L’Art et la Nature
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 481-520).
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L'ART ET LA NATURE

TROISIÈME PARTIE[1]

LES CHAGRINS, LES TOURMENS DE L’IMAGINATION ET SA DÉLIVRANCE PAR LES ARTS.


XIII.

Les esthéticiens qui décident trop hardiment que l’art est supérieur à la nature en prennent à leur aise et posent mal la question. Ils raisonnent comme si nous avions à choisir entre une matière brute et une matière façonnée, entre un or vierge et un or travaillé, entre un diamant empâté dans sa gangue et un diamant taillé. Ils oublient que la nature est la grande, l’éternelle inspiratrice des artistes, ils oublient aussi qu’il y a un art naturel, instinctif dans toutes nos images, dans toutes les représentations esthétiques que nous nous faisons des choses. Pour le répéter une fois encore, on ne trouve pas de paysages tout faits dans la nature ; ils se font dans notre imagination. Vous les voyez, tel paysan ne les voit pas. Il a peut-être de meilleurs yeux et autant d’imagination que vous, mais il n’a pas celle qui joue. Conduisez ce même paysan au musée des antiques ; il y éprouvera des étonnemens qui ne seront pas des admirations, et comme tel autre, il dira en sortant « qu’il vient de voir une grande diablesse de femme qui avait perdu ses dieux bras. »

Pendant que nous admirons un paysage, nous sommes paysagistes à notre façon. Nous employons pour former nos images les mêmes procédés que les artistes ; la seule différence entre eux et nous, c’est que les nôtres sont une propriété privée, qui n’est qu’à notre usage, qu’elles demeurent en nous à l’état de fantômes incorporels et flottans, et que l’artiste fixe les siennes, les réalise, leur donne un corps. Ces images perceptibles, se communiquant à nos sens et devenues un bien public, nous rappellent le caractère d’objets que nous connaissons, mais nous les présentent sous une forme qui nous est nouvelle. L’art reproduit des effets de couleurs et de lignes que nous avons souvent admirés dans la nature ; ces couleurs ne sont plus tout à fait les mêmes, ces lignes ont une régularité, une rigueur de dessin, de symétrie, de logique qu’elles n’ont jamais dans le monde où nous vivons. L’art nous montre des assemblages de pierres qui ressemblent à des végétations ou à des organismes vivans ; il nous montre aussi des hommes et des femmes en marbre ou en bronze, des scènes pleines de mouvemens, où rien ne se meut, des orages tranquilles et silencieux, ou par un caprice plus étrange encore, des passions furieuses qui chantent en mesure ou parlent en vers, et, si furieuses qu’elles soient, ces vers ont tous leurs pieds. Comme l’artiste a le don de nous faire voir ce qu’il a vu, nous pouvons comparer ses images aux nôtres, et comme les apparences sensibles dont il les revêt diffèrent de celles des choses, nous pouvons comparer les jouissances esthétiques que l’art est capable de nous procurer avec les joies contemplatives, les émotions sympathiques, les rêveries vagues et charmantes que nous inspire la nature, ou en d’autres termes les plaisirs que goûte notre imagination lorsque, abandonnée à elle-même, elle opère directement sur les réalités, avec les plaisirs que lui donnent les images réalisées des architectes, des sculpteurs, des peintres, des musiciens et des poètes. C’est ainsi que la question doit être posée.

Ce ne sont pas seulement les clercs de notaires, les Butscha, qui mettent les vrais printemps au-dessus des printemps peints et préfèrent une jolie femme à la Vénus de Milo. Dans l’opiniâtre et inégal combat qu’il soutient contre la nature, tout véritable artiste a été dix fois, cent fois tenté de rendre les armes ; cent fois il s’est pris en pitié et a maudit sa destinée et ses défaites.

Un peintre me disait dans une heure de découragement : « Quel est donc ce fatal penchant qui nous pousse malgré nous à donner une figure à ce que nous avons dans la tête, à montrer aux autres ce que nous avons vu, à leur faire sentir ce que nous avons senti ? Eh ! parbleu, j’ai tout senti, mais je n’en puis exprimer que la centième partie, tant nos moyens sont misérables ! Regardez-moi dans les yeux, vous y verrez le monde ; regardez mes œuvres, vous n’y trouverez que ce que j’ai pu dire, et je vous jure que ce que je n’ai pas dit était le plus beau de l’affaire. Mon sentiment est un fleuve, je suis condamné à n’y puiser qu’avec un tout petit arrosoir, et j’ai beau lui ôter sa pomme pour arroser au goulot, l’eau qui en sort n’est qu’une goutte au prix de celle qui coule là-bas. Passe encore si je peignais pour des gens qui n’aient rien regardé, rien senti, ou si je leur racontais les choses de la lune, qu’ils ne connaissent pas. Mais ce que je leur fais voir, ils l’avaient déjà vu et revu, de leurs deux yeux ou en rêve, et ces imbéciles font des comparaisons. Ils savent comme moi ce que c’est qu’une chair de femme, une chair animée, une chair vivante, qui frissonne quand on la touche, et j’ai beau me donner un mal de chien pour faire vivre celle que je leur montre, je ne réussis jamais à leur faire sentir la chair fraîche, et il me semble comme à eux que la mort a passé par là ! »

Il disait encore : « Eh ! oui, la nature ! la nature ! le reste est bien peu de chose… Cette puissance vive, immense, comme parlait le seigneur Buffon, qui anime tout, qui embrasse tout, plus riche que toutes nos idées, plus vaste que tous nos systèmes ! .. Depuis cinquante ans que j’existe, je n’ai pu encore découvrir si elle était bonne ou méchante ; mais pour peu que cette magicienne aime à rire, comme elle doit se moquer de nous ! Tous tant que nous sommes, nous ressemblons à de gauches apprentis essayant de refaire les tours du plus grand des prestidigitateurs… Non, vraiment, la partie n’est pas égale. Elle a tout pour elle, l’infiniment petit et l’infiniment grand, des finesses de détail à rendre fous ceux qui voudraient les analyser et des immensités où nous disparaissons. Avant de peindre, Delacroix mettait quelquefois une fleur à côté de son chevalet, et il disait : « Cette fleur est mon inspiration et mon désespoir. » Là, comment voulez-vous lutter ? Nos yeux, notre ouïe, notre odorat, la nature parle à tous nos sens à la fois, elle a le génie des sensations mixtes. Vous peignez le printemps. Qu’est-ce qu’un printemps qui ne sent pas bon ? Je connais un aveugle-né qui se passe très bien de le voir ; il le flaire et il l’entend. Mais ôtez-lui ses parfums, ce n’est plus ce doux poison qui coule jusque dans les profondeurs de l’âme. Il y a des gens qui prétendent que le chant du rossignol est, somme toute, assez pauvre et médiocre. Que Dieu bénisse leurs longues oreilles ! Mais l’accompagnement, le décor, qu’en disent-ils ? Le rossignol ne chante pas dans une salle de concerts. A la limpidité féerique de sa voix, ajoutez le mystère des forêts, les étoiles, la lune, des odeurs d’herbe fraîche et de résine, la renaissance des choses, leur étonnement de se sentir revivre, je ne sais quoi d’indéfinissable qui se passe entre cet oiseau qui parle et tous les êtres muets qui l’écoutent. Non, la question n’est pas de savoir s’il chante aussi bien que Mme Caron, mais si une soirée de mai où l’on entend ses trilles ne fait pas chanter l’imagination plus que toutes les symphonies du monde. Et soyez sûr que Beethoven était de mon avis, que son impuissance à rendre tout ce que le rossignol lui avait dit l’a souvent fait sécher, jaunir, qu’il a maudit son clavecin comme je maudis mes pinceaux. »

Il ajouta : « Peintres, musiciens, poètes, tous les artistes sont logés à la même enseigne ; ils font ce qu’ils peuvent, et ce qu’ils peuvent est bien peu de chose. Tenez plutôt, je lisais l’autre nuit Antoine et Cléopâtre, et tout de suite après, j’ai relu Plutarque. Bon Dieu ! quel tort l’historien ne fait-il pas au poète ! La vie humaine est si belle dans ses complications, dans ses confusions, dans l’étrangeté de ses contrastes, dans la sauvagerie de ses désordres ! La matière était trop riche pour être mise au théâtre, et Shakspeare a taillé, il a rogné, il a étranglé, il a étriqué. Le véritable Antoine avait une bien autre étoffe. La nature ne la plaint jamais ; elle n’en est pas à compter, ses magasins regorgent ; que lui en coûte-t-il d’habiller son monde ? Toutes les fois que j’ai lu un drame dont le héros était un grand personnage historique, j’ai éprouvé la même déception. Je me disais : « Non, ce n’est pas là mon homme, on ne m’en donne qu’un petit morceau ; on m’avait promis de me faire manger la bête, on ne m’en sert que les abatis. » Ce n’est pas la faute des artistes, c’est la faute de l’art et de l’insuffisance de ses moyens. Nous avons affaire à trop forte partie ; nous sommes des gueux qui veulent rivaliser avec un millionnaire, et en pareil cas, la seule ressource des gueux est la ruse. Qu’est-ce que l’artiste ? un éternel ruseur. Nous rusons sans cesse pour cacher notre misère et nos trous, pour déguiser notre indigence en richesse, nos sacrifices forcés en sacrifices volontaires. Eh ! oui, nous sommes de pauvres gens et de faux grands seigneurs. Il y a pourtant des innocens à qui nous en imposons ; tels dadais se persuadent que le petit épitome de la nature que nous leur offrons en contient la substance, la moelle, le fin du fin, qu’ils peuvent se dispenser de lire son confus et fastidieux grimoire, que nous l’avons débrouillé pour eux, en rejetant la bourre et le fatras. Nous-mêmes, nous n’en croyons rien, et quand nous nous retrouvons seul à seul avec elle, nous lui disons, le genou en terre : « Toi qui n’a jamais besoin de mentir, fais grâce à nos mensonges et à nos impostures !… » Chien de métier que le nôtre ! Tel que vous me voyez, je passe ma vie à éprouver des sensations que je dois garder pour moi, à voir des choses que je ne pourrai jamais montrer, à admirer des effets de lumière si subtils, si délicats ou si puissans que je désespère de les rendre, à me débattre contre l’inexprimable, contre l’intraduisible. Quand je réussis à oublier que je suis peintre, quand je ne suis plus qu’un homme qui a des yeux et qui regarde, je découvre en moi et autour de moi tant de prodiges que je jouis d’une béatitude de séraphin contemplant son Dieu. Il y a des joies qui ne peuvent s’exprimer que par un cri ; mais le cri, dit-on, n’est pas de l’art… Vous êtes un grand faiseur de complimens. Vous m’avez affirmé tout à l’heure que mon tableau venait à merveille. Allez, ne vous gênez pas, traitez-le de chef-d’œuvre. Je ne le finirai pas. Quand je le compare à l’autre, à celui qui est dans mon âme, dans mes nerfs et dans mes yeux, je ne sais que trop tout ce qui lui manque, et la nature le sait encore mieux que moi. J’ai pris mes pinceaux en dégoût, en horreur ! Vous ne me croyez pas ? J’ai juré de fermer boutique, je mets la clé sous la porte, je ne peindrai plus. Je me suis assez tourmenté ; il est temps de songer à soi, et il n’y a qu’elle qui nous rende heureux. Désormais je veux jouir. Les vraies joies sont celles qui ne disent rien ou qui crient. »

Et là-dessus, ayant tout dit, il se remit à peindre.


XIV

Il est inutile de raisonner avec un peintre découragé qui maudit son art ; il se chargera lui-même de se répondre. Mais quand le subtil Butscha déclare qu’il peut se passer du Titien et de ses Vénus, qu’il ne dépend que de lui d’en trouver de tout aussi belles à Valognes, à Carentan ou en Provence, il est bon de lui représenter qu’en contemplant les Vénus du Titien, Butscha ne songe qu’à les admirer, que lorsqu’il contemple une Vénus de Valognes, il songe peut-être à autre chose. Si Butscha était un artiste, il lui serait facile de regarder les réalités des mêmes yeux qu’il étudie une œuvre d’art ; mais Butscha n’est pas un artiste, il le devient en de certains momens, par occasion, et il a besoin qu’on l’aide à le devenir. C’est le premier service que lui rendent les arts.

Le plaisir esthétique, pour être goûté dans les règles, demande un certain état d’esprit qui ne nous est pas habituel et où nous ne pouvons nous maintenir longtemps sans nous faire quelque violence. Nous devons nous transformer en de purs contemplatifs, ne demandant au monde que de leur fournir des images, et il faut aussi que rien ne s’interpose entre ces images et notre âme, où elles doivent se refléter et se peindre comme dans un miroir sans tache. Notre vie est toujours inquiète, agitée, pleine de soins, et dans notre commerce direct avec la nature, il suffit de peu de chose pour nous ramener à nos affaires. La nature ne se croit pas tenue de faire notre éducation, elle ne nous avertit point, elle ne nous dit pas comme le poète latin à son public : — « Veuillez écouter sans distraction mes acteurs. Bannissez de votre esprit les soucis et les dettes et la crainte importune des poursuites. Nous sommes en temps de fête, c’est fête aussi chez vos créanciers. Ils ne réclament rien de personne pendant les jeux ; après les jeux, ils ne font de remise à personne. Mais à l’heure où je parle, le calme règne, les alcyons planent sur le forum. »

Les plus grands ennemis de nos plaisirs esthétiques sont nos appétits, toujours faciles à exciter, difficiles à distraire, et nos intérêts, que tout nous rappelle. Quand nous sommes en présence des réalités, nous avons peine à oublier qu’elles peuvent être pour nous des causes de bonheur sensuel ou de souffrance. Mais telles que l’art nous les présente et sous la forme qu’il leur donne, elles ne sont plus à notre usage, nous ne pouvons les posséder et nous n’avons aucun sujet de les craindre. Ces réalités, purement représentatives, ne nous inspirent que des passions imaginaires qui ne troublent pas les sens, quelque volupté qui s’y mêle, et ces passions, il est doux de les ressentir même quand elles sont tristes ou terribles. Lorsque j’assiste à un orage en musique, je ne pense pas à me garantir de la pluie et de la foudre, et les alcyons planent sur cette harmonieuse tempête comme sur le forum. Lorsque la beauté d’une femme nous apparaît dans un corps de marbre, ce marbre la protège contre notre désir, qui serait une impiété. Il est vrai que, dans l’art dramatique, les images revêtent des corps de chair, et que souvent les visions du poète intéressent moins que les épaules de la comédienne. Mais s’il vous vient de mauvaises pensées, c’est votre faute : la rampe allumée, la niche du souffleur, le rideau qui se lève et se baisse, tout vous avertit que la scène représente un monde fictif, où les épaules les plus belles, les plus réelles, ne doivent vous inspirer que les sentimens qu’on peut avoir pour une fiction.

Il en est du culte du beau comme de la religion, et des théâtres comme des églises, qui sont souvent profanées. Est-il si rare, comme le disait Massillon, de voir des pécheurs et des pécheresses « choisir les temples et l’heure des mystères terribles pour venir y inspirer des désirs criminels, pour s’y permettre des regards impurs, pour y chercher des occasions et pour faire de la maison du Seigneur un lieu plus dangereux que les assemblées de péché ? » Il n’en est pas moins vrai que les églises sont les endroits où les fidèles ont le moins de peine à se recueillir, et on les a bâties à cet effet ; à la rigueur, ils peuvent trouver leur Dieu partout ; ils sont plus sûrs de ne penser qu’à lui en venant le chercher où il demeure. Il ne tient non plus qu’à nous de savourer partout dans sa pureté le plaisir esthétique ; mais on a construit les musées, les salles de concerts, les théâtres pour qu’il y eût des lieux où il ne se fît point d’affaires, où les réalités mêmes ne fussent que des apparences, et où les imaginations pussent apprendre à jouer.

Admettons cependant que Butscha ait l’âme assez contemplative pour qu’il ne se mêle aucune inquiétude de désir aux regards qu’il attache sur les Vénus vivantes d’Arles ou de Valognes, ni aucune arrière-pensée au culte qu’il rend à leur beauté. Admettons au surplus que lorsqu’il se promène dans la forêt de Fontainebleau, il lui soit aussi facile qu’à un paysagiste de transformer en paysage tel site qui lui plaît. Supposons encore qu’il ait autant d’imagination qu’un Titien ou un Théodore Rousseau. Butscha s’abuse étrangement s’il croit que les images sans corps qui flottent dans son esprit égalent en précision celles qu’un grand peintre, par un patient labeur, est parvenu à fixer sur une toile, ou qu’elles expriment aussi nettement le caractère des choses. On ne connaît vraiment le génie d’une langue que quand on l’a parlée et écrite ; on ne connaît vraiment le caractère d’une figure ou d’un paysage que lorsqu’on a essayé de le rendre. Butscha est un lecteur, et il s’en tient le plus souvent aux lectures cursives ; l’artiste a fait des thèmes ; il ne lui suffit pas d’entendre tant bien que mal la langue de la nature, il la parle et il l’écrit.

C’est en travaillant à les réaliser que l’artiste acquiert la pleine conscience de ses images, qu’il les voit s’éclaircir, se nettoyer, s’épurer. Il ne faut pas croire que son œuvre fût déjà entièrement composée dans son esprit avant qu’il commençât de l’exécuter ; ce n’était qu’une ébauche indistincte, un rudiment ; mais au fur et à mesure de son travail, tout se dessine, tout se dégage. On ne prend possession de sa volonté qu’en agissant, on ne possède tout à fait sa pensée qu’en l’exprimant, on ne sait vraiment ce qu’on voulait dire qu’après l’avoir dit.

Le modèle immatériel que l’artiste se propose de réaliser dans son œuvre lui paraît exempt de tout défaut, et il désespère de pouvoir le reproduire sans le gâter, sans le mutiler. Le plus souvent, ce modèle ne lui semble si parfait que parce qu’il est encore vague, indéterminé. Nous prenons volontiers l’indéfini pour la perfection. Exprimer une idée, c’est lui donner un caractère à l’exclusion de tous les autres, et c’est un sacrifice que s’impose notre imagination ; elle y a regret, comme l’avare en dépensant un écu pour se donner un plaisir regrette tous les autres plaisirs imaginables que cet écu pouvait lui procurer. Dans ses heures de découragement, l’artiste déplore ses sacrifices volontaires comme des malheurs ou comme des crimes, et il est certain que souvent qui choisit prend le pire.

Mais il y a aussi des choix heureux qui sont des inspirations d’en haut, et rien n’est plus fâcheux, plus funeste que les demi-partis. L’artiste finit par découvrir que ce qu’il a retranché de son sujet fait valoir le reste, et il se console de l’avoir appauvri en se rappelant que les peintres, les musiciens, les poètes seraient bien fous de vouloir rivaliser d’abondance avec la nature, que leur vraie destination est de débrouiller des impressions confuses, de dissiper des nuages, de résoudre des incertitudes, d’éclaircir ce qui semblait douteux, d’accentuer ce qui n’était qu’indiqué, et que si dans le monde réel des effets à peine annoncés nous suffisent et nous plaisent, nous nous adressons à l’art pour éprouver ce genre de plaisir que nous procurent les choses prononcées. Tel paysage représente un site connu et aimé de vous, devant lequel vous avez souvent rêvé, et il vous étonne par sa nouveauté. Vous aviez tout vu, tout senti, et il vous semble que vous n’aviez su ni voir ni sentir. Incertain, suspendu, balançant entre plusieurs partis, laissant vos yeux comme votre esprit flotter au hasard d’une chose à l’autre, vous aviez raisonné longtemps sans conclure. L’artiste a conclu pour vous : le jugement est rendu, et c’est un arrêt digéré et décisif. L’histoire émouvante, passionnée que vous raconte telle symphonie, vous vous l’étiez cent fois contée à vous-même ; mais votre récit était décousu, souvent obscur, et tout se tient, tout s’enchaîne, tout est pur et net dans celui du musicien. Il a eu pitié de vos bégaiemens ; ce que balbutiait votre langue trop grasse, il l’articule, et cette symphonie vous fait l’effet d’une révélation : elle vous apprend ce que vous pensiez savoir ; vous vous flattiez de connaître votre cœur, elle vous le découvre. Quand l’art n’aurait pas autre chose à nous donner, les Butscha ne sont pas en droit de dire qu’il ne nous sert à rien : grâce à, lui, nos contemplations sont plus précises, nos émotions plus conscientes d’elles-mêmes, nos rêveries plus lucides et plus ordonnées.

Butscha est un épicurien ; il ne demande à la nature que de l’aider à jouir quelque temps de lui-même, après quoi il retourne à ses affaires. La grande, l’unique affaire du véritable artiste est de manifester au monde le secret de ses jouissances et de nous communiquer son âme. C’est une satisfaction qu’il se donne au prix de grands efforts et d’un labeur dur, opiniâtre, et toujours inquiet. Il tremble sans cesse qu’interprètes infidèles, sa parole ou sa main ne trahissent sa pensée. Il efface, il rature, il corrige, il retouche, il refait ; il a des hésitations, des scrupules, et ses perplexités sont des angoisses, ses repentirs sont des tourmens. Quand il contemple son ouvrage, fruit de ses sueurs, et que son ouvrage lui déplaît, il maudit le jour où il vint au monde, il se plaint des entrailles qui l’ont porté. Toute œuvre d’art est née d’une grande joie, et c’est la douleur qui l’a bercée. Qu’importe que les yeux soient secs ! il y a des larmes intérieures plus amères que celles qui coulent sur le visage. Le vrai travail, le seul fécond, est une souffrance ; pour nous posséder nous-mêmes, il faut avoir pâti, et il en est des choses que nous aimons comme des femmes, elles ne sont vraiment à nous que lorsque nous avons souffert par elles et pour elles. — « Le génie, disait Buffon, n’est qu’une grande aptitude à la patience. » Le premier venu retrouve dans les chefs-d’œuvre des grands maîtres ses propres pensées et des images qui l’ont souvent hanté. Ce sont des fleurs toutes semblables en apparence à celles qu’il avait cueillies lui-même sur les chemins de la vie, et pourtant c’est autre chose : en y regardant de plus près, nous découvrons que ces roses ont fleuri sur une croix.

Ce n’est pas tout. S’il est vrai que nous mettons du nôtre dans toutes nos images, qu’elles portent la marque de l’ouvrier, il est encore plus vrai que l’artiste donne à l’œuvre qu’il a patiemment travaillée la forme de son esprit et pour ainsi dire la couleur de son âme. Tout objet se présente à l’imagination sous des aspects multiples et infiniment divers ; d’habitude, ce que nous y voyons nettement, c’est ce que nous aimons voir, car pour connaître, il faut aimer. Réduits à nous-mêmes, à notre propre fonds, nous n’aurions qu’une manière d’interpréter et de comprendre les choses ; mais les grands artistes ayant le don de nous communiquer leurs sensations, il ne tient qu’à eux de nous faire voir le monde de cent façons différentes, et il se fait en nous une multiplication des êtres plus miraculeuse que celle des cinq pains.

« — La manière de voir les arbres, médisait un de nos meilleurs peintres, change deux ou trois fois au moins par siècle, à plus forte raison l’idée qu’on se fait de la figure humaine. » — Les arbres de Corot ne sont pas ceux de Rousseau, et les arbres de Rousseau sont très différens de ceux de Fragonard, de Boucher, de Watteau, de Poussin ou de Ruysdaël. Le sentiment du divin tel qu’il se manifeste ou dans le Parthénon ou dans la Sainte-Chapelle, la femme vue par Michel-Ange ou par Botticelli, par un sculpteur égyptien ou par Corrège, par Rubens ou par Jean Goujon, l’amour senti par Mozart ou par Gluck, la lumière comme la comprenait Rembrandt ou comme l’aimait Véronèse, les rois tels qu’ils apparaissaient à Racine ou à Shakspeare ou à Calderon, — que votre imagination soit une cire complaisante, elle recevra toutes ces empreintes. N’est-ce pas acquérir vingt âmes de rechange que de contempler tour à tour le monde par les yeux d’Eschyle et d’Aristophane, de Lucrèce et d’Horace, de Molière et de Dante, ou de pouvoir se répéter les airs que bourdonnait la vie aux oreilles de Grétry ou de Beethoven ? C’est un pauvre homme que celui qui ne vit que de sa propre substance ; savoir sortir de soi, voilà le plus grand avantage qu’ait le civilisé sur les âmes incultes.

Butscha est le plus spirituel des clercs de notaire, et je le tiens pour un vrai civilisé. Il finira par comprendre que l’imagination d’autrui peut lui être de quelque secours, ne fût-ce que pour varier ses plaisirs. Quand elle ne serait ni plus riche, ni plus puissante, ni plus souple, ni plus colorée que la sienne, s’il la prend quelquefois à son service, il pourra dire comme cette paysanne infirme, qui avait fait transporter son lit d’une fenêtre d’où elle apercevait son poulailler à une autre fenêtre, donnant sur un carré d’artichauts et sur un petit pré où broutait sa chèvre : « Je ne sais pas si c’est plus joli, mais cela me change. »


XV

Non-seulement l’art est pour notre imagination la meilleure des disciplines, et en l’assouplissant, la façonnant, il accroît son fonds naturel et lui enseigne à multiplier ses jouissances ; il lui rend d’autres services plus précieux encore. Il y a presque toujours du mélange dans les plaisirs esthétiques que lui procurent les réalités ; les joies qu’elles lui donnent sont souvent accompagnées d’un sourd malaise ou gâtées par des regrets, des inquiétudes, de cruels mécomptes. L’art se charge d’accommoder ses différends avec le monde, et ce médiateur est un libérateur.

Ce qui tout d’abord gâte et attriste ses joies, c’est la désolante mutabilité des choses. Rien ne reste, tout s’écoule, tout passe comme l’ombre, a dit le sage. D’une heure à l’autre, les lieux, les figures changent, et nous ne les reconnaissons plus. Un heureux concours de circonstances leur avait donné tout leur prix en leur permettant de nous révéler leur grandeur ou leur charme. Qu’est devenu le paysage qui nous enchantait ? Que sont devenues les grâces dont le jeu nous avait séduits ? Les circonstances ont changé, la grandeur s’est anéantie, le charme s’est envolé. Encore si l’impression que nous avons reçue des choses dans un heureux moment de leur existence demeurait en nous vive et fraîche, si nos images avaient le don d’immortelle jeunesse ! Mais nous sommes soumis, nous aussi, à la loi de l’éternel devenir, et, comme nous, nos images vieillissent. Nous retrouvons, nous devinons sous leurs rides ce qu’elles étaient jadis ; mais l’émotion qu’elles nous ont causée, nous ne la ressentons plus : nous avons beau nous frapper le cœur, il n’en sort plus rien ; nous avons beau souffler sur les tisons, la dernière étincelle est morte étouffée par les cendres d’une vie qui se consume. Qui ne s’est affligé de ne pouvoir savourer de nouveau certaines ivresses qui ne grisent qu’une fois ? Qui ne s’est plaint de ne pouvoir rajeunir ses amours ? Qui ne s’est obstiné à chercher du regard, dans ses souvenirs, quelque chose d’à jamais disparu ?

Dès que l’homme fut assez assuré de sa subsistance pour s’accorder quelques loisirs, il avisa aux moyens de fixer ses impressions, de prolonger ses souvenirs, de défendre son passé contre ses oublis et contre la fragilité de sa mémoire, et les premiers monumens d’art ressemblèrent sans doute à ces planches tumulaires des Indiens, résumé symbolique de la vie de leurs morts, où l’on voit en haut le totem ou animal patron du premier ancêtre de la tribu, et plus bas des signes représentant les principales actions du défunt, ses campagnes, ses prouesses, des peaux de castor rappelant ce qu’il avait aimé, des aigles, des serpens, des buffles, une tête d’élan remémorant la plus illustre de ses chasses. Ressusciter les choses en perpétuant leur image, c’est un désir naturel à un être qui se croit digne de posséder et l’espace et le temps, et qui, au soir de sa courte journée, n’est plus bien sûr de ce qu’il sentit au lever du soleil.

Ce verger fleuri où le printemps vous était apparu dans sa grâce et vous avait parlé, vous l’avez revu. Quel changement ! quel mécompte ! Ces feuillages d’un vert si doux et légers comme des nuées se sont épaissis, alourdis, et les fleurs sont tombées. Vous aviez bu avec délices, vous vouliez boire encore, la source avait tari. L’art vous fournit le moyen de renouveler à jamais votre impression, de revoir aussi souvent qu’il vous plaira le verger où votre cœur s’était fondu, et dont l’image commençait à pâlir. Sera-ce exactement le même verger, le même printemps ? Non, mais qu’importe ! Tous les vergers et tous les printemps ont un air de famille. Votre impression renouvelée sera-t-elle identique de tout point à la première ? Non. Quelle que soit la matière où l’artiste réalise ses images, elle le met dans l’impuissance de rendre le détail infini des choses. Aussi bien, il a exprimé ce qu’il avait senti, et il a sa façon propre de sentir. Mais, s’il est vraiment artiste, il est homme autant ou plus que vous, et si particulier que soit son tour d’esprit, vous entrerez facilement en communion avec lui. Donnez-vous sans crainte, soyez sûr que vous vous retrouverez. En revoyant, dans quelques mois, votre verger tout en fleurs, l’art vous venant en aide, vous le verrez peut-être avec d’autres yeux ; et, dans le printemps qui ne fleurit qu’une fois l’an, vous reconnaîtrez celui qui ne défleurit jamais.

Notre raison, qui prend part à tous nos plaisirs esthétiques, nous avertit qu’il y a dans nos impressions quelque chose de périssable, de caduc, et que l’œuvre d’art, devant être de durée, est tenue de reproduire des images et d’exprimer des sentimens qui méritent de durer. L’artiste est un distillateur ; il a vaporisé par la chaleur, il a condensé par le refroidissement, c’est ainsi qu’il extrait l’essence des choses. Quel que soit son sujet, il le réduit à l’essentiel. Les vrais portraits nous révèlent des âmes et ce qu’il y a de permanent dans une figure dont la physionomie change sans cesse. L’architecture d’une maison de plaisance ne nous apprend rien sur les idiosyncrasies du marquis ou du banquier pour qui elle a été construite ; mais elle représente le caractère de toute une classe d’hommes, leurs habitudes, et tout un genre de vie. Les joies, les douleurs, les colères, les extases, les tendresses exprimées par les mélodies d’un grand musicien nous paraissent dignes d’être immortelles. Les personnages qu’a mis en scène tel grand comique, il les avait rencontrés, étudiés sur le vif ; mais ce sont des souvenirs revus, corrigés, épurés ; l’artiste a pris le van en main, séparé le grain de la paille et nettoyé son aire. L’art, c’est l’esprit des choses. — Et les pâtés de Chardin ! dira-t-on. — Eh ! oui, les pâtés eux-mêmes ont leur esprit, et, rien qu’à les voir, nous sentons bien que ceux des charcutiers ont été mis au monde pour être mangés et ceux de Chardin pour faire rêver nos yeux et pour durer.

Hélas ! ils ne dureront qu’un temps. Les Raphaël poussent au noir, les Murillo s’écaillent, telle fresque du Corrège s’efface de jour en jour, plus de soixante tragédies d’Eschyle ont péri, le Parthénon n’est que la plus belle des ruines, les plus glorieux chefs-d’œuvre de Phidias ne sont qu’un vain souvenir. Les dieux sont jaloux. Quand ils détruisent ce qui vit, nous nous plaignons de leur cruauté, nous ne les accusons pas d’injustice ; mais quand ils se font briseurs d’images, nous les traitons de vandales, et il nous semble que la mort s’attaque à ce qui ne devait jamais mourir. Les grands artistes travaillent pour l’éternité ; tout peintre, tout musicien, tout poète qui n’a pas comme eux l’amour de ce qui dure n’est qu’un artisan.

Nous reprochons à la nature de ne donner à notre imagination que des joies fugitives ; nous lui en voulons aussi de les gâter par de fâcheux accidens. En vain cherchons-nous à prendre le change, à nous faire des illusions sur ses sentimens à notre égard, sur l’intérêt qu’elle nous porte ; elle s’amuse à nous prouver que, n’ayant cure de nos plaisirs, elle ne se croit pas tenue de nous préparer des spectacles. La plante que nous avions cultivée avec amour, et dont nous attendions impatiemment la floraison, nous savons qu’elle ne vivra qu’un jour ; mais peut-être ne viendra-t-elle pas à bien ; nous la verrons s’étioler avant d’avoir fleuri, et elle ne fleurira qu’à moitié : il suffit pour cela d’une gelée tardive ou d’un insecte. Nos joies sont périssables, et trop souvent elles sont incomplètes.

Il y a d’heureux et de funestes accidens ; ils proviennent tous de la rencontre de forces hétérogènes qui coexistent dans le temps et dans l’espace et qui s’ignorent les unes les autres. Quand la pluie tombe, elle a ses raisons de tomber ; mais c’est hasard si elle nous nuit, c’est hasard si elle nous sert. Peu lui importe de féconder les champs ou de verser les blés, de déconcerter les plans d’un général, de troubler une fête ou un rendez-vous, d’enlaidir un paysage, de déranger les observations d’un astronome ; elle tombe parce qu’elle doit tomber, et elle ne s’occupe que de faire son métier ; que chacun fasse le sien comme il pourra ! Le pommier a le droit de croître et de porter des pommes ; mais le puceron lanigère a, lui aussi, le droit d’exister, et il ne voit dans le pommier qu’une table servie à son intention. Il y avait quelque chose du ciel, de l’air de l’Attique dans l’âme de Phidias et de Platon, comme dans le miel des abeilles du mont Hymette ; l’air et le ciel de certaines contrées produisent des goitreux et des idiots. Supprimez les accidens de lumière, vous n’aurez presque plus rien à regarder dans ce monde ; mais supprimez la cuscute, la nielle et le mildew, et personne ne s’en plaindra. Retranchez l’accident de l’histoire, vous en retranchez le drame ; mais combien de pièces, heureusement nouées, n’ont eu, par malchance, que de piètres dénoûmens !

Le hasard joue un rôle si considérable dans notre vie, que raconter notre histoire c’est raconter nos fortunes, et déjà il avait présidé à notre naissance. Un homme et une femme se sont rencontrés fortuitement, et leur santé, leur tempérament, leur humeur, leurs affaires, leurs plaisirs, les circonstances qui accompagnèrent la conception, les impressions qui ont troublé ou favorisé la grossesse, décident de ce que sera l’enfant. C’est une aventure, une fantaisie du sort que ce petit être vagissant qui semble être né malgré lui, tant il fait grise mine à la vie. Que deviendra-t-il ? Nous apportons tous au monde le germe d’un caractère, d’une destinée, mais il faut que l’étoile s’en mêle : beaucoup de fleurs ne nouent pas et la vigne coule souvent. Pour qu’il y eût un Napoléon, il fallut que Charles-Marie Bonaparte, ayant connu Maria-Lætitia Ramolino, lui donnât au moins deux enfans, et que le second naquît lorsque la Corse était réunie à la France et vingt ans avant la révolution. Si Paoli ne l’avait dégoûté de son île, si Paoli, en croisant le chemin de cet ambitieux, n’avait forcé son ardente inquiétude à s’en chercher un autre, ou si un ignare médecin avait empiré la fièvre maligne dont il faillit mourir en 1791, c’en était fait de la plus grande épopée des temps modernes. Mais, faute d’occurrences favorables, combien d’hommes, qui promettaient beaucoup, n’ont pas tenu ce qu’ils annonçaient ! On accuse leur paresse ; les champs ne travaillent pas quand le ciel leur refuse sa rosée. Le hasard, qui est quelquefois un grand artiste, n’est souvent qu’un bousilleur.

Plantez le même jour, dans le même terrain, deux jeunes arbres de même essence, venus de la même pépinière, élevés avec les mêmes soins : celui-ci prospère, celui-là meurt sans qu’on sache pourquoi. Presque toujours, heureux ou malheureux, qu’il fasse vivre ou qu’il tue, l’accident est un infiniment petit qui garde son secret. Les choses de ce monde ne sont pas comme les dieux d’Homère, « lesquels vivaient facilement, θεοὶ ῥεῖα ζώοντες (theoi rheia zôontes). » Il en est qui, par un invisible secours ou une faveur du sort, forcent tous les obstacles et remplissent leur destinée ; mais il y a des êtres à qui tout est contraire, dont tout traverse les inclinations, que tout dessert et moleste ; pour eux, respirer est un labeur, se mouvoir est un danger, désirer est une imprudence, vouloir est une irréparable infortune. Le jeune mirza Rustan, dont Voltaire a raconté l’histoire, avait deux favoris, Topaze et Ébène, qui lui servaient de maîtres d’hôtel et d’écuyers. Topaze était blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. Ébène était un nègre fort joli, à qui rien ne semblait difficile, mais qui ne donnait jamais que de mauvais conseils, et, par malheur, il était plus empressé, plus industrieux, plus persuasif que Topaze. Rustan se laissa persuader par lui, et ce fut ainsi qu’il manqua sa destinée, en n’épousant pas la princesse de Cachemire, dont il s’était épris à la foire de Caboul. A son lit de mort, ses écuyers lui étant apparus, l’un couvert de quatre ailes noires, l’autre de quatre ailes blanches, il reconnut que c’étaient des esprits célestes et qu’il avait écouté le mauvais génie, qui était chargé de le perdre. Ainsi que le mirza Rustan, toutes les choses de ce monde ont leurs deux génies, et la plupart du temps, comme Ébène, celui dont le métier est de malfaire est plus empressé ou plus industrieux que l’autre.

Notre imagination ne s’embarrasse pas si les mirzas sont heureux ou non ; tous les plats lui sont bons pourvu qu’ils ne soient pas manques, et les beaux malheurs l’enchantent comme les beaux crimes. Mais quelle que soit son habileté à tirer parti de tout, même de l’informe, même du difforme, l’accident perturbateur lui fait éprouver de grandes mélancolies toutes les lois qu’il fausse ou affaiblit les caractères et empêche les choses de montrer tout ce qui est en elles, toutes les fois qu’il les condamne à n’être qu’à moitié, sans que l’acte réponde jamais à la puissance. L’incomplet, l’incohérent, l’insipide, l’équivoque abondent dans la vie ; l’imagination ne sait qu’en faire ni comment elle doit s’y prendre pour jouer avec ces tristes réalités. Combien n’arrive-t-il pas souvent que les plus belles harmonies soient gâtées par une fausse note, ou qu’il y ait un désaccord apparent entre un phénomène et son principe, ou qu’un mouvement commencé ne se continue pas, ou qu’une grande force ne produise rien ! Que de causes sans effets, et que d’effets qui n’ont pas de suites ! Que de vertus et de vices, que de grâces et de monstres inachevés ! que de germes avortés ! Combien de demi-sots qui n’ont pas le mérite d’être des animaux risibles ! Combien d’êtres de nature ambiguë qui disparaissent sans avoir pu se déclarer !

Ce sentiment de l’incomplet que nous éprouvons si fréquemment dans notre vie de tous les jours et qui attriste nos plaisirs et les jeux de notre imagination, l’art nous en délivre. Il nous introduit dans un monde où il n’y a point de sols accidens, où les choses donnent tout ce qu’elles peuvent donner, où les principes engendrent toutes leurs conséquences, où rien n’avorte, où tout germe est fécond, où les sentences rendues par le destin sortissent leur plein et entier effet, où les êtres médiocres eux-mêmes atteignent pour ainsi dire à la perfection de leur médiocrité. Le fortuit a une grande influence sur l’artiste et son œuvre, et le plus souvent ses inventions sont des trouvailles. Sans parler des hasards de sa naissance et de son éducation, les temps, les lieux, les événemens, les occasions, une rencontre imprévue, un propos saisi au vol, une figure qui l’a frappé, lui ont fourni peut-être le meilleur de son sujet. On ne cherche pas l’inspiration, on la reçoit ; il a trouvé la sienne au coin d’un bois ou dans la rue, dans la solitude ou dans un salon, en regardant voler une mouche, ou dans le brouhaha d’une fête. Son œuvre est un jeu de l’amour et du hasard, mais l’amour est le plus fort ; il s’intéresse trop à sa création pour l’abandonner à la fortune, et c’est lui qui gouverne la barque. Pour que Goethe écrivît Werther, il fallait qu’à vingt-trois ans ce fils d’un riche bourgeois de Francfort passât quelques mois à Wetzlar, qu’il se promenât souvent dans la jolie vallée de la Lahn, où il relisait l’Odyssée, qu’il fît connaissance avec la famille de M. Buff, qu’il rencontrât à un bal champêtre une Nausicaa qui s’appelait Charlotte, qu’elle lui parût charmante et qu’elle fût déjà promise. Il fallut aussi qu’à peu de temps de là, un jeune secrétaire de légation, amoureux de la femme d’un de ses collègues, se brûlât la cervelle avec un pistolet emprunté à Kestner, le fiancé de Charlotte. Mais Wetzlar et la Lahn, Charlotte, Kestner et le malheureux Jérusalem, Goethe, par un charme, par un enchantement, a contraint les lieux et les visages qui l’avaient inspiré à lui dire leur dernier mot, après quoi il leur a dit à son tour : Voici le mien !

Une œuvre d’art d’où l’accident serait banni ne ressemblerait plus à la vie, nous paraîtrait morte, car tout ce qui vit porte l’empreinte du hasard. Mais celui que l’artiste prend à son service est un ouvrier intelligent, qui arrange quand il a l’air de déranger, débrouille quand il a l’air de brouiller, donne aux choses tout leur prix, réveille les puissances endormies, leur fournit des occasions et loin de fausser ou d’affaiblir les caractères, les aide à se montrer tels qu’ils sont et à nous découvrir leurs dessous. Dans les chefs-d’œuvre de la peinture, de la musique, de la poésie, il semble que rien n’a été cherché, que, parmi tous les possibles, il en est un qui s’est présenté comme de lui-même à une imagination qui ne demandait qu’à jouer ; mais on reconnaît bientôt que ce possible s’est changé en vérité nécessaire, que rien n’a été laissé à l’aventure, qu’il y a une fatalité dans les circonstances, que l’accidentel sert à révéler l’immanent.

Werther aurait pu ne jamais rencontrer Charlotte, et peut-être serait-il mort dans un âge avancé ; mais qu’aurait-il fait de ses années ? Une sensibilité maladive le rendait impropre à la vie ; un insecte venimeux, dont les blessures sont des voluptés, l’avait piqué au cœur. Charlotte nous a rendu le service de nous le faire voir tel qu’il était : il s’est révélé en se tuant. C’est par un pur accident qu’Œdipe s’est croisé dans un chemin creux avec son père qu’il ne connaissait pas ; s’il l’a assommé pour une querelle de bibus, c’est qu’il était Œdipe. Changez les circonstances, ses malheurs auraient été moins effroyables ; mais il n’aurait jamais eu que de courtes prospérités, et tôt ou tard, selon toute apparence, les emportemens de son esprit, ses préventions aveugles, son humeur précipitée et violente l’auraient perdu. Le sort a voulu que Hamlet eût un père à venger ; mais ce rêveur aussi tourmenté que généreux, timide dans le mal comme dans le bien, qui recule sans cesse devant l’action trop forte que sa conscience lui impose et qui cherche des prétextes à ses délais, des excuses à sa faiblesse, nous découvre dans ses incertitudes, dans ses défaillances, le fond de son âme. Comme Werther, comme Œdipe, il remplit sa destinée en la manquant, et les hasards de sa vie ne font qu’illustrer, pour ainsi dire, les fatalités de son caractère.

Tandis que l’accident naturel nous chagrine souvent par sa faneuse inopportunité ou par ses caprices destructeurs, le hasard intelligent dont nous sentons la présence dans l’œuvre d’art nous met le cœur à l’aise, l’esprit au large. Les surprises qu’il peut nous causer n’alarment jamais notre confiance ; nous nous en remettons à lui, nous le regardons comme une providence toujours attentive, qui veille à notre bonheur, conduit tout pour le mieux et sait encore mieux que nous ce qu’il nous faut. Par un effet de la configuration du terrain ou par quelque autre motif indépendant de sa volonté, un architecte a dû commettre une faute grave contre la symétrie ; mais ce qu’il y a d’irrégulier dans son bâtiment, il a su le sauver par un heureux artifice ; cet accident nous plaît. A la suite d’un violent orage ou du glissement d’une couche d’argile, un de ses murs s’est lézardé ; nous retrouvons l’accident naturel, et nous en voulons à la nature de se mêler d’affaires qui ne la concernent point. Nous entendons une symphonie ; une phrase qui nous charmait se trouve brusquement interrompue, coupée par une autre d’un caractère tout différent. Nous demeurons en suspens, mais nous ne sommes point inquiets ; nous ne doutons pas que le compositeur ne la reprenne, que nous ne la goûtions encore plus pour l’avoir attendue ; nous savons que dans l’art, tout s’achève, rien ne reste en chemin. Pendant que nous sommes tout oreilles, une chaise tombe à grand bruit, une femme a une crise de nerfs ou un trombone fait un couac, et notre impatience va jusqu’à la colère. Que vient faire l’accident perturbateur dans une œuvre d’art ? Il y est aussi déplacé qu’un chien dans une église. Nous n’admettons pas qu’il intervienne dans un monde où nous contemplons les réalités sous une forme qui plaît à une imagination gouvernée par la raison.


XVI

Nous avons encore d’autres griefs contre cette adorable nature, qui, dans ses bons jours, nous gorge de plaisirs, mais qui ne nous consulte jamais pour savoir de quelle manière ou dans quel ordre nous désirons qu’on nous les serve. Nous nous plaignons souvent qu’elle met comme à dessein de la confusion dans ses spectacles, que quelquefois rien n’est à son plan, que dans les âmes comme dans les champs et les bois, les formes et la lumière ne se dégradent pas selon la valeur et l’importance des choses, que des objets insignifians acquièrent des dimensions exorbitantes et s’interposent entre nous et ce qui intéresse nos yeux. Tel paysage nous est gâté par un détail malheureux, qui occupe tant de place que nous ne pouvons nous en distraire. Dans telle scène de la vie ou de l’histoire, de menus incidens grossissent outre mesure et font tort au reste, l’accessoire empiète, usurpe sur l’essentiel, l’inutile, qui s’étale, gêne l’important, les hors-d’œuvre nous cachent le principal, et il nous semble dans nos heures de pessimisme imaginatif que c’est une loi de nature, que l’insurrection du petit contre le grand est toujours victorieuse, que le monde est la proie des parasites.

Ajoutons que pour que nos images nous plaisent, elles doivent s’offrir à nous comme un ensemble nettement délimité, auquel rien d’étranger ne se mêle, pur de tout alliage et se détachant en pleine lumière sur son fond. Or dans le monde réel, rien ne commence, rien ne finit ; le point succède au point, l’instant à l’instant, sans qu’il y ait entre eux aucun arrêt ni aucun repos. L’objet que nous contemplons, nous voudrions l’isoler de tout ce qui l’entoure et que tout s’entendit pour faire le vide autour de lui, afin de le voir lui tout seul, et souvent nous le voyons se perdre comme un détail dans un autre ensemble. La continuité du temps et de l’espace chagrine notre imagination ; rien ne s’isole, rien ne se détache. Il est vrai que, par un effort de notre esprit, nous réussissons à circonscrire, à limiter nos tableaux ; mais ce travail est quelquefois un labeur, et le labeur n’est pas un jeu. Ce mélange de tout, cette pénétration des choses les unes dans les autres, qui est le caractère de la nature, est pour nous une cause de grandes distractions, et souvent ce qui nous déplaît nous fait oublier ce qui nous plaît, ou un détail futile nous enlève à nous-mêmes. Nous ressemblons alors à ce prédicateur qui, en montant en chaire, avisa dans son auditoire une femme de sa connaissance qu’il croyait partie pour la campagne. Il se demanda si c’était bien elle et ce qui avait pu l’empêcher de partir. Il raisonna si bien là-dessus que lorsqu’il revint à lui-même, il ne retrouva plus son texte, et qu’il s’écria mentalement : « Mon Dieu, si vous voulez que je prêche, rendez-moi mon sujet ! » Dans nos contemplations, dans nos rêveries, il nous arrive, à nous aussi, de perdre notre sujet, et quand, revenus de nos absences, nous réussissons à le ravoir, il ne nous dit plus rien, l’heure du berger est passée.

La nature nous ravit souvent par ses magnificences, souvent aussi ses profusions nous déconcertent, nous confondent, nous lassent. Sa prodigieuse fécondité multiplie sans raison apparente les êtres et les choses ; c’est un débordement de vie, une débauche de création, et nous sommes tentés de dire ce que disait Corinne à Pindare : « C’est de la main qu’il faut semer, et non à plein sac. » Parmi tous ces êtres pullulans, il en est des milliards qui échappant à nos sens par leur petitesse, ne peuvent nous procurer aucun plaisir. Quand on les examine à la loupe, on découvre que la nature les a façonnés, parés aussi précieusement que le joaillier travaille et sertit un bijou. Ils sont admirables, et il n’y a personne pour les admirer. Que d’attentions perdues ! que de peines inutiles ! que de soins gaspillés ! Dans les espèces supérieures elles-mêmes, quelle surabondance de production ! Que de copies tirées de méchans modèles, qui ne méritaient guère qu’on leur fît tant d’honneur ! Quelle fureur de dépense ! La nature nous apparaît quelquefois comme une reine fantasque, prodigue d’elle-même et follement dissipatrice de son bien.

Pour nous plaire, il faut que, s’accommodant à la débilité ou à la délicatesse de notre esprit, elle nous dérobe une partie de ses richesses et de sa fastueuse opulence. Les plus belles nuits ne sont pas ces nuits très pures où le ciel s’ouvre sur nos têtes, où les constellations se perdent dans la confusion de myriades d’étoiles et dans un fourmillement de lumière. Les plus beaux jours pour admirer un paysage ne sont pas ceux où les lointains d’une couleur et d’un ton crus nous montrent jusqu’à leurs moindres détails ; nous aimons à les voir à demi noyés dans une vapeur qui les enveloppe d’une grâce discrète et, pour ainsi dire, de ce silence des formes qui plaît aux yeux. Les événemens historiques qui nous font le plus rêver ne sont pas les actions accomplies par une multitude d’ouvriers obscurs ; nous ne sommes contens que lorsqu’une grande personnalité, qui s’est mise hors de pair, commande à ce qui l’entoure, concentre tout en elle comme dans le foyer d’un miroir ardent et nous semble, comme le destin, avoir tout conduit et tout voulu. Notre imagination a des goûts et même des superstitions aristocratiques ; un gros oiseau l’intéresse plus que des milliers d’oisillons, et elle se plaint que la nature sacrifie trop au nombre, que la bourre abonde dans ses ouvrages.

Il y a toujours du désordre dans le luxe d’un magnifique qui dépense sans compter, sans choisir, et qui, n’estimant pas les choses à leur prix, a des caprices pour de coûteuses bagatelles qui ne peuvent plaire qu’à lui. Le monde nous paraît ressembler quelquefois à une maison fabuleusement riche, mais mal tenue, où tout foisonne, où le précieux, le vil et le bizarre s’entremêlent, se confondent dans des appartemens encombrés. Nous trouvons que le propriétaire ne s’entend pas à soigner ses effets, que les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir. Qui n’a été plus d’une fois en querelle avec la terre et le ciel ? Qui ne s’est dit : « A quoi bon tant d’étoiles de médiocre grandeur ? à quoi bon tant d’arbres sans apparence, qui empêchent de voir la forêt ? à quoi bon tant de forces improductives et tour à tour tant d’uniformité et tant de disparates ? à quoi bon tant d’êtres insignifians, tant de chenilles et de hannetons, tant de petits hommes pour qui la vie n’est qu’un poids et qui eux-mêmes pèsent inutilement sur la terre ? » Il y a dans la nature des détails qui nous transportent d’admiration ; mais quand nous sommes de mauvaise humeur, nous fermons les yeux à ses divines beautés, et nos pourquoi ne finissent pas. Elle n’est plus pour notre imagination qu’une indéchiffrable énigme, qui peut-être n’a pas de mot. Chaque chose, prise à part, nous paraît merveilleusement ordonnée ; l’ensemble est un chaos et un désordre éternel.

En vain, notre raison nous représente que les choses qui nous paraissent si bien ordonnées ne peuvent sortir d’un chaos, que des détails si parfaits nous répondent de la perfection de l’ensemble, que nous sommes des myopes qui n’ont qu’une vue fragmentaire de ce grand monde, que dans la grande chaîne des êtres, chaque espèce est un chaînon nécessaire et que, tout influant sur tout, l’inutile a sans doute son utilité cachée, que ce qui nous semble inexplicable s’explique sub specie œternitatis, que pour la nature des millions de lieues ne sont qu’un pas de fourmi, et les siècles des secondes, que l’idée de l’univers ne se réalise que dans l’immensité de l’espace et la suite infinie des temps, et que les désordres dont nous nous plaignons disparaissent dans un ordre général qui nous échappe. Mais quoi que puisse dire notre raison, cet ordre général qu’elle nous vante et qui n’est pour nous qu’un mystère incompréhensible ne nous console de rien : notre imagination n’apprécie que l’ordre qui se laisse voir, toucher, qui se manifeste à nos sens et à notre âme.

Ici encore, l’art vient à notre secours et nous délivre de nos chagrins. L’imagination de l’artiste est capable de réaliser ses images, elle est au reste toute pareille à la nôtre, et il sait ce qu’il nous faut. Besoins, plaisirs et peines, tout nous étant commun, il s’accommode sans effort à nos goûts, il nous sert comme nous voulons être servis, il nous donne ce que nous aimons, il nous soulage de ce qui nous pèse, il nous débarrasse de ce qui nous gêne. Ses plus grandes richesses, si on les compare aux magnificences de la nature, ne sont qu’une honorable pauvreté ; mais rien ne vaut une maison gouvernée avec une savante économie et dans laquelle le faste est sacrifié au vrai luxe, à celui qui plaît et qui charme. Le cœur s’y sent plus à l’aise et, en quelque sorte, les yeux y sont plus riches qu’au milieu de trésors confusément entassés.

L’œuvre d’art est un monde où tout est à sa place et à son plan, où une justice distributive assigne à chaque chose le rang qui lui convient, où l’essentiel n’est jamais subordonné à l’accessoire, ni le principal à l’incident. D’autre part, c’est un monde très limité, à la mesure de notre regard et de notre esprit. Nous en pouvons faire le tour commodément. Il n’est pas de si grande fresque que nous ne puissions l’embrasser d’un coup d’œil ; il n’est pas de comédie si compliquée qu’on ne puisse la représenter en quelques heures, et un jour suffit pour venir à bout du plus long des romans. Ajoutez que les limites dans lesquelles se circonscrit et se renferme une œuvre d’art sont nettement accusées ; elle se détache sur ce qui l’environne comme une statue de marbre sur les massifs d’un jardin où sa blancheur fait événement. Tout tableau a sa bordure, et on sait combien un tableau gagne à être vu dans son cadre. Quand un drame s’est dénoué, le rideau tombe, nous n’attendons plus rien ; quand nous avons lu le dernier vers d’un poème, nous disons : « Voilà qui est fini ! » — et c’est une vraie fin, et quand nous avons fermé notre livre, la continuité du temps est comme rompue.

Au surplus, dans cet ensemble circonscrit, il n’y a rien d’inutile. Tout détail sert visiblement à quelque chose ; les accidens sont des occasions, les accessoires sont des moyens. Tout s’enchaîne et tout s’explique ; les effets manifestent leurs causes, les causes ne manquent jamais leurs effets ; toutes les énigmes ont un mot, et il ne tient qu’à nous de le trouver. C’est ainsi que l’artiste nous délivre de nos confusions, de nos obscurités et de ce qu’un philosophe grec appelait « le mauvais infini. » Quelque étroites que soient les limites où il a renfermé son sujet, nous sentons que son œuvre est complète, qu’on n’y pourrait rien ajouter sans la gâter. Ces limites ne sont pas des bornes et nous ne sommes pas tentés de les franchir ; l’harmonie n’est-elle pas l’infini dans le fini ? L’œuvre d’art est un microcosme, et nous pouvons bien dire qu’elle nous procure le plaisir des dieux, puisqu’elle nous fait éprouver la même joie que ressentirait une intelligence capable d’embrasser l’univers dans son ensemble, et de voir les détails se fondre dans l’harmonie du grand tout tel qu’il apparaît à la force mystérieuse ‘qui l’a créé, si cette force est consciente et jouissante d’elle-même.

Dans l’œuvre d’art, tout se rapporte à une fin, et cette fin, c’est nous. Notre imagination a beau multiplier ses prestiges pour nous persuader que nous sommes la cause finale de l’univers, qu’il a été fait pour l’homme et qu’il le sait, qu’il y a sympathie entre nous et lui ; il nous détrompe trop souvent par ses relus, par ses perfidies, par ses brutalités. Nous découvrons que, tout entier à ses affaires, il lui chaut peu de nous agréer, que nous faisons les frais de la plupart des fêtes qu’il nous donne à son insu, et que dans le monde réel la beauté n’est qu’un accident heureux, dont nous avons le mérite de savoir jouir. Dans le monde que l’art a créé, nous sommes vraiment la cause finale pour laquelle tout est ordonné ; c’est une maison que l’homme a bâtie pour l’homme, et nous nous y trouvons chez nous. Tour à tour nous adorons la nature comme la plus enivrante des maîtresses ou nous la maudissons comme une ennemie ; car nous sentons bien que même dans ses meilleurs momens, dans ses heures d’aimable caprice, elle ne nous aime pas, que nous la prenons quelquefois de force ou par surprise, mais qu’elle ne se donne jamais, et nous ressentons toutes les douleurs d’un amour blessé et méprisé. Nous lui avions cru de l’âme ; elle n’est en vérité qu’une grande machine, produite et mue par des puissances fatales, et elle nous fait vivre ou nous détruit sans nous voir. L’œuvre d’art est le produit d’une force intelligente et sympathique, qui a pensé à nous ; l’œuvre d’art est la fille de l’amour, et c’est pour cela que la beauté y est plus qu’un accident heureux, elle en est la règle et la loi.

Personne n’ignore que quand Aphrodite vint au monde, il y eut chez les dieux un grand festin, auquel fut prié Porus, génie de l’abondance. Après le repas, s’étant enivré de nectar, il sortit de la salle, se glissa dans le jardin de Jupiter et s’y endormit. Il fut aperçu par la Pauvreté, qui était venue mendier quelques restes. Elle conçut le hardi projet d’avoir un enfant de ce dispensateur suprême des trésors et des grâces ; elle se coucha auprès de lui, et le fruit de cette union furtive fut l’Amour. Comme sa mère, il est toujours inquiet, rongé de désirs ; comme son père, il sent en lui une plénitude de vie qui le fatigue et dont il se soulage en engendrant à l’aventure des êtres qui lui ressemblent. Mais, comme il a été conçu le jour où naissait Aphrodite, il est son servant, son humble adorateur, et dans toutes ses bonnes fortunes de dieu libertin, dans toutes ses conjonctions de rencontre, si viles que soient les créatures qu’il honore de ses caprices, c’est à la reine du ciel qu’il pense, de sorte qu’elle préside à ses engendre-mens, et qu’elle en est, disait la prophétesse Diotime, le destin et la Lucine. — « Tu te trompes, Socrate, ajoutait Diotime, l’objet de l’amour n’est pas le beau, comme tu parais le croire. — Quel est-il donc ? demanda Socrate. — C’est la production et la génération dans la beauté. »

On peut dire aussi que le beau n’est pas l’objet de l’art. Les laideurs du corps et de l’âme, l’informe, le difforme, les passions terribles ou grotesques, les monstres et les sots, il n’est rien qui ne puisse figurer dans ses images. Mais à quelque sujet que le peintre ou le poète ait donné son cœur et marié son imagination, la beauté est sa Lucine. Violemment épris de son idée, n’ayant ni cesse ni repos qu’il ne l’ait montrée aux autres hommes, comme un amant qui regarde le monde à travers sa passion, il rapporte tout à cette idée qui le possède ; il ne voit qu’elle et tout lui sert à la faire valoir, et on trouvera dans son ouvrage cette unité d’inspiration et de sentiment, cette harmonie dans le caractère qui est la beauté. C’est ainsi qu’un tableau représentant trois ivrognes attablés peut être un beau tableau et qu’une comédie où il se dit beaucoup de sottises, et où se commettent beaucoup de turpitudes, peut être une belle comédie ; c’est ainsi que ses monstres eux-mêmes, un grand artiste les enfante dans la beauté et que ses œuvres sont des compositions achevées et comme une image de cet ordre universel que nous pressentons, que nous devinons quelquefois, mais dont l’art seul peut nous donner la sensation.

Il lui en a coûté ; il a peiné et pâti. Il a dû se battre contre la nature qui lui disputait son sujet ; il l’a longtemps interrogée et il lui arrachait les réponses une à une. Il s’est battu plus tard contre une matière résistante, réfractaire, qu’il force à recevoir l’empreinte de sa pensée. Il ne regrette pas ses peines ; il ressent la joie des victorieux, des dompteurs. Son bonheur est pareil à celui que goûtaient les bergers d’Arcadie assez adroits pour surprendre Pan dans son sommeil, assez audacieux pour l’enchaîner et pour contraindre le dieu des mystères et des épouvantes à leur chanter un de ces airs qui réjouissent les oreilles d’un mortel, parce qu’ils lui révèlent le grand secret et que cependant on peut les faire dire à une petite flûte inégale, à d’humbles roseaux cueillis par une main inconnue sur le bord d’un étang sans gloire et peut-être sans nom.


XVII

L’art est la nature débrouillée, et il nous délivre de tout ce qui troublait la netteté de nos contemplations, de tout ce qui pouvait gêner nos sentimens, nos émotions et nos rêves. L’art est la nature concentrée, et il nous délivre des fatigues d’une attention dispersée qui avait peine à saisir le rapport des détails avec l’ensemble, le rapport de l’ensemble avec notre âme. L’art est la nature mise au service de l’imagination, et de force ou de gré, fournissant à l’homme des signes pour fixer à la fois ses images et pour les représenter comme il lui plaît de les voir. Architecture, statuaire, peinture, musique, poésie, la fin commune à tous les arts est de donner à notre sensibilité des jeux et des fêtes que rien ne dérange, que ne trouble aucun accident désagréable ou funeste. Mais nous avons diverses manières de sentir, et selon les signes figuratifs qu’il emploie, chaque art a sa façon spéciale de nous délivrer et de nous rendre heureux.

La nature est un grand architecte ; ses constructions nous imposent ou nous charment par la beauté, par la variété de leurs lignes courbes, droites, horizontales, perpendiculaires, obliques, qui, continues ou brisées, tourmentées ou paisibles, sévères ou mollement onduleuses, éveillent tour à tour dans notre esprit l’idée d’un effort gigantesque, d’une audace héroïque, d’un repos olympien, d’une grâce qui s’abandonne ou s’amuse. Mais quand nous nous prenons pour unité de proportion, ces lignes sont incommensurables pour les créatures bornées que nous sommes, et comme elles ne sont pas ordonnées par rapport à nous, elles nous apprennent que l’univers est immense, elles ne nous apprennent pas qu’il forme un tout harmonieux.

L’architecture, c’est le monde reconstruit par l’homme, adapté à sa taille et rendant visible à son âme l’ordre invisible dont il rêve. Son imagination créatrice, mais qui n’invente rien et vit de souvenirs, reproduira en les résumant les grands spectacles qui l’ont frappé. Ses montagnes seront des pyramides, ses pics seront des obélisques, ses cavernes seront des labyrinthes souterrains. Il imitera les vastes plaines de la mer par de longues lignes horizontales, les rochers escarpés par des tours, la voûte du ciel par des coupoles, les forêts par une végétation de colonnes, leurs perspectives fuyantes par des enfilades et des galeries, leurs berceaux par des arcades et des cintres.

Comme l’a dit Charles Blanc, l’homme a voulu aussi que ses édifices, destinés à loger des dieux ou des rois divinisés qui en étaient l’âme, offrissent quelque analogie avec la structure d’un être vivant, que des proportions nettement accusées révélassent la présence secrète d’une mesure commune à toutes les parties, que des courbes missent en évidence le jeu des forces et parussent exprimer la vie. « L’être vivant est composé d’os, de tendons, de muscles, de chairs. Par une fiction hardie, l’artiste supposera dans son monument des matières hétérogènes associées pour constituer un tout, et comme l’architecture se compose essentiellement de supports et de parties supportées, c’est surtout par la diversité des pressions et des résistances qu’il exprimera l’organisme artificiel de son édifice. Il ira jusqu’à feindre des substances molles mêlées aux corps rigides, des matières élastiques pressées par des matières pesantes, et dans ses métaphores de pierre ou de marbre il figurera des fibres délicates unies en faisceau et fortifiées par des ligatures. Au squelette ou à l’ossature du bâtiment, il ajoutera comme des muscles dont il nous montrera les attaches. Ainsi le monument s’animera, il semblera respirer une sorte de vie organique, et il sera digne d’être habité par une âme. L’architecte pourra se nommer alors, comme le nommait la poésie du moyen âge, le maître des pierres vives, magister ex vivis lapidibus. »

Tout n’est pas fait encore. Le monde inférieur, métaux, plantes, fleurs, doit trouver sa place dans ce temple qui est un résumé de l’univers. « On y verra les feuilles de l’olivier et du laurier, le chardon épineux, l’acanthe, le lis marin, le persil, la rose, la coquille, l’œuf, les perles, les olives, les amandes, les larmes de la pluie, les flammes et les carreaux de la foudre. Puis des feuillages imaginaires s’infléchissent et se tourmentent pour obéir aux rigides contours qui les emprisonnent. Les animaux apparaissent ensuite, comme des emblèmes de la nature sauvage domptée par l’homme. L’Indien assoit la plate-bande de son édifice sur des éléphans, le Persan remplace le chapiteau de ses colonnes par une double tête de taureau, le Grec fait servir des mufles de lion à vomir l’eau du ciel. »

Prolongez jusqu’à l’infini une ligne qui n’est pas absolument régulière, ses irrégularités seront réduites à néant. L’architecture, qui est pour ainsi dire l’art cosmique, reproduit les lignes de la nature telles qu’elles apparaîtraient au génie des mondes, les contemplant de loin, de très loin, du fond des espaces éthérés, et elle y trouve son compte. Elle désespère de rivaliser avec la nature, qui fait tout en grand et agit par masses, sans qu’il lui en coûte rien. Elle sauve l’infériorité de ses moyens par un artifice, et pour agir sur notre imagination sans trop de désavantage, elle recourt à la méthode intensive. Ne pouvant imiter dans ses ouvrages la grandeur et l’infinie variété des lignes naturelles, l’homme devenu bâtisseur en rend l’effet plus intense en les rendant rigoureusement géométriques. Il trace de vraies horizontales et de vraies verticales ; il transforme des figures vaguement esquissées en triangles, en parallélogrammes aux contours arrêtés, des courbes incertaines en arcs de cercle, d’ellipse, de parabole. Il se donne le plaisir d’enseigner les mathématiques à la nature. Dans sa bâtisse, les parties ont entre elles et avec le tout un rapport précis, déterminé ; toutes les proportions en sont exactes, tout y est soumis aux lois de la symétrie. Les êtres vivans eux-mêmes, les plantes, les animaux qu’il y mêle, il les ramène à leur forme générale et typique, il en accentue le caractère, il les ennoblit en les simplifiant : il veut qu’on puisse dire qu’avant de servir à la décoration de son édifice, ils avaient séjourné dans son esprit et vécu quelque temps avec sa raison.

C’est ainsi qu’en reconstruisant le monde à son idée, il proteste contre les accidens perturbateurs, contre les désordres apparens qui l’offusquent, et du même coup contre le malheur de sa situation. Créature éphémère et chétive, qui se sent perdue dans l’abîme de l’être et qui pourtant s’intéresse passionnément à elle-même, il est bien aise de pouvoir dire : Voilà ce que je pense de moi ! Quand il édifie à ses dieux des temples qui sont comme une image abrégée de ce grand univers et permettent de juger de la pièce par l’échantillon, il travaille à sa renommée autant qu’à la leur ; pourrait-il les loger à leur goût s’il n’était leur confident et ne se sentait comme mêlé à leur vie ? Lorsqu’il se construit à lui-même des demeures dont l’ordonnance est aussi savante que le décor en est riche, il glorifie la destinée humaine ; lorsqu’il se bâtit d’illustres tombeaux, il fait de sa mort quelque chose de mémorable. Tous les arts tendent à une double fin ; tous les arts sont une protestation contre la nature qu’ils imitent.

Qu’est-ce qu’une pyramide auprès d’une montagne ? Que sont les édifices les plus imposans si on les compare au plus médiocre accident du relief terrestre ? Il suffit d’un pli du sol pour dérober au regard une grande cité. Kairouan, la ville sainte, dont deux mosquées au moins sont des merveilles, est située dans une grande plaine légèrement onduleuse. Éloignez-vous-en d’une demi-lieue et retournez-vous pour la chercher des yeux ; vous n’apercevez plus que la pointe d’un minaret, qui bientôt disparaît à son tour. Et pourtant les monumens de l’art, qui ne sont à vrai dire que de magnifiques jouets, font toujours sensation dans un paysage. Quoiqu’on n’y trouve aucun détail qui n’ait été emprunté à la nature ou inspiré par elle, ils portent tellement la marque, la signature de l’homme, que, tranchant sur tout ce qui les environne, ils s’imposent à l’attention.

Une villa de briques et de pierres occupe bien peu d’espace sur le penchant d’une colline et au milieu des grands bois sombres qui l’enserrent de toutes parts ; elle en est cependant le centre et comme la figure principale, vers laquelle tout converge, que tout regarde. Il est vrai qu’on l’a mise au large en l’accompagnant d’un parc et de jardins. Qu’est-ce qu’un jardin ? C’est la nature convertie de force à la géométrie. « Un voyageur qui aborderait dans une île déserte, a dit un critique d’art, et qui en l’explorant y découvrirait tout à coup une avenue en ligne droite ou des arbres rangés en quinconce, verrait sur-le-champ que cette île a été récemment habitée ; il reconnaîtrait l’esprit de ses semblables à ces lignes géométriques que ne peut tracer sur la terre aucune autre main que celle de l’homme. » La nature ressent l’insulte qu’il lui fait ; elle souffre difficilement qu’il l’humilie, la déshonore en l’asservissant à ses lois, en lui faisant porter la livrée de son imbécile raison, qui, pour croire en elle-même, a besoin de se voir. Si le jardinier n’était, là pour protéger contre elle son ouvrage, elle se ferait un jeu d’anéantir ce grand parterre, de déranger le savant dessin de ces allées tirées au cordeau, d’infléchir les lignes droites, de ronger les angles, de déformer les ovales et les ronds, de remplacer les boulingrins par des fouillis de ronces et de broussailles, d’obstruer les avenues sablées par ses folles avoines, par ses mousses voraces et ses herbes foisonnantes.

Ce n’est pas seulement son jardin, c’est aussi sa maison que l’homme doit défendre contre les entreprises, les violences ou les ruses de sa grande ennemie. Mais, dans ses défaites mêmes, il triomphe encore. Cette vieille tour qui se dresse au sommet d’un coteau n’est plus qu’une ruine, et elle commande la vallée. Elle est, aussi loin que vous regardiez, l’objet le plus intéressant, celui qui se distingue de tout autre, celui qui n’a point de double, point de similaire, et, partant, tout lui sert d’accessoire et de décor. Le vent, quand il s’engouffre dans ses baies ouvertes et dégradées, semblables à des blessures béantes, siffle un air particulier, qu’il a composé à son intention. C’est pour elle que chantent l’oiseau de jour comme l’oiseau de nuit, c’est elle que regarde le soleil lorsqu’il descend tout rouge sous l’horizon.

« Bâtissons-nous une ville et une tour qui monte jusqu’au ciel, disaient les hommes qui édifièrent Babylone, et acquérons ainsi de la renommée. » Le ciel fut jaloux, et Babylone n’est plus. Mais l’homme continua de bâtir, de tailler la pierre et de la contraindre à glorifier ses imaginations et son néant.

Si la nature est un grand architecte, elle est aussi un grand modeleur, et on ne se lasse pas d’admirer sa prodigieuse adresse à révéler par la conformation des êtres leur caractère et leur destinée. Mais comme un despote oriental voit du même œil tous ses sujets, qui, grands ou petits, sont égaux devant son orgueil, elle traite sur le même pied toutes ses créatures, elle façonne les plus viles avec autant de soin que les plus nobles. Au surplus, les destinant toutes à ne vivre qu’un jour, la matière dont elle les pétrit annonce par ses apparences leur peu de durée. Plus l’argile qu’elle emploie est fine, plus on la sent sujette à de mortels accidens ; qu’y a-t-il de plus souple, de plus délicat que la chair ? et qu’y a-t-il de plus corruptible ? Ceux de ses modelages qui nous enchantent le plus sont les plus périssables. Elle a voulu mêler à nos jouissances favorites une secrète amertume et un avant-goût de la mort qu’elle nous prépare. Elle a voulu aussi nous signifier que les individus ne lui sont de rien, qu’elle ne se soucie que des espèces. Elle ne brise jamais ses moules ; ce qu’elle y jette lui importe peu.

Quand l’homme commença de sculpter, il dit à la nature : — « Tu es une magicienne, et je me couvrirais de confusion si j’essayais de jouter avec toi. Mais je veux me procurer une joie que tu nous refuses toujours, le plus austère et le plus noble de tous les plaisirs esthétiques, celui de voir des corps réduits à la forme pure. Tu ne saurais modeler une rose sans la revêtir d’un tissu doux au toucher, sans lui donner un épiderme d’une finesse soyeuse, une couleur qui ravit les yeux, un parfum délectable, et il en est de tes roses comme de tes corps de femmes qu’on ne saurait contempler sans qu’à la joie de notre esprit se mêle la pensée d’un usage de volupté. Parmi toutes les qualités diverses que tu rassembles, que tu combines comme à plaisir dans tes créations, j’en abstrairai une seule. Tu as aussi peu de goût pour les abstractions que pour la géométrie, et tu crois qu’elles tuent. Les miennes seront des idées vivantes, ou, pour mieux dire, elles ressembleront à des morts ressuscites qui ont laissé dans le tombeau tout ce qu’ils avaient de passager et de fortuit et n’ont conservé que ce qui méritait de vivre. Par mon art, la forme pure exprimera ce qu’il y a de constant, de permanent dans les caractères. L’âme que tu as daigné mettre en nous tantôt se répand au dehors, tantôt se replie au dedans de nous, se concentre dans son fond. Je donnerai à mes morts ressuscites une de ces âmes concentrées qui se contiennent, se possèdent et se révèlent moins par leur passion que par la résistance qu’elles lui opposent et l’autorité qu’elles ont sur elles-mêmes. Ainsi les êtres que je créerai pourront éprouver de grandes joies ou de grandes douleurs sans que leur visage se déforme ; si vifs que soient leurs sentimens, ils en maîtriseront la violence, et, d’autre part, fussent-ils des types d’élégance, de délicatesse exquise, on sentira comme une force cachée sous leurs grâces légères. »

Le sculpteur dit encore à la nature : — « Tu sèmes la vie à pleines mains, et parmi la foule innombrable de tes enfans, que tu abandonnes à leur sort, il en est peu qui puissent plaire encore quand on les a réduits à leur forme en les dépouillant de tout ce qui amuse les yeux. Je ne ferai pas comme toi, je choisirai mes sujets. Bien que je me réserve le droit de sculpter des plantes ou des insectes pour les faire servir d’ornement à mes ouvrages, j’honorerai de mes attentions particulières les animaux qui ont comme nous une figure et comme nous un cœur capable d’aimer et de haïr. Mais c’est à l’homme surtout que je consacrerai mon art, à l’homme et aux dieux qu’il adore. Il a cru longtemps en reconnaître l’image dans tes astres et tes météores ; grâce à moi, ils deviendront semblables à nous. Je leur ferai subir cette métamorphose sans attenter, sans déroger à leur grandeur. Si grands qu’ils soient, un homme qui se ramasse, se concentre en lui-même, leur ressemble beaucoup ; car n’existant plus qu’à l’état de puissance, ses forces, qu’il n’exerce pas, ne lui font plus sentir leurs bornes et il croit découvrir en lui quelque chose d’infini. Comme j’entends que mes créatures sans souffle et sans mouvement aient l’air de vivre, tu peux compter sur ma parole, je ne sculpterai rien, pas même un Dieu, sans t’emprunter mes modèles ; mais tout en étudiant leur figure et leur corps avec une attention fervente, avec une humble tendresse, j’en rendrai l’expression plus intense par l’accord de tous les détails, par des sacrifices, par des exagérations volontaires, et je m’arrangerai pour qu’on ne les reconnaisse plus dans mes ouvrages. »

Et en parlant ainsi, le sculpteur sentait trembler son ébauchoir dans sa main. Il avait dit : « Mon Dieu ! délivrez-moi du modèle ! » et dans celui qui posait devant lui, il discernait ces indications subtiles, ces indicibles finesses de détail, ces touches presque imperceptibles par lesquelles la nature donne un accent de vie à ses œuvres, et il se demandait avec anxiété si par un labeur opiniâtre, et en suant sang et eau, il parviendrait à les reproduire, si la nature lui enseignerait le grand secret, si ses morts ressuscites n’auraient pas l’air de fantômes, si ses idées vivantes ne ressembleraient pas à des abstractions figées. Tel est le sort de l’artiste ; il adore la nature parce qu’elle est merveilleuse ; il la maudit parce qu’elle est indifférente et qu’elle fait tout sans penser à lui.

Le sculpteur doit exprimer en même temps et par des moyens très simples ce que les êtres ont de plus général et ce qu’ils ont de plus personnel. C’est un problème dur à résoudre, et il ne gagne sa bataille qu’au prix d’héroïques efforts. Mais il a le droit de se dire, pour se consoler de ses peines, que son art honore l’humanité. Les individus sont pour la nature un jouet dont elle s’amuse quelques heures et qu’elle met au rebut. La sculpture lui arrache ce jouet des mains, et après l’avoir transformé par son travail, elle la met au défi de le briser. Elle substitue à la chair périssable une matière compacte, résistante, fière et précieuse, capable de durer autant qu’une espèce ou qu’une idée. Elle glorifie l’homme en lui donnant un corps glorieux. Elle le glorifie encore en hissant son image sur un piédestal qui l’éloigné de la terre et du haut duquel il regarde les siècles couler à ses pieds. Elle le glorifie surtout en lui créant des divinités en qui il se reconnaît. Les dieux d’Homère étaient domiciliés sur l’Olympe ; ils s’abreuvaient de nectar, ils se nourrissaient d’ambroisie, et le liquide pâle qui courait dans leurs veines était plus subtil que notre sang. Un dieu sculpté a le même corps qu’un homme de marbre, et quelque imposant qu’il nous paraisse, son âme ne diffère de la nôtre que par l’étendue de ses désirs et de ses pensées. L’Apollon Sauroctone est un olympien qui est venu habiter sur la terre et se donne le plaisir d’étonner nos yeux par son éternelle jeunesse. La Vénus de Milo est une souveraine du ciel, qui, étant supérieure aux sentimens qu’elle inspire, n’a pas besoin d’un corps de chair pour être femme, mais qui est trop femme pour ne pas vouloir régner sur des hommes. L’Hercule Farnèse est un homme qui, après avoir connu la fatigue et l’effort, est en passe de devenir dieu. Les bustes d’empereurs et d’impératrices, de rois et de reines, de philosophes et de savans, de bourgeois et de bourgeoises, qui peuplent nos musées, représentent les parvenus de l’immortalité, à qui leur illustre aventure semble toute naturelle. La sculpture est, de tous les arts, celui qui a le plus fait pour accroître l’importance des individus et pour que l’homme se sentît l’égal de la puissance qui le détruit. Mais la nature ne s’en doute point : elle est trop occupée à faire et à défaire des mondes.

La nature est un prodigieux dessinateur et un incomparable coloriste. Elle a fait le ciel et ses nuages ; elle a fait la terre, ses rochers, ses arbres, ses fleurs, ses scarabées, ses colibris et ses paons. C’est elle qui donne à ses printemps leurs verts et leurs gris, qu’elle varie de cent façons ; c’est elle qui dore les automnes et blanchit les hivers, comme les cheveux des vieillards. Mais les splendeurs et les exquises merveilles qu’elle déploie sous nos yeux, elle veut bien nous permettre de les voir, elle ne nous les montre pas. C’est la peinture qui nous les montre. Il y a, nous le savons, des accidens heureux, et il arrive quelquefois que, dans les scènes des champs ou dans les paysages de la vie humaine, l’objet dont nous sommes le plus curieux vient s’offrir de lui-même à notre regard et, en quelque sorte, nous appelle à lui. Ce que la nature ne fait que par cas fortuit, le peintre le fait toujours et de propos délibéré. Tandis qu’un ouvrage de sculpture n’est éclairé que du dehors, le peintre éclaire les siens du dedans, et cette lumière intérieure, qu’il crée lui-même, il la ménage à sa convenance, il distribue comme il l’entend ses clairs, ses obscurs, et ses vigueurs.

Une Suédoise, qui s’intéressait beaucoup au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, avait séjourné quelque temps à Berlin dans l’espérance de le contempler un jour de près et commodément. Elle le vit une première fois comme il ouvrait la session de ses chambres ; il était dans l’ombre et à peine visible, et les députés se détachaient en pleine lumière. Elle le revit passant une revue ; il lui tournait le dos. La veille de son départ, elle le rencontra se promenant en voiture découverte. Il faisait un froid piquant et une grosse cravate lui cachait la moitié de la figure ; l’autre moitié n’avait rien de royal : un souverain qui grelotte ressemble beaucoup à un pauvre. Méprisant les intempéries, le cocher se carrait avec majesté sur son siège ; en ce moment, c’était lui qui régnait. Dans toute peinture, qu’il s’agisse d’un tableau d’histoire ou de dévotion, d’une scène de genre, d’un portrait, d’un paysage, d’une nature morte, il y a un objet principal et dominant que tout le reste accompagne, et le peintre s’étudie à mettre

La première figure à la première place,
Riche d’un agrément, d’un brillant, de grandeur
Qui s’empare d’abord des yeux du spectateur ;
Prenant un soin exact que, dans tout son ouvrage,
Elle joue aux regards le plus beau personnage,
Et que par aucun rôle au spectacle placé
Le héros du tableau ne se voie effacé.


Ce héros du tableau est un roi que ses subalternes ne cachent jamais ; il a toujours un air royal, et jamais on ne prend son cocher pour lui.

Au rebours de la nature, c’est pour nous que le peintre travaille, et à chaque instant il nous dit : Voilà ! C’est un mot qu’elle n’a jamais prononcé. Le peintre sait que, comme les enfans, non-seulement nous avons la passion des images, mais nous aimons qu’on nous les montre, et, au moyen du langage muet et des signes propres à son art, il nous fournit, avec une infatigable complaisance, toutes les explications que nous pouvons désirer. Dans sa belle allégorie du printemps, Botticelli a représenté la nature sous les traits d’une femme grosse, au visage débonnaire, entourée de nymphes qui s’ébattent ; la tête penchée, les doigts levés pour bénir la terre, son regard semble chercher celui de l’homme pour lui répondre de l’excellence de ses intentions. C’est bien ainsi que nous la voyons en peinture. Elle nous cherche, elle s’offre, elle se donne, elle s’accommode à nous ; comme une lionne de ménagerie, elle consent à se laisser montrer et se prête aux fantaisies de son cornac.

Le peintre nous montre non-seulement ce qu’il a vu, mais ce qu’il a senti. Un paysagiste, tombant en extase devant un vieux noyer dont l’écorce blanchâtre était rougie par le soleil couchant, s’écriait : « Seigneur Dieu, quel ton ! » Et de grosses larmes lui tombaient des yeux. La nature cause au peintre des émotions profondes. Il entretient avec elle des relations intimes, un commerce constant ; c’est toute sa vie, sa seule raison d’exister. Il l’étudié sans cesse, et plus il l’étudié, plus il y découvre de trésors cachés ; elle lui est éternellement nouvelle. Parmi tous les artistes, le peintre est le plus amoureux, et c’est par la sorcellerie d’amour qu’il se flatte de vaincre les résistances et les refus de cette grande ennemie qu’il adore. Il l’aime éperdument, et il lui arrive souvent de s’en croire aimé. Il ressemble au petit pâtre de la légende qui, en passant au pied d’un château, aperçut, penchée à sa fenêtre, une princesse belle comme le jour ; il lui jeta un baiser et crut entendre une voix très douce qui lui disait : « Mon berger, soyez le bienvenu ! » Le lendemain, il ne vit plus personne, et la voix ricaneuse d’un cobold lui cria : « Adieu, toi qui fus mon berger ! » Mais un cœur bien épris ne se laisse jamais décourager ; le jour où le peintre n’aimerait plus, il ne serait plus peintre.

Aussi la peinture est de, tous les arts, celui où le sujet a le moins d’importance. Boileau a dit :


D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.


Tous les artifices sont vains si le cœur n’est pas pris, si le pinceau ne trouve pas de la volupté à caresser son œuvre. Une nature morte peut être un chef-d’œuvre. Pourquoi ? Parce qu’elle est une œuvre d’amour. Si vulgaires que soient les choses qu’elle représente, nous nous y intéressons comme à un roman ; nous les examinons avec une curiosité émue, comme nous regardons une femme, d’une figure assez ordinaire, dont nous savons qu’elle a inspiré des passions violentes.

Au témoignage de Diderot, Greuze ne commençait, ne finissait rien sans avoir appelé plusieurs fois le modèle, « et il portait son talent partout, dans les cohues populaires, dans les églises, aux marchés, aux promenades, dans les maisons, dans les rues ; sans cesse il allait recueillant des actions, des passions, des caractères, des expressions. » Et pourtant Greuze aimait Greuze encore plus qu’il n’aimait la nature. On sait que Vernet lui dit un jour : « Vous avez une nuée d’ennemis, et dans le nombre un quidam qui a l’air de vous aimer à la folie, et qui vous perdra. — Et qui est ce quidam ? — C’est vous. »

Les grands peintres sont de la race des grands amoureux, capables de s’oublier, de se perdre dans leur passion, et leurs œuvres baignent dans une atmosphère de tendresse. Un tableau est un sentiment traduit par des formes, par des couleurs, et son vrai prix est toujours proportionné à l’intensité de ce sentiment. Il y a cette différence entre le paysage d’un maître et le site dont il s’est inspiré qu’une âme qui s’était donnée a laissé dans tous les objets représentés un peu de sa chaleur. Dans nos entretiens directs avec les choses, nous nous imaginons qu’elles s’émeuvent, s’égaient ou s’attendrissent avec nous. Ici le miracle s’est opéré ; il s’est fait un mariage entre un cœur d’homme et la nature. A la vérité, ce mariage ressemble à celui du doge avec l’Adriatique ; du haut du Bucentaure, il jetait son anneau dans l’onde amère en disant : Despomamus. L’Adriatique n’a jamais su qu’on l’avait si souvent épousée ; mais c’était la plus belle fête de Venise, et la peinture est une des plus belles victoires que l’imagination de l’homme ait remportées sur l’indifférence de l’inconsciente Isis.

La nature est une étonnante musicienne. L’homme qui ne s’est jamais ému en écoutant les voix du ciel, des eaux et de la terre et tout ce que disent les vagues, les torrens, les vents d’orage, les insectes, les oiseaux, la plus belle symphonie du monde ne le touchera jamais. Cependant quelque impression puissante que produise sur nous la musique de la nature, à la fois exubérante et trop courte, elle nous étonne tour à tour ou ne nous suffit pas. Les passions qu’elle exprime ne sont pas tout à fait les nôtres ; elle a quelque chose de surhumain qui, après nous avoir ravis, nous dépasse et nous accable. Le murmure argentin des ruisseaux est un babil d’ondines à l’âme moqueuse, au rire sarcastique, qui nous disent leur secret dans une langue que nous ne comprenons qu’à demi ; elles ne l’ont versé tout entier que dans le cœur des poissons, peuple de muets. Les vagues mugissantes de l’Océan semblent faites pour bercer des songeries de Dieu, trop pesantes pour nos têtes, et le grondement de la foudre révèle des colères qui feraient éclater notre cœur s’il venait à les ressentir.

Tous les bruits de la nature sont en quelque sorte des voix élémentaires, qui semblent venir de loin, de quelque pays étranger, d’une contrée perdue que nous n’habiterons jamais. Notre imagination réussit à se persuader que les oiseaux chantent pour elle ; mais il se mêle de l’inquiétude aux plaisirs qu’ils lui donnent. Le sifflement éclatant des merles exprime des insouciances béates qui nous sont inconnues, un bonheur sans vicissitudes qui résume en trois mots sa brève histoire. Et après ? Il a tout dit. Par l’indicible fraîcheur de sa voix, par l’incroyable limpidité de son ramage, par ses prodigieux coups de gosier, par ses cadences et ses trilles, par les tours de force qu’il exécute sans aucun effort, le rossignol éveille en nous l’idée d’une puissance que rien ne fatigue. Ce miraculeux passereau n’a-t-il pas réduit au silence le saint homme qui fut assez imprudent pour le mettre au défi ? Évidemment il nous regarde de très haut, il ne daigne pas s’occuper de nous ; comment pourrait-il sympathiser avec nos faiblesses et nos lassitudes ? Il vit dans un monde où l’on n’est jamais las et dans lequel on peut se dispenser de dormir. Nous sentons bien que c’est la passion qui le fait chanter ; mais nos amours n’ont jamais cette certitude victorieuse ni cet éclat de fanfare. Les Grecs prétendaient qu’à la naissance des Muses, il y eut des mélomanes qui moururent de plaisir, et qu’ils furent transformés en cigales, insectes hémiptères qui ont le privilège de chanter sans manger ni boire jusqu’à ce qu’ils meurent. La chanson perpétuelle, monotone et stridente de ces timbalières ailées n’a rien d’humain ; on dirait le grésillement de la terre calcinée par le soleil, ou le cri d’une grande poêle dans laquelle frirait tout un bois d’oliviers. Il y a vraiment de la magie dans cette affaire ainsi que dans tous les bruits de la nature, dont la musique tantôt nous transporte, tantôt nous obsède comme une incantation.

Quand l’homme s’avisa de devenir musicien, il dit à la nature : « Je n’aurai pas la présomption de rivaliser avec tes torrens, tes tonnerres, tes merles, tes cigales et toutes les forces incommensurables dont tu disposes ; mais voici ce que je ferai. Nos passions sont ton ouvrage, c’est toi qui nous les a données. Mais soit que tu l’aies voulu, soit que nous ayons usurpé sur tes droits en touchant au fruit de l’arbre de la connaissance, nous sommes devenus des êtres pensans, et nos passions s’en ressentent. La pensée, qui est à la fois une force et une faiblesse, leur a imprimé sa marque, et désormais ta musique, qui exprime les passions des choses, n’est plus une interprétation exacte des nôtres ; selon les cas, elle en dit trop ou trop peu. Je traduirai en langage humain, je transposerai, je commenterai tout ce que tu veux bien nous dire, et désormais l’homme comprendra ce que tu refuses de lui expliquer. Tout est mystérieux en lui comme en toi ; je lui dévoilerai tes mystères avec les siens. » Et ayant ainsi parlé, son premier soin fut d’humaniser les sons, afin que les passions de l’air exprimassent aussi les passions humaines. La voix seule de l’homme ou d’un instrument fabriqué par lui, dans lequel il fait passer son âme en l’emplissant de son souffle ou en lui communiquant les vibrations de ses doigts et de ses nerfs, peut rendre ce qu’il y a en nous tout ensemble de borné et d’infini, de passager et d’éternel.

L’homme est un être qui se croit supérieur à la destinée que lui fait la nature et qui, se sentant né pour être libre, prend difficilement son parti des dures nécessités qui pèsent sur lui. Cette contradiction dont il souffre, la musique l’en délivre. Elle opère sur des sons rationnels, gouvernés par des rapports mathématiques et immuables, par des nombres, et rien n’est plus inflexible que la loi du nombre. Ces sons rationnels nous font l’effet d’une matière aussi résistante que les pierres de l’architecte, que le marbre du statuaire, et cependant le musicien l’oblige à exprimer son inspiration personnelle, un sentiment qu’avant lui personne n’avait interprété comme lui. Ce génie si libre et si nécessité du compositeur est comme un symbole de notre moi, aspirant au milieu de ses servitudes à reconquérir son indépendance. Le rossignol est à la fois l’interprète et l’esclave de la nature ; il rêve d’un rêve de rossignol, et tout rossignol rêve comme lui ; aucun d’eux ne se permet d’amplifier, de broder le thème exquis, mais uniforme, invariable, que la grande souveraine lui dicte et qu’elle a composé pour toute une espèce. Les inspirations d’un Mozart ne ressemblent pas à un décret promulgué par la nature ; la loi de rigueur s’est changée pour lui en loi de grâce, et pendant tout le temps que nous entendons chanter son cœur, nous sommes des esclaves émancipés, qui se croient rendus à leur véritable destinée, des oiseaux de haut vol, qui sentent pousser leurs ailes.

La musique humaine nous délivre encore en débrouillant les confusions de notre âme. Il y a en nous des profondeurs obscures où notre pensée ne pénètre jamais ; nous avons de vagues perceptions que nous ne pouvons démêler ; nous éprouvons des joies sans cause, des troubles sans motifs, des sentimens indéfinissables, qui se dérobent à toute analyse, et nous croyons nous souvenir d’aventures qui ne nous sont jamais arrivées ; ce sont là les secrets de notre maison. Nous ne sommes pas seulement des esclaves qui se jugent dignes d’être libres, nous sommes des créatures à demi conscientes, qui voudraient se connaître tout entières. C’est le service que nous rend la musique, et il nous en coûte peu d’efforts ; pour jouir des autres arts, nous sommes tenus d’être attentifs et réfléchis ; celui-ci vient nous chercher ; c’est comme un poison délicieux, qui s’insinue dans nos veines ; nous n’avons qu’à le laisser faire, et tout ce qui dormait dans notre fond le plus intime se réveille. Les passions que la musique exprime, elle les excite en nous, et elle oblige nos sentimens à se reconnaître dans les images qu’elle nous en trace. Des variétés infinies d’amours, de terreurs, de joies, de tristesses, de désirs, d’espérances terrestres, d’aspirations à l’au-delà, tout ce qu’il y avait dans notre cœur de confus, d’inexplicable, elle nous l’explique.

Par des suites de sons elle forme des phrases mélodiques, qui donnent une figure à ce qui n’en avait point, et cette figure mobile, elle l’égaie, l’attriste, l’éclairé, l’assombrit, en varie à son gré l’expression. Tel motif en appelle un autre qui lui répond ; j’étais seul, et me voilà deux, et nous causons, moi et lui ; car la musique a le don de nous dédoubler, et nous conversons avec le second moi qu’elle suscite en nous comme avec un étranger qui a vu des choses que nous ne connaissons pas et qui nous apporte des nouvelles. Cet art évocateur donne une réalité aux fantômes de nos songes. Quand Ulysse eut immolé sur les bords de l’Érèbe une brebis et un bélier noirs, il vit accourir en foule les âmes de ceux qui n’étaient plus, et après avoir goûté le sang du sacrifice, ces ombres vaines recouvrèrent la vie et la parole. Par l’action toute-puissante de la musique, nos passions, ces filles de la nuit, se sentent vivre, se possèdent, se connaissent, et comme dans la succession de ces images sonores où elles prennent conscience d’elles-mêmes, tout se lie, tout s’enchaîne, comme tout est composé, comme toutes les contradictions finissent par se résoudre, nous n’avons pas seulement la joie de nous sentir libres, nous pouvons croire quelques instans que nous sommes complets.

La vie de notre cœur livré à lui-même est une vie de caprice, de désordre. La musique le soumet à la loi de la cadence et du rythme, qu’elle s’est fait enseigner par la nature et qu’elle accommode à ses besoins. Le rythme naturel était l’expression d’une inéluctable fatalité ; dans la musique humaine, c’est une liberté qui se règle. Elle invite les âmes à se mouvoir en mesure, de même que la danse, cet art né d’elle et qui ne saurait se passer de son concours, apprend à l’homme à cadencer ses pas. La sculpture l’habille d’un corps glorieux ; c’est un corps glorieux que la musique donne à ses passions. Ainsi transformées, revêtues de grâce et d’harmonie, il les trouve admirables, dignes d’être immortelles, dignes d’être données en spectacle au ciel et à la terre, et ses yeux et ses oreilles faisant ensemble de continuels échanges de sensations et d’images, ces ombres vivantes le conduisent, le promènent à leur suite dans les pays enchantés où elles ont établi leur demeure. Ce sont des lieux que nous connaissions, ils sont faits de nos souvenirs ; mais ils nous semblent changés : les montagnes sont plus hautes et plus fières, les vallées plus profondes, les rivières plus limpides, plus transparentes, les forêts plus mystérieuses ; les fleurs des prairies sont à la fois plus pâles et plus belles ; les plaines aux contours fuyans, incertains, s’ouvrent sur des horizons plus vastes, imprégnés d’une lumière douce, que les yeux et le cœur boivent avec délices. Ce n’est plus le monde d’ici-bas, ce sont les Champs-Elysées et leurs bois de myrtes, seul endroit où puissent vivre des joies, des tristesses, des amours, des désirs qui ne parlent ni ne crient, mais qui chantent, des ombres qui ne marchent pas, mais qui dansent, dont les larmes, qui n’ont rien d’amer, brillent comme une rosée et dont le sourire est divin. Est-ce vraiment là nos passions ? Nous n’en doutons pas ; c’est mieux que nous, mais c’est nous.

« Il y a des âmes, a dit quelqu’un, qui voudraient être revêtues de l’immortalité sans être dépouillées de leur mortalité, qu’elles aiment encore. » Ce vœu, la musique l’accomplit, et quiconque a le sens de cet art merveilleux peut habiter le paradis aussi souvent qu’il lui plaira. Ce paradis, où nous gagnons tout sans rien perdre, n’est que la terre changée en ciel, ou plutôt n’est que la nature changée en rêve. C’est une grande liberté que le musicien prend avec elle. Mais après tout, peut-il se dire pour mettre sa conscience en repos, que savons-nous ? est-elle vraiment autre chose qu’un songe, qu’une ravissante illusion, que la plus étonnante des fantasmagories ? Enfin l’homme a créé un art dont il semble n’avoir emprunté la matière qu’à lui-même. Quoique La Fontaine ait dit que tout parle dans l’univers, qu’il n’est rien qui n’ait son langage, nous avons le droit de soutenir qu’à proprement parler, la nature ne parle pas, et la poésie est la musique de la parole. Mais de son côté elle a le droit de nous répondre qu’elle parle par nos lèvres comme elle chante par le gosier de ses oiseaux. Il lui est permis de revendiquer pour elle tout ce qui en nous est l’œuvre de l’instinct, et la première création du langage articulé ne fut pas un travail raisonné ; car autrement il aurait fallu que l’homme, qui ne raisonne qu’en se parlant à lui-même, parlât avant de parler. Les langues humaines sont un produit naturel, perfectionné, transformé par notre réflexion et notre industrie, et on peut dire que la nature a fourni au premier poète la matière de son art, mais à l’état brut, comme elle fournit ses pierres à l’architecte et son marbre au sculpteur.

Plus cette matière brute a été travaillée et retravaillée par l’industrie humaine, plus il semble qu’elle soit devenue impropre à l’usage qu’en doit faire un artiste. Toute œuvre d’art est une image ou une suite d’images. Or qu’est-ce qu’un mot ? Un signe abstrait, exprimant ce qu’il y a de commun dans des milliers d’objets similaires, mais non identiques, et dont je retranche tout ce qu’ils ont de distinctif. Qu’il y a de chevaux divers dans ce monde ! Je n’ai qu’un mot pour les désigner tous. Chacun d’eux a sa robe particulière et sa façon de hennir et de caracoler. Le cheval est un être de raison parfaitement incolore, qui n’a jamais caracolé ni henni. Parler, c’est rapprocher deux idées exprimées par deux noms et les opposer ouïes unir. Cela s’appelle une proposition, et toute proposition est un jugement, et tout discours n’est qu’une succession de jugemens dérivant les uns des autres. Juger est l’opération principale ou même unique de notre esprit, en tant qu’intelligence pure. Quand j’affirme que la chaleur est une force, j’articule une incontestable vérité ; mais il n’y a dans cette vérité rien qui puisse émouvoir ou charmer une imagination.

Le langage est un instrument de l’esprit. Comment s’y prend la poésie pour le mettre au service de notre âme ? Avant d’avoir pensé, nous avons senti et imaginé. Toutes les idées générales, exprimées par des mots, dérivent des représentations particulières que nous nous étions faites des choses et qui ont été rassemblées, combinées par notre raison, ou, en d’autres termes, toutes nos abstractions sont des images refroidies et figées. Le poète les ramène à leur état primitif en nous obligeant à nous représenter tout ce qu’il nous dit. Quand le prophète Ezéchiel eut été transporté dans une vallée remplie d’ossemens blanchis, il leur cria, par l’ordre de Jéhovah : « Ossemens desséchés, écoutez la parole du Seigneur. Voici, je vais faire entrer en vous un souffle, je vous donnerai des nerfs, je ferai croître sur vous de la chair, je vous couvrirai de peau, et vous revivrez. » Ainsi fait le poète. Il souffle sur ces abstractions desséchées, il leur donne des muscles, une chair, une peau, et elles revivent. Ce ne sont plus des entités, ce sont des êtres réels et agissans, et, comme tout ce qui vit ou semble vivre, elles ont prise sur nos nerfs.

Si l’architecte a l’amour de l’ordre et le sculpteur l’amour de ce qui mérite de durer, si le peintre est capable de communiquer la chaleur de son cœur à l’inerte matière et au plus insipide modèle, si le musicien a le pouvoir et la passion d’exprimer l’inexprimable, le poète a, par-dessus tout, le sentiment et le don de la vie. Quelqu’un me dit : « J’habite une rue où les voitures circulent le jour et la nuit ; et, quand je suis au lit, j’aime à les entendre passer. » Si j’ai l’imagination paresseuse, elle ne s’échauffera pas pour si peu. Mais le poète me dit dans sa langue :


J’aime ces chariots lourds et noirs, qui la nuit,
Passant devant le seuil des fermes avec bruit,
Font aboyer les chiens dans l’ombre.


Je me suis ému : ces chariots ont une forme, une figure, ce sont des individus, presque des personnages, et ils agissent, puisqu’ils font aboyer les chiens. — « Le commerce, me dit un économiste, humanise et adoucit les peuples. » C’est à mon esprit seul qu’il a parlé. — « Le commerce, écrit Montesquieu, guérit des préjugés destructeurs. » Mon imagination se réveille : le préjugé est un meurtrier, les blessures qu’il fait sont redoutables, et le commerce est un médecin qui les guérit ; c’est presque un drame. Mais à son tour le poète prend la parole :


Des voyageurs lointains auditeur empressé,
Je courais avec eux du couchant à l’aurore.
Fertile en songes vains que je chéris encore,
J’allais partout, partout bientôt accoutumé,
Aimant tous les humains, de tout le monde aimé.
Les pilotes bretons me portaient à Surate,
Les marchands de Damas me guidaient vers l’Euphrate.


Le miracle d’Ézéchiel s’est accompli : le poète a vécu son idée, et il la fait vivre en moi.

Une abstraction qui redevient image, et, par suite, un raisonnement qui se change en récit, voilà tout le secret de la poésie. Elle est par essence l’art narratif, c’est ce qui la distingue de tous les autres. Que le poète compose une épopée, un drame, une élégie ou une chanson, qu’il raconte les affaires des autres ou ce qui se passe dans son cœur, ou qu’il mette en scène des personnages qui se racontent eux-mêmes, c’est toujours Peau d’âne qui nous est conté, et nous y prenons un plaisir extrême, car, dès notre enfance, nous avons eu et l’amour des images et la passion des histoires qui, longues ou courtes, ont un commencement et une fin. Les arts qui parlent aux yeux et qui relèvent de l’espace immobilisent les représentations qu’ils nous donnent des choses ; la peinture historique elle-même choisit dans l’action un moment qu’elle fixe à jamais ; c’est un présent sans passé, sans avenir. Comme la poésie, il est vrai, la musique nous présente des images dont les parties se suivent, qui se déploient dans le temps, qui ont leurs successions et leurs progrès ; mais c’est une histoire sans événemens, dont les personnages gardent l’anonyme. La musique ne nomme rien, et il n’y a pour elle ni effets ni causes. Le poète peut tout nommer, et il dispose seul d’un signe qu’on appelle le verbe, et qui, exprimant l’état de l’âme quand elle agit ou pâtit, distingue les causes des effets et ce qui est de ce qui fut et de ce qui sera. La poésie est le seul art par lequel l’homme puisse dire : « J’étais là, telle chose m’avint. » Et nous y croyons être nous-mêmes.

La poésie met tout en action, et la nature, qui est éternellement agissante et la source de toute vie, est le plus grand des poètes. Ce qui nous fâche, c’est que son poème, qui est l’univers, est écrit dans une langue que nous avons beaucoup de peine à déchiffrer et sort tellement des proportions ordinaires que des créatures bornées se perdent dans cette immensité. Assurément les espaces cosmiques ont leur histoire ; à chaque instant un monde y naît ou y périt ; ces catastrophes échappent à nos sens très limités, et la face du ciel nous paraît toujours la même. La terre a son histoire, qui est un drame et peut-être un drame assez sombre ; mais les événemens qui ont besoin de milliers de siècles pour s’accomplir ne sont plus pour nous des événemens. Ce que nous savons de plus certain, c’est que la terre tournait le jour où nous sommes nés et qu’elle tournera encore le jour où nous mourrons.

Il n’y a pour l’homme d’histoire véritable que la sienne ; elle est à sa mesure, à la taille de son imagination. A toutes les forces qui travaillent ou se jouent dans ce vaste univers, il est venu s’en ajouter une, qui se trouve sans cesse en conflit avec elles : c’est la volonté d’un être pensant, lequel s’attribue des droits que la nature lui conteste. Seul entre tous les vivans, il entend faire lui-même sa destinée, et il expie l’audace de ses prétentions par des souffrances inconnues aux lions comme aux lézards, aux plantes comme aux astres : elles sont le privilège de sa race. Ses entreprises, ses erreurs, ses égaremens, ses repentirs, ses victoires et ses défaites, ses fortunes changeantes et ses rêves immuables, voilà ce que narrent les poètes, soit en vers, soit en prose, et en ornant leurs récits de tout ce que la mesure ou le nombre peuvent donner d’harmonie et de musique à la parole humaine.

C’est bien peu de chose dans l’histoire des mondes qu’un pauvre homme luttant contre son destin. Qu’il vainque ou qu’il succombe, Aldébaran et Sirius n’en sauront jamais rien, et la terre elle-même ne s’en émeut pas. Une fourmi s’est-elle jamais arrêtée pour écouter la plainte qui sortait d’un cœur blessé ? Si la sculpture donne à l’individu une signification, une valeur qu’il n’a pas dans la nature, aucun art n’a autant que la poésie glorifié notre espèce. Elle fait de l’homme le centre d’un grand tout, dont il est la pièce essentielle et le principal souci ; quel morne ennui s’emparerait des dieux désœuvrés de l’Olympe s’il n’y avait une Troie que se disputent d’héroïques et loquaces insectes bardés de fer ! Lorsqu’elle s’occupe des champs, des bois et des nuits étoilées, c’est encore de nous qu’il s’agit ; elle cherche dans le grand magasin d’accessoires une toile de fond, des décors où s’encadrent nos sentimens, et les choses l’intéressent bien moins que leurs reflets sur nos âmes.

La poésie nous délivre de l’oppression qui nous saisit toutes les fois que nous songeons au peu de figure que fait sous le ciel notre infinie petitesse. Les plus humbles aventures du plus obscur d’entre nous lui paraissent dignes d’être rapportées et déduites en détail. Alors même qu’elle se moque de nous, qu’elle tourne en ridicule nos faiblesses et nos vices, qu’elle nous contraint de nous égayer à nos dépens, elle nous donne une haute idée de nous-mêmes : elle nous représente que ce sont là misères de grand seigneur, et que rire est le propre d’un être pensant. Si elle nous déclare que nous ne sommes rien, elle nous le signifie dans un si beau langage qu’elle couronne de gloire notre néant. S’attendrit-elle sur nos chagrins, elle nous réconcilie avec eux par l’importance énorme qu’elle leur prête.

L’homme des poètes, c’est tantôt l’éternel patient, le grand martyr, Prométhée mangé par son vautour,

Ariane aux rochers contant ses injustices,

et s’en faisant écouter. Le plus souvent, c’est un demi-dieu méconnu, qui réclame et reprend sa place ; c’est le fils de la terre et de l’esprit, qui, fier comme Rodrigue, dit à la nature : « Quand donc sauras-tu ce que je vaux ?

……. Connais-tu bien don Diègue ? »


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.