L’Art italien et ses nouveaux historiens

L’Art italien et ses nouveaux historiens
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 709-728).
L’ART ITALIEN
ET SES
NOUVEAUX HISTORIENS

I. Les Chefs-d’œuvre de la peinture italienne, par Paul Mantz. — II. Les Sculpteurs italiens, par Charles C. Perkins. — III. Les Vierges de Raphael, par F.-A. Gruyer.

Le temps n’est pas encore fort loin de nous où l’histoire de l’art ancien n’intéressait guère dans notre pays que les érudits de profession et un petit groupe de curieux. Rien de moins populaire assurément, malgré tout leur mérite, que les travaux d’Émeric David ou de Quatremère sous le premier empire et sous la restauration. Pour citer des exemples plus récens, les ouvrages sur la sculpture, la peinture ou la gravure au moyen âge ou à l’époque de la renaissance que publiaient, il y a vingt ans, MM. Didion, Léon de Laborde, Renouvier et quelques autres, ne réussissaient le plus ordinairement à trouver un public que dans le cercle des académies. Les choses ont bien changé depuis lors. Toute une école s’est formée, qui a entrepris, dans les recueils périodiques ou dans les livres, de débarrasser l’histoire pittoresque d’un appareil trop expressément archéologique. De leur côté, les « honnêtes gens, » comme on aurait dit au XVIIe siècle, se sont familiarisés de plus en plus avec des faits ou des œuvres dont il semblait qu’on voulût autrefois leur interdire même l’examen, et les progrès ont été tels de part et d’autre qu’on serait sans doute aussi mal venu à se reprendre sur ce point aux anciennes coutumes littéraires qu’à prétendre enrayer ce mouvement général des esprits vers les sources d’informations sûres et les traditions de bon aloi.

L’art italien en particulier, — et certes c’était justice, — est devenu de nos jours l’objet d’investigations assez suivies, d’études assez attentives pour s’accréditer pleinement même dans ses phases les moins connues naguère, et pour occuper les souvenirs du public aussi bien que la plume des critiques ou des historiens. On peut maintenant sans apparence de pédantisme, sans crainte de heurter des préjugés ou de ne rencontrer que l’indifférence, parler de Nicolas de Pise ou de Duccio, de Michelozzo ou de Jean de Fiesole, parce que les ouvrages comme les noms de ces vieux maîtres ont cessé d’appartenir à la pure érudition. A-t-on par malheur une admiration médiocre pour ces talens et ces monumens primitifs, ou même un sentiment tout contraire à l’admiration, il n’est plus permis en pareil cas de compter être cru simplement sur parole, et le président De Brosses, qui, sans scandaliser personne, pouvait au XVIIIe siècle appeler tout uniment Giotto « un barbouilleur, » serait tenu aujourd’hui de renoncer à ces procédés sommaires et de donner au moins ses raisons.

Quant aux époques ou aux travaux qui de tout temps ont eu le privilège de représenter par excellence l’art italien, d’en résumer pour ainsi dire la gloire classique et officielle, on a appris à les juger d’autant mieux qu’on s’est rendu un compte plus exact des progrès qui les avaient préparés et de la décadence qui devais les suivre. Depuis que les peintures des quattrocentisti florentins nous ont expliqué les chefs-d’œuvre prochains de Léonard et de Raphaël, depuis que Michel-Ange lui-même ne nous apparaît plus, après la venue de Luca Signorelli, comme un miracle sans prophète, comme un messie de l’art sans précurseur, — ni Léonard, ni Raphaël, ni Michel-Ange n’ont pu pour cela déchoir de leur rang ou démériter de la postérité. Ils n’en gardent pas moins leur autorité souveraine, leur importance incomparable, parce qu’en continuant à quelques égards le passé ils en transforment les traditions et les dégagent de toute équivoque, parce que l’attention qu’ils prêtent à certains exemples ne fait que stimuler en eux les forces secrètes de l’invention, parce qu’enfin et surtout ils agissent avec la toute-puissance du génie là où leurs devanciers s’étaient comportés seulement en hommes de bonne volonté ou de talent. Voilà ce qui ressort pour tout le monde des rapprochemens établis depuis quelques années entre les merveilles du XVIe siècle et les monumens des époques précédentes, voilà aussi d’où nous viennent sur la période finale de l’art italien, sur la valeur relative de l’école bolonaise par exemple, des notions plus saines que ne l’étaient, au temps de Watelet et des encyclopédistes, les admirations de confiance pour les héritiers des Carrache et pour les faux chefs-d’œuvre qu’ils ont produits.


I.

Le livre dans lequel M. Paul Mantz vient de retracer les phases principales que la peinture a traversées en Italie nous semble très propre à confirmer ces progrès généraux de l’opinion en conseillant utilement les esprits pressés, ceux qui, faute de dispositions spéciales ou de loisir, entendent s’en tenir aux aperçus d’ensemble et au simple résumé des choses. Le nouvel ouvrage sur les Chefs-d’œuvre de la peinture italienne n’est pas, — son titre l’indique suffisamment, — une histoire de tous les événemens pittoresques, de tous les talens qui se sont succédé pendant quatre siècles en Toscane ou en Ombrie, à Venise ou à Rome, à Naples ou à Milan : c’est une sorte de précis historique ou, comme on aurait dit autrefois, de Discours dans lequel la chronologie des faits est exposée en termes succincts, mais substantiels, et le caractère des différens progrès défini par quelques illustres exemples. Je ne parle ici toutefois que des formes de la démonstration littéraire. Les mérites qui distinguent le travail de l’écrivain dans les Chefs-d’œuvre de la peinture italienne ne recommandent pas au même degré les reproductions chromolithographiées de ces chefs-d’œuvre, et il n’est pas besoin d’un fort long examen pour reconnaître ce que l’exécution des planches publiées en regard du texte a trop souvent d’imparfait en soi, ou d’insuffisamment conforme aux apparences des modèles.

En face de pareils types d’ailleurs, convenait-il bien de recourir au procédé chromolithographique? Passe encore s’il s’était agi seulement de nous rendre l’aspect calme et le coloris sans complication des peintures appartenant au XIVe ou au XV siècle. Cette sobriété même, cette franchise dans l’harmonie qu’offrent les fresques de la vieille école florentine, pouvaient jusqu’à un certain point autoriser l’emploi d’un moyen peu différent de l’enluminure, et les reproductions de quelques scènes peintes par Ghirlandaïo et par Jean de Fiesole ne laissent pas de donner une idée assez exacte de la physionomie propre aux œuvres originales; mais comment, par la simple application de teintes plates sur la pierre, arriver à une imitation satisfaisante de cette souplesse dans le modelé ou dans le ton, de ces nuances infinies, de ces mille modulations pittoresques qui font le charme d’un tableau de Léonard, de Raphaël ou de Corrège? Des chromolithographies comme celles où l’on a entrepris de représenter la Vierge et sainte Anne, le Sommeil de Jésus, le Mariage de sainte Catherine, sont loin de fournir une heureuse solution du problème. Comme les âpres gravures en bois à côté desquelles elles sont placées, comme ces fâcheuses photographies dont on nous inflige ailleurs et à tout propos le spectacle, elles prouvent que, pour interpréter des morceaux de cet ordre, il faut mieux que les combinaisons strictement mécaniques, mieux que l’adresse involontaire d’un appareil ou d’un outil; il faut que l’instrument dont on se sert, au lieu de tout subordonner à lui-même et à ses propres fins, s’assouplisse aux exigences intimes, aux conditions les plus subtiles de la tâche. Le burin, en raison même des calculs imposés à celui qui le manie, a précisément cette destination nécessaire et cet office; c’est donc au burin qu’on doit confier la traduction des maîtres, sous peine de n’obtenir autrement que l’effigie sans âme, le simulacre inerte et muet des beautés qui, dans leurs tableaux, expriment si éloquemment la vie de la pensée.

La pensée! est-elle jamais absente des œuvres de l’art italien? Même dans celles où l’élément pittoresque semble le plus ouvertement prédominer, l’intention morale ne cesse pas de relever jusqu’au caprice ou d’animer jusqu’aux formules conventionnelles. C’est là ce qui caractérise avant tout le génie des écoles italiennes et ce qui en constitue au fond l’unité malgré la diversité des talens dont elles se composent, malgré le nombre et quelquefois le radicalisme apparent des tentatives successivement accomplies. Nous ne prétendons pas pour cela attribuer la signification d’un argument philosophique à tout tableau peint à Florence ou à Rome avant la fin de la renaissance, ni transformer en dialecticien tout artiste né à cette époque de l’autre côté des Alpes. Ce que nous voulons dire seulement, c’est que dans l’histoire de l’art italien chaque perfectionnement matériel est déterminé par un progrès de l’esprit, chaque changement extérieur par une préoccupation idéale, et que, contrairement à ce qui se passe ailleurs, — en Flandre ou en Allemagne par exemple, — les innovations les plus hardies se concilient avec certaines inclinations permanentes et le respect de certains souvenirs.

Il est assez difficile sans doute de reconnaître dans Rubens un descendant des van Eyck, ou de rattacher la seconde génération des élèves d’Albert Durer à celui-ci et à Martin Schoen; en revanche, quoi de moins équivoque que la parenté intellectuelle des maîtres qui se succèdent depuis Giotto jusqu’aux derniers représentans de la renaissance italienne? Dans toute la série de leurs travaux, si dissemblables qu’en soient les formes, qu’y a-t-il sinon les témoignages d’une volonté commune, d’un désir persévérant d’améliorer les moyens d’expression sans rien sacrifier ni compromettre des conquêtes déjà faites et des droits acquis de la pensée ? Le mouvement naturaliste qui s’opère au XVe siècle sous l’influence de Masaccio confirme bien plutôt qu’il ne dément les efforts tentés dès le siècle précédent pour arriver à persuader l’intelligence par une image plus vraisemblable des choses. La grâce un peu mondaine de Filippino Lippi continue, en les rajeunissant, les traditions de l’art délicat pratiqué par Benozzo Gozzoli, comme les énergiques exemples d’Orgagna, repris et commentés par Luca Signorelli, aboutissent, de développement en développement, aux terribles fresques de la Sixtine. Enfin lorsque Raphaël apparaît, lorsque « le peintre à l’âme élue et bienheureuse, » comme dit Vasari, vient répandre sur le monde le trésor de ses inspirations, le passé de l’art national, loin de disparaître ou de s’effacer, ne fait que se résumer dans cette incarnation suprême. Les chefs-d’œuvre que Raphaël a laissés n’attestent pas seulement l’excellence de ses aptitudes personnelles, ils sont aussi le dernier mot, la conclusion logique des entreprises poursuivies en Italie par six générations d’artistes, et, sans attenter à la gloire du plus grand des peintres, on peut dire que, pour arriver à faire mieux qu’on n’avait fait encore et qu’on ne devait jamais faire, il n’a guère moins recueilli qu’il n’a deviné.

Un des mérites du livre de M. Mantz est de nous retracer clairement, dans l’histoire de la peinture italienne, cette marche toujours progressive vers un but entrevu dès les premiers pas, puis, lorsque ce but si unanimement poursuivi a été atteint, de nous montrer le succès même engendrant les abus, l’esprit de système et la convention se substituant aux recherches sincères, jusqu’au jour où l’art, désormais vaincu par la routine, achève de s’immobiliser et s’éteint. À quoi bon dès lors compliquer de questions secondaires ou de menus détails la description de ces faits généraux ? Fallait-il, suivant un usage à peu près consacré, multiplier les classifications, parquer en quelque sorte les écoles dans les limites de la fatalité originelle, et subordonner bon gré mal gré le rôle des artistes à l’orthographe de leurs noms ou à la lettre de leur acte de naissance ? — Rien de moins utile au fond et souvent rien de plus contraire à la vérité que cette prétendue rigueur historique. « Lorsque l’on voit, dit avec raison M. Mantz, en des lieux qui semblent si divers, s’opérer simultanément les transformations les plus radicales,... on doit reconnaître que, malgré certaines divergences apparentes, les écoles italiennes n’en forment qu’une, qu’il est arbitraire de séparer ce qui a été si intimement uni, et que dans ces réveils, dans ces triomphes, dans ces défaillances, qui se produisent partout à la fois, il n’y a qu’une seule et même histoire. »

C’est la juste physionomie de cette histoire qu’un écrivain a pour devoir principal de dégager. Si autrefois des erreurs ont été commises, ce sont les erreurs intéressant la nature même et les titres essentiels des talens qu’il lui appartient surtout de rectifier ; le reste demeure affaire de curiosité archéologique. On a eu beau, depuis quelques années, déposséder des noms sous lesquels ils avaient été si longtemps célèbres, Arnolfo di Lapo et Simone Memmi, pour établir, pièces en main, que l’un s’appelait en réalité Simone di Martino, l’autre Arnolfo del Cambio ; on a eu beau, en Italie surtout, nous avertir qu’il n’était plus permis de confondre avec les peintres florentins tel maître né à quelques milles du territoire de Florence, ou que, en dehors des grandes écoles jusqu’ici reconnues, nombre de petites villes du Milanais, de la Romagne, de l’Ombrie, avaient, elles aussi, leurs droits à faire valoir et leur part d’honneur à revendiquer : le tout ne modifie pas assez l’ensemble des faits pour que l’opinion et la critique doivent pour cela se renouveler. Que l’on distingue, au XIVe siècle, des groupes d’artistes travaillant côte à côte, ici ou là, des écoles si l’on veut, et des écoles aussi nombreuses que les provinces, soit : toujours est-il qu’à cette époque tous les efforts tendent au même but, que partout on accepte et on pratique les mêmes doctrines, qu’en un mot l’autorité et les exemples d’un seul homme, Giotto, suffisent pour régir l’art pendant près de cent ans d’un bout à l’autre de l’Italie. Il n’en va pas autrement des mouvemens ou des progrès qui s’opèrent dans les siècles suivans. Même en se produisant à distance, ces progrès participent les uns des autres ; même sous la diversité des dehors, ils ont un caractère d’homogénéité, parce qu’ils résultent des conditions qu’imposent, à un moment donné, certaines exigences du sentiment ou du goût public. Quand Mantegna travaille à Padoue, Carpaccio à Venise, Lorenzo Costa à Ferrare, Pollaiuolo ou Botticelli à Florence, il est clair que ces maîtres, comme les autres quattrocentisti, n’obéissent pas à un mot d’ordre, et qu’ils ne songent pas à se copier réciproquement. D’où vient pourtant que, jusqu’à un certain point, leurs œuvres se ressemblent ? Comment expliquer, sinon par les influences de l’heure et de l’atmosphère, ces prédilections communes pour l’expression mélancolique plutôt que majestueuse, pour des raffinemens d’intentions et de style dont personne ne se serait avisé sous l’austère discipline de Giotto ?

On pourrait aisément multiplier les exemples et opposer bien d’autres faits à ce système d’impartialité à outrance, à ces procédés plus géographiques que de raison qui tendent à découper le domaine de l’art en circonscriptions de municipalités ou de districts, et, sous prétexte d’ordre, à introduire l’anarchie dans l’histoire. Singulier contraste d’ailleurs ! c’est depuis que l’Italie travaille avec le plus de zèle à constituer son unité politique qu’une école d’écrivains italiens s’est formée pour recueillir minutieusement et raviver les souvenirs de l’ancien antagonisme provincial, pour relever, à l’honneur de chaque petite république, les noms des artistes qu’elle a vus naître ou les œuvres qu’elle a payées de ses deniers, pour isoler enfin les uns des autres, pour cantonner dans leurs origines locales ou dans la sphère de leurs travaux particuliers des talens dont l’action collective s’est étendue pourtant fort au-delà de ces limites.

La critique française a des coutumes plus synthétiques, et le livre de M. Mantz en fournit une nouvelle preuve. Peut-être même le désir de généraliser les choses et de réduire l’histoire de la peinture italienne à un petit nombre d’exemples ou de principes s’accuse-t-il parfois dans cet ouvrage avec une opportunité contestable ; peut-être les divisions établies par l’écrivain pour déterminer les phases que l’art a successivement traversées ne correspondent-elles pas toujours à l’importance des progrès accomplis ou aux principales étapes de la marche. Que M. Mantz consacre un chapitre entier à Léonard, dont le prodigieux génie résume et condense en quelque sorte toutes les aspirations, tous les essais, tous les rêves du XVe siècle, rien de mieux. Que dans d’autres chapitres les noms de Giotto, de Michel-Ange, de Titien, personnifient chacun toute une époque, tout un ordre de travaux et de découvertes, il n’y a rien là non plus qui ne soit en proportion avec les souvenirs laissés par ces grands maîtres et avec leur rôle de chefs d’école ; mais pourquoi avoir procédé de même à l’égard de Jean de Fiesole, qui ne représente, lui, qu’un admirable talent personnel, — on dirait presque la manière d’être d’une âme, et qui, sans influence sur ses contemporains, n’a laissé après lui ni continuateurs, ni disciples ? En revanche, suffisait-il de mentionner parmi les plus habiles peintres de leur temps des initiateurs tels que Masaccio et Jean Bellin, et ne fallait-il pas au contraire mettre sous le couvert de leurs noms deux des plus fécondes réformes que l’art italien ait jamais subies ? N’insistons pas au surplus. Quelques réserves que puissent autoriser certains détails dans l’ordonnance ou certaines appréciations partielles, l’ensemble du travail sur les Chefs-d’œuvre de la peinture italienne a ce mérite, assez rare pour qu’on le signale, d’être conçu dans un ordre d’idées supérieur aux simples questions d’inventaire ou aux recherches purement biographiques. Ce n’est pas que, le cas échéant, l’auteur se refuse à faire justice des préjugés ou des légendes ; tout en s’attachant de préférence à l’examen des faits généraux, il ne néglige pas de recueillir des renseignemens sur quelques particularités caractéristiques et parfois des renseignemens tout contraires aux traditions universellement acceptées, témoin ce qu’il nous raconte d’Andrea del Castagno et des méprises dont il a été l’objet jusqu’à nos jours.

On sait l’abominable renommée que, sur la foi de Vasari, la postérité a faite au peintre du portrait équestre de Niccolo da Tolentino dans la cathédrale de Florence, de la fresque représentant saint Jean-Baptiste et saint François à Santa-Croce, d’autres morceaux encore à la fois savans et bizarres où l’énergie du style dégénère souvent en âpreté farouche, et la recherche de la précision en curiosité presque furieuse. Hargneux, envieux, mauvais compagnon à tous égards, Andrea del Castagne, au dire de Vasari, diffamait de son mieux ses rivaux, les rouait de coups à l’occasion, ou, pour se venger du talent dont ils avaient fait preuve, égratignait leurs œuvres avec ses ongles. Jusque-là rien que d’assez vraisemblable, de bien conforme même à l’expression sauvage et tourmentée qui caractérise les travaux du maître ; mais on ne prête qu’aux riches, et Vasari, une fois en train d’énumérer les méfaits d’Andrea, n’hésite pas à en grossir la liste d’un crime qu’en réalité celui-ci n’a point commis. Suivant lui, l’artiste toscan aurait tué Domenico Veneziano, qui lui avait révélé les procédés de la peinture à l’huile, afin de rester, grâce à ce meurtre, seul en possession du secret. Or Andrea n’aurait rien gagné de ce côté à se débarrasser de Domenico, puisque nombre de gens à Florence savaient de reste à quoi s’en tenir sur les prétendus mystères de la peinture à l’huile. Le traité de Cennino Cennini, dans lequel ces mystères sont expliqués aussi formellement que ceux de la détrempe et de la fresque, d’autres documens, antérieurs à la seconde moitié du XVe siècle, prouvent que, si le crime a eu lieu, il n’a pu du moins avoir pour mobile le calcul que suppose Vasari ; mais voici mieux. Il se trouve aujourd’hui, — M. Mantz le démontre par le rapprochement des dates authentiques, — que Domenico Veneziano travaillait encore à une époque où Andrea del Castagne n’existait plus, en sorte que, par un étrange phénomène, ce serait la victime qui aurait survécu plusieurs années à l’assassin. Prenons-en désormais notre parti : la tragique aventure tant de fois citée comme un spécimen de la férocité des mœurs italiennes au moyen âge, tant de fois exploitée par les romanciers et les dramaturges, cette épouvantable histoire est une fable dont il n’y a plus même à s’occuper, et qui doit aller rejoindre dans le magasin des légendes hors d’emploi les contes sur Masaccio empoisonné par des peintres jaloux de sa gloire, — sur Michel-Ange perçant d’un coup d’épée son modèle pour étudier plus sûrement l’expression de la douleur, ou sur Francia mourant de désespoir en voyant la Sainte Cécile de Raphaël.

Il faut donc savoir gré à M. Mantz d’avoir, en ce qui concerne la mémoire calomniée d’Andrea del Castagno comme dans plusieurs autres occasions encore, vengé la vérité historique et rétabli des faits, jusqu’ici mal connus ou défigurés. Nous le répétons toutefois, son livre tend bien moins à fixer notre attention sur ces faits épisodiques qu’à nous montrer dans l’application générale les principes en vertu desquels l’art italien, malgré ses variations apparentes, agit sans incertitude au fond, sans démenti. D’où vient néanmoins qu’en constatant à très juste titre l’unité des diverses écoles italiennes, M. Mantz semble oublier d’en indiquer, sinon la cause principale, au moins un des élémens caractéristiques? Il omet presque de rappeler l’influence exercée en tout temps sur ces écoles par les souvenirs de l’antiquité : c’est là pourtant un fait considérable et d’autant plus digne de remarque qu’ailleurs les choses se passent tout autrement. Aucune statue grecque ou romaine n’aurait survécu que les van Eyck et Rogier van der Weyden dans les Pays-Bas, Wolgemüt et les siens en Allemagne, les peintres verrière ou les miniaturistes du moyen âge dans notre pays n’en auraient pas moins donné à leurs œuvres les apparences qu’elles ont. En Italie au contraire, la peinture, même dans la période de ses débuts, procède si bien de la tradition antique, que celle-ci, et celle-ci seule, réussit presque à vivifier des formes matériellement invraisemblables. Que l’on jette les yeux, au musée du Louvre, sur la grande Madone peinte par Cimabue : la draperie qui enveloppe cette figure rachète par la noblesse tout antique du style les sauvages incorrections que présentent les autres parties du tableau, — comme les mosaïques exécutées vers la même époque à Rome par Jacopo da Turrita et Gaddo Gaddi reproduisent, à défaut de la nature, quelque chose des majestueux monumens de la statuaire. Giotto lui-même, quelles qu’aient été la puissance de son initiative et l’indépendance de son génie, — Giotto et à son exemple les peintres du XIVe siècle n’ont eu garde de méconnaître dans la pratique de leur art les enseignemens auxquels le sculpteur Nicolas de Pise avait demandé la régénération du sien. Tout en s’efforçant de rendre fidèlement la réalité, tout en introduisant dans leurs tableaux l’expression dramatique et l’imitation de la vie contemporaine, ils n’ont pas laissé, pour ce qui regardait la dignité des lignes, de s’inspirer ailleurs, et l’on peut dire que de ce côté les préoccupations archéologiques leur ont été presque aussi habituelles que les intentions naturalistes elles-mêmes.

Est-il besoin de rappeler la passion de classicisme qui, au temps des premiers Médicis, s’empara des artistes comme des lettrés et le zèle avec lequel les monumens retrouvés de l’art grec furent à cette époque étudiés et reproduits, non-seulement à Florence, mais jusque dans les villes italiennes les plus éloignées de ce centre de la renaissance ? On sait cela de reste aussi bien que ces manies archaïques d’une autre sorte qui poussent tantôt les chefs d’une conspiration contre Galéas Sforce à signer préalablement leurs lettres des noms d’Harmodius et d’Aristogiton, tantôt un prêtre, l’évêque de Gubbio, à écrire au pape qu’un de ses parens, en recevant le saint viatique, a voulu ainsi « apaiser les dieux. » Peu s’en faut qu’à un certain moment du XVe siècle la religion de l’antiquité ne dégénère en une superstition aveugle, et qu’à force de se modeler quant aux formes sur les exemples du paganisme, l’art chrétien n’arrive à perdre sa propre signification. Enfin, lorsque les abus si éloquemment combattus par Savonarole commencent à s’user en raison de leur violence même, lorsque la fièvre d’imitation qui possédait l’école tout entière ne travaille plus déjà que les faux savans ou les obstinés, surviennent les maîtres immortels, et avec eux les sages compromis entre l’ancien mysticisme et les excès d’un hellénisme prétentieux. L’art redevient sincère en face de la réalité sans répudier pour cela les suprêmes traditions du beau, comme il réussit à traduire la pensée chrétienne sans en immobiliser l’expression sous la raideur des vieilles formules. Jamais les enseignemens de l’antiquité n’ont été mieux compris et mieux pratiqués qu’au commencement du XVIe siècle ; jamais l’érudition pittoresque ne s’est montrée moins entachée de pédantisme, et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, dans les œuvres appartenant à cette grande époque, de l’esprit d’émancipation qui les anime, ou de la science profonde avec laquelle les souvenirs du passé y sont utilisés et rajeunis.


II.

Si le respect, même exagéré parfois, des traditions antiques est dans l’histoire de la peinture italienne une coutume permanente, un élément constant d’inspiration, à plus forte raison l’histoire de la sculpture en Italie présente-t-elle les témoignages habituels des mêmes préférences ou de la même docilité. Quoi de moins surprenant en effet ? Lorsque, à l’exemple de Nicolas de Pise, les sculpteurs du XIIIe siècle interrogeaient les bas-reliefs des sarcophages pour y découvrir les secrets du beau style, ou lorsque, à un autre moment de la renaissance, Ghiberti, Donatello, les Rossellini et leurs émules allaient à Rome recueillir des enseignemens plus sûrs et plus précieux encore, ils n’avaient pas, comme les peintres, à interpréter leurs modèles en changeant les moyens d’exécution. Les monumens qu’ils étudiaient appartenaient, par la nature des procédés matériels, au même ordre d’art que leurs propres travaux, et ce que leur avaient révélé ces monumens de marbre ou de bronze, c’était avec le bronze ou avec le marbre qu’ils entreprenaient de le mettre en pratique à leur tour. De là l’éclat et la rapidité des progrès accomplis dès la première phase de la réforme, et plus tard l’habileté continue des sculpteurs qui se succèdent depuis la fin de l’école pisane jusqu’au règne de Michel-Ange.

On sait quelle belle part revient à Florence dans le nombre des talens appartenant à cette époque et de combien d’œuvres fortes ou charmantes le XVe siècle a enrichi cette ville privilégiée. Nous-même, en résumant ici l’histoire de la sculpture florentine au temps de la renaissance, nous avons eu l’occasion de rappeler les titres d’une école féconde entre toutes[1] ; mais ce que l’on connaît moins en général, c’est la marche suivie pendant la même période par les écoles rivales, ce sont les mérites personnels, les noms peut-être de certains maîtres bien dignes pourtant d’occuper la postérité et de s’imposer à ses souvenirs ou à sa gratitude. Il semble qu’en ce qui les concerne l’habitude soit prise de s’en tenir à une sorte d’estime indivise. L’ensemble des sculptures, par exemple, qui ornent la chartreuse de Pavie est, de l’aveu de tous, une des plus curieuses merveilles de l’Italie ; quiconque a visité les églises de Saint-François à Rimini, de Saint-Antoine à Padoue, de Saint-Pétrone à Bologne, ne saurait oublier l’impression reçue en face de cette multitude de statues ou de bas-reliefs attestant à la fois l’imagination des artistes qui les ont produits et le goût particulier ou les mœurs de ceux auxquels de pareils ouvrages étaient destinés : combien de gens toutefois seraient en mesure de rattacher ces travaux à des faits historiques ou biographiques aussi certains que peuvent l’être pour la plupart d’entre nous les faits relatifs à la sculpture toscane ? Vasari et dans notre siècle Cicognara nous ont soigneusement informés de tout ce qui intéresse celle-ci ; mais les documens fournis par eux sont loin de suffire quant au reste, et, bien que le second des deux écrivains ait intitulé son livre Histoire de la sculpture, cette histoire, dans les limites où il l’a circonscrite, a plutôt une signification épisodique que le caractère d’un récit général.

Le tableau des variations de l’art aux diverses époques et dans les différentes villes de l’Italie restait donc encore à tracer. Un écrivain américain, M. Charles Perkins, s’est imposé cette tâche difficile, et le complément qu’il vient de donner à son précédent ouvrage sur les Sculpteurs toscans a le double mérite d’introduire la clarté dans des questions obscures ou équivoques, l’ordre dans une série d’œuvres et de talens envisagés pêle-mêle jusqu’à présent. Les Sculpteurs italiens, avec les nombreuses planches qui accompagnent le texte et que M. Perkins a gravées lui-même, ne laissent rien à désirer du côté de l’authenticité historique et de l’exactitude des informations. Il n’y aurait par conséquent nulle exagération à dire qu’un pareil livre a épuisé le sujet, si la part des aperçus critiques n’y était parfois trop étroitement mesurée, et l’analyse des doctrines un peu sacrifiée à la chronologie ou à la nomenclature.

Pourquoi ces abstentions ou ces scrupules? On a d’autant mieux le droit de les regretter que, lorsqu’il arrive à l’auteur des Sculpteurs italiens de se départir de sa réserve habituelle, il prouve que chez lui le goût est aussi sûr que l’érudition est solide. Le chapitre entre autres qu’il a consacré à Donatello et les jugemens en général qu’il porte sur les chefs-d’œuvre de l’école florentine montrent bien qu’il sait, quand il le veut, rattacher les conséquences aux principes et dégager le sens secret des choses; mais ailleurs sa méthode est moins pénétrante, et son procédé d’exposition plus succinct. Est-ce assez, par exemple, à propos des riches sculptures de la chartreuse de Pavie, de nous donner l’âge de l’édifice ou de nous représenter tout uniment celui qui le visite aujourd’hui « absorbé dans la contemplation des objets dont il est entouré? » Est-ce assez d’autre part d’ajouter à la description de certains monumens funéraires à Bergame et à Venise une simple remarque sur « l’absurde mode de couronner les tombeaux de la statue équestre du défunt? » Encore faudrait-il que, tout en laissant le visiteur à sa « contemplation » muette, on nous fît pressentir quelque peu les caractères de ce qu’il regarde, ou qu’en relevant ailleurs les témoignages du faux goût, on ne négligeât pas de nous dire on quoi consistent les fautes commises et quelles lois ont été transgressées. Il nous aurait semblé opportun surtout que l’auteur des Sculpteurs Italiens s’appliquât davantage à déterminer la physionomie particulière de chaque école, et qu’à la liste si savamment dressée par lui des artistes et des travaux dignes de mémoire il joignît plus souvent les observations, les commentaires, qu’autorisaient, qu’exigeaient même les exemples ou les documens produits.

Nous rappelions tout à l’heure la permanence de l’empire exercé sur l’art florentin par les souvenirs de l’art antique : cette action n’est ni moins évidente ni moins continue dans les œuvres appartenant aux écoles du nord de l’Italie; seulement elle se complique ici de certaines conditions inhérentes au génie de chaque race ou aux mœurs de chaque province. En prétendant à la pureté classique du style, des artistes tels que Bambaja, Tullio Lombardo et Riccio, — pour ne citer que ceux-là parmi les plus célèbres, — ne craignent pas de pousser l’élégance jusqu’à la recherche fastueuse, et même avant l’époque où travaillent les trois maîtres, c’est-à-dire avant la première moitié du XVIe siècle, ce goût instinctif pour le luxe est déjà bien près de prédominer. On pourrait dire en général que la sculpture dans les états lombards ou vénitiens se rapproche de la sculpture florentine par le respect systématique et préconçu des mêmes principes, mais qu’en appliquant ces principes elle les modifie involontairement, et les transforme en raison de certaines inclinations innées, persistantes, et se faisant jour malgré tout.

Veut-on des preuves de ces influences toutes locales, qu’on jette les yeux sur les monumens sculptés même par des artistes florentins à Venise ou dans quelque ville voisine. Il semble qu’en travaillant dans un pareil milieu, ces maîtres aient senti le besoin de renouveler jusqu’à un certain point leur manière, qu’ils se soient imposé le devoir d’accentuer des intentions dont ils auraient ailleurs formulé l’expression avec plus de retenue. Si la statue équestre du condottiere Gattamelata à Padoue avait dû s’élever sur une des places de Florence, Donatello se serait-il autant préoccupé des moyens de donner à son travail un caractère de somptuosité? Aurait-il prodigué ainsi sur les diverses parties de l’armure ou du harnachement les figurines en haut-relief, les ornemens compliqués, tous ces détails plus propres en réalité à surcharger les lignes qu’à en accroître la majesté? Verrocchio de son côté, en modelant à Venise sa statue de Bartolomeo Coleoni, — la plus belle figure équestre d’ailleurs qu’aient produite les temps modernes, — Verrocchio ne démentait-il pas quelque peu ses ouvrages antérieurs et son origine florentine par la violence même de l’attitude choisie et par l’animation presque excessive du style?

De nos jours, il est vrai, quelques écrivains ont voulu restreindre la part attribuée jusqu’ici au maître florentin dans l’exécution de ce monument célèbre, et M. Perkins à son tour, dans un des chapitres les plus intéressans de son livre, a scrupuleusement discuté la question. Par la production ou le rapprochement de certaines dates et de certains témoignages, il est arrivé à peu près à établir que Verrocchio était mort non-seulement, — comme on le savait déjà, — avant que la statue de Coleoni fût coulée en bronze, mais même avant que le modèle eût été mis en état de subir cette opération dernière. Fort bien; mais lors même que le sculpteur vénitien Alessandro Leopardi serait, ainsi que le pense M. Perkins, intervenu dans l’entreprise à une époque où elle n’était encore que commencée, il n’aurait fait en tout cas que poursuivre les projets d’autrui, et mener à fin une œuvre dont l’invention ne lui appartenait pas. Les études dessinées par Verrocchio qui subsistât, — l’Etude de cheval, entre autres, conservée au musée du Louvre, — prouvent qu’il avait recueilli tous les documens nécessaires, accompli tous les travaux préparatoires, et, quant au modèle lui-même, il est certain qu’en le laissant inachevé il en avait au moins déterminé l’aspect assez nettement pour légitimer déjà l’admiration. Les termes de l’acte officiel qui désigne le successeur du maître et le charge de « mettre la dernière main (perficere) au cheval et à la statue actuellement en si glorieux cours d’exécution[2] » ne permettent pas le doute à cet égard.

Il semble au surplus que ce penchant, assez ordinaire de notre temps, à se défier des traditions consacrées et à s’accommoder du moindre incident pour accuser la crédulité de nos pères, que ce besoin de prendre l’histoire en faute et les historiens en flagrant délit de légèreté ait eu pour résultat principal d’habituer au scepticisme les gens qu’on prétendait convertir. Nous avons vu depuis quelques années tant de vieux maîtres dépossédés de leurs titres au profit d’artistes oubliés ou ignorés, tant d’œuvres illustres suspectées et de maigres talens mis en honneur, que nous en sommes à peu près venus, de guerre lasse, à n’accepter qu’avec une confiance provisoire la plupart de ces soi-disant actes de justice. Qui sait si à un moment donné de nouvelles recherches n’aboutiront pas à des découvertes nouvelles, et si les bonnes raisons manqueront pour démentir les solutions proposées aujourd’hui, pour déplacer une fois de plus les étiquettes? A ne parler que des faits intéressant notre art national, puisque, suivant les décisions de certains érudits, Jean Cousin a cessé d’être le sculpteur du tombeau de l’amiral Chabot, et que Pierre Lescot lui-même n’est plus pour rien dans l’architecture du Louvre, on a bien le droit de s’attendre à d’autres nouveautés encore et de pressentir la possibilité d’autres évictions tout aussi hardies.

Le mal ne serait pas fort grand, en vérité, s’il n’y avait au fond de tout cela que de simples mutations de noms propres et des rectifications de catalogue; mais cette manie de révision, cette aversion systématique pour les croyances admises se manifeste à propos de questions plus graves, et se donne carrière en plus haut lieu. Les œuvres du génie elles-mêmes et l’admiration unanime qu’elles ont conquise lui servent souvent de stimulant ou de prétexte, et si ceux qui prétendent en pareil cas nous instruire consentent encore à admirer, ce n’est qu’à la condition d’éviter soigneusement toute complicité apparente avec l’opinion commune. Pour mieux prouver leur clairvoyance, ils loueront plus volontiers les mérites du coloris dans les tableaux d’un grand dessinateur, l’expression d’une pensée philosophique dans les témoignages du talent le plus ouvertement pittoresque. Ils s’extasieront, — je n’exagère rien, — devant le ton de la Joconde, et trouveront en revanche qu’en peignant les Noces de Cana de la manière que l’on sait Paul Véronèse a fait surtout acte de moraliste. S’agit-il même de Raphaël, c’est-à-dire du peintre le plus propre à décourager l’esprit de système et la critique par la perfection des intentions aussi bien que des formes, par l’harmonie évidente de toutes les qualités, on ne craint pas maintenant de dénaturer sa gloire, d’en restreindre ou d’en bouleverser les conditions; on s’est lassé de la subir toute faite, comme on se lassait à Athènes de la bonne renommée d’Aristide, et, pour la rajeunir tout au moins, on s’est avisé de l’expliquer par des motifs que les historiens n’avaient eu garde de soupçonner, ni les générations passées d’apercevoir.


III.

A en croire M. Taine et quelques écrivains de la même école, Raphaël aurait été tout bonnement un excellent portraitiste de « l’animal humain, » un habile ouvrier ne se proposant d’autre tâche que de représenter dans ses tableaux « des corps et des attitudes, » dans les Loges des morceaux capables de réjouir les regards du pape « quand après son dîner il venait ici prendre le frais, » et qu’il « apercevait de loin en loin un groupe, un torse, si par hasard il levait la tête. » De là ce brevet de « peintre païen » qu’on délivre sans marchander, comme un certificat de bon sens ou comme l’exacte récompense de ses services, à celui que pendant plus de trois siècles l’univers entier avait cru tout différemment inspiré. D’autres critiques au contraire, particulièrement en Italie, s’évertuent à démontrer que la méprise a été grande d’attribuer à Raphaël la moindre arrière-pensée en dehors des intentions strictement dogmatiques. A leurs yeux, le « cygne d’Urbin » n’est pas un peintre préoccupé d’allier l’image du beau à l’expression de la poésie chrétienne; c’est un théologien, presque un controversiste, dont chaque œuvre est une thèse, et dont l’unique souci est de disserter à sa manière sur des points de doctrine ou de foi.

Ainsi, pas dj milieu, ou il ne faut voir dans les peintures de Raphaël que la pure glorification de la chair, ou bien ces pentures doivent être étudiées et vénérées au même titre que l’Imitation de Jésus-Christ ou la Somme de saint Thomas d’Aquin. Entre ces deux systèmes absolus et pareillement inacceptables, n’y a-t-il pas place pour une opinion qui, tout en faisant dans les œuvres de Raphaël une juste part à l’inspiration religieuse, ne refuserait point d’y reconnaître l’empreinte aussi peu équivoque d’une intelligence éprise des vérités terrestres et des belles réalités? En se tenant à égale distance de ceux qui exagèrent l’ascétisme de l’art pratiqué par le maître et de ceux qui le condamnent à n’exprimer que la matière, on arriverait très probablement à mécontenter à la fois les deux partis ; mais on rallierait à sa cause assez d’esprits désintéressés pour se consoler de cet échec, pour se résigner à l’inconvénient apparent de n’avoir su en pareil cas dire que ce que tout le monde pense et résumer ce que tous les âges ont senti.

C’est à ce public de juges sans parti-pris, c’est à ces hommes curieux des belles choses plutôt que des théories qu’elles suscitent que s’adressent les trois nouveaux volumes par lesquels M. Gruyer a complété la longue et consciencieuse série de ses études sur Raphaël[3]. Trois volumes exclusivement consacrés aux Vierges, c’est beaucoup, dira-t-on. — Oui, si l’auteur n’avait cru devoir parler des Vierges de Raphaël que dans les termes de l’inventaire ou de la description technique, s’il s’était proposé seulement de relever dans chaque tableau les particularités de l’ordonnance, des ajustemens ou du coloris ; mais, tout en insistant sur des détails de cette sorte, il se garde bien de n’examiner et de ne recommander à notre propre attention que les surfaces des quarante ou cinquante chefs-d’œuvre produits par Raphaël depuis la Vierge Connestabile, à Pérouse, jusqu’à la Madone de Saint-Sixte, à Dresde. Il en scrute l’esprit, la signification historique ou morale, la correspondance intime avec les différentes phases de la vie du maître ou avec les émotions successives de son génie. En un mot, malgré les exigences de la tradition mystique, malgré l’uniformité pittoresque des données, les Vierges de Raphaël expriment, aux yeux de M. Gruyer, les variations fécondes d’une imagination perpétuellement en quête du mieux, la merveilleuse souplesse « d’un sentiment personnel toujours nouveau, quoique toujours identique à lui-même. » Rien de plus juste, à ne considérer que l’art infini avec lequel cette suite de scènes semblables quant au fond est diversifiée dans les types, dans les attitudes, dans la combinaison d’un petit nombre d’élémens forcément immuables et prescrits d’avance par le sujet; mais les commentaires que suggère à M. Gruyer l’emploi même de ces moyens ou plutôt le sens secret qu’ils impliquent nous paraissent quelquefois dépasser un peu la limite qui sépare les délicatesses du goût critique des interprétations subtiles.

Je sais le néant ou le ridicule d’une certaine théorie qui, supprimant les calculs de la pensée dans les œuvres des maîtres, prétend tout expliquer par des facultés inconscientes, par la simple influence de l’instinct ou du tempérament. C’est sans doute comprendre bien incomplètement Raphaël, c’est le louer à faux que de lui attribuer uniquement, comme on l’a fait de nos jours, des privilèges indépendans de sa volonté, une sorte d’aptitude fatale, pareille à celle de l’oiseau qui chante ou de la plante qui fleurit; en revanche, n’est-ce pas vouloir le comprendre un peu trop que de deviner une arrière-pensée morale ou métaphysique jusque dans les moindres objets figurés par son pinceau, jusque dans les rapprochemens ou les contrastes établis pour ajouter au charme des lignes, ou pour en pondérer les mouvemens? Quelles que soient en général la justesse de ses appréciations et l’élévation de ses vues, l’auteur du nouveau livre sur les Vierges ne s’est pas, à notre avis, toujours préservé de cet excès. Est-il bien sûr, par exemple, de traduire exactement l’intention que Raphaël a entendu formuler dans la Vierge de la maison d’Orléans en nous montrant ici « Dieu cachant l’avenir à la Vierge, et Jésus se détournant d’elle pour lui en dérober la tristesse? » Dans le chapitre qu’il a consacré à la Vierge au diadème, du Louvre, avait-il bien le droit de supposer qu’en groupant tout au fond de la scène quelques petits personnages auprès d’un monument en ruine, le peintre ait voulu nous faire pressentir « la disproportion qui existe entre la taille de l’homme et la grandeur orgueilleuse de ses vues? » Encore une fois, l’on ne saurait trop énergiquement protester contre la doctrine des écrivains qui ne reconnaissent aux belles œuvres qu’un charme d’accident et une origine toute fortuite; mais on ne saurait non plus absoudre complètement ceux qui, dans l’application de la doctrine contraire, se laissent aller à des raffinemens littéraires d’autant plus imprudens qu’ils peuvent compromettre la notion des vraies conditions pittoresques et des ressources exactes de l’art.

Ces réserves une fois faites sur les caractères d’un livre qui n’aurait en somme que le tort d’être trop rempli, il n’y a plus qu’à louer l’érudition et la précision avec lesquelles les détails relatifs au maître lui-même et à l’histoire de son talent sont exposés ou rappelés. Assurément tout n’est pas et ne pouvait pas être entièrement neuf dans un travail de cette sorte. Depuis les premières indications fournies par les écrivains italiens du XVIe siècle jusqu’aux documens publiés, il y a quelques années, en Allemagne, assez de biographies et de biographes nous ont rendu familières les particularités d’une vie dont chaque souvenir d’ailleurs est perpétué par une œuvre illustre ; mais, malgré cette abondance de renseignemens, plus d’une recherche utile pouvait être entreprise encore, plus d’une vérité nouvelle signalée. Il restait à nous représenter Raphaël dans la situation que lui avaient préparée les générations d’artistes précédentes aussi bien que dans, le milieu où il a vécu ; il restait à interroger la série de ses tableaux pour y découvrir et nous montrer à la fois le résumé des progrès accomplis avant lui et le développement non interrompu de sa propre originalité.

C’est ce double enseignement que contient l’ouvrage de M. Gruyer. Tel qu’il l’a conçu et exécuté, son travail est certainement le plus complet qui ait paru jusqu’ici sur la matière, et nous doutons qu’il ne décourage pas, au moins pour longtemps, quiconque serait tenté d’aborder le même sujet. Quoi qu’il advienne à cet égard, et pour nous en tenir aux termes de comparaison que le présent peut nous fournir, l’Histoire de la vie et des ouvrages de Raphaël, par Quatremère de Quincy, et même les deux savans volumes de Passavant sur URaphaël d’Urbin et son père Giovanni Santi, ne se recommandent pas à autant de titres que les études publiées par M. Gruyer. Plus sérieusement historiques que le premier de ces ouvrages, plus littéraires que le second dans l’esprit et dans la forme, elles embrassent assez d’idées et de faits, elles résolvent assez de questions pour satisfaire à toutes les exigences. Telle partie de ce vaste travail, — l’Iconographie de la Vierge par exemple, depuis les premiers âges chrétiens jusqu’à la fin du XVe siècle, — constitue à elle seule un véritable traité d’archéologie pittoresque, tandis que des morceaux de pure critique, comme les chapitres consacrés à la grande Sainte Famille, du Louvre, et à la Madone de Saint-Sixte, font nettement ressortir les beautés de ces incomparables ouvrages et la sereine toute-puissance du génie qui les a créés.

Nous devons dire un mot en finissant d’une objection qu’a soulevée le livre de M. Gruyer, ou plutôt qu’il a ressuscitée, car plus d’une fois déjà cette objection s’est produite, soit dans des cas à peu près pareils, soit là même où il s’agissait des conditions ou des devoirs de l’art contemporain. On a reproché à l’auteur des Vierges de Raphaël de s’être trop habituellement et trop ouvertement placé, pour envisager son sujet, au point de vue des idées religieuses. Singulier reproche à l’adresse d’une étude sur les chefs-d’œuvre de l’art religieux ! Voulait-on qu’il n’y fût tenu aucun compte des doctrines que ces chefs-d’œuvre résument et de la foi qui les a inspirés ? Nous accusions, il y a un instant, les emportemens d’imagination de certains érudits italiens qui font à peu près de Raphaël un moderne père de l’église. Les écrivains français qui, en parlant de lui, oublieraient ou refuseraient de rattacher ses travaux aux traditions sacrées ne nous sembleraient en réalité ni plus excusables, ni plus judicieux. Et d’ailleurs tout appartient-il au passé dans les idées, dans les sentimens, dans les croyances que l’art de Raphaël représente? Est-ce que dans notre civilisation, chrétienne seulement de nom, ces idées sont mortes, ou ne doivent exister désormais qu’à l’état de souvenirs historiques? Est-ce que les tableaux qui s’élèvent au-dessus des autels ne sont plus que des objets décoratifs? est-ce que ces autels eux-mêmes ont perdu leur vertu? Si vous le pensez, dites-le. Attaquez franchement le dogme chrétien au lieu de le traiter en suspect, et ne dérobez pas vos défiances secrètes sous les dehors d’une tolérance banale ou sous une réserve d’emprunt.

Que si au contraire les sujets traités par Raphaël et par les autres maîtres du même temps ou de la même école répondent encore aux aspirations de notre intelligence, aux sérieux besoins de notre cœur, quoi de plus naturel et de plus opportun que de demander à ces sujets mêmes le secret des beautés qu’ils comportent et de l’éloquence pittoresque qui les traduit? Rien des gens, il est vrai, entendront distinguer ici entre l’habileté de l’artiste et la sincérité de ses convictions, entre l’austérité de la morale qu’il professe et les facilités ou les défaillances de sa vie privée. On ne manquera pas d’opposer les souvenirs de la Fornarina et de la cour de Léon X à la confiance que mériterait la sainteté apparente des intentions transcrites sur la toile, et l’on s’autorisera du tout pour avancer que la piété du peintre des Vierges était un rôle, la chasteté de son pinceau un faux-semblant. Rien de moins concluant que ces réminiscences biographiques, et même dans un certain sens rien de plus étranger à la question. « Que Raphaël, dit justement M. Gruyer, n’ait pas mis toute sa vie morale en parfait accord avec sa religion, cela nous est en réalité indifférent... Ce qui reste de l’artiste, c’est son œuvre. Si cette œuvre élève et fortifie, elle est belle et sainte; si elle abaisse et énerve, elle est basse et vile : voilà le criterium infaillible. Dès lors une seule chose nous importe, l’impression que nous éprouvons devant les Vierges de Raphaël. Cette impression ayant été constamment noble et saine, nous pouvons affirmer que ces tableaux eux-mêmes contiennent les sentimens qu’ils inspirent. »

Non, quoi qu’on dise ou quoi qu’on fasse, rien ne pourra prévaloir en pareil cas sur l’influence directe des ouvrages et sur les émotions qu’ils procurent, pas plus que dans le domaine de la théorie on ne réussira, au nom de besoins nouveaux, à changer les conditions de l’art lui-même. Les novateurs en esthétique ou en critique auront beau arguer des progrès de la raison humaine et gourmander un prétendu esprit de routine ; ils ne feront pas que ce qui a mérité d’être admiré depuis des siècles ait perdu aujourd’hui sa raison d’être, ou que Ingres et Flandrin, en continuant sous nos yeux la tradition des maîtres, n’aient prolongé que des souvenirs stériles, servi qu’une cause sans avenir; ils ne feront pas que l’immortelle vérité cesse avec la vie d’une race ou d’un homme, que la beauté dépende des mœurs d’une époque, et que cette parole de Platon ne demeure éternellement applicable aux œuvres de l’art, quels qu’en soient d’ailleurs l’âge, la nationalité ou les origines : « il y a une sympathie intime entre la pureté, la vérité et la beauté; ce qu’il y a de plus pur est essentiellement ce qu’il y a de plus vrai et ce qu’il y a de plus beau. » Or Raphaël a réalisé dans ses œuvres la conciliation souveraine de ces élémens de la perfection. C’est parce qu’il a été le plus pur des peintres qu’il en a été aussi et qu’il en demeure le plus grand, — comme l’école italienne occupe le premier rang parmi les écoles modernes parce qu’elle a su, mieux qu’aucune autre, donner à l’image des actions ou des formes humaines un caractère à la fois idéal et vivant. Des livres tels que ceux dont nous venons de parler sont propres à rappeler ces faits, et par cela même ils sont utiles. Tout en paraissant exclusivement consacrés à la mémoire de quelques talens ou à la description de quelques œuvres, ils remettent en lumière les principes en vertu desquels ces œuvres ont mérité de survivre, ces talens d’exercer encore aujourd’hui leur influence. Voilà pourquoi de pareils travaux participent de l’histoire proprement dite et contiennent mieux que des souvenirs sans écho. En matière d’art comme ailleurs, l’histoire n’a pas pour objet unique de contenter notre curiosité : les informations qu’elle nous livre sont aussi des avertissemens et des exemples que nous avons le devoir de mettre à profit.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1865, la Sculpture florentine avant Michel-Ange.
  2. Registres du conseil des Dix. Année 1490.
  3. La première partie de ces études comprend les peintures des Stanze et des Loges; la seconde, sous le titre de Raphaël et l’antiquité, rappelle à la fois l’influence générale des traditions antiques sur l’art italien et l’action particulière qu’elles ont exercée sur le génie du maître. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er juillet 1868, l’Œuvre païenne de Raphaël, par M. Charles Lévêque.