’une vraisemblance terrifiante. Mais toutes ces créatures qui sortaient d’une nature sans âme, étaient-elles plus chrétiennes que les formes inanimées, dans lesquelles se perpétuait l’héritage des artistes infidèles ? Feuilles innocentes ou guivres diaboliques représentaient seulement le grand mensonge de la vie aveugle, qui passe dans l’ignorance de l’unique Vérité.

Il y a ainsi, dans la cathédrale, tout un monde qui ne parle point de Dieu, qui reste l’amusement des artistes, âmes enfantines, et qui, pour le scolastique, est comme s’il n’était pas. Mais il y a un autre monde, qui celui-là vit et pense, où toute figure est un symbole, où le savant découvre un abîme de vérités, où l’ignorant peut lire toute la règle de sa vie. Entre ces deux mondes rapprochés sur les murailles de l’église jusqu’à se confondre, il est difficile de tracer la frontière. On peut dire grossièrement qu’au premier appartient ce qui est animal ou végétal, au second ce qui a forme humaine. L’un de ces mondes est livré aux artistes; l’autre est le domaine des théologiens.

Ne nous étonnons pas de cette dualité : à tout prendre, la cathédrale est l’image exacte des beaux manuscrits enluminés pour l’école ou pour l’autel. L’architecte a préparé le parchemin et, si l’on veut, la reliure sévère ; les pages sont encadrées de rinceaux capricieux, parmi lesquels des grotesques font mille tours, comme pour se moquer du lecteur; mais, à côté des arabesques les plus folles, les caractères carrés s’alignent, rigides et graves, comme les statues d’un portail. Chacune des grandes églises du XIIe et du XIIIe siècle porte un texte écrit dans ses sculptures et sur ses vitraux: la série des figures et des scènes pieuses forme, tous les docteurs nous le répètent, le bréviaire des illettrés.


II

Traduire le texte que, sous la dictée des savans, les artistes ont rédigé pour le peuple, en commenter le sens profond et les nuances les plus subtiles, c’était le dessein même de M. Mâle. Les résultats de ses recherches sont si nombreux et si précis que je puis à peine en donner un aperçu.

Tout d’abord on peut affirmer que certaines représentations d’animaux, réels ou fantastiques, reçoivent elles-mêmes de l’Eglise un sens allégorique: le lion et la licorne, l’aigle et le pélican, le basilic et le charadrius se montrent parfois pour donner aux fidèles une leçon morale qu’on trouve développée dans le vieux Physiologus oriental. Puis, nous élevant au-dessus des êtres obscurs, interprètes inconsciens de la Révélation, nous entrons dans la vie humaine; le cycle des images religieuses admet les métiers, les travaux quotidiens, les travaux de chaque mois, mis en scène comme dans un fabliau. Dieu bénit le travail accompli en vue de sa gloire. Les arts et les sciences du Trivium et du Quadrivium, figurés par des personnages munis d’attributs singuliers, sont mis en parallèle avec les vertus, personnifiées par des vierges armées. À Chartres, des statuettes représentent, dans leurs manifestations diverses, les deux formes essentielles de la vie humaine, vie contemplative et vie active.

Après cette psychologie toute pénétrée de morale, voici l’histoire, telle que la comprenait le moyen âge, c’est-à-dire le règne de Dieu à travers les temps. De l’Ancien Testament au Nouveau, des actes des apôtres aux vies des saints, nous arrivons, après avoir parcouru d’un élan immense les époques et l’avenir, jusqu’au dernier jour qui doit clore l’épopée chrétienne du monde par le drame du Jugement dernier. Partis des boutiques de drapiers ou de corroyeurs dont un vitrail ou un bas-relief a retracé pieusement l’image, nous nous élevons jusqu’à la gloire des élus et des anges. Depuis les Vertus qui combattent la lance au poing jusqu’aux Béatitudes de la vie éternelle, ces quatorze vierges victorieuses, accoudées sur leur grand bouclier, nous avons reconnu tout ce qui fait la force et l’espérance de l’âme fidèle.

Sous chacune de ces figures innombrables on pourrait inscrire un verset, un fragment de poème, une page de sermon, un chapitre d’une Somme ; et ces textes rapprochés reconstitueraient un volume où l’on retrouverait, par fragmens, non seulement les écrits des docteurs du moyen âge et des Pères des premiers siècles, non seulement les Écritures authentiques et la série des apocryphes, mais encore tout ce que la science ecclésiastique avait retenu de l’antiquité à travers les livres fumeux d’un Prudence, d’un Boèce, ou d’un Martianus Capella.

Toute cette littérature apparaîtrait, dans les œuvres d’art où elle se condense, interprétée suivant ce goût de l’allégorie qui hantait tous les esprits formés par l’Ecole ; on verrait, par exemple, comment le peintre de verrière ne représente de l’Ancien Testament que les personnages et les scènes qui figurent la Loi de grâce, ou, du Nouveau, que les paraboles évangéliques les plus fécondes en applications. Toute histoire, même sacrée, n’est pas choisie pour elle-même, mais seulement pour la pensée divine que le personnage ou l’action laisse deviner.

Ainsi la cathédrale exprime la théologie orthodoxe et la science officielle du moyen âge, dans leur lettre et dans leur esprit. Ce n’est point par une rencontre fortuite que les Sommes rédigées par les docteurs et les grandes églises couvertes de sculptures et rayonnantes de vitraux ont réalisé en même temps, dans le XIIe siècle, leur forme la plus riche et la plus harmonieuse, que les répertoires de science universelle et les églises géantes se sont multipliés parallèlement pendant plus de cent ans, pour cesser de se reproduire les uns et les autres vers la fin du XIIIe siècle[1]. Les cathédrales sont des encyclopédies, élevées par des générations d’hommes qui, fiers de posséder en toutes choses la certitude, ont donné à l’expression de leurs connaissances les plus pratiques et de leurs croyances les plus hautes la noblesse des œuvres d’art et la durée des pierres.

Dans le système théologique exposé sur les portails ou les roses, il ne reste point de place pour les sciences proscrites, hermétique ou alchimie, qui, hors du majestueux édifice de la science orthodoxe, faisaient obscurément leur œuvre. Nous avons trouvé dans les cathédrales le monde végétal et animal, et nous avons admis que, sauf de rares exceptions, ces images vivantes de la réalité ne recouvraient aucune idée mystique ; encore moins faut-il chercher, dans les figures humaines, dont l’Eglise nous a expliqué le sens, des allusions voilées aux métamorphoses que des esprits aventureux prétendaient suivre dans le monde minéral. On doit renoncer à trouver l’histoire diabolique de l’or dans des œuvres d’art qui retracent uniquement les histoires du Christ et de ses saints. Il n’y a dans une cathédrale ni occultisme, ni hérésie : les artistes, si libres quand il leur est permis de copier la nature pour la joie de leurs yeux, et l’exercice de leurs mains, se montrent, du premier jusqu’au dernier, soumis au dogme et dociles à l’enseignement de l’Eglise. Le commentaire perpétuel que M. Mâle a fait des cathédrales ruine à jamais l’erreur propagée par Viollet-le-Duc. Les artistes du XIIIe siècle n’ont été ni des libertins, ni des révoltés : ils ont travaillé dévotement à une grande œuvre chrétienne. Après avoir suivi jusqu’à son terme la comparaison la plus attentive qui ait jamais été réalisée de la littérature, ecclésiastique et de l’art du moyen âge, on peut affirmer que dans l’iconographie des grandes églises, tout ce qui n’est pas simplement décoratif, est purement chrétien, et l’on conclura, avec M. Mâle, que « la cathédrale est une œuvre de foi. »

Une telle conclusion a son importance, puisqu’elle détruit les légendes qui faussaient le plus étrangement l’intelligence d’un art et d’une époque, Mais, à lire le livre dont je viens d’esquisser les grandes lignes, on ne trouvera pas seulement la satisfaction de suivre l’abondante démonstration d’une vérité que Didron déjà n’avait pas méconnue. L’ouvrage de M. Mâle forme une si ample collection de renseignemens iconographiques qu’aucun érudit ne pourra toucher aux monumens du XIIIe siècle sans consulter ce répertoire. Les voyageurs artistes qui voudront regarder les cathédrales comme on doit les regarder, trouveront dans ce seul volume tout ce qu’il faut savoir pour comprendre jusqu’en son essence l’art le plus riche de pensée qu’il y ait jamais eu. Enfin ceux qui seraient tentés d’évoquer pour leur propre joie la poésie profonde de ce XIIIe siècle qui a été le grand siècle de notre histoire française, pourront feuilleter dans leurs loisirs un ouvrage d’érudition qui est lui-même une œuvre d’art exquise. L’ordonnance du livre est à elle seule une évocation ; le plan en est calqué sur celui du Speculum majus de Vincent de Beauvais, et nous voyons successivement la cathédrale se refléter dans les quatre miroirs mystiques : le miroir de la nature, le miroir de la science, le miroir moral, le miroir historique. Dans ce cadre grand comme le monde, où l’encyclopédiste du XIIIe siècle avait accumulé des pensées arides comme les feuilles sèches, le nouveau docteur de Sorbonne a rendu la vie aux abstractions mêmes en les animant de toute sa sympathie ardente pour les idées et les œuvres qu’il expliquait : par lui, les symboles semblent prendre corps, et les sculptures proférer des paroles célestes. La littérature des Pères et le travail des artistes se pénètrent si intimement qu’on ne peut plus les séparer. La sérénité même des convictions anciennes semble gagner l’auteur ; il est presque sincère quand, arrêté devant le porche de l’église idéale, en face du grand Christ qui « est la clef de l’énigme de la vie, » il nous montre que, sur le monument, « une réponse à toutes nos questions est écrite. » Et, séduits, nous aussi, par cette foi faite de science et d’amour, nous croyons entendre la leçon d’un clerc savant et disert, qui aurait beaucoup aimé les artistes dont il a vu naître les œuvres, et qui se plairait comme eux à contempler et à créer des formes harmonieuses.


III

Nous avons donc reçu l’initiation, sans laquelle un monument du XIIIe siècle reste un grand mystère, et pour nous, les cathédrales, autour desquelles la Renaissance de l’antiquité et la discipline sans poésie du concile de Trente avaient fait le vide, se trouvent de nouveau baigner dans l’atmosphère de pensée où jadis elles ont surgi. Faut-il nous borner à jouir de cette résurrection, et toute obscurité s’est-elle évanouie, du moment où nous avons répudié l’erreur qui prétendait suivre sur des églises les signes de ralliement d’on ne sait quelle franc-maçonnerie?

La collaboration des docteurs et des artistes est un fait acquis : mais les conditions dans lesquelles s’est produit ce fait, les connaissons-nous? La « concordance » des textes et des monumens est établie : mais que savons-nous sur les rapports directs qui ont uni la littérature et la sculpture du moyen âge? Nous avons constaté formellement qu’une partie importante de la cathédrale échappait à l’autorité de l’Eglise ; les artistes gardent leur province indépendante dans le grand État spirituel. Du moment que ces deux puissances, la religion et l’art, ont existé à part l’une de l’autre, il paraît nécessaire de savoir où et comment s’établissait entre elles un contact.

Si M. Mâle n’a point donné à la question ainsi posée une solution régulière, il ne faudrait pas lui faire un grief de son indécision. L’auteur, une fois acceptée l’ordonnance archaïque dont la majesté l’avait séduit, s’en trouvait prisonnier. Du spectacle des quatre Miroirs, il pouvait bien tirer une conclusion dogmatique comme celle qu’il a formulée en proclamant l’orthodoxie des cathédrales; mais il lui était difficile de suivre en même temps une recherche historique. Idées et faits se présentaient à lui, non dans leur succession réelle, mais dans un ordre purement logique, si bien qu’il peut se contenter, la plupart du temps, de donner pour date aux faits qu’il énonce : « le moyen âge. » Les docteurs et les artistes lui apparaissent hors du temps, rapprochés dans une communion surnaturelle, et la pénétration de l’esprit et de la technique se fait de soi-même, pour qui contemple à la fois les livres et les édifices sub specie æternitatis. Ainsi s’expliquent, je pense, des assertions inconciliables et qu’on peut être étonné de trouver réunies dans un ouvrage aussi serré. À la page 494, les artistes ne sont que d’humbles artisans, qui se laissent guider par « la main des hommes de l’École, des docteurs. » À la page 263, ces mêmes artistes « sont des docteurs, et de leur œuvre sort la même impression de grandeur que de certaines pages de Bossu et dans ses Elévations sur les mystères. »

Cependant, si généreuse est la science de M. Mâle qu’elle peut fournir des élémens pour reprendre la question même à laquelle il n’a fait que des réponses qui s’annulent : comment la tradition ecclésiastique a-t-elle été transmise aux artistes?

Parmi les théologiens dont la Patrologie de Migne a rassemblé les œuvres, il en est un qui a présidé en personne à la reconstruction de la plus vénérable basilique de France, et qui nous a laissé, rédigé par lui-même, le programme détaillé de la décoration de l’édifice telle qu’il l’a fait exécuter. Le théologien est l’abbé Suger, qui fut en son temps l’homme le plus considérable du royaume, et l’église est l’abbatiale de Saint-Denis. Les explications minutieuses que le ministre de Louis le Gros fournit dans l’ « Histoire de son administration, » prouvent que les sculpteurs, les verriers, les fondeurs et les émailleurs, appelés de toutes les provinces de France et même de l’étranger pour travailler dans les chantiers de Saint-Denis, n’ont été que les traducteurs d’un véritable poème composé par le savant abbé. Qu’il s’agît des portes de bronze doré, du grand reliquaire pour lequel « les rois et les princes » envoyèrent leurs pierreries, du crucifix d’or qui fut placé sur un haut piédestal de cuivre émaillé, ou enfin de la série des vitraux, Suger a donné tous les thèmes. Les vitraux surtout, dont quelques-uns existent encore, sont de pures idées théologiques, qui, même au XIIe siècle, seraient demeurées inintelligibles pour la plupart des fidèles, si les figures singulières n’avaient pas été accompagnées d’inscriptions explicatives. Les légendes versifiées, qui, comme les sujets, étaient dictées par l’abbé lui-même, exposent, dans tout son raffinement, la méthode allégorique de l’École : le Lion et l’Agneau près d’un livre ouvert signifient l’union de la chair et de l’Esprit divin ; l’histoire de Moïse, qui se déroule en six compartimens, annonce l’œuvre du Christ et de son Église ; l’arche surmontée de la croix repose sur le quadrige d’Aminadab, flanqué des quatre symboles des Évangélistes. Toutes les figurines enchâssées dans les plombs des verrières, champlevées sur les émaux, coulées en bronze sur les plaques des portes, avaient un même rôle à remplir, que la volonté du théologien leur imposait : elles devaient, pour emprunter à Suger ses propres paroles, élever les fidèles de la vue des choses matérielles à la contemplation des choses immatérielles, de materialibus ad immaterialia. La nouvelle basilique de Saint-Denis, quand elle fut consacrée en 1144, était, dans toute sa décoration, un merveilleux recueil de « sentences » de l’abbé Suger, les unes formulées en toutes lettres, les autres transposées dans le langage figuré des arts, et l’auteur était si fier de son ouvrage, que partout, sur la pierre de la façade, sur le bronze des portes, même sur l’or des vases précieux, il inscrivit son nom comme une signature.

On ne peut citer, en pendant à la célèbre abbatiale, aucune cathédrale dont Fauteur spirituel soit connu. Les évêques qui ont pu donner le plan d’une décoration savante restent anonymes comme les maîtres de l’œuvre. Au moins connaît-on, grâce à M. Mâle, quelques-uns des écrits théologiques où les clercs ont puisé les idées qu’ils ont transmises aux sculpteurs et aux peintres. Les livres dont on reconnaît le plus sûrement l’influence dans des œuvres d’art du XIIIe siècle sont ceux d’Honorius d’Autun, mort vers 1152. Un sermon sur l’Annonciation que ce docteur a inséré dans son « Miroir de l’Eglise » (Speculum Ecclesiæ) fournit, figure par figure, l’interprétation d’un portail de la cathédrale de Laon, consacré tout entier à exalter la virginité de Marie. Le même sermon, complété par trois sermons sur la Nativité, la Résurrection et l’Ascension, a été illustré par les peintres qui ont développé, sur une grande verrière de la cathédrale de Lyon, le double symbolisme des scènes bibliques et des animaux réels ou imaginaires qui figurent ces quatre mystères de la Nouvelle Alliance.

Il n’est pas douteux qu’entre les compilations énormes qui recelaient ces étranges secrets et les artisans qui furent chargés de les dévoiler à une foule, des prêtres se sont toujours interposés : quel est le tailleur d’images ou le dessinateur de vitraux qui eût compris la pensée compliquée de tels livres, à supposer qu’il fût capable de lire le latin? Y eut-il jamais un maître de l’œuvre assez érudit pour avoir esquissé lui-même, d’après ses lectures, la figurine allégorique de la Philosophie telle que la décrit Boèce et telle que M. Mâle l’a reconnue sur un portail de Laon : une femme échevelée, dont la tête se perd dans les nuages, et qui porte gravées sur la bordure de sa robe deux lettres grecques mal copiées, un θ et un π,, qui sont les initiales des deux parties de la philosophie, la théorique et la pratique?

D’ailleurs, le contrôle exercé par l’Église sur le choix des sujets sacrés qui devaient se grouper sur les murs de la cathédrale, est attesté suffisamment par les rapports étroits que l’on peut saisir entre l’iconographie et la liturgie. C’est ainsi que les artistes ne représentent jamais toutes les scènes de la vie du Christ. Ils ne suivent pas l’Évangile, mais la série des grandes fêtes chrétiennes. Aussi, après avoir raconté l’enfance du Sauveur, arrivent-ils d’un trait à sa Passion, de manière à illustrer exclusivement les deux récits qui correspondent aux deux grandes époques de l’année liturgique, Noël et Pâques.

Il est donc certain que les grandes églises du XIIe et du XIIIe siècle témoignent de la soumission avec laquelle les artistes ont suivi les indications des clercs. Viollet-le-Duc lui-même avait avoué que tel portail lui semblait un « poème de pierre ; » M. Mâle plus nettement a prouvé qu’un portail de Laon était un sermon. Ce point acquis, il faut avouer que nous savons encore peu de chose. Le prêtre donne sa science, le sculpteur son talent. Mais quand l’homme de métier s’est fait expliquer le texte, qu’il a tant bien que mal compris le symbole, qu’il sait la place d’une figure dans une hiérarchie d’allégories, qu’il connaît l’attribut que l’on doit mettre dans la main d’un saint, reprend-il sa liberté? En d’autres termes l’autorité de l’Eglise s’arrête-t-elle au moment où l’idée reçoit un corps? Le sens moral et métaphysique d’une scène ou d’une figure appartient au théologien; la composition, les attitudes, les expressions appartiennent-elles à l’artiste? C’est ici qu’une décision s’impose. Car enfin Leonardo Bruni d’Arezzo a fourni un « livret » pour la disposition des sujets sur la seconde porte du Baptistère de Florence, qui devait être modelée et fondue par Lorenzo Ghiberti ; des savans et des platoniciens de la cour des Médicis ont donné plus d’une idée subtile à un Botticelli. Et cependant personne ne songe à prétendre que l’art italien du XVe siècle soit le fils légitime de l’humanisme, tandis que M. Mâle affirme positivement qu’au moyen âge, la religion a donné naissance à l’art, et que « la pensée chrétienne s’est créé des organes. »

À l’en croire, l’autorité de l’Eglise intervenait jusque dans la réalisation de l’œuvre d’art. Non seulement les artistes recevaient par l’intermédiaire d’un prêtre un peu de la tradition théologique ; mais encore une tradition iconographique se transmettait d’ateliers en ateliers et de chantiers en chantiers par des manuels, où les figures et les « histoires » les plus communes étaient décrites ou dessinées. Il y aurait eu au XIIIe siècle, en France, comme plus tard en Grèce, un Guide de la peinture, dont les prescriptions auraient été scrupuleusement suivies. « Ce livre, dit M. Mâle, en étudiant de près les œuvres d’art du XIIIe siècle, nous pourrions presque le refaire. »

Il est inutile de reconstituer a priori ce manuel imaginaire, car nous avons l’original d’un Memento, comme en possédaient au XIIIe siècle les chefs d’ateliers. C’est le fameux album de l’architecte Villard de Honnecourt. Rien assurément ne ressemble moins au Livre de l’Athos que ce vade mecum d’un ouvrier savant dans toute la pratique de son art, qui était aussi un dessinateur prestigieux. Trouve-t-on une tradition fixée, une autorité imposée sur aucun de ces feuillets de parchemin? La même page réunit les figures des douze apôtres avec un tracé géométrique et un bonhomme qui fait la culbute. Je n’ignore pas que Villard de Honnecourt esquisse lui-même, pour l’exemple de ceux qui consulteront son recueil, la scène de la crucifixion, qu’il enseigne par deux dessins superbes comment on représente l’Humilité par une svelte guerrière, et l’Orgueil par un cavalier désarçonné. Mais des formules de composition qui vont de pair avec des renseignemens techniques et des croquis d’après nature ont cessé d’appartenir à l’Église. Cette iconographie est chrétienne, je le veux; mais elle n’est pas plus « ecclésiastique » que la géométrie ou l’histoire naturelle. Dès qu’une tradition se fixe, non plus dans des livres, mais dans des lignes, et qu’une scène évangélique se réduit à une combinaison de traits qui ne sont plus pour l’homme du métier qu’une arabesque, la théologie n’a plus aucun droit sur elles, et les artistes se transmettent ces images comme leur bien.

On pourrait seulement se demander si les modèles que copiaient encore au XIIIe siècle les artisans laïcs, ne remontaient pas de proche en proche à des modèles dessinés par des prêtres ou des moines qui auraient été à la fois des artistes et des clercs. M. Mâle a émis cette hypothèse sous forme affirmative. En une phrase unique (p. 497), il a imposé pour ancêtres aux manuels des architectes et des sculpteurs qui ont travaillé à Chartres, à Notre-Dame, à Reims, les manuscrits à miniatures élaborés dans quelque monastère. Le livre d’Eglise continuerait ainsi d’exercer son autorité sur les œuvres des artisans laïcs, par le ministère des figurines hiératiques, sorties de la pure tradition orthodoxe, comme les ouvrages mêmes des docteurs.

L’idée était assez hardie pour mériter d’être développée. Mais, si M. Mâle a su parfois s’apercevoir qu’il y avait lieu de distinguer entre « la tradition écrite » et « la tradition artistique, » il a pris soin de nous avertir, dès son introduction, qu’il ne s’occuperait pas de suivre cette dernière. On doit le regretter, car la lacune que l’auteur a volontairement laissée dans ses recherches, pouvait compromettre sa conclusion même, dans la forme absolue qu’il lui a donnée. Il semble que les artistes, au moment où ils sortent de ce monde des êtres sans pensée, plantes ou bêtes, qu’ils sont libres d’animer à leur guise, tombent aussitôt sous le joug d’une double tradition, celle des docteurs qui leur proposait les idées à traduire, et celle des miniaturistes qui leur impose la forme même de la traduction. Or il est facile de montrer que cette conception de l’art au XIIe et au XIIIe siècle ne tient pas compte d’un événement capital de l’histoire des arts.

Les docteurs n’ont rien inventé ; leurs Sommes ne font que totaliser la richesse entière d’une science déjà séculaire. M. Mâle l’a dit mieux que personne : « Isidore de Séville résume les Pères, Bède le Vénérable s’inspire d’Isidore de Séville, Raban Maur de Bède le Vénérable, Walafried Strabo de Raban Maur, et ainsi de suite. » La tradition se continue dans la littérature ecclésiastique depuis saint Augustin jusqu’à Vincent de Beauvais, sans un arrêt, sans un progrès.

En est-il de même pour l’art du moyen âge ? Son développement s’est-il opéré avec cette simplicité uniforme ? Et, quand on considère les cathédrales comme l’expansion dernière d’un art religieux entraîné au moins depuis l’an Mil dans une évolution pacifique, n’oublie-t-on pas qu’entre le XIe et le XIIIe siècle s’est produit dans l’art français une révolution ?


IV

La révolution dont je parle est le fait suivant : dans le cours du XIIe siècle l’iconographie religieuse, qui depuis l’époque carolingienne n’avait pas eu en Occident d’autre moyen d’expression que la miniature et la peinture murale, passe tout entière, en France, aux vitraux et aux sculptures. L’importance de cette constatation échappera peut-être tout d’abord, tant l’habitude est prise de traiter les questions iconographiques à part des questions techniques. Mais j’espère prouver, par un exemple remarquable, l’insuffisance de la méthode ordinaire, qui consiste à étudier la série des sujets, en faisant abstraction des matières fort diverses où ils se trouvent représentés.

On connaît de reste l’expansion qu’a prise en France au XIIe siècle l’art des peintres verriers, et chacun sait que le développement de la peinture sur verre suivit naturellement la transformation rapide d’une architecture qui tendait, avec une logique irrésistible, à nourrir et à fortifier ses élémens actifs au détriment de ses élémens inertes, à vivre uniquement de l’équilibre de forces contraires, pesées et résistances, et à remplacer peu à peu la masse inutile du mur de pierre par la cloison de verre. Il est aujourd’hui superflu de démontrer que l’Église n’a été pour rien dans l’adoption de l’artifice de construction qui libéra l’architecture française de toutes les formules anciennes : la croisée d’ogives est une trouvaille de maçon. De même, l’industrie des peintres verriers n’est pas née dans un cloître. Cette mosaïque de vitres colorées, découpées au fer rouge et serties dans un réseau de plomb, supposait, pour la fabrication de ses matières premières, une connaissance des recettes de la chimie orientale, qui paraît s’être répandue en pays germanique, avant de pénétrer en France. Il est possible qu’en Allemagne des personnes ecclésiastiques aient eu connaissance de ces secrets, puisque le moine Théophile les indique dans sa Schedula diversarum artium; et rien n’empêche d’admettre que des prêtres allemands aient été à l’occasion peintres de vitraux, comme Tutilo de Saint-Gall et saint Bernward d’Hildesheim avaient été mosaïstes et fondeurs. Mais, en France, il n’y eut pas au XIIe siècle d’évêques ou d’abbés artistes : les ouvriers de Suger, même les étrangers, sont des laïcs.

Cependant, si la technique des vitraux était chose profane, il est certain que l’iconographie adoptée par les artistes qui les dessinaient sur une table enduite de craie, demeura fixée jusqu’au milieu du XIIIe siècle par des traditions d’Eglise. Je ne parle pas seulement des indications données par les théologiens qui ont confié avec prédilection l’exposé des symboles les plus mystérieux à ces figurines qui se groupaient dans des compartimens rectangulaires ou circulaires, comme des idées dans les formes scolastiques, et qui en même temps, fragiles et transparentes, semblaient traversées à la fois par le rayonnement du jour et par l’illumination de la science suprême.

La plupart des vitraux français du XIIe siècle sont imités de miniatures dont on peut désigner la provenance, et non inspirés directement par les textes ou les savans. Ainsi M. Mâle nous présente (. 277, fig. 71) un fragment d’un vitrail du Mans, où se trouve figurée la légende des deux sages-femmes, Salomé et Zélémis, qui lavèrent l’enfant Jésus après sa naissance. Mais il ne faudrait pas croire que la composition eût été imaginée au XIIe ou au XIIIe siècle par un artiste auquel aurait été communiqué le passage des Apocryphes, car déjà la scène se trouve représentée d’une manière identique dans les miniatures grecques à partir du IXe siècle ; le peintre français n’a fait que copier très exactement une page d’un évangéliaire byzantin, comme il s’en répandit dans tout l’Occident. On peut aller plus loin. L’abbé Suger, nous l’avons dit, avait préparé pour les peintres verriers qu’il employait tout un programme. Cependant telle représentation, qui passerait facilement pour avoir été dessinée sous la dictée du théologien, existe déjà telle quelle dans ces miniatures que des moines ou des religieux d’Allemagne exécutaient au XIe et au XIIe siècle pour des recueils théologiques, avant-coureurs des grandes Sommes. Le Christ portant sur la poitrine une sorte de grande étoile où sept médaillons représentent les sept dons du Saint-Esprit, et accompagné de deux femmes qui symbolisent la Loi ancienne et la Loi nouvelle, est une figure toute semblable aux images compliquées que l’abbesse Uota de Kirchberg a fait dessiner, au commencement du XIe siècle, sur les feuillets d’un évangéliaire illustré pour son abbaye de Ratisbonne. Le style des figures, comme l’arrangement des inscriptions prolixes, est identique dans le manuscrit et dans le vitrail.

Il faut généraliser, bien qu’on ne puisse multiplier ici les rapprochemens. Les faits de l’Histoire sacrée et les symboles, qui forment la matière de livres comme celui de Vincent de Beauvais, avaient été traduits en silhouettes colorées bien avant que des architectes eussent ménagé dans leurs églises des baies disposées pour recevoir des vitraux. Sans même remonter à l’art chrétien des premiers siècles, on sait que le Miroir historique, Ancien et Nouveau Testament, avec les Apocryphes et les vies des saints orientaux, avait défrayé la mosaïque et la peinture byzantine. Le Miroir moral avait fourni aux miniaturistes allemands le thème de compositions savantes. Les peintres verriers qui travaillèrent pour les premières cathédrales se bornèrent à agrandir, en les modifiant légèrement, les modèles que leur fournissaient les manuscrits enluminés d’origine grecque et germanique, dans un temps où il n’existait pas encore en France une école de peinture indépendante. Or, imiter des images peintes en face d’un texte sacré ou de la glose d’un docteur par un caloyer de Byzance ou une religieuse allemande, c’était vraiment, pour l’artiste, recourir au seul livre qu’il fût capable de lire, et puiser directement aux traditions réunies des églises d’Orient et d’Occident. Le peintre de vitraux obéissait, ou bien aux indications d’un prêtre qui le prenait pour instrument de sa pensée, ou bien à la leçon d’une peinture exécutée jadis dans un monastère. Aussi les œuvres des verriers furent-elles longtemps raidies par une discipline qui ne laissait point de champ à la fantaisie individuelle. Il n’y a point de grotesques sur les vitraux, point d’animaux qui ne soient des symboles, point de feuillages vivans. Le décor végétal qui forme les bordures est stylisé comme les personnages. L’art du vitrail est resté pendant plus de cent ans un art hiératique, dans le sens propre du mot, comme la mosaïque dont il jouait dans les églises françaises le rôle lumineux. Les peintures en verre n’étaient que des miniatures agrandies et transfigurées par le soleil. Elles perpétuaient, entre les piliers élancés d’une architecture jeune et sortie du peuple, les formules de l’iconographie codifiée dans les vieux cloîtres.

En pouvait-il être de la sculpture en pierre comme de la peinture en verre? Une même tradition artistique a-t-elle pesé sur les dessinateurs de vitraux et sur les tailleurs d’images?

On ne peut oublier qu’au moment où la sculpture monumentale reparut en France, dans les premières années du XIIe siècle, il y avait plus de cinq siècles qu’un sculpteur allemand, italien ou français n’avait ébauché une statue. À Byzance même, au milieu du grand effort artistique qui suivit le rétablissement du culte des images, au milieu du IXe siècle, pas un artiste ne songe seulement à représenter une scène évangélique ou un épisode légendaire dans quelque bas-relief inspiré de ceux qui avaient couvert les sarcophages jusqu’au temps de Justinien. À peine peut-on signaler quelques figures des saints et de la mère de Dieu debout ou assise sur le champ d’une plaque de marbre. Ces bas-reliefs encastrés aux murs des églises, et qui restent étrangers à la suite majestueuse des peintures et des mosaïques, décor officiel de l’édifice, sont de simples icônes, devant lesquelles on vient pendre des lampes. L’image sainte en marbre poli n’est que l’agrandissement des images d’ivoire que les riches conservaient dans leurs oratoires privés.

Et en effet la sculpture ne s’exerce plus que sur des œuvres minuscules, dans des matières rares et coûteuses; elle n’est plus que ciselure et orfèvrerie. Comme la peinture, au temps des iconoclastes, était réduite à la miniature, la sculpture, du VIIe siècle au XIIe, ne pouvait s’élever au-dessus des bijoux d’ivoire ou de métal. Même des œuvres hardies, en apparence, comme les portes de bronze et la colonne d’Hildesheim, fondues sous la direction de saint Bernward au début du XIe siècle, sont couvertes de figurines grandes comme la main. Dans ce travail d’ouvriers patiens, tout souvenir de la grande plastique a fini par s’éteindre, et les ouvriers d’Hildesheim ont pris pour modèle de leurs scènes bibliques, non des reliefs anciens, mais des miniatures de manuscrits.

À voir la sculpture ainsi réduite à décorer seulement le mobilier d’église, écartée des parois où la peinture enseigne au peuple l’histoire et le dogme, condamnée enfin à ne faire sortir de la pierre ou du marbre que des rinceaux, des entrelacs ou des monstres, il semble qu’une malédiction chrétienne ait desséché l’art qui avait le plus magnifiquement glorifié les faux dieux. Sans doute les Pères du second concile de Nicée n’avaient point excepté la sculpture, dans la réhabilitation solennelle des saintes images, et les docteurs orthodoxes n’avaient pas manqué d’opposer aux iconomaques cette statue de bronze qui avait été élevée au Christ par l’hémorroïsse, après sa guérison, et qu’Eusèbe avait vue dans la ville de Panéas. Au milieu de la grande lutte de doctrine à laquelle les évêques de France et de Germanie prirent part eux aussi au temps de Charlemagne, les adversaires condamnent ou défendent sans distinction tous les arts plastiques. Mais, quand les passions furent éteintes, les prêtres français les plus éclairés séparèrent nettement, dans leur conception de l’art religieux, sculpture et peinture. Nous avons sur ce point un témoignage du plus haut intérêt.

En l’an 1020, un écolâtre de Chartres, Bernard d’Angers, qui faisait avec un de ses amis un grand voyage de pèlerin dans la région limousine et toulousaine, visita les sanctuaires fameux d’Aurillac et de Conques. Il vit là, sur les autels, les deux statues qui renfermaient les reliques de saint Gérald et de sainte Foy. C’étaient des simulacres d’or pur, en ronde bosse, avec de gros yeux de pierres précieuses dont l’éclat surhumain frappait les paysans de terreur. L’écolâtre cria au scandale : « Que dis-tu, mon frère, de cette idole? N’est-ce pas Jupiter ou Mars? Diane ou Vénus? » Cette indignation n’est pas chose neuve, et l’on trouverait dans les écrits des adversaires des images, comme Claude de Turin, contre lequel Agobard de Lyon écrivit tout un traité, des paroles aussi virulentes contre « ces restes du culte des dieux ou plutôt des démons. » Ce qui est bien autrement important, c’est que Bernard d’Angers, en racontant pieusement son pèlerinage, prend prétexte de ces incidens pour nous confier ce qu’un prêtre savant pensait au XIe siècle sur le rôle des arts dans l’église. « C’est, dit l’écolâtre, une impiété et une absurdité que de former une statue de plâtre, de bois ou de bronze, excepté celle du Seigneur en croix. » Et il ajoute expressément : « Quant à l’histoire des saints, elle doit être racontée aux yeux des fidèles uniquement par l’écriture véridique des livres, ou par des silhouettes colorées peintes sur les parois[2]. »

La déclaration ne saurait être plus catégorique, et le témoignage de l’écolâtre de Chartres, rapproché des paroles fameuses de saint Bernard, nous donne ce qu’aucun docteur n’a formulé clairement : la hiérarchie que l’église de France, au XIe siècle, attribuait encore aux différens arts. La peinture seule était l’art chrétien, destiné à glorifier Dieu et les saints, et à instruire les fidèles. Quant à la sculpture elle était condamnée comme impie ou tolérée comme indifférente. Il lui était défendu de représenter par des statues en ronde bosse « la nature incompréhensible et invisible du Christ-Dieu » et « les âmes glorieuses » des saints : car les gentils, en employant la pierre pour représenter leurs dieux, y avaient laissé des démons. On ne trouverait pas même, avant les dernières années du XIe siècle, un chapiteau sur lequel le sculpteur ait rappelé, par deux ou trois figurines sommaires, quelque scène évangélique ou biblique : l’artisan ne se heurtait point ici à une condamnation formelle, mais à une répugnance instinctive et profonde. Il ne restait donc au tailleur de pierres, pour faire œuvre d’artiste, que la décoration, dont les motifs représentaient, nous l’avons dit, toutes les formes du « paganisme » antique, barbare et oriental. La sculpture était traitée par l’Eglise comme un esclave resté païen, qu’on laissait exercer son industrie suivant ses vieilles traditions, mais aux mains duquel on ne confiait pas les choses sacrées.

Imaginons maintenant notre écolâtre revenu dans la ville de Chartres, un siècle et demi après son pèlerinage à Conques, et voyons-le arrêté bouche bée devant les trois portails couverts de figures sculptées jusque sur le fût des colonnes, et habités par des prophètes, des ancêtres de la Vierge taillés en ronde bosse comme les « idoles. » Le bon théologien se serait cru, je gage, ensorcelé ou possédé.

Que s’était-il donc passé entre la première moitié du XIe siècle et la seconde moitié du XIIe? Il faut l’avouer, nous l’ignorons encore, et une nuit totale enveloppe les origines de la sculpture française, c’est-à-dire de toute la grande sculpture du moyen âge. M. le professeur Vöge avait cru démontrer que l’art de la statuaire s’était conservé obscurément dans la Provence, et que le premier des grands portails ornés de statues était celui de Saint-Trophime, dont le plus ancien portail de Chartres aurait simplement développé l’ordonnance. La thèse pourrait nous séduire, car après avoir entendu les propos de l’écolâtre Bernard, il serait beau de voir la sculpture monumentale renaître en terre romaine, dans la province de France qui conservait le plus de monumens et de traditions antiques. Mais les dates sont en désaccord avec les inductions élégantes du savant allemand, et il paraît établi que le portail de Saint-Trophime est postérieur à celui de Chartres : c’est ce dernier qui aura été le modèle de l’autre ; les rôles se renversent et de nouveau la nuit s’étend. Il reste avéré que les plus anciens monumens de la sculpture en France appartiennent au Languedoc, à la région toulousaine et albigeoise. M. Vöge a prouvé que les sculptures des portails de Saint-Denis décorés au temps de Suger ont été exécutées par des ouvriers venus de ces ateliers robustes qui avaient fait saillir tant de figures barbares et puissantes sur les façades de Moissac, de Souillac, de Toulouse. Mais la formation même des écoles de sculpture du sud-ouest de la France demeure un événement artistique dont les antécédens nous échappent complètement. Une seule chose est certaine, c’est qu’aucun concile, aucun docteur n’a prononcé au XIe siècle une sentence qui aurait relevé la sculpture de l’état de dépendance où elle était réduite. La victoire du vieil art païen n’a pas suivi une décision théologique, et ce sera dans des causes d’ordre technique qu’il faudra chercher l’explication du grand fait qui a fait dévier le développement régulier de l’art chrétien, à partir du jour où la sculpture a pris possession du domaine religieux réservé pendant cinq siècles à la peinture.

Au moins peut-on considérer le fait accompli et en mesurer l’étendue. Un mot dira tout: la sculpture au XIIe siècle était un art sans tradition. Ce serait une étude précieuse, et que M. Mâle, je l’espère, nous donnera un jour, que l’étude iconographique de la sculpture française, distinguée de l’art du vitrail, et considérée, non plus dans son plein épanouissement, mais à ses débuts, dans toutes les œuvres qui appartiennent authentiquement à la première moitié du XIIe siècle. On assisterait à un conflit étrange entre les souvenirs des miniatures et des ivoires, au milieu desquels se dégageraient déjà bien des motifs dont rien ne peut rendre compte dans l’art antérieur. Au porche vieux de Chartres, la révolution est achevée : les timides copies de la miniature, que vers le même temps telle église de la Charente montre encore dans ses sculptures, sont bien loin ; les scènes évangéliques se déroulent sur les chapiteaux avec une liberté toute nouvelle, et les longues statues couronnées ne rappellent plus aucune des œuvres qu’avait produites l’art chrétien d’Occident : les corps sont des colonnes vivantes, et les têtes sont presque des portraits.

La sculpture monumentale, du moment où elle se trouvait réalisée, devait se séparer ouvertement de la peinture, qui conservait ses traditions dans la miniature. Les enlumineurs avaient été des moines ; les tailleurs de pierre avaient toujours été des hommes du peuple, et leur art sortait de l’architecture, non des manuscrits. Les peintures occupaient la nef: les fresques des églises d’Occident, comme les mosaïques d’Orient, formaient sur les murs une lente procession qui aboutissait au sanctuaire, et la gloire du Tout-Puissant était peinte dans la grande conque de l’abside. Les sculptures au contraire couvrent la façade; elles s’adressent non plus au fidèle agenouillé, mais au passant. La peinture était une langue sacrée, sœur du latin, dont les prêtres savaient la grammaire ; la sculpture, depuis les Mérovingiens, avait été une langue profane. Quand les prophètes et les saints descendent des murs où s’effaçaient leurs silhouettes sommaires, pour venir se ranger sur les parois, grands et robustes comme des vivans, c’est le drame liturgique rédigé par des clercs dans la langue de l’Eglise, qui sort de la cathédrale, et qui parle au peuple sa langue familière.

Mais il y a plus ; l’artiste, qui dégrossissait un bloc en frappant à grands coups, ne pouvait plus « voir » les choses animées des mêmes yeux que le peintre habitué à promener son pinceau sans effort sur une surface égale. C’était une révélation que de reproduire les plantes, les bêtes et les hommes avec tout leur relief, que de reconstruire la réalité sur des principes d’architecte, et non plus sur des formules de peintre, et de créer des figures qui avaient trois dimensions au lieu de deux. L’émancipation de l’art, au moins dans les temps chrétiens, a toujours commencé par la sculpture. Nicola et Giovanni Pisano précèdent Giotto; les sculpteurs du duc de Bourgogne précèdent les frères Van Eyck ; et toute la peinture du XVe siècle serait un miracle sans Donatello et Ghiberti. Si l’art byzantin s’est trouvé figé dans une tradition sacerdotale, si depuis le Xe siècle il n’a cessé de vieillir, c’est qu’il n’a pas produit depuis lors une figure de ronde bosse. M. Mâle rappelait à propos du XIIIe siècle le Guide de la peinture : mais qui donc a jamais songé à découvrir un Guide de la sculpture?

En France comme en Italie, l’art de la pierre finit par affranchir les autres arts. Dans les premières années du XIIIe siècle, un vitrail pris entre cent est « en retard » de près d’un siècle sur les sculptures ses contemporaines : l’art traditionnel reste nécessairement archaïque par rapport à l’art qui a repris contact avec la nature. Mais, au temps de saint Louis, les distances qui séparaient la sculpture et la peinture diminuent rapidement. La liberté dont les sculpteurs ont donné l’exemple gagne les dessinateurs de vitraux et les enlumineurs de manuscrits : le dessin s’anime comme le modelé, et l’on voit paraître sur les verrières des figures indiquées d’un trait aussi hardi et aussi spirituel que les croquis de Villard de Honnecourt. En même temps, les compositions traditionnelles et leur sens chrétien s’éloignent de plus en plus du schéma byzantin ou germanique. La peinture, comme la sculpture, devient vivante et française.

Un souffle a couru du haut en bas de la cathédrale. Ce n’est pas l’esprit de Dieu : c’est une force cent fois plus redoutable pour l’Église que les idoles : c’est la Vie. On reconnaît toujours dans l’édifice ces deux mondes que nous y avons distingués : le monde des plantes et des bêtes, et le monde des saints. Mais la séparation n’est plus accusée entre ces deux royaumes comme au temps où l’un était abandonné aux sculpteurs et l’autre réservé aux peintres. La même pierre devient, sous le ciseau de l’imagier, un dragon diabolique ou Notre-Dame en personne. La foi n’a pas pénétré dans le monde sans pensée pour le sanctifier; mais la sève de vie a monté jusqu’à l’assemblée des saints, pour les humaniser. Désormais le Prophète est un vieillard robuste, en même temps qu’un témoin, et la Vertu est femme, en même temps que symbole. Le jour est proche où les saintes prendront l’attitude maniérée et le sourire coquet d’une dame de la ville, et où les plus grands mystères seront ravalés au rang d’anecdotes familières. La pente était fatale : du moment où l’art échappait à la tradition par la brèche que la sculpture avait ouverte, il ne pouvait plus se tourner que vers la nature ou l’antiquité. Il n’a manqué peut-être qu’un plus grand nombre de modèles romains, pour que la révolution commencée par la résurrection de la sculpture aboutît dans la France du Nord à une Renaissance. Devant un des portails de Reims, la ville impériale de Jovien, les sculpteurs ont bien su grouper deux statues de matrones, voilées comme des prêtresses, pour représenter la Visitation.

Le développement même de la sculpture au moyen âge explique les répugnances que les images en relief avaient inspirées aux théologiens. Ceux-ci semblaient avoir soupçonné dans la puissance créatrice qui refaisait en pierre toute l’œuvre de Dieu une vertu diabolique, et on eût dit qu’ils apercevaient déjà que l’art païen reviendrait comme d’instinct à ses origines, dès qu’il reconnaîtrait dans quelques statues mutilées ses propres ancêtres.

Cependant, l’Église au XIIe et au XIIIe siècle était assez forte pour se faire une alliée de la sculpture, cette étrangère, sans cesser d’employer la peinture, sa fidèle servante. Deux siècles après les anathèmes de l’écolâtre Bernard d’Angers, un théologien fameux, Sicard de Crémone, prêtait à l’art même des sculpteurs un symbolisme nouveau. «La multitude des sculptures, dit-il dans un passage de son Mitrale que Guillaume Durand a reproduit textuellement, exprime la variété des vertus chrétiennes, et, si les figures en ronde bosse semblent sortir des parois, c’est pour signifier que la vertu est active et qu’autour de ce temple de Dieu qui est l’âme sainte, elle s’avance vers le siècle, pour y faire le bien. »

Ainsi la sculpture n’était plus seulement tolérée comme un art profane capable d’amuser le peuple par des figurines monstrueuses ; elle était devenue à son tour, dans la main de l’autorité ecclésiastique, un instrument d’édification. L’Église n’avait point provoqué la transformation, menaçante pour l’avenir de l’art chrétien, qui livrait à la sculpture les sujets les plus augustes de l’iconographie religieuse. Mais quand le mouvement parti du sud-ouest de la France eut gagné les provinces du Nord où une architecture nouvelle semblait se préparer tout exprès pour accueillir une décoration nouvelle, alors les maîtres de la discipline ecclésiastique, comme Suger à Saint-Denis, appelèrent des sculpteurs pour réaliser en pierre, comme en verre ou en métal, de hautes conceptions. La pensée des docteurs s’exprima aussi impérieusement dans les statues des portails, pour lesquels le prêtre ne pouvait donner à l’artiste aucun modèle d’origine sacerdotale, que sur les grands vitraux où le dessinateur reproduisait fidèlement des peintures monacales.

Il y a plus : c’est diminuer l’œuvre extraordinaire que la théologie du XIIe et du XIIIe siècle a produite en France avec le concours de l’art nouveau, que d’y voir la suite régulière d’une œuvre commencée depuis les origines de l’Église. Tant que les images destinées à l’instruction des fidèles ont été reproduites par les peintres suivant l’ordre établi et les modèles prescrits, la conception s’immobilisait comme l’exécution. Les ateliers se transmettaient la liste des sujets et les poncifs, sans que le théologien eût à intervenir de sa personne. Mais, quand les moyens d’expression, que les arts avaient offerts jusqu’alors à la foi et à la doctrine, se trouvèrent entièrement changés, l’Église elle-même put enrichir la série des conceptions théologiques dont elle confia la réalisation aux artistes. Un fait frappant, pour peu que l’on étudie l’art français du XIIe et du XIIIe siècle dans ses rapports avec l’art français ou étranger des siècles antérieurs, c’est qu’il apparaît dans les cathédrales un grand nombre de figures et de scènes allégoriques, qu’on ne trouve pas auparavant dans l’iconographie monumentale. Des motifs compliqués, qui étaient restés confinés dans les manuscrits, sont montrés au peuple sur les vitraux et sur les portails. Du même coup, la disposition traditionnelle des images saintes est profondément modifiée. L’ordre des peintures qui se juxtaposaient sur les murs des nefs était un ordre historique. Au contraire, les sculptures des portails, qui devaient se plier à la symétrie architecturale, furent ordonnées par rapport à un centre ; en même temps, le théologien qui, sans aucun doute, combinait l’arrangement de chaque figure avec l’artiste, imposa aux statues et aux bas-reliefs un ordre logique. Ainsi un portail fut à la fois un système organique de colonnes et d’archivoltes, et la démonstration complète de quelque grande vérité; il fut une construction géométrique et scolastique. On voyait, dans les peintures d’une église du XIe siècle, quelques récits de la Bible ou de l’Evangile; au porche vieux de Chartres, Didier a pu reconnaître tout un abrégé de l’histoire chrétienne du monde, une Somme en raccourci. La tradition que se transmettaient les peintres anciens était l’enseignement commun des Livres saints : les conceptions savantes qui furent exposées par les cathédrales, étaient celles de l’Ecole et des docteurs.

Ces théologiens, dans leur travail en commun avec les sculpteurs, ont eu des inventions d’une simplicité saisissante, de vraies idées d’artiste. Le clerc inconnu qui a imaginé le premier de ranger au-dessus des portails d’une église l’assemblée des trente-deux rois géans qui sont les ancêtres de la Vierge, a donné à une façade entière une grandeur d’épopée. Obligés de concentrer leur pensée pour la fixer dans une œuvre d’art, les théologiens ont réussi à se dégager des obscurités et des longueurs qui rendent illisibles leurs ouvrages écrits pour les clercs. Aussi faut-il le dire : ce que la science de l’école avait d’admirable et de durable a passé tout entier dans les cathédrales. La littérature ecclésiastique du moyen âge n’a pris toute sa majesté et sa vraie beauté que dans la traduction faite par les artistes à l’usage des ignorans.

En dernière analyse, nous finissons non seulement par préciser la conclusion de M. Mâle, mais par la dépasser quelque peu. Il est instructif de rappeler que, pour en arriver là, nous avons dû commencer par démontrer la parfaite exactitude de cette affirmation de Viollet-le-Duc : « L’art de la statuaire appartient aux laïcs. » C’est qu’en effet, pour comprendre à fond l’art français du XIIIe siècle, il faut reconnaître en lui le travail à la fois distinct et concordant des docteurs et des artistes. Viollet-le-Duc et M. Mâle ont décrit chacun, avec une science et un talent également admirables, l’un des aspects de la vérité. Il suffit, pour formuler la vérité tout entière, de rapprocher l’étude technique donnée, il y a trente ans, par le célèbre architecte, et l’étude iconographique publiée d’hier. Si les cathédrales doivent toujours avoir pour l’historien un intérêt extraordinaire, c’est que les grandes églises françaises décorées entre 1140 et 1290 ont offert un exemple, unique dans l’histoire, de l’équilibre éphémère de deux forces ennemies : un art qui tenait directement au peuple, à la nature et à la vie; une pensée qui appartenait aux écoles, qui depuis les premiers Pères de l’Eglise avait gardé son immobilité, et qui restait abîmée dans la vision d’un monde surnaturel. L’art des vieux maîtres du royaume de France est le seul, entre tous les arts, qui ait eu le charme d’une jeunesse libre et forte, et en même temps, pour citer encore une parole de M. Mâle, « la grandeur qu’ont les œuvres, auxquelles les siècles ont participé. »


EMILE BERTAUX.

  1. Pour les dates entre lesquelles ne trouve circonscrite l’ « Époque des Sommes » on peut consulter une thèse, d’ailleurs insuffisante, de l’abbé Simler (1871, chap. IV). La Somme des sentences, par Hugues de Saint-Victor, qui a donné son nom au genre même de ces écrits théologiques, est de 1120. La dernière des grandes Sommes est l’œuvre de Henri de Gand, qui mourut en 1293. Le fonds des Manuscrits latins de la Bibliothèque Nationale est encombré de Sommes inédites.
  2. « Sanctorum autem memoriam humanis visibus vel veridica libri scriptura, vel imagines umbrosae coloratis parietibus depictae tantum debent ostendere (Liber Miraculorum Sanctae Fidis, éd. Bouillet, Paris, 1897, p. 47). » Je trouve ce texte cité dans un important article de M. Albert Marignan (Revue Le Moyen Age, année 1899, p. 58-59).