L’Art et le métier dans la Chanson de Roland

L’Art et le métier dans la Chanson de Roland
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 292-321).
L’ART ET LE METIER
DANS
LA « CHANSON DE ROLAND »

Telle que nous pouvons la lire, écrite noir sur blanc dans le manuscrit d’Oxford, la Chanson de Roland se présente comme un poème régulier, suivi, de 4 002 vers décasyllabes, signé de ce nom, d’ailleurs mystérieux, Turoldus. Elle date des premières années du XIIe siècle, et nous ne possédons pas un seul témoignage qui nous dise que ce Turold ait eu des devanciers, qu’il ait existé des Chansons de Roland plus anciennes. Néanmoins, tout l’effort de la critique, depuis soixante ans et plus, tend à reconstituer par conjecture des versions archaïques de son poème. « Que la Chanson de Roland puisse être l’œuvre d’un seul auteur, c’est ce que personne ne voudra croire, » écrivait Wilhelm Grimm dès 1838 ; Gaston Paris écrivait en 1900 : « L’auteur de la Chanson de Roland s’appelle Légion, » et cette pensée circule comme un leitmotiv dans presque tous les travaux consacres à Roland. A en croire les érudits, la mort de Roland à Roncevaux, en l’an 778, dut émouvoir vivement ses contemporains, qui, pour exprimer leur émotion, auront aussitôt composé, dans le camp même de Charlemagne, des récits épiques ou des chants lyrico-épiques, des « cantilènes, » comme on les appelle, lesquels chants ou récits, transmis et amplifiés d’âge en âge, auront « abouti » enfin, après trois siècles, au poème de Turold. Ce poème ne serait donc qu’un « chapelet, » un « bouquet de cantilènes, » ou un remaniement d’un poème déjà vingt fois remanié.

C’est de la même façon que l’on a expliqué, comme on sait, sous l’influence de Wolf, de Herder, des frères Grimm et des romantiques de Heidelberg, la formation de l’Iliade, des Nibelungen, du Ramayana, du Schah-nameh, et de maintes autres épopées, dites « primitives » et « populaires. » C’est de la même façon que, depuis les temps d’Uhland et de Fauriel, on explique, outre le Roland, toutes nos chansons de geste. Bien qu’elles datent toutes, sous les formes où nous les avons, du XIIe et du XIIIe siècle, du XIe siècle au plus tôt, on prétend y reconnaître le dernier aboutissement, l’écho affaibli d’un travail poétique commencé des siècles plus tôt. Nos romans de chevalerie de l’époque capétienne représenteraient des « survivances » d’une plus ancienne épopée carolingienne, héritière elle-même d’une plus ancienne épopée mérovingienne. Selon une formule célèbre, que l’on rencontre pour la première fois, en 1834, dans une leçon d’Uhland, « l’épopée française, c’est l’esprit germanique dans une forme romane, » — en sorte que, pour rendre compte de la Chanson de Roland, il faudrait remonter jusqu’à Charlemagne, et bien plus haut encore, jusqu’à Chilpéric et à Clovis, et bien plus haut encore, jusqu’aux Germains delà Germanie de Tacite.

Longtemps on se dispensa d’invoquer, à l’appui de ces dires, des argumens de fait. Quand les plus anciens théoriciens, un Fauriel, un Amaury Duval, et, bien après eux encore, un Léon Gautier, allaient disant que la Chanson de Roland n’est qu’un « chapelet, un bouquet de cantilènes, » ils se contentaient d’assertions très simples, d’une singulière simplicité : « Avant notre Chanson de Roland, écrit L. Gautier, il existait probablement toute une série de chants populaires qui se rapportaient à chacune des parties de notre poème : le Conseil du roi Marsile (vers 10-96), le Message de Blancandrin (vers 97-167), le Conseil de Charlemagne (vers 168-365), la Trahison de Ganelon (vers 366-668), Roland à l’arrière-garde (vers (vers 669-825, les Pairs de Marsile (vers 826-1016), etc. » La méthode était simple, comme on voit : pour dégager de la Chanson de Roland une antique « cantilène, » il suffisait de séparer d’un coup de crayon le vers 97 du vers 96, et, pour en dégager une seconde, de séparer d’un autre coup de crayon le vers 168 du vers 167. On ne se mettait nullement en peine de découvrir, au passage d’un épisode à l’autre, des points de suture, entre les divers épisodes des différences de langue, de style, de manière ; on ne disait même pas qu’il y en eût. Tant il est vrai que l’idée d’attribuer la Chanson de Roland à plusieurs poètes, à une légion de poètes, n’a pas été suggérée par le besoin d’y expliquer certaines disparates. Ce n’est pas de l’examen interne du texte que l’on est parti, mais d’une idée systématique, conçue a priori : si l’on crut devoir dépecer la Chanson de Roland en une foule de poèmes minuscules, ce fut simplement parce qu’elle avait dû se former, croyait-on, comme Wolf voulait que l’Iliade se fût formée, comme Lachmann voulait que les Nibelungen se dussent formés.

Par la suite, maints critiques ont appliqué à la Chanson de Roland des procédés de dépeçage plus raffinés, ceux de Wolf et de Lachmann. L’un d’eux, Scholle, découpe dans le poème un millier de vers, les baptise « Épisode de Baligant, » et soutient que les assonances et le vocabulaire sont autres dans cet épisode, autres dans le reste de l’ouvrage. Un second chorizonte, Laurentius, croit remarquer chez Turold maintes contradictions : l’ « épisode de Blancandrin » serait interpolé ; l’ « épisode de Belle Aude, » pareillement ; l’ « épisode du Plaid de Ganelon, » pareillement. Un autre, Graevell, analyse les caractères des personnages : Charlemagne, à l’en croire, est incohérent dans le poème ; Marsile, Naime, sont incohérens : d’où il conclut que le poème est fait de pièces et de morceaux. Un autre, Pakscher, appelle à témoin deux résumés en latin que nous avons de notre roman, la Chronique du prétendu Turpin et le Carmen de proditione Guenonis, et, à l’aide de ces deux récits, il reconstruit une autre Chanson de Roland, puis quelques autres Chansons de Roland encore. Depuis, les érudits n’ont pas cessé d’enchérir. Turold, dit Léon Gautier, ne fut qu’un compilateur : il veut bien ajouter qu’ « il ne fut pas un compilateur vulgaire. » « La primitive Chanson de Roland, écrit G. Paris, a été finalement noyée dans les accroissemens successifs qu’elle a reçus à travers les âges : » Turold n’étant que le naufrageur qui a achevé de l’y noyer, ne mérite donc guère notre louange ; aussi G. Paris, au lieu de l’appeler le poète, l’appelle-t-il de préférence « le dernier rédacteur. » On n’ose plus le nommer : ainsi certains hellénistes évitent le nom fâcheux d’Homère.

J’appartiens au contraire à une école qui dément l’ample théorie des origines anciennes, populaires, germaniques, des chansons de geste, et en particulier l’application qui en est faite à la Chanson de Roland. J’estime qu’ayant rempli tout le dernier siècle de leur bruit et de leurs prestiges, ayant d’ailleurs rendu. des services, les hypothèses des Herder et des Fauriel ont aujourd’hui fait leur temps. Je crois que nos romans français sont des romans français et ne sont des romans germaniques que dans la mesure où les Français du XIIe siècle étaient des Germains. Je crois que nos romans du XIIe siècle sont des romans du XIIe siècle et qu’il faut les expliquer par cela que nous savons du XIIe siècle (du XIe siècle au plus tôt) et non point par cela que nous ignorons du temps de Charlemagne ou de Chilpéric. Je crois que, pour découvrir le secret de leur formation, il suffit de visiter les églises et les châteaux de la France capétienne, ses champs de foire, ses routes de pèlerinage, d’interroger les chevaliers, les bourgeois, les pèlerins, les clercs, les marchands, de regarder la vie, — la vie du XIIe siècle, s’entend, du XIe au plus tôt ; et quant à Roland, j’espère pouvoir établir que sa légende s’est formée récemment, à l’état de tradition locale, à Roncevaux même et dans les sanctuaires de la principale des routes qui menaient à Roncevaux, dans les églises de Saint-Romain de Blaye, de Saint-Seurin de Bordeaux, de Saint-Jean de Sorde, de Saint-Sauveur d’Ibaneta, et que, si elle s’est développée au XIe siècle, c’est que le XIe siècle fut rempli par des expéditions françaises contre les Sarrasins d’Espagne, lesquelles eurent le caractère de guerres saintes ; c’est que, durant tout le XIe siècle, la route de Blaye aux Pyrénées n’a cessé d’être battue, les églises de cette route n’ont cessé d’être fréquentées par de véritables « croisés, » animés de sentimens très semblables à ceux que la poésie prête à Roland et à ses compagnons, par ces Français qui, s’acheminant vers la terre musulmane, campaient à Blaye, où ils vénéraient la tombe de Roland, et bivouaquaient à Roncevaux, où Roland était mort.

Mais cette idée qu’il faut chercher dans la vie du XIe siècle, non pas trois siècles plus tôt, les origines de la Chanson de Roland, comment oserai-je la soutenir, la proposer même, si je ne montre d’abord que nous n’avons nulle raison de voir dans la Chanson de Roland une compilation de chants épiques bien plus anciens, un renouvellement de poèmes du VIIIe ou du Xe siècle ?

C’est ce que je voudrais tenter ici. J’essayerai de montrer que les diascévastes se sont attaqués bien à tort au poème de Turold. Il existe plus d’un moyen de réduire leurs entreprises à leur juste valeur : mais peut-être suffira-t-il ici de recourir, en toute simplicité et naïveté, aux procédés critiques qui sont encore les moins arbitraires de tous et les moins « subjectifs, » aux vieux procédés, trop délaissés, de l’analyse littéraire.


I

Par haine contre Roland, Ganelon convient avec les Sarrasins qu’à tel jour, en tel lieu, ils dresseront une embuscade : il s’arrangera pour que Roland, les douze pairs, et, avec eux, les meilleurs barons de Charlemagne tombent dans le piège, et ils y tombent en effet. Dans la vallée de Roncevaux, au lieu choisi par le traître, ils sont massacrés jusqu’au dernier. Charlemagne, venu trop tard à leur secours, venge du moins leur mort.

On peut résumer en ces termes la Chanson de Roland, et il suffit de la résumer ainsi pour mettre en évidence la vulgarité de ses données. Qu’une troupe en campagne se laisse surprendre par un ennemi embusqué, quoi de plus banal dans la réalité comme dans les romans ? et qu’un traître l’ait jetée en ce guet-apens, c’est le plus grossier des ressorts. Dès l’instant où le traître annonce qu’il trahira, nous sommes en défiance contre le conteur ; car nous voyons où il veut nous mener : il veut que nous haïssions le traître et que nous plaignions ses victimes, et, sachant d’avance qu’en effet il nous faudra en passer par là, nous haïrons donc le traître et nous plaindrons ses victimes, mais non sans un certain mépris pour le conte et pour le conteur. Il en est ainsi chaque fois que la poésie met en scène des malheureux accablés par une destinée fatale et qui ne peuvent rien que la subir. Précisément parce que de tels personnages sont pitoyables par nature et par définition, nous les renvoyons au public des théâtres de mélodrame ou au public de la librairie de colportage ; nous en voulons à la poésie de spéculer sur notre apitoiement presque nécessaire, donc vulgaire, de frapper par un calcul trop sur à des sources de pathétique trop faciles à ouvrir, et dans le moment même où nous cédons à l’émotion qu’elle réclame de nous, sachant du moins la qualité de cette émotion, plus ou moins obscurément nous nous reprochons d’y céder.

Il a pu exister, — et comment démontrerait-on le contraire ? — une Chanson de Roland, plusieurs Chansons de Roland, si l’on veut, qui ne furent que cela, rien que ce grossier mélodrame. Un tel mélodrame est de tous les temps, n’est d’aucun temps, est à tous, n’est à personne, n’est rien. Mais le poème de Turold est admirable, bien qu’il traite ce sujet et non parce qu’il le traite. Il n’est pas un drame de la fatalité, mais de la volonté. En ce poème, Roland et ses compagnons, loin de subir leur destinée, en sont les artisans au contraire, et les maîtres, autant que des personnages cornéliens. Ce sont leurs caractères qui engendrent les faits et les déterminent, et mieux encore, c’est le caractère du seul Roland. Si je réussis à le montrer, à faire voir que toutes les combinaisons du poème, si diverses, si complexes, tendent d’un même effort à une seule fin, soutenir le caractère une fois posé de Roland, plus j’aurai mis en relief l’adresse, l’unité de direction, la cohérence de ces combinaisons, plus je serai en droit, semble-t-il, de les dire individuelles, d’en faire honneur à un seul poète, non pas à une légion de poètes.


Les premières scènes distribuées entre deux décors aux couleurs contrastées : ici Saragosse, la seule ville d’Espagne que les Français n’aient pas encore conquise, et le verger où le roi Marsile, couché sur un perron de marbre, dit à ses ducs et à ses comtes son découragement, et combine, pour éloigner Charlemagne, ses offres de feinte soumission ; — là, devant les murailles démantelées de Cordoue, le camp français, joyeux et fort ; sous de grands arbres, les tentes dressées où le butin s’amoncelle, argent, joyaux, riches armures ; les catapultes au repos depuis la veille ; les jeux des chevaliers, des bacheliers ; les vieux, sur des tapis blancs, assis aux échecs ; les jeunes, qui s’escriment de l’épée ; passant au milieu d’eux, sur leurs mules blanches, aux freins d’or, aux selles d’argent, les rusés messagers de Marsile, des branches d’olivier à la main ; près d’un églantier, environné des Francs de France, sur son siège d’or, celui qu’ « on reconnaît sans l’avoir jamais vu » (vers 119), le grand vieillard majestueux et familier... ces images jouent à nos yeux et chatoient, et le poète semble s’oublier à tout ce pittoresque, et voilà pourtant qu’il a réussi à insinuer en ces premières scènes les multiples données de fait dont il avait besoin ; voilà qu’au bout de deux cent cinquante vers, cette chose difficile est achevée, l’exposition : déjà nous savons quelle peines et quels ahans les Francs ont endures, qu’ils ont combattu sept ans pour la seule gloire de Dieu et qu’ils sont prêts à combattre encore, mais que, las de leurs victoires, aspirant au retour, ils veulent croire sincères les messagers qui viennent offrir la soumission de leur roi. Mieux encore, Turold n’a pas seulement achevé son exposition, nous sommes en plein dans l’action : Roland, qui conseille la guerre à outrance, est aux prises avec d’autres barons, Ganelon, Naime, qui ouvrent l’avis, non moins noble et peut-être plus sage, d’envoyer à Marsile un négociateur. Et mieux encore, le poète a déjà sinon tracé, du moins indiqué, des caractères : déjà nous distinguons Turpin, Naime, et les figures jumelles et diverses de Roland et d’Olivier : avoir les barons, d’un élan si fier, s’offrir tour à tour pour porter le message périlleux, et Charles trembler pour chacun d’eux, à sentir quelle tendresse les lie les uns aux autres et les lie tous au vieux roi, nous connaissons les dispositions de leurs cœurs, quand soudain une querelle éclate.

Parmi les barons, Roland a cherché, pour le désigner à Charles comme messager, le plus vaillant, le plus sage : il a trouvé Ganelon. Il pense lui faire honneur, et tous le comprennent ainsi, et Ganelon lui-même le comprendrait ainsi, si un autre que Roland l’avait désigné ; mais il se méprend, il croit que Roland veut sa mort, et sa méprise vient de ce qu’une haine obscure, ancienne, dont lui-même ne sait pas encore toute l’intensité, l’anime contre son fillâtre :


« Francs chevaliers[1], dit l’empereur Charles, élisez-moi un baron de ma marche, qui porte mon message au roi Marsile. » Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon parâtre. —Certes, il le fera bien, disent les Français ; lui écarté, vous n’en enverriez pas un plus sage. » Or le comte Ganelon en fut rempli d’angoisse. Il rejette de son cou sa grande fourrure de martre et reste en son bliaut de soie. Ses yeux sont vairs, fière est sa face, beau son corps, large sa poitrine. Il est si beau que tous ses pairs le regardent. Il dit à Roland : « Félon, quelle frénésie te prend ? Oui, je suis ton parâtre, on le sait bien, et voici que tu m’as « jugé » pour aller vers Marsile. Si Dieu permet que je revienne de là-bas, j’attirerai sur toi tel dommage, qui durera autant que ta vie. » Roland répond : « J’entends paroles d’orgueil et de folie. On le sait, que je n’ai cure d’une menace ; mais il faut pour cette ambassade un homme sage ; si le Roi le veut bien, je suis prêt à la faire à votre place. « 

Ganelon répond : « Tu n’iras pas à ma place. Tu n’es pas mon vassal, ni moi ton seigneur. Charles me commande pour son service : j’irai donc vers Marsile à Saragosse ; mais, avant que je n’apaise ce grand courroux où tu me vois, j’aurai fait quelque tour de ma façon. » Roland l’entend et rit.

Quand Ganelon voit que Roland s’en rit, il pense éclater de deuil et de colère ; il a presque perdu la raison. Il dit au comte : « Je ne vous aime pas, vous qui par félonie m’avez fait choisir ! Droit empereur, me voici à vos ordres. Je veux remplir jusqu’au bout votre commandement.

« Je le sais, qu’il me faut aller à Saragosse : qui va là-bas n’en revient pas. Rappelez-vous surtout que j’ai de votre sœur un fils, le plus beau qui soit, Baldewin ; un jour, s’il vit, il sera un prudhomme. Je lui lègue mes alleux et mes fiefs. Prenez-le bien en votre garde, je ne le reverrai de mes yeux. » Charles répond : « Votre cœur s’attendrit trop vite. Puisque je le commande, il vous faut aller.

« Ganelon, approchez, dit le Roi, et prenez le bâton et le gant. Vous l’avez entendu, c’est vous que les Francs désignent. — Sire, dit Ganelon, c’est Roland qui a tout fait. Je ne l’aimerai de ma vie, ni Olivier, parce qu’il est son compagnon, ni les douze pairs, parce qu’ils l’aiment tant. Je les défie, sire, à vos yeux. » Le Roi dit : » Vous avez trop de courroux. Vous irez, parce que je le commande. — Oui, j’irai, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basile et son frère Basant. »

L’Empereur lui tend son gant droit ; mais le comte Ganelon eût voulu n’être pas là. Quand il pensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Français disent : « Dieu ! quel signe est-ce là ? De ce message nous viendra grande perte. — Seigneurs, dit Ganelon, vous en entendrez nouvelles. »

« Sire, dit Ganelon, donnez-moi le congé ; puisque je dois partir, je n’ai que faire de tarder. » Le Roi dit : « Allez, par le congé de Jésus et par le mien. » Il l’absout et le bénit de la main droite, puis lui livre le bâton et le bref.


Ganelon s’équipe, pleuré déjà comme un mort par ses chevaliers. Que signifie le présage du gant qu’il a laissé choir ? Qu’a-t-il voulu dire par ses menaces ? Lui-même ne le sait pas encore. Il sait seulement qu’on ne revient guère de Saragosse et qu’il a défié Roland. Il défend qu’aucun de ses chevaliers l’escorte. Il envoie son dernier salut à sa femme, à son fils, et part (v. 342-365).

Mais bientôt, ayant rejoint sur la route les messagers sarrasins, il complote avec eux de livrer Roland à leur roi Marsile (v. 389-403), et à cet instant, il semble qu’il revête le personnage du traître classique. Pourtant, introduit aussitôt (v. 405) devant Marsile et sa cour assemblée, voici qu’à notre surprise, Ganelon, au lieu de lui parler en allié et déjà en complice, lui rapporte au contraire, en toute leur dureté, les conditions que Charles veut lui imposer. Que le Sarrasin se soumette, ou Charles viendra l’assiéger à Saragosse, l’emportera jusqu’à Aix, lié sur une bête de somme, l’y fera périr de mort vile. Il est le messager de Charles, il tient à dire son message fièrement : Roland lui-même ne l’aurait pas dit plus fièrement. Tandis qu’il parle, Marsile irrité brandit contre lui son épieu ; mais lui, tire l’épée et redouble d’insolence.

Comment comprendre son attitude ? Serait-ce, comme on l’a souvent dit, qu’un brusque et passager revirement de conscience aurait subitement réveillé en lui le chrétien, le chevalier ? Il n’en est rien ; il reste bien tel que le poète, dix vers plus haut, nous l’a montré sur la route, décidé à livrer Roland, car, transmettant aux Sarrasins les conditions de Charles, il y mêle un commentaire haineux contre Roland (vers 472-4), et l’on voit par là que pas un instant il n’oublie sa rancune.

Quel est donc son dessein et le dessein du poète ? Ni Ganelon ne commente ses actes, ni le poète ne prend le soin de les commenter. L’art de Turold, sobre, elliptique, s’interdit toute glose. Ses personnages se contentent d’agir : mais leurs actes, ou leurs propos, qui sont aussi des actes, sont à l’ordinaire si justes, si cohérens, qu’on les comprend sans effort. Ici, comme nous n’en sommes qu’au début de l’action, et parce que Ganelon est encore pour nous presque un inconnu, le parti pris de sobriété du poète engendre quelque obscurité, et cette scène offre la difficulté la plus réelle de la Chanson de Roland ; il est possible pourtant, croyons-nous, d’en apercevoir la raison d’être, la convenance, et, mieux encore, la nécessité.

Au jeu qu’il joue, Ganelon risque sa vie. Certes, mais c’est précisément ce qu’il veut, et c’est ici l’intention profonde de la scène et sa justification. Le Ganelon que Turold a voulu peindre n’est pas un couard qui se venge de la peur qu’il a eue ; il est un haineux qui veut se créer contre Roland un grief autre que sa peur. Il a fait à Charles cette promesse (v. 309) : « Je remplirai jusqu’au bout votre commandement ; » il veut la tenir, non parce qu’elle est une promesse, mais pour se créer le droit d’exiger bientôt que Roland en fasse une semblable. Il veut que Roland l’ait réellement mis à deux doigts de la mort pour que demain, quand, à son tour, il exposera Roland à la mort, il puisse se dire qu’il ne fait que réclamer son dû. A cet instant qu’il a cherché, quand, adossé à la tige d’un pin, l’épée nue, il attend les coups des Sarrasins, il jouit de son péril, et qui sait même s’il n’aimerait pas mieux être frappé là, mourir là, pourvu que la nouvelle de sa mort parvienne à Charles, à Roland, et que Roland en porte longuement le remords et la honte ? Supprimez cette scène, comme le veulent plusieurs critiques : Ganelon ne sera plus rien qu’un pauvre homme qui a eu grand’peur à l’idée de partir pour Saragosse et qui a cherché dans la trahison un moyen de sauver sa vie. Gardez la scène : elle aura merveilleusement mis en relief, et seule elle pouvait le faire, que Ganelon est celui qui subordonne à sa haine tout ce qui n’est pas elle, à commencer par le souci de sa vie. Or ce n’est point par luxe et à plaisir que le poète a construit ainsi ce caractère. Il a besoin : 1° que Ganelon soit tel qu’il vient de nous apparaître ; et 2° qu’il le soit à l’insu de Charlemagne et de ses compagnons, lesquels continueront à voir en lui, malgré son différend avec Roland, un baron preux, noble et sage. Le poète a besoin de ces deux ressorts. A quelles fins ? On le verra bientôt.

Adossé au pin, l’épée nue, Ganelon attend. Sans doute Marsile, qui s’est retiré à l’écart et qui se concerte avec ses principaux chevaliers, va le faire saisir (v. 501). Mais Blancandrin avertit alors Marsile que le Français est prêt à son service. On l’appelle, on l’interroge : « Ce vieil empereur, deux fois centenaire, quand donc sera-t-il las de guerroyer ? — Jamais, dit Ganelon, tant que vivront Roland, son neveu, et les douze pairs qu’il aime tant, et qui toujours vont à son avant-garde avec 20 000 Français. » Encore agité de colère, mais espérant maintenant une aide, Marsile ne parle de rien moins que de risquer toutes ses forces en bataille contre l’armée entière de Charlemagne. Avec adresse, Ganelon l’en dissuade et concentre sur Roland cette haine qu’il vient de porter à son paroxysme. Affronter Charlemagne et toute son armée, ce serait folie, dit-il ; il sait un meilleur conseil. Ne suffirait-il pas de saisir dans une embuscade Roland, les douze pairs, ces 20 000 Francs de France qui toujours vont à l’avant-garde ? Sans eux, que serait Charlemagne ? Roland tué, Charlemagne aurait perdu « le destre braz del cors » (v. 597), et les grandes guerres seraient achevées. Que Marsile feigne donc de se soumettre : qu’il livre à Ganelon, pour rassurer l’Empereur, les otages promis, le tribut, les clefs de Saragosse ; Charles reprendra la route du retour ; Marsile n’aura qu’à aposter son armée à Roncevaux, à l’entrée du Port de Cize ; lui, Ganelon, il se charge du reste. Le pacte est conclu, scellé par des sermens, par des présens.

Comment s’y prendra-t-il pour l’exécuter ? Marsile ne s’est pas enquis de ce détail, et nous n’en sommes pas plus curieux que Marsile. Le poète ne nous a-t-il pas avertis par deux fois (v. 560 et V. 584) que l’armée de Charles est toujours protégée dans sa marche, quand elle s’avance en pays ennemi, par un corps de 20 000 hommes, commandés par Roland et les douze pairs ? Nous sommes donc préparés à ce qu’au jour où l’armée se retirera du pays ennemi, ce corps reste à l’arrière-garde. Par la vertu de cette combinaison, ou de toute autre aussi facile à inventer, Roland et les douze pairs, s’il plaît au poète, resteront au poste de péril, parce que c’est leur place ordinaire ; avec 20 000 hommes, parce que c’est le nombre ordinaire. Dès lors, la situation de mélodrame que nous redoutions se dessine, hélas ! et il semble que le poète ne pourra pas l’esquiver. Tout se passe comme Ganelon l’avait prévu : il a regagné le camp de Charles ; voici les otages, le tribut, les clefs de Saragosse. Charles remercie le bon messager ; sa guerre est finie ; il achemine son armée vers le Port de Cize ; déjà les Sarrasins l’attendent, cachés dans les montagnes. Le traître bien à l’abri dans la coulisse, sûr de l’impunité, ses victimes menées confiantes au coupe-gorge, comme des moutons à l’abattoir, c’est, en toute sa médiocrité vulgaire, la situation redoutée ; et à ce moment, il semble que nous n’ayons plus qu’à nous y résigner. Or voici que le poète en dévoile une autre, qu’il préparait à notre insu dès le début de l’action ; à notre insu, il n’a cessé de disposer des ressorts, qui, maintenant tous tendus, vont se détendre tous à la fois.

Il veut que, venues au Port de Cize, les victimes que Ganelon s’est choisies apprennent leur péril. Qui donc dénoncera Ganelon ? Il se dénoncera lui-même, non par maladresse, mais de propos délibéré. Naguère, quand il s’était agi d’envoyer un messager à Marsile, Charles avait consulté ses barons ; maintenant, quand il s’agit de choisir qui restera à l’arrière-garde, Turold feint que Charles consulte de même ses barons. Il ose construire une seconde scène, symétrique de la première. Naguère, quand Charles avait demandé : « Qui fera le message périlleux ? » Roland, s’avançant, avait répondu (v. 277) :


« C’est Guenes, mis parastre ! »


De même, à la question de Charles : « Qui commandera l’arrière-garde périlleuse ? » Ganelon, s’avançant, répond (v. 743) :


« Rollanz, cist miens fillastre ! »


Comment le poète peut-il risquer une telle invraisemblance ? ont demandé maints critiques. Comment comprendre que Charles, Roland, les autres ne pénètrent pas le dessein de Ganelon, si facile à pénétrer pourtant, et qu’ils acquiescent à sa demande ? La combinaison est hardie, en effet, inquiétante à force de hardiesse ; et pourtant, si l’on y regarde de plus près, elle est merveilleuse par la justesse du calcul, et puisque plusieurs ont méconnu à quel point elle est adroite, savante, spirituelle, que ce soit l’excuse de notre glose.

Certes, au premier mot de Ganelon, tous, se rappelant ses menaces, son défi, comprendront que, par laides représailles, il cherche la mort de Roland ; ils comprendront au premier mot, et Ganelon le sait et le veut ainsi. Roland refusera donc de rester à l’arrière-garde ? Il est bien tenu d’accepter, au contraire : il faut bien que quelqu’un reste, quel qu’il soit, comme naguère il a bien fallu que quelqu’un se chargeât de l’ambassade, quel qu’il fût. Le péril était-il alors moins évident qu’aujourd’hui ? Ganelon s’y est-il dérobé ? Ganelon a-t-il accepté qu’un autre le courût à sa place ? Mais, si le souci de son honneur suffit à retenir Roland au Port de Cize, quelle force oblige Charlemagne à l’y laisser ? Ne devrait-il pas du moins doubler, tripler l’arrière-garde ? Il ne le peut davantage : il pressent un danger, mais il ne sait lequel : si par hasard sa crainte d’une embûche était vaine ? Si, lui parti, personne n’attaquait l’immense arrière-garde ? S’il ne se passait rien au Port de Cize ? L’inutile précaution ferait rire, et Roland serait honni. N’importe, dira-t-on ; puisque l’Empereur redoute une attaque des Sarrasins, préparée par Ganelon, qu’il aille jusqu’au bout de son soupçon ; qu’il se saisisse sur l’heure de Ganelon, et, fût-ce au risque de quelque ridicule pour Roland, qu’il lui laisse la moitié de son armée, qu’il le protège ! Mais ici le poète dispose de ces moyens, dont il a bien calculé la force : la fierté de Roland, d’abord, qui ne s’accommoderait pas de telles précautions, et surtout, — ce qui est la trouvaille admirable, — l’impossibilité où est Charles d’aller jusqu’au bout de son soupçon ; il peut bien craindre en effet, mais non croire pleinement que Ganelon ait fait accord avec les Sarrasins, car en ce cas, pense-t-il, Ganelon ne se livrerait pas à lui, pieds et poings liés, comme il le fait. Charles ne sait pas, ni ne peut deviner que Ganelon est l’homme qu’il est, celui qui, pour la volupté de cette heure, a fait le sacrifice de sa vie. Charles ne le sait pas, ni ses barons ; nous sommes seuls à le savoir, et cela pour avoir vu tout à l’heure, à Saragosse, Ganelon braver Marsile et nous révéler à la fois son mépris de la mort et la puissance de sa haine, en cette scène dont nous achevons enfin de comprendre ici l’utilité. Ganelon tient bien sa proie, mais seulement parce qu’il est prêt à mourir, et c’est ce que Charles ne peut deviner. Dès lors, le poète, sur de sa combinaison, s’amuse à charger presque également les deux plateaux de la balance : dans l’un, il a mis la fierté de Roland, l’audace de Ganelon, l’impuissance de Charles à apprécier jusqu’où va cette audace ; dans l’autre plateau, par amour du franc jeu, il mettra des poids presque équivalens, la tendresse de Charles pour son neveu, ses pressentimens, l’inquiétude des songes prophétiques qui l’ont averti. Et voici, en son équilibre délicat, mais savant et sûr, la scène prodigieuse (v. 721-802, 814-825) :


Le jour s’en va, la nuit est tombée. L’empereur Charles dort. Il songea qu’il était aux plus grands Ports de Cize et qu’il tenait entre ses poings sa lance de frêne. Le comte Ganelon l’a saisie ; il la secoue si violemment que les éclisses volent en l’air. Charles dort ; il ne s’éveille pas.

Après ce songe, un autre lui vint. Il était en France, en sa chapelle d’Aix. Une bête méchante le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir un léopard qui, à son tour, l’attaqua cruellement ; mais de la salle descend un lévrier qui bondit sur eux, tranche l’oreille droite à la première bête et combat furieusement le léopard. Les Français regardent le grand combat et ne savent lequel des deux vaincra. Charles dort, il ne s’est pas réveillé.

La nuit s’en va, l’aube se lève claire. L’Empereur chevauche à XIVe allure. Il regarde dans les rangs de l’armée. « Seigneurs barons, dit-il, voyez les Ports et les défilés étroits ; désignez qui fera l’arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre, que voici ; vous n’avez baron de si grande prouesse. » Le Roi l’entend, le regarde : « Vous êtes un démon, lui a-t-il dit, une haine mortelle vous est entrée au corps. Et qui sera devant moi à l’avant-garde ? » Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui puisse mieux le faire. »

Le comte Roland s’est entendu désigner. Il parle comme il convient à un chevalier : « Seigneur parâtre, je dois bien vous aimer, vous qui m’avez désigné pour l’arrière-garde. Le roi Charles de France n’y perdra, j’espère, palefroi ni destrier, mulet ni mule, cheval de selle ni cheval de charge que l’on n’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

Le comte Roland s’est entendu désigner. Il dit, irrité, à son parâtre : « Ah ! truand, méchant homme de méchante souche, avais-tu donc cru que je laisserais tomber le gant de Charles, comme tu as fait de son bâton ?

« Droit empereur, dit Roland, donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. On n’aura pas à me reprocher, j’espère, qu’il me tombe de la main, comme fit le bâton de la main de Ganelon. » L’Empereur tient la tête baissée, tire et tourmente sa barbe ; il ne peut se tenir de pleurer.

Alors Naime s’avança, le meilleur vassal qui fût en sa Cour. « Vous l’avez entendu, lui dit-il ; le comte Roland est plein de colère. Le voilà désigné pour l’arrière-garde ; vous n’avez baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui votre arc, et trouvez-lui bonne aide. » Le Roi donne l’arc et Roland l’a pris.

L’Empereur dit à Roland : « Beau seigneur, mon neveu, vous savez bien que je vous laisserai la moitié de mon armée. Gardez-la avec vous ; c’est votre salut. » Le comte dit : « Je n’en ferai rien ; Dieu me confonde si je démens mon lignage ! Je retiendrai vingt mille Français bien vaillans. Passez les Ports en toute tranquillité. Vous n’avez personne à craindre, moi vivant. »

Le comte Roland monte sur son destrier. Vers lui vient Olivier, son compagnon. Gerin y vient et le preux comte Gerier ; et Oton vient et Bérengier vient, et Samson vient et Anseïs le fier, et le vieux Girard de Roussillon, et le riche duc Gaifier. L’archevêque dit : « J’irai, par mon chef ! » « Et moi avec vous, dit le comte Gautier ; je suis homme de Roland, je ne dois pas le laisser. » Vingt mille chevaliers se désignent eux-mêmes.

... Hauts sont les monts et ténébreuses les vallées, et les roches bises, et les défilés étranges. Ce jour-là les Français passèrent à grande douleur : de quinze lieues, on entend leur marche. Ils arrivent à la Terre des Ancêtres, voient la Gascogne, le pays de leur seigneur : alors il leur ressouvient de leurs fiefs et de leurs alleux, des jeunes filles de chez eux et de leurs gentes femmes épousées. Il n’en est pas un qui ne pleure de pitié. Sur tous les autres, Charles est plein d’angoisse. Il a laissé son neveu aux Ports d’Espagne. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir.


Plus on regarde, plus on admire en chacun de ces personnages la vérité de son maintien, la justesse de ses propos. C’est Charles, qui, au premier mot de Ganelon, a compris le péril et mesuré l’impuissance où il est de le conjurer. C’est Naime, qui conseille, par acquit de conscience, de donner bonne aide à Roland, de renforcer l’arrière-garde, sachant bien que Roland refusera. C’est Roland, qui dit tour à tour à son parâtre son remerciement ironique, puis son mépris. C’est Ganelon, qui savoure pareillement l’ironie de Roland et son mépris, et qui, à la promesse que fait Roland de bien se battre, répond ce seul mot : « Vous dites vrai, je le sais bien. » Et là est en effet le ressort de toute l’action. Ganelon a spéculé sur la fierté de Roland et de ses compagnons ; pour qu’ils devinssent ses prisonniers, il n’a eu rien à déclancher que leur fierté. En vérité, nous voilà bien loin du thème vulgaire qui nous aurait proposé des malheureux subissant à leur insu la fatalité de leur destin. La seule fatalité qui les domine, c’est la noblesse de leur cœur. Inventer des circonstances de fait telles que les vaillans destinés au guet-apens le pressentent, le devinent à demi ; leur prêter des façons de sentir telles que, prévoyant le péril, maîtres de l’éviter, ils préfèrent pourtant s’y engager- ; nous tenir en suspens, incertains de leur choix, nous faire les témoins de leur angoisse, puis les juges de leur décision, gagner ainsi pour eux non pas notre banale pitié, mais notre louange et notre admiration, en un mot transporter l’action du monde fatal des faits dans Le monde libre des volontés, voilà ce que Turold a su faire.

Tout ce travail d’invention, nous l’avons attribué en ce qui précède à « Turold, » au « poète, » comme si nous avions oublié que le problème est précisément de savoir s’il ne faut pas le répartir entre plusieurs poètes. Nous, ne l’avons pas oublié pourtant, et nous demanderons donc ici pour la première fois : Peut-on voir, dans l’exposition de la Chanson de Roland, soit une compilation de chants lyrico-épiques, soit un rapetassage d’un poème déjà maintes fois rapetassé ? Ce qu’elle nous offre, ce n’est pas seulement un scénario construit avec adresse, mais un scénario dont les incidens sont commandés par une certaine conception du caractère de Ganelon et du caractère de Roland. Nous sommes en présence d’une combinaison unique, et si délicate que la moindre intervention d’un remanieur ne peut que la fausser, comme on peut le vérifier d’ailleurs à lire l’un quelconque des remaniemens du texte d’Oxford.

Si donc il nous plait d’appeler Turold le « dernier rédacteur, » il nous faut supposer, avant la « rédaction » de Turold, ou bien un poème semblable au sien, et qui n’en sera que le double inutile, ou bien un poème dissemblable, mais dont nous ne pourrons jamais rien savoir, sinon qu’il ne contenait rien de ce qui fait la beauté de ces premières scènes, et ce poème hypothétique nous est, par suite, très indifférent.


II

Charlemagne s’est éloigné, laissant Roland et les vingt mille au pied de la montagne, et le poète déploie son adresse à exploiter le pathétique de la situation. Elle lui offre trois motifs : dire la douleur des Francs qui s’éloignent (v. 841-3), — dire la joie des ennemis embusqués et qui escomptent et célèbrent par avance leur victoire (v. 852-1001), — opposer à la douleur des uns, aux vanteries des autres, le sursaut de vaillance des vingt mille à l’instant (v. 1006) où ils entendent au loin retentir les trompes sarrasines :


Dist Olivier : « Sire cumpainz, ço crei,
De Sarrazins purum bataille aveir. »
Respont Rollanz : « Et Deus la nus otreit ! »
Ben devuns ci ester pur nostre rei.
Pur sun seignor deit hom suffrir destreiz
Et endurer et granz chalz et granz freiz,
Sin deit hom perdre et del quir etdel peil.
Or guart chascuns que granz colps i empleit ;
Maie chançun ja chantée n’en seit !
Paien unt tort et chrestien unt dreit.
Malvaise essample n’en serat ja de mei. »


Turold a bien discerné ces trois motifs ; mais, quand une fois il les a dûment exploités, il semble qu’il n’ait plus qu’à achever son poème, l’action étant finie. L’infélicité de son sujet l’exige. Du moment que Charles s’est éloigné, nous savons le dénouement ; nous sommes déjà au dénouement. Il est entendu que les vingt mille mourront jusqu’au dernier, et bravement, et nous n’attendons plus rien que le récit d’une vaste tuerie. Si le poète invente des péripéties propres à la prolonger, s’il imagine, par exemple, que les chrétiens, tour à tour repoussant les païens et repoussés par eux, passent par des alternatives d’espoir et de découragement, toute invention de cet ordre, n’étant qu’un artifice, fera longueur ; et s’il s’applique à décrire ce qui se passe dans les cœurs des personnages, à dire leur regret de la vie, leur espoir de la récompense céleste, leur exaltation progressive aux approches de la mort, ce seront de beaux thèmes, sans doute, mais rien que des thèmes lyriques. Les vingt mille sont à Roncevaux des emmurés, des « entombés. » Dès le moment où des martyrs sont livrés aux bêtes dans le cirque, le poète épique comme le dramaturge n’a plus qu’à, les abandonner : l’action est finie.

Il est vrai que l’on peut imaginer, par une combinaison facile, que la route n’est point fermée derrière les Français, que Roland est le maître de rappeler Charlemagne, s’il lui plaît, soit par un messager, soit par la voix de son cor. Mais de quoi pourra servir une telle invention ? Si Roland use de la faculté qu’il a de rappeler Charles, les Sarrasins n’auront plus qu’à fuir, et le drame tournera à la comédie.

Il n’y a point de solution imaginable, hormis celle que la Chanson de Roland nous offre, et que seul un poète de génie pouvait trouver. Roland, maître d’appeler, refuse d’appeler, mais pour des raisons qui semblent étranges, et qui le sont en effet, puisqu’elles choquent Olivier, son plus cher compagnon, son double. Olivier est monté sur une hauteur, d’où il a vu les troupes ennemies, innombrables. Il revient et dit (v. 1039) :


« J’ai vu les païens ; jamais nul homme sur terre n’en vit plus. Ceux de devant sont cent mille, l’écu au bras, le heaume lacé, vêtus des blancs hauberts, la lance droite, et leurs épieux bruns reluisent. Vous aurez bataille, telle qu’il n’y en eut jamais. Seigneurs Français, que Dieu vous donne le courage ! Tenez ferme dans ce champ, afin que nous ne soyons pas vaincus ! » Les Français disent : « Honni qui s’enfuira ! S’il s’agit de mourir, pas un de vous ne fera défaut ! »

Olivier dit : « Les païens sont en force et nos Français sont bien peu. Roland, mon compagnon, sonnez votre cor. Charles l’entendra et fera revenir l’armée. » Roland répond : « Ce serait agir en fou. J’y perdrais ma gloire en douce France. Mais je frapperai de Durendal de grands coups ; sa lame saignera jusqu’à l’or de la garde. Les félons païens sont pour leur malheur venus aux défilés. Je vous le jure, ils sont tous condamnés à la mort. »

« Roland, mon compagnon, sonnez l’olifant. Charles l’entendra ; il fera revenir l’armée, il nous secourra avec toute sa baronnie. » Roland répond : « Ne plaise à Dieu qu’à cause de moi mes parens soient blâmés et douce France avilie. Mais je frapperai de Durendal, de ma bonne épée que j’ai ceinte au côté ; vous en verrez la lame ensanglantée. C’est pour leur malheur que les félons païens se sont assemblés. Je vous le jure, ils sont tous livrés à la mort. »

« Roland, mon compagnon, sonnez votre olifant. Charles l’entendra, qui passe les Ports. Je vous le jure, les Français reviendront. » « Ne plaise à Dieu, lui répond Roland, qu’il soit jamais dit de nul homme vivant que j’ai sonné du cor pour des païens ; mes parens n’en auront pas le reproche. Mais, quand je serai dans la grande bataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrez tous sanglant l’acier de Durendal. Les Français sont preux : ils frapperont bien. Ceux d’Espagne n’échapperont pas à la mort. »

Olivier dit : « Pourquoi vous blamerait-on ? (D’iço ne sai jo blasme.) J’ai vu les Sarrasins d’Espagne. Les vaux et les monts en sont couverts, et les landes et toutes les plaines. Grandes sont leurs armées et bien petite notre compagnie. » Roland répond : « Or mon désir de me battre s’en accroît. (Mis talenz en engraigne) Ne plaise au Seigneur Dieu, à ses saints, à ses anges, qu’à cause de moi France perde sa valeur. Plutôt mourir qu’encourir une honte. C’est pour les beaux coups que nous frappons que l’Empereur nous aime. »


On les écoute, on s’étonne. Que pense le poète de leur débat ? Il ne le dit pas, il semble les approuver tous les deux :


Roland est preux et Olivier est sage. Tous deux sont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamais pour éviter la mort ils n’esquiveront une bataille. Les deux comtes sont bons et leurs paroles hautes.


Mais encore, lequel a raison ? Sans doute on admire les paroles de Roland : il ne veut pas, dit-il, que par sa faute son lignage soit honni et douce France abaissée ; il aimerait mieux la mort. Mais les mêmes paroles, lequel des vingt mille vaillans qui sont là, prêts à son service, ne les dirait pas aussi, ailleurs qu’à Roncevaux ? A Roncevaux, est-ce le cas de les dire ? A Roncevaux, il ne s’agit pas de défendre le sol natal, — nul ne le menace, — mais seulement de tirer d’une laide embûche les meilleurs hommes de Charles, sa noble « maisniee, » «. la flur de France. » Tant que l’on a pu douter de la trahison, on est resté au lieu choisi par le traître, pour lui prouver qu’on n’avait pas peur ; on le pouvait alors, on le devait ; mais maintenant ! S’il y a honte à appeler à l’aide quand on peut se battre seul, en quel temps, en quel pays, quel chef, surpris par un ennemi trop nombreux, a jamais hésité à demander du renfort ? « D’iço ne sai jo blasme, » dit très justement Olivier. Certes, ce qui distingue Roland d’Olivier, c’est que Roland espère vaincre ; mais, s’il l’espère, ce n’est pas en capitaine qui aurait apprécié les forces ennemies ; il n’a même pas daigné monter sur la hauteur, comme a fait Olivier, pour les apprécier ; et plus Olivier lui dit qu’elles sont immenses, plus il s’exalte : « Mis talenz en engraigne, » dit-il, en sorte que, si elles croissaient encore, son désir de bataille croîtrait d’autant. Il est « preux, » dit le poète, et Olivier est « sage. » Qu’est-ce donc être preux, et qu’y a-t-il en ce mot ? Prouesse, ne serait-ce qu’orgueil, le pire des vices, au sentiment chrétien ? Ne serait-ce que folie, comme le pense Olivier ?

Ainsi, avec sa force et sa hardiesse coutumières, Turold a osé placer son héros dans les conditions les plus défavorables, au risque de faire apparaître sa décision comme un caprice de son orgueil et de nous faire admirer ses compagnons à son détriment, si Roland les sacrifie, en une bataille de pure magnificence, à un point d’honneur suspect. Mais par là Turold a obtenu que l’intérêt ne sera point dans les épisodes extérieurs, dans les grands coups d’épée ; l’intérêt sera tout entier dans le conflit d’Olivier et de Roland, dans la curiosité passionnée qui désormais nous porte à observer Roland. Puisqu’il espère la victoire, qu’il commence donc la bataille ; mais, s’il n’est pas un aliéné, l’heure viendra, que nous attendons, où il se dédira. À tout moment, selon les événemens, selon ce que seront ses compagnons, selon ce qu’il est lui-même, il peut se dédire, et par là, à nouveau, les personnages sont agissans, non plus agis ; c’est leur volonté qui, à nouveau, règne, et l’action, qui semblait épuisée, condamnée à l’immobilité, la voilà relancée en avant.

Le poète la divise en trois actes. Roland soutiendra trois batailles, dont la beauté résulte de leur dissemblance : à chacune correspond, chez Roland et chez les autres, un changement d’attitude.

La première (vers 1140-1448) est toute gravité et toute joie. Au moment de combattre, l’archevêque absout les barons (v. 1127) :


« Seignurs baruns, Caries nus laissat ci :
Pur nostre rei devum nus ben mûrir ;
Cristientet aidez a sustenir.
Bataille avrez, vos en estes tuz fiz,
Kar a vos oilz veez les Sarrazins.
Clamez vos culpes, si preiez Deu mercit ;
Asoldrai vos pur voz anmes guarir.
Se vos murez, esterez seinz martirs.
Sieges avrez el greignor Pareïs. »
Franceis descendent, a terre se sunt mis.
Et l’arcevesque de Deu les beneïst ;
Par pénitence lur cumandet a ferir.


Turpin leur a promis la gloire céleste s’ils meurent ; mais Roland leur promet autre chose : la victoire, le butin, un butin plus riche, dit-il, que n’en gagna jamais roi de France (v. 1165). Et telle est en effet la vertu du cri d’armes « Montjoie ! », et telle la fougue des dix combats où dix pairs sarrasins s’abattent tour à tour, au milieu des brocards, tués chacun par un pair chrétien, et telle la gaieté de la lutte sous le soleil clair, que tous sont soulevés jusqu’à l’espoir de Roland. Ils ne pensent plus qu’à la victoire, au riche butin promis, tous jusqu’au sage Olivier, qui s’écrie lui-même (v. 1233) :


« Ferez i, Francs, kar très ben les veintrum ! »


Les païens meurent « par milliers, par troupeaux ; » mais bientôt, pour les Français aussi la bataille se fait « merveilluse et pesant » (v. 1412), et voici que ces vers sonnent par deux fois comme des glas (v. 1401, v. 1420) :


Franceis i perdent lor meillors guarnemenz.
Ne reverrunt ne peres ne parenz.
Ne Carlemagne ki as Porz les atent.


Ils ont défait pourtant la première armée sarrasine. Une deuxième entre en ligne.

Dans cette seconde bataille (v. 1449-1660), il ne sera plus question de vaincre. Elle s’ouvre, comme la première, par un discours de Turpin, mais combien différent de l’autre ! Car Turpin n’exhorte plus les barons à bien mourir, s’il le faut ; il constate seulement qu’il ne leur reste qu’à bien mourir (v. 1518) :


 »Asez est mielz que moerium cumbatant.
Pramis nus est fin prendrum aïtant :
Ultre cest jurn ne serum plus vivant.
Mais d’une chose vos sui je ben guarant :
Seint Pareïs vos est abandunant ;
As Innocenz vos en serez seant. »


Ils se savent désormais des martyrs ; mais, dit le poète, leur allégresse de se battre s’en accroît :


A icest mot si s’esbaldissent Franc
Cel nen i ad Munjoie ne demant.


Tandis que dans la première bataille, chaque laisse amenait la mort d’un pair païen, dans la seconde, des combats, narrés de même en laisses symétriques, s’achèvent chacun par la mort d’un pair chrétien. Roland voit tomber tour à tour Engelier de Gascogne, Samson, Anseïs, Gerin et Gerier, Berengier... Lui qui peut sauver encore le reste de la noble « maisniee, » est-il donc entendu qu’il ne veut pas ? Ou bien en serait-il resté, lui seul, à espérer la victoire ? Serait-il seul à ne pas comprendre ?

Non : lui aussi, il sait désormais, il voit. Cherchez en effet dans tout le récit de cette seconde bataille le propos qu’il répétait si souvent dans la première, qu’il était sûr de vaincre, vous ne l’y retrouverez pas. Il parle plusieurs fois dans la mêlée, et c’est pour répéter les mêmes argumens qu’il employait au début :


« Male chançun n’en deit estre cantee... »
« Pur itels colps nos ad Charles plus chiers... »
« Devers vos est li orguils et li torz... »


Il les répète tous, sauf celui qui au début les justifiait : la promesse de la victoire. Il voit donc, maintenant, à son tour, aussi clair qu’Olivier. Il n’est plus aveuglé : serait-il insensible ?

Marsile lance une troisième armée pour achever ceux des Français que Dieu a épargnés. Une troisième bataille s’engage (vers 1661-2183), el bientôt il ne reste plus debout que soixante chrétiens. Alors, quand nous pensons que Roland, obstiné, s’en tiendra à les regarder mourir comme il a regardé les autres, quand c’en est fait, semble-t-il, de l’espoir qu’il rappellera Charlemagne, on le voit s’approcher d’Olivier, cherchant à dire une chose qu’il ne sait comment dire : « Nous avons bien droit de plaindre douce France, la belle... Pourquoi Charles n’est-il pas là... ? » Olivier le laisse parler, comme s’il ne comprenait pas. « Comment faire ? » reprend Roland, et, se décidant enfin : « Si je sonnais l’olifant ?... » Et c’est alors que le poète, recourant à ce procédé de symétrie contrastée dont il tire ses plus puissans effets, construit, comme pendant à la scène où Roland disait ses argumens pour ne pas appeler, une seconde scène où Olivier, ironique, cruel, reprend à son compte contre Roland les argumens de Roland lui-même (v. 1692-1735) :


Roland appelle Olivier : « Beau sire cher, compagnon, pour Dieu, que vous semble ? Vous voyez tant de bons vassaux gisans. Nous avons bien droit de plaindre France douce, la belle : privée de tels barons, comme la voilà déserte ! Ah ! roi, ami, que n’êtes-vous ici ? Olivier, frère, comment faire ? Comment lui mander la nouvelle ? — Je ne sais pas, dit Olivier. Le rappeler ? On en parlerait à notre honte ; j’aime mieux la mort. »

Roland dit : « Je sonnerai l’olifant. Charles l’entendra, qui passe les Ports. Je vous le jure, les Francs reviendront. » Olivier dit : « Ce serait grande vergogne ; on en ferait reproche à tous vos parens, et cette honte serait sur eux toute leur vie. Quand je vous disais de le faire, vous n’en fîtes rien. Si vous le faites maintenant, ce ne sera pas par mon conseil. Sonner ne serait pas prouesse. (Et, comme s’il s’attendrissait, malgré lui :)Comme vos deux bras sont sanglans ! » Le comte répond : « J’ai frappé de beaux coups. »

Roland dit : « Notre bataille est rude. Je sonnerai ; Charles l’entendra. » Olivier dit : » Ce ne serait pas d’un preux. Quand je vous disais de le faire, compagnon, vous n’avez pas daigné. Si l’Empereur était venu, nous n’aurions pas subi ce dommage. (Et, montrant les morts : ) Ce n’est pas sur ceux que voilà qu’en doit tomber le blâme. Par cette mienne barbe, si je puis revoir ma gente sœur Aude, vous ne coucherez jamais entre ses bras. »

Roland dit : « Pourquoi m’avez-vous pris en haine ? » et Olivier répond : « Compagnon, c’est votre faute, car prouesse n’est pas folie, et vaut mieux mesure qu’orgueil. C’est par votre démesure que les Français sont morts. Jamais plus nous ne ferons le service de Charles. Si vous m’aviez cru, mon seigneur serait ici ; nous aurions gagné cette bataille ; Marsile serait mort ou pris. Votre prouesse, Roland, c’est à la malheure que nous l’avons vue. Charles, le Magne, — jamais il n’y aura tel homme jusqu’au jugement dernier, — n’aura plus notre aide. Vous allez mourir et France en sera honnie. (Et comme s’il s’attendrissait à nouveau, malgré lui : ) Voici la fin de notre loyal compagnonnage : avant ce soir, nous nous séparerons, et ce sera dur. »


Olivier a libéré sa conscience. Mais Roland, énigmatique jusqu’ici, saura-t-il se justifier enfin ? A ces reproches, les plus durs qu’il puisse entendre, où tant de tendresse se mêle à tant de cruauté, et qui lui viennent de son plus cher compagnon, que répondra-t-il ? Va-t-il réfuter Olivier ? ou bien confesser son erreur, son remords ? Que répondra-t-il ? Il se tait, et ce silence est la chose la plus sublime de la Chanson de Roland. Cependant Turpin a entendu leur querelle : « Hélas ! dit-il, elle n’a plus d’objet. Pourtant, sire Roland, oui, sonnez l’olifant, afin que du moins le Roi nous venge et que nos corps ne soient pas mangés par les loups et les chiens. »

Le comte Roland a mis l’olifant à sa bouche. Il sonne à « longue haleine, » « par grant dolur. » Sa chair, que les lances sarrasines n’ont pas offensée, éclate sous l’effort ; son sang jaillit de sa tempe rompue. Il sonne « par peine et par ahans, » « il se démente », et cet instant, où enfin il apparaît qu’il souffre, achève de le justifier. Pour tous ceux d’ailleurs qui aux siècles lointains ont entendu chanter la Chanson de Roland, pour tous ses lecteurs modernes, plus ou moins obscurément, sa justification a commencé plus tôt, s’il est vrai que c’est la vaillance et la mort de ses compagnons qui le justifient progressivement, et qu’à mesure qu’il en mourait davantage, nous avons souhaité davantage que Roland n’appelât point. Les vingt mille ont combattu, sont morts sans jamais dire s’ils étaient du parti de Roland ou du parti d’Olivier, et peut-être ont-ils tous pensé ainsi qu’Olivier et tous se sont pourtant offerts à la mort comme s’ils pensaient ainsi que Roland. Roland leur devait cette mort, puisqu’ils en étaient dignes ; il la devait à leur seigneur Charles, aux larmes mêmes de Charles et à ses pressentimens ; il la devait à Ganelon, dont le calcul était un hommage. Puisque Ganelon avait escompté que les vingt mille feraient la folie de rester jusqu’au bout, ils devaient rester jusqu’au bout, et, puisque Ganelon les avait investis martyrs, mériter l’investiture. Au début, Roland, étant Roland, étant celui qui s’élève d’emblée non à la conception, mais à la passion de son devoir, ne pouvait pas appeler ; plus tard, à mesure qu’il élevait ses compagnons aussi haut que lui, il ne devait pas appeler. On comprend d’autre part qu’il se montre à Roncevaux le même qu’il s’est montré jusque-là, le téméraire, disait Ganelon dès le début du poème (v. 390), « qui chascun jur de mort s’abandunet ; » que sa défaite à Roncevaux n’est que la rançon de ses victoires passées ; que la condition de ses exploits fut toujours son « orgueil » et sa « folie. » Son orgueil, ce n’est pas en lui seulement qu’il le met, c’est en son lignage et en douce France ; et sa folie est de croire que la moindre diminution, et ce n’est pas assez dire, le moindre risque de diminution du moindre des Français est une diminution pour la France elle-même. Ainsi peut-on comprendre, expliquer, justifier le héros que Turold a dépeint ; mais, à vrai dire, on ne comprend, on n’explique, on ne justifie pas un héros, non plus qu’un saint.

Roland appelle quand il ne lui reste plus que quelques hommes, parce qu’alors « le devoir est fait. » Sa souffrance est d’avoir perdu la bataille, non de l’avoir livrée. Il est humilié, non repentant : « Je le ferais encore si j’avais à le faire, » c’est sa seule pensée quand il dit son adieu (v. 1854) à ceux qui sont morts ou vont mourir par sa volonté :


 « Seignors barons, de vos ait Deus mercit !
Tûtes vos anmes otreit il Pareïs,
En seintes flurs il les facet gésir !
Meillors vassals de vus unkes ne vi...
Terre de France, niult estes dulz pais !....
Baron Franceis, pur mei vos vei murir :
Jo ne vos pois tenser ne guarantir :
Aït vos Deus, ki unkes ne mentit !
Oliver frère, vos ne dei jo faillir ;
De doel murrai, s’altre ne m’i ocit.
Sire compainz, alum i referir. »

Li quens Rollanz, el champ est repairet...


Il y retourne, pour voir, hélas ! mourir avant lui ses derniers compagnons, et avant lui, le plus cher, Olivier, et pourtant cette heure suprême, pleine d’angoisse, sera pleine aussi d’une joie renaissante, grandissante. Si l’on se rappelle maintenant quelle était sa superbe d’avant la bataille, si l’on se souvient qu’il repoussait alors comme une chose inconcevable, comme une pensée de couard, l’idée qu’il pourrait être vaincu (v. 1106), et comment cette foi en son invincibilité, l’ayant soutenu durant la première bataille, a décru peu à peu, s’est évanouie au cours de la seconde, pour ne laisser à sa place, au début de la troisième, que la certitude de sa défaite, on constate que le poète a fait descendre son héros, démarche en marche, toujours plus bas vers plus de détresse, jusqu’à l’instant où il sonne l’olifant ; mais voici qu’à partir de cet instant, la courbe remonte, tracée par le poète avec une délicatesse et une sûreté de mains merveilleuses, remonte de la détresse vers l’espoir, vers la joie, vers la sérénité. La victoire, que Roland avait prédite, à laquelle lui seul avait cru d’abord, et dont la promesse avait semblé à tous une parole de fou, la victoire, que lui-même maintenant croit impossible, il l’aura. Le fils de Marsile tué de sa main (v. 1904), et Marsile qui fuit, le poing droit tranché (v. 1913), et les dernières troupes sarrasines qui faiblissent, la lui présagent. Maintenant Charles peut venir (v. 1928) :


« Quant en cest camp vendrai Carles mi sire,
De Sarrazins verra tel discipline,
Cuntre un des noz en truverat morz quinze.
Ne lesserat que nos ne beneïsse. »


Sur le champ de Roncevaux qui est à lui (v. 2183), il mourra « conqueramment, » Les corps de ses pairs qu’il a recherchés dans la plaine, rapportés dans ses bras et bien rangés sur un même rang pour la dernière bénédiction ; ses adieux à Turpin, à Durendal ; les trois coups qu’il frappe de son épée pour la briser sur le rocher, chacune de ces scènes de deuil est une scène de gloire. Il choisit sa place pour mourir, la tête tournée vers la terre ennemie, comme il convient à un vainqueur ; et, comme il convient à un martyr, sa Passion est à la fois toute souffrance et toute joie (v. 2355) :


Roland sent que la mort le prend ; elle descend de sa tête sur son cœur. Il va courant vers un pin, se couche sur l’herbe verte, face contre terre. Il met sous lui l’épée et l’olifant, et tourne sa tête vers la gent païenne ; il l’a fait, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu’il est mort en vainqueur, le noble comte. Il bat maintes fois sa coulpe. Pour ses péchés il tend à Dieu son gant.

Roland sent que son temps est fini. Il est sur une hauteur escarpée, qui regarde l’Espagne. De l’une de ses mains il bat sa poitrine : « Dieu, meâ culpâ, pour les péchés, pour les grands, pour les menus, que j’ai faits depuis ma naissance jusqu’à ce jour où la mort m’atteint. » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les anges du ciel descendent à lui.

Le comte Roland est couché sous un pin. Il a tourné son visage vers l’Espagne. Il lui souvient de plusieurs choses, de tant déterres qu’il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri. Il en pleure et soupire, et ne peut s’en empêcher ; mais ne voulant pas s’oublier lui-même, il bat sa coulpe, demandé merci à Dieu : « Vrai Père qui n’as jamais menti, qui as ressuscité saint Lazare et défendu Daniel contre les lions, défends mon âme contre tous périls, à cause des péchés que j’ai faits dans ma vie ! « Il a offert à Dieu son gant droit ; saint Gabriel l’a pris de sa main. Il a reposé sa tête sur son bras ; il est allé, mains jointes, à sa fin. Dieu lui a envoyé son ange Chérubin et saint Michel du Péril de la mer ; avec eux, saint Gabriel. Ils emportent l’âme du comte en Paradis.

Roland est mort. Dieu a son âme dans les cieux.


Il y retrouve tous ses compagnons ; parce qu’ayant tous peut-être pensé ainsi qu’Olivier, ils ont tous affronté la mort comme s’ils avaient pensé ainsi que Roland, le poète les place ensemble, tous égaux, dans le plus haut ciel, « el greignur pareïs. » Roland eût-il mieux fait de ne pas les sacrifier ? Leur seigneur et « douce France » auraient-ils plus gagné, s’ils avaient vieilli autant que le vieux Naime ? ou vaut-il mieux qu’ait été chantée d’eux la « bone chançon ? » Tel est le jeu parti que Turold a proposé. Olivier l’a résolu dans un sens, Roland dans l’autre : le poète les approuve tous les deux, les enveloppe tous les deux de la même tendresse (v. 1093) :


Rollanz est proz et Olivier est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage.
Bon sunt li cunte et lur paroles haltes.


Entre le « preux » et le « sage » il n’a pas choisi, trop humain pour choisir.


III

Nous pourrions poursuivre cette analyse jusqu’au bout, et montrer que les scènes finales. Bataille contre Baligant, Mort de Belle Aude, Plaid de Ganelon, sont enchaînées aux précédentes indissolublement, et qu’elles rendent toutes le même son rare, si rare que celui qui n’a pas lu la Chanson de Roland ne l’a jamais entendu, eût-il lu d’ailleurs toutes les autres chansons de geste et tous les poèmes héroïques des autres nations.

Mais les remarques qui précèdent suffisent, croyons-nous, pour que nous osions dire : Ce ne sont pas des compilateurs enfilant en chapelets de petits chants lyrico-épiques, le Conseil de Marsile, l’Ambassade de Blancandrin, les Songes de l’Empereur, etc., ce ne sont pas non plus des remanieurs, remaniant des remaniemens de remaniemens, qui ont produit ce poème d’une simplicité si complexe, si subtile, si classique ; et sa complexité même est le gage de son unité. Transposez seulement les deux discours de Turpin aux combattans, ou faites seulement répéter à Roland dans la seconde bataille ce qu’il disait dans la première, qu’il a foi en la victoire, tout le mouvement de ces scènes sera faussé. Voyez les remanieurs : à la fin de la scène où Olivier blâme et raille Roland de son désir de rappeler Charles (vers 1736), tel remanieur, un éditeur récent du texte d’Oxford, a cru devoir ajouter une laisse où Olivier déclare se rallier à ce désir, et ce contresens suffit à brouiller les lignes si purement, si finement dessinées par Turold. Ou veut-on un exemple encore du tort que fait au texte de Turold une intervention quelconque d’un remanieur quelconque ? Le Roland de Turold prie, comme un chrétien doit faire, à l’heure de mourir ; mais dans la bataille il n’a point, comme Charlemagne, un ange qui l’assiste ; il n’attend, il ne réclame de Dieu ni aide miraculeuse, ni ordre, ni conseil ; dans la bataille, il ne prie jamais. Survient un remanieur, l’Allemand Conrad : il a trouvé tout simple de prêter à un si bon chrétien de fréquentes oraisons, et par là il a gâché l’une des intentions les plus secrètes, les plus virilement chrétiennes de Turold. Nous redirons donc ici ce que nous disions plus haut : Si Turold n’est que le « dernier rédacteur, » ou bien il n’a fait que récrire un poème semblable au sien, et alors à quoi bon supposer ce plus ancien poème, double inutile du sien ? Ou bien il a renouvelé un poème différent du sien, mais si différent que nous ne saurions d’aucune façon nous le représenter.

Je ne nie pas qu’une plus ancienne Chanson de Roland ait pu exister, différente et plus fruste. J’ai montré que le poème de Turold est fait « de main d’ouvrier, » rien de plus ; mais c’est aussi le cas de l’Iphigénie de Racine, par exemple, et, quand on l’a reconnu, il n’en reste pas moins que d’autres Iphigénie ont précédé celle de Racine, et que Racine les a exploitées ; pareillement, avant Turold, un autre poète moins doué a pu, j’en conviens, essayer le sujet.

A quoi donc a tendu notre analyse ? 1° A montrer qu’il n’y a dans le poème de Turold nulle trace de « cantilènes » antérieures et que la théorie de la lente élaboration de la Chanson de Roland à partir du VIIIe siècle, à travers des versions du VIIIe, du IXe, du Xe siècle, est sans base ; 2° à décourager les critiques qui se servent du poème de Turold pour rebâtir ses modèles hypothétiques. Racine a exploité les plus anciennes Iphigénie ; mais, pour des critiques littéraires ou pour des philologues qui, transportés dans une ile lointaine, ne connaîtraient que son Iphigénie et ne conserveraient nul espoir de se procurer des versions plus anciennes, qui n’auraient même nul témoignage de leur existence, ce serait temps et peine perdus que d’essayer de les reconstruire ; ce qu’ils reconstruiraient n’aurait nulle chance de ressembler à l’Iphigénie de Rotrou ni à celle d’Euripide. Et quand ils auraient accumulé les combinaisons conjecturales et les systèmes, celui-là serait dans la vérité qui viendrait leur dire : « Chassez enfin cette obsédante préoccupation des versions antérieures : elle est stérile. Prions les dieux qu’ils nous les révèlent ; en attendant, puisque nous avons du moins ce peu de chose, l’Iphigénie de Racine, tâchons de nous contenter de ce peu de cho.se. Elle offre assez de cohérence et d’harmonie pour qu’en tout état de cause, il apparaisse que Racine a repensé les versions antérieures ; les repensant, il les a recréées. Recréer et créer sont termes exactement synonymes. N’appelons pas Racine « le dernier rédacteur, » le « remanieur, » mais, de préférence, le « poète. » C’est ce que je dis de la Chanson de Roland : ce qui en fait la beauté, comme de l’Iphigénie de Racine, c’en est l’unité, et l’unité est dans le poète, en cette chose indivisible, que jamais on ne revoit deux fois, l’âme d’un individu.

Assurément cet individu n’a pas inventé la Chanson de Roland brusquement et de toutes pièces ; au contraire, plus notre analyse aura fait apparaître que le poème de Turold relève d’un art déjà complexe, plus elle aura rappelé qu’un genre littéraire ne débute point par son chef-d’œuvre et que Turold eut des modèles, trouva une technique constituée avant lui. Mais la question est de savoir si, pour susciter ces modèles et pour constituer cette technique, trois siècles, cinq siècles furent nécessaires, ou si ce ne fut pas assez des cent années de ce XIe siècle qui, dans les divers domaines de l’action, de l’art et de la pensée, fut l’âge créateur entre tous.

Pour que, des élémens légendaires, vagues et amorphes, qui végétaient dans les églises de Roncevaux ou dans les églises de la route de Roncevaux, naquît la Chanson de Roland, il est inutile et vain de supposer qu’il y ait fallu des siècles, et qu’à partir du temps de Charlemagne, des « chanteurs » sans nombre se soient succédé. Une minute a suffi, la minute sacrée où le poète, exploitant peut-être quelque fruste roman, ébauche grossière du sujet, a conçu l’idée du conflit de Roland et d’Olivier. Seulement, ayant conçu cette idée, pour la mettre en œuvre, et, je ne crains pas le mot, pour l’exploiter, il ne s’est pas contenté de « chanter ; » il lui a fallu se mettre à sa table de travail, chercher des combinaisons, des effets, des rimes, calculer, combiner, raturer, peiner. Ainsi font les poètes d’aujourd’hui ; ainsi ont fait les poètes de tous les temps. Ils se vantent quand ils disent qu’ils chantent comme l’homme respire, et les critiques se trompent qui les en croient ; ils travaillent ; « c’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule ; » il n’y a pas d’autre théorie vraie pour rendre compte des ouvrages de l’esprit. La Chanson de Roland aurait pu ne pas être ; elle est parce qu’un homme fut. Elle est le don gratuit et magnifique que nous a fait cet homme, non pas une légion d’hommes.

Je suis donc tenté de prendre précisément le contre-pied de la doctrine si souvent exprimée au XIXe siècle, en ces termes, par exemple, par Renan[2] :


On ne songe pas assez qu’en tout cela l’homme est peu de chose, et l’humanité est tout. Le collecteur même n’est pas en une telle œuvre un personnage de grande apparence. Il s’efface. Et les auteurs des fragmens légendaires, ils sont presque toujours inconnus. Ah ! que cela est significatif ! Les érudits regrettent beaucoup qu’on ne sache pas leur nom en toutes lettres et syllabes, leur pays, leur condition, s’ils étaient mariés ou non, riches ou pauvres, etc.. En vérité, j’en serais fâché, parce qu’alors on dirait très positivement l’Iliade d’Homère, le Roland de Turold, etc. Ce qui serait surtout très insupportable si ces poèmes étaient parfaitement délimités, et qu’on pût dire : « Turold composa telle année un poème de quatre mille vers. » Alors on attribuerait ces poèmes à un homme, et cet homme y a été pour si peu ! Ce serait une fausseté historique. C’est l’esprit de la nation, son génie, si l’on veut, qui est le véritable auteur. Le poète n’est que l’écho harmonieux, je dirais presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple, qui lui raconte de toutes parts ses beaux rêves.


Je dirai au contraire : J’aimerais savoir le nom de l’auteur de la Chanson de Roland, en toutes lettres et syllabes, son pays, sa condition, etc., comme j’aimerais en savoir toujours plus long de la vie de Racine, et pour les mêmes raisons ; Turold fut pour peu de chose dans la Chanson de Roland, sans doute : comme Racine fut pour peu de chose dans Iphigénie, mais pour autant. Certes son œuvre, comme celle de Racine, ne s’explique que par la collaboration et la complicité de son temps, et c’est pourquoi nous nous appliquerons de tout notre effort à la replacer en son temps, à évoquer à cet effet certaines circonstances historiques, à rappeler les faits psychologiques généraux qui suscitèrent, en la même période que la Chanson de Roland, les croisades d’Espagne, puis les croisades de Terre-Sainte. Mais ne tombons pas dans les théories qui veulent partout mettre des forces collectives, inconscientes, anonymes, à la place de l’individu. Un chef-d’œuvre commence à son auteur et finit à lui.

A peine si nous savons le nom du poète de la Chanson de Roland. Du moins nous savons qu’il vécut à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe siècle, au temps des dernières croisades d’Espagne et de la première croisade de Terre-Sainte. C’est l’esprit de ce temps qui inspire et soutient son œuvre. La primitive Chanson de Roland ne peut dater que de ce siècle au plus tôt : et si nous n’en sommes pas à vingt ans près quand il s’agit de dater une chanson de geste, encore vaut-il mieux ne pas l’antidater de trois siècles.

A peine si nous savons le nom de l’auteur de la Chanson de Roland : du moins nous savons qu’il fut un « Franc de France, » et nous retrouvons en son œuvre ce qu’il y a de plus spécifiquement national en notre poésie, le sens classique des proportions, la clarté, la sobriété, la force harmonieuse. Nous y reconnaissons l’esprit de notre nation, aussi bien que dans l’œuvre de Corneille. Ce Turold qui, voilà huit cents ans, a trouvé pour notre patrie la caresse de ces noms « douce France, » « France l’assolue, » c’est-à-dire « la libre, » nous témoigne avec quelle simplicité s’est faite l’unité française. Sa « douce France » est précisément la nôtre, avec les Lorrains comme aujourd’hui, avec les Gascons, avec les Normands, avec les Provençaux comme aujourd’hui. Charlemagne est pour lui, par ressouvenir érudit, l’empereur des Bavarois, des Frisons, des Saxons ; mais il est le roi de douce France ; ce sont les Francs de France qui sont les plus proches de lui dans ses conseils (Par cels de France voelt il del tut errer), et les vingt mille de Roncevaux sont tous des Francs de France : ils ont seuls le privilège de mourir avec Roland. Donc, nous assure-t-on, le poème de Turold représente « l’esprit germanique dans une forme romane. » Une telle formule l’aurait surpris. Vainement on lui aurait remontré que « 1° l’idée de la guerre est toute germanique dans nos poèmes ; » que « 2° la royauté, dans nos épopées, est toute germaine ; » que « 3° la féodalité y est d’origine germaine ; » que « 4° le droit germanique a laissé sa trace dans nos chansons de geste ; » et que « 5° l’idée de la femme n’y est pas moins germaine[3]. « Il eût répondu qu’il se pouvait bien, mais qu’il n’en était pas moins un Franc de France.

Il y a dans la correspondance de Jacob Grimm une parole que j’ai la faiblesse d’admirer. Une théorie de Görres voulait que les Nibelungen ne fussent pas d’origine allemande, mais scythique : le bûcher de Brünhild, assurait-il, s’était d’abord allumé sur le Caucase, et Jacob Grimm ne pouvait s’en consoler. Il écrivit donc à Görres : « Si l’on met en question l’origine de notre poésie héroïque, j’avoue que je n’abandonnerai pas volontiers, de prime abord, le sol connu, les rives de notre Rhin bien-aimé. S’il me fallait admettre une origine scythique, cela me ferait le même effet que s’il me fallait abandonner ma religion pour une autre religion plus ancienne. » Pareillement, je ne conviendrai pas sans de bonnes raisons que les chansons de geste soient d’origine germanique, et, ne connaissant à l’appui de ce système que des raisons sans force, je ne rendrai notre Chanson de Roland aux Germains que lorsque les Allemands auront d’abord rendu aux Scythes leurs Nibelungen.


JOSEPH BEDIER.

  1. Vers 274 et suiv. Nous aimerions rester fidèle au précepte de Joachim du Bellay de « ne traduire les poètes ; » nous traduirons pourtant les quatre scènes qui, dans la Chanson de Roland, nous semblent être les pivots de l’action, parce que nous tenons à ce qu’on voie bien, et jusque dans le détail, comment nous les comprenons.
  2. Cahiers de jeunesse, p. 123. — On trouvera une transposition de cette page dans l’Avenir de la Science, p. 194.
  3. Ce sont les rubriques de cinq développemens de Léon Gautier, les Épopées Françaises, t. I, p. 24-31.