L’Art et l’Industrie des bronzes dans l’antiquité et dans l’Europe moderne

L’ART ET L’INDUSTRIE
DES BRONZES


L’art des bronzes, qu’on voit naître dès les premiers âges de l’humanité, après s’être développé sur des théâtres bien divers, est aujourd’hui presque exclusivement français. La dernière exposition universelle a pleinement constaté la supériorité du génie de notre pays appliqué soit aux progrès de l’art des bronzes proprement dit, soit au développement des procédés matériels sur lesquels il repose. Ces procédés, qu’on oublie si volontiers d’ordinaire devant une statue ou un tableau pour n’y chercher que l’expression de la beauté, appellent ici une attention particulière, et l’on s’exposerait à mal comprendre les monumens de bronze, si l’on n’était préparé à faire la part du fondeur aussi bien que celle de l’artiste. C’est ce caractère particulier de l’un des arts les plus anciens du monde qu’il y aurait utilité à indiquer. L’histoire des procédés est dans une telle étude la meilleure préparation à l’histoire des œuvres. Observé dans le double domaine de la matière et de l’invention, l’art des bronzes offre dans son passé même les bases d’un jugement équitable sur sa situation présente.

I.

On comprend généralement sous le nom de bronze ou d’airain un alliage de cuivre et d’étain. Cependant cette définition n’est guère exacte que pour le composé destiné aux bouches à feu, car le bronze, dans ses autres applications, notamment dans la fabrication des objets d’art, est un alliage quaternaire, contenant à la fois du cuivre, de l’étain, du zinc et du plomb. Le bronze est toujours plus dur et plus fusible que le cuivre. D’autant plus cassant qu’il contient plus d’étain, la trempe le rend alors plus parfaitement malléable[1]. La densité du bronze est supérieure à la densité moyenne des métaux qui le composent. Il s’oxyde lentement, même à l’air humide. Néanmoins, fondu, au contact de l’air, il s’oxyde alors facilement, et l’oxydation de l’étain et du zinc marchant plus vite que celle du cuivre, l’alliage qui reste perd ses proportions primitives.

La dureté remarquable du bronze, la finesse de son grain, la résistance de cet alliage à l’action oxydante de l’air humide, la fusibilité et la fluidité qui le rendent capable de prendre l’empreinte des moules les plus délicats, le désignaient naturellement à la fabrication des objets d’art. Grâce à ces propriétés précieuses, on retrouve tous les jours encore des médailles enfouies depuis plusieurs siècles dans des terrains humides, et qui n’ont rien perdu de leur finesse première. Chez les anciens, le bronze servait à tous les usages pour lesquels nous employons maintenant avec plus d’avantage le fer, l’acier et la fonte. Aujourd’hui l’emploi du bronze se réduit à la fabrication des canons, des monnaies, des cloches, des tam-tams, des cymbales, des timbres d’horlogerie et des miroirs de télescope. Chacun de ces bronzes a une composition particulière ; c’est l’alliage destiné aux statues qui doit seul nous occuper ici.

Les alliages de cuivre, renfermant de 7 à 11 pour 100 d’étain, ou même d’étain, de zinc et de plomb, sont les plus propres à la fabrication des bronzes d’art. Dans les temps antiques, les bronzes de Corinthe étaient les plus renommés ; il y entrait, dit-on, une petite quantité d’or et d’argent. Toutefois l’airain des anciens contenait de 12 à 14 pour 100 d’étain. Cette composition fut à peu près celle des bronzes de la renaissance. Au XVIIe siècle, les frères Keller qui attachaient à la composition de leurs bronzes une importance dont on a fait depuis trop bon marché, adoptèrent pour leurs statues de Versailles une formule moyenne dans laquelle il entrait de 8 à 9 parties d’étain, de zinc et de plomb, contre 92 à 91 de cuivre. Aujourd’hui, si la composition du bronze des statues est demeurée à peu près ce qu’elle était autrefois, l’industrie des bronzes d’art proprement dits se livre à des combinaisons où la fantaisie domine trop. C’est que le bronze était jadis un objet de luxe abordable seulement pour les grandes fortunes. Les grandes fortunes ont disparu, mais le luxe est passé dans les mœurs, et il est devenu pour tous une nécessité : de là pour l’industrie l’obligation de fabriquer du bronze à bas prix, c’est-à-dire du bronze de mauvaise qualité. La cherté du cuivre force alors trop souvent le fondeur à économiser ce métal et à exagérer la proportion du zinc. On ne peut produire ainsi que des fontes épaisses et sans délicatesse, mais peu importe au vulgaire : cela ressemble à du bronze, et cela lui suffit. On vend maintenant sous le nom de bronze des alliages qui n’en sont véritablement plus : il en est qui contiennent jusqu’à 20, 30, 40 pour 100 de zinc, et plus encore. On fait même beaucoup de statues en zinc pur, auquel on donne ensuite la couleur du bronze, et ce métal, si perfectionné dans ses applications, satisfait d’une manière suffisante aux exigences modestes de la consommation bourgeoise. On trouve encore sans doute des bronzes d’art véritables, mais dont le prix est nécessairement élevé.

En général le bronze destiné à l’art statuaire doit être assez fluide lors de sa fonte pour pénétrer facilement dans les cavités les plus délicates du moule ; il doit présenter une couleur convenable et pouvoir prendre une belle patine par l’application d’un mordant ; il faut enfin qu’il soit docile au travail de la lime et du ciseau. Malheureusement on ne trouve pas sans peine un alliage remplissant toutes ces conditions. Le bronze exclusivement composé de cuivre et d’étain est dur et tenace, mais ne jouit pas à la fonte d’une très grande fluidité. Si l’on substitue le zinc à l’étain, on a un alliage très fluide, mais dont la ténacité n’est pas suffisante, et qui de plus est facilement oxydable. Le mieux sera donc de former un alliage intermédiaire contenant du cuivre, de l’étain et du zinc. En tout cas, on ne saurait apporter, trop de soins à la composition de ces alliages.

Si la composition de l’alliage est d’une grande importance, la fonte est une opération également délicate. Pour donner de bons résultats, elle doit être rapide, afin d’éviter les pertes d’étain, de zinc et de plomb, car, ces métaux étant plus facilement oxydables que le cuivre, les proportions de l’alliage se trouvent souvent dérangées pendant cette opération. Ainsi, lorsqu’on coule le bronze, il arrive souvent qu’il n’a plus la fluidité suffisante et qu’il se refuse à sortir du fourneau : c’est qu’il ne contient plus la quantité d’étain et de zinc nécessaire, et qu’il est trop riche en cuivre. Il est ce que les Florentins, appelaient incantato. À propos de ces accidens, on peut citer un exemple célèbre. Lorsque Benvenuto coula son groupe de Persée et Méduse, il était à dîner. Tout à coup les ouvriers consternés viennent lui dire que la fonte est arrêtée. L’artiste saisit les assiettes et les plats d’étain qu’il avait sur sa table il court les jeter dans le bain métallique, et bientôt le bronze redevient assez fluide pour que la fonte puisse s’opérer dans de bonnes conditions.

Pour prouver toute l’importance des opérations de la fonte des bronzes au point de vue de l’art, il suffit de citer la colonne de la place Vendôme : elle représente le type le plus détestable que l’art ait jamais produit, et montre dans quel triste état il était tombé au commencement de ce siècle. La colonne fut fondue avec les canons conquis à Austerlitz : ces pièces contenaient environ 10 parties d’étain sur 90 de cuivre. Eh bien ! des échantillons pris aux diverses hauteurs de ce monument, depuis la base jusqu’au chapiteau, ont donné à l’analyse chimique des proportions de cuivre d’autant plus fortes qu’on s’élevait davantage. Les parties inférieures, coulées les premières, ne contenaient déjà plus que 6 parties d’étain au lieu de 10, puis on en trouvait 2 seulement ; enfin le chapiteau contenait 99,79 de cuivre, c’est-à-dire qu’il n’y avait presque plus trace d’étain. Cela venait évidemment de l’inhabileté du fondeur, qui n’avait pas su prévenir l’oxydation de l’étain pendant la fusion du bronze. Or, à mesure que la proportion d’étain diminuait, l’alliage devenait moins fusible et le moulage de plus en plus défectueux. On plaça ces dernières pièces dans les parties les plus élevées de la colonne, afin d’en dissimuler les fautes. Les bas-reliefs de cet édifice étaient si mal venus, que les artistes chargés de les finir, ou plutôt de les exécuter complètement, purent en enlever 70,000 kilogrammes de bronze, qu’on leur abandonna comme gratification.

Un autre phénomène, remarquablement lié aux propriétés les plus importantes du bronze, dépend du partage qui s’établit par le refroidissement dans la masse de cet alliage. En effet une portion du cuivre et de l’étain forme d’abord un alliage qui se solidifie, tandis qu’une autre portion de ces deux métaux constitue un second alliage, qui reste liquide encore pendant quelque temps. Dès que le refroidissement commence, l’alliage le moins fusible cristallise, et la masse prend du retrait ; alors l’alliage liquide, pressé par la colonne métallique, s’écoule dans l’espace vide qui s’est formé à la circonférence et dans le haut du moule. De là un partage qui s’établit de telle sorte qu’au centre de la masse se trouve l’alliage le plus riche en cuivre, tandis qu’à la périphérie vient se placer celui qui contient le maximum d’étain. Ce phénomène a reçu le nom de liquation. C’est qu’un alliage n’est pas une combinaison chimique, mais une dissolution d’un métal dans un autre. Tant que l’alliage est liquide, il est homogène ; mais il y a dans sa masse un mélange de plusieurs alliages doués de points de fusion différens et pouvant se solidifier les uns après les autres. Cela nous montre qu’il est impossible d’obtenir de grandes pièces d’une composition bien homogène, et qu’il y a toujours intérêt à fractionner le plus possible la fonte d’un monument. C’est à ce phénomène de liquation qu’il faut attribuer la quantité innombrable de petits trous que l’on remarque à la surface de la plupart des bronzes anciens. La partie de l’alliage la plus riche en étain étant venue se déposer à la surface, elle est facilement oxydée et détruite sous la double influence de l’air et de l’humidité. De là cet aspect poreux qu’ont une grande quantité de bronzes antiques. Quant aux procédés de moulage, ils sont très compliqués. Autant ils sont curieux à étudier dans la pratique, autant la description en est difficile. Ce n’est donc qu’avec une extrême hésitation que j’aborde ce sujet délicat. — Un bon moulage doit reproduire le modèle sans en altérer ni la forme ni le sentiment ; il doit donner à chaque partie l’épaisseur minimum qui lui convient ; il doit être tel enfin que l’objet sorte du moule avec sa perfection presque définitive. La question économique, qui domine toutes les industries, veut en effet qu’on épargne en même temps le métal et la main-d’œuvre.

Nous manquons de détails précis sur les procédés de moulage des anciens. Pline et les écrivains grecs ou latins qui nous ont transmis le catalogue des plus beaux bronzes de l’antiquité ne nous disent rien sur le mode de fabrication. Nous savons seulement qu’il était très perfectionné, et les monumens sont là pour témoigner en faveur de la haute intelligence des fondeurs anciens. Pour ne parler ici que de la statue équestre de Marc-Aurèle, Sandrard et Duquesnoy, ayant examiné dans toutes ses parties cette fonte colossale, constatèrent qu’elle avait été exécutée dans de si heureuses conditions, qu’une fois débarrassée des jets et des évents, elle était sortie du moule aussi pure que pouvait l’être le modèle de l’artiste ; ils reconnurent en outre que l’épaisseur de cette statue était partout égale, et ne dépassait pas l’épaisseur d’un écu. On croit que les anciens faisaient leurs moules avec de l’argile mêlée de fleur de farine, et nous avons la preuve que, loin de chercher à fondre leurs statues d’un seul jet, ils s’attachaient au contraire à fractionner le travail. Ainsi ils composaient leurs figures de plusieurs pièces, qu’ils réunissaient ensuite par des soudures et des attaches en queues d’aronde. En opérant de la sorte, les anciens se mettaient à l’abri des fontes manquées et du défaut d’homogénéité que nous signalions tout à l’heure en parlant du phénomène de liquation. Enfin l’immense quantité de statues de bronze qui peuplaient les villes grecques et romaines atteste la perfection et la rapidité des procédés dont disposaient autrefois les artistes et les fondeurs. Toutefois les anciens payaient fort cher les statues de bronze, et le prix qu’ils en donnaient paraîtrait de nos jours fort exagéré. Cicéron, dans ses Verrines, parle d’une figure en bronze de médiocre grandeur (signum œneum non magnum), qui avait été payée en vente publique une somme représentant aujourd’hui 16,140 francs. Le nombre des statues d’airain, rapproché des prix excessifs qu’elles atteignaient souvent, est une preuve assez remarquable du développement de la richesse privée dans les sociétés anciennes. Malheureusement l’art antique des bronzes se perdit avec la civilisation qui l’avait vu grandir.

Depuis la renaissance jusqu’à nos jours, le moulage en cire perdue a été presque exclusivement employé, et nous lui devons les que nous aurons à citer du XIVe au XVIIIe siècle ; mais ce procédé est abandonné maintenant, ou n’est plus employé que par exception. Il exigeait des frais énormes, un temps considérable, et il était en outre soumis à des chances de non-réussite que l’industrie moderne ne peut plus courir. Enfin il demandait l’intervention directe de l’artiste. On doit se contenter ici de rappeler les diverses phases de cette opération compliquée. Il fallait, pour une statue par exemple, faire sur le modèle un moule en plâtre, le garnir d’une couche de cire égale à l’épaisseur que devait avoir le bronze, construire dans la cavité du moule une armature formée de pièces de fer capables de soutenir le noyau[2], y couler ce noyau auquel allaient adhérer les cires, réparer les cires (travail qui ne pouvait être confié qu’à l’artiste lui-même), les renfermer dans un moule épais et solide appelé moule de potée[3], dans lequel on ménageait des canaux dont les uns (les jets) recevraient le bronze en fusion, et dont les autres (les évents) donneraient issue aux gaz et à l’air déplacé par l’alliage métallique. Il fallait ensuite, après avoir armé le moule de potée de forts bandages de fer, fondre les cires, opération très délicate et fort longue (pour de grandes fontes elle durait jusqu’à trois semaines)[4]. Enfin on revêtait le moule d’une dernière chemise en plâtre, on le plaçait dans de la terre fine assez fortement foulée pour qu’elle opposât une résistance suffisante aux efforts terribles du métal en fusion. On ne voyait plus alors du moule que les bouches des jets dans lesquels on allait couler le bronze, et des évents par lesquels les gaz et l’air déplacé allaient trouver une issue facile.

Ces quelques mots suffisent pour montrer toutes les longueurs, toutes les difficultés du moulage en cire. Et comme si ces difficultés n’étaient pas suffisantes, on les exagérait encore en voulant sans cesse tenter les fontes d’un seul jet. Contrairement à la pratique des anciens, qui fractionnaient le plus possible la fonte de leurs bronzes, il semble que depuis la renaissance jusqu’au xviiie siècle le but unique des meilleurs fondeurs ait été de couler leurs monumens d’une seule pièce. Nous avons montré comment la constitution atomique des alliages métalliques s’opposait à ces fontes colossales. Aussi les voyons nous presque toujours manquées, refaites et raccordées à l’aide de pièces additionnelles. La plupart de ces statues sont d’un poids infiniment trop considérable. La matière n’était pas ménagée, et ne comptait, pour ainsi dire, pas à côté de la main-d’œuvre. Les bronzes de ces époques sortaient généralement informes de leurs moules, et avaient besoin d’être travaillés par les artistes eux-mêmes. Ciselés ainsi de la main du maître, ils acquéraient une très grande valeur d’art, puisque le sentiment et la vie leur étaient définitivement donnés par l’artiste ; mais le prix devenait excessif, et l’usage d’autant plus restreint. C’est ce qui fait la valeur des bronzes florentins. Les chefs-d’œuvre du Baptistère, les merveilles de Ghiberti, de Donato, de Cellini, sont des pièces véritablement ciselées, portant l’empreinte divine du génie créateur, de ces grands maîtres ; de là leur charme et leur beauté. Les bronzes des Keller eux-mêmes, les plus habiles fondeurs des temps modernes, sont tous retouchés, refouillés, ciselés par une main savante, par la main de l’artiste lui-même ; il suffit de les examiner attentivement pour s’en convaincre. Mais aussi les portes de Ghiberti pèsent 34,000 livres, et coûtèrent 22,000 florins, ce qui représenterait aujourd’hui une somme énorme ; de plus, la seigneurie de Florence donna à Lorenzo un domaine considérable non loin de l’abbaye de Settimo. François Ier ne comptait pas avec Benvenuto, non plus que Louis XIV avec les Keller. — Aujourd’hui les temps sont moins favorables aux arts, et une statue de bronze se paie à raison de 5 ou 6 francs le kilogramme. Les portes de la Madeleine ont été fondues pour 110,000 fr. par MM.  Eck et Durand, et elles sont un chef-d’œuvre industriel. Le gouvernement de la restauration payait encore 200,000 francs la statue équestre de Louis XIV, qu’il faisait ériger à Lyon, tandis qu’en 1853 MM.  Eck et Durand ont fondu pour la même ville celle de Napoléon Ier avec ses quatre bas-reliefs pour 61,000 francs.

Les conditions actuelles de la fonte des bronzes sont donc toutes nouvelles et sans précédens. Autrefois la question d’art primait la question industrielle ; on ne regardait ni à la quantité de matière employée, ni à la main-d’œuvre, ni au temps nécessaire pour produire quelque chose de parfait : les grandes statues de bronze étaient fondues pour les souverains et les villes, et les petites pour un certain nombre d’amateurs capables de les payer comme œuvres d’art. Un nouvel ordre de choses a créé pour cette industrie des obligations nouvelles. La question industrielle, la question du bon marché est presque tout, il faut produire beaucoup, promptement et à bas prix, c’est-à-dire qu’il faut économiser, trop souvent même altérer la matière, et, par des procédés nouveaux de moulage, arriver à fabriquer des bronzes qui, une fois sortis du moule et débarrassés des jets et des évents, se présentent avec leur perfection définitive, tels enfin qu’ils doivent être livrés au commerce. — Ainsi ce travail si patient de l’artiste, qui passait des années à refouiller son œuvre avec un soin infini et à lui imprimer le caractère d’originalité que nous admirons dans les monumens antiques, ce travail n’est plus possible. Quand bien même le temps et l’argent ne feraient pas défaut, on ne trouverait plus maintenant d’hommes formés à ce labeur si long, si pénible et si délicat. En outre, dans les temps anciens et pendant les beaux siècles de la renaissance, les artistes dirigeaient eux-mêmes la fonte de leurs statues ; ils avaient une connaissance profonde de tous les secrets de cette industrie, qu’ils considéraient comme le complément de leur art. « Un habile sculpteur, dit Cellini, doit être assez initié à l’art de la fonte pour n’être point obligé de se mettre entre les mains des fondeurs ; il faut qu’il sache lui-même prévoir les difficultés et y remédier[5]. » Les artistes modernes n’en jugent plus ainsi : ils se contentent de donner leurs modèles, et ils abandonnent ensuite, à des mains trop souvent inintelligentes le soin de réparer leurs bronzes ; de là vient que le sentiment de leur œuvre se trouve si souvent altéré.

Toutefois de grands perfectionnemens matériels ont été apportés dans ces trente dernières années aux procédés de l’art des bronzes. D’abord on moule généralement en sable, ensuite on ne cherche plus à foudre d’un seul jet, sinon par simple curiosité et pour de petites pièces : au contraire, on fractionne la fonte le plus possible, afin d’avoir plus de perfection dans le moulage et plus d’homogénéité dans la matière. Le fondeur doit d’abord examiner, étudier dans ses moindres détails le modèle qu’on lui présente, le diviser par la pensée de la manière la plus convenable pour que le moulage le reproduise avec fidélité, intelligence et délicatesse, combiner toutes ses pièces de rapport, et examiner quelles seront les coupes les plus propres à faciliter la dépouille sans altérer la forme. C’est seulement après cette étude préliminaire qu’il se met à l’œuvre avec sécurité et qu’il peut compter sur le succès. Dans le choix du sable employé pour le moulage, il faut éviter la présence du calcaire, qui, par sa calcination, produirait au moment de la coulée un dégagement de gaz fâcheux. On évite également la présence de l’oxyde de fer, qui, sous l’influence du métal en fusion, formerait avec l’argile des composés nuisibles et de nature à entraîner dans le moule de graves altérations. Le sable généralement employé à Paris vient de Fontenay-aux-Roses : c’est une argile jaune, pure et suffisamment plastique pour prendre facilement l’empreinte du modèle. On la mélange avec du poussier de charbon, et on la broie en l’humectant légèrement. Pour les petits objets, le moulage s’exécute en coquilles, c’est-à-dire dans deux châssis en fonte repérés par trois points. Après avoir divisé le modèle en parties telles qu’elles puissent être moulées et fondues avec facilité, on les réunit dans l’un des châssis préalablement rempli de sable, et on les y enfonce à moitié d’épaisseur ; on tasse ensuite le sable autour du modèle ; on prépare toutes les pièces de rapport pour les endroits refouillés ; on réserve la place des jets et des évents, et l’on obtient ainsi la dépouille de la moitié du modèle. On procède de la même manière pour l’autre moitié dans le second châssis, et le moule en sable se trouve fait. Il ne reste plus qu’à le réparer, à lui imprimer toutes les finesses que devra avoir le bronze, à le recuire afin de lui donner une solidité suffisante, et à le recouvrir de poussier de charbon, afin d’éviter de fâcheuses adhérences entre le sable et l’alliage métallique. On dispose alors dans chacune des parties du moule l’armature du noyau. Quand ce noyau a pris une consistance suffisante, on le retire du moule avec son armature, et on en retranche une épaisseur égale à celle que l’on veut donner au bronze. C’est là qu’est aujourd’hui la grande difficulté du moulage, et il faut une main très habile pour enlever ainsi du noyau une épaisseur faible et égale dans toutes ses parties. On replace ensuite le noyau dans le moule auquel il n’adhère plus, et il ne reste qu’à couler le bronze dans la partie vide entre le moule et le noyau. On voit combien la pratique actuelle du moulage est plus simple et plus expéditive que le moulage en cire perdue.

Dans ces derniers temps, quelques fondeurs ont substitué la fécule au poussier de charbon. Cette substitution ne semble pas être jusqu’ici un perfectionnement industriel : la fécule présente même des inconvéniens que n’offre pas le charbon, et qui compromettent souvent les résultats de la fonte. Elle donne au sable une sécheresse et une aridité qui augmentent la dureté des moules, leur enlèvent toute porosité, et les rendent imperméables aux gaz. Il en résulte que lorsqu’on y verse l’alliage en fusion, l’air, ne trouvant plus d’issue facile, opère dans la masse métallique des ravages qui rendent le bronze défectueux : on obtient alors des fontes rugueuses, qui exigent un travail de lime long et dispendieux. C’est surtout au point de vue hygiénique qu’on recommande l’emploi de la fécule. La poussière de charbon longtemps respirée s’accumulerait dans le poumon et y opérerait souvent des altérations mortelles. La fécule n’aurait pas cet inconvénient : plus grosse et plus lourde que le poussier de charbon, elle tombe dans le moule sans se mêler à l’air respirable. Toutefois cette question de la supériorité de la fécule sur le charbon est loin d’être résolue. Une longue pratique pourra seule prononcer à cet égard. On a sans doute exagéré les inconvéniens industriels de la fécule, aussi bien que les inconvéniens hygiéniques du charbon, et les fondeurs ne sont pas plus d’accord que les savans les plus illustres. Cependant les praticiens les plus habiles donnent encore la préférence au charbon.

Quoi qu’il en soit, c’est grâce aux perfectionnemens apportés maintenant dans le moulage aussi bien qu’à la division intelligente du travail substituée aux vains efforts qu’on faisait autrefois pour couler d’un seul jet, que les fondeurs sont parvenus, surtout dans ces vingt dernières années, à imprimer à leur industrie une impulsion puissante. Ils peuvent maintenant traduire en bronze avec promptitude et économie les modèles qu’on leur présente sans en altérer ni le sentiment ni la délicatesse. Une fois débarrassée des jets et des évents, chacune des parties du modèle sort du moule telle à peu près qu’elle doit demeurer définitivement : il ne reste plus qu’à les raccorder et à les souder entre elles ; le travail du ciseau est réduit à son minimum. Ce travail, ainsi restreint, exige même encore beaucoup d’habileté et d’intelligence, et si des hommes exercés à la pratique du dessin mettaient la dernière main à ces bronzes, l’exécution y gagnerait certainement beaucoup ; mais il en est rarement ainsi : ce travail est le plus souvent abandonné à des ouvriers, et si au point de vue de l’art les résultats sont peu satisfaisans, ils le sont complètement au point de vue de l’industrie et du bon marché.

Les bronzes d’art sont destinés, soit à figurer comme bronzes proprement dits, soit à être dorés. Dans le premier cas, on les met en couleur à l’aide de compositions diverses qu’on applique au pinceau sur la surface du métal préalablement chauffé. Cette couleur varie suivant le goût des époques, et le temps lui donne un caractère spécial qui relève singulièrement la beauté de l’alliage. C’est ce qu’on appelle la patine du bronze : elle devient d’autant plus belle, que l’alliage a été mieux composé. Elle est surtout admirable dans les bronzes antiques et florentins. On arrive du resté à donner directement au bronze la couleur antique au moyen de solutions diverses dans lesquelles il entre du vinaigre, du sel ammoniac, de la crème de tartre, du sel marin et du nitrate de cuivre. Il est plus difficile d’imiter la patine des bronzes florentins. Si le bronze est destiné à être doré, il faut le composer de telle sorte qu’il présente un grain assez compact pour que la quantité d’or nécessaire à le couvrir ne soit pas trop considérable. L’alliage quaternaire (cuivre, zinc, étain, plomb) est alors le meilleur.

Tels sont les procédés successifs dont a disposé l’industrie des bronzes et les conditions au milieu desquelles elle se produit de nos jours. Il devient aisé maintenant de comprendre la valeur des monumens que les différentes époques de cet art nous ont transmis.

II.

Les Orientaux eurent des statues de bronze longtemps ; avant les autres peuples : on en trouve un grand nombre parmi les antiquités égyptiennes, et l’Écriture sainte parle d’images d’airain fondu bien antérieures à celles que nous pouvons indiquer chez les Grecs et chez les Romains. Seulement, chez ces nations primitives de l’Orient, l’art sous toutes ses formes, enchaîné à sa naissance par la théocratie, dut renoncer à cette initiative qui est inséparable de tout progrès.

Suivant Pausanias, l’Italie aurait eu des statues de bronze longtemps avant la Grèce, et ici l’écrivain grec appuie sans doute son opinion, sur le témoignage de Denys d’Halicarnasse. Cet historien mentionne en effet plusieurs monumens en bronze qu’il rapporte aux premiers âges de Rome[6] ; mais on ne saurait en contester l’origine étrusque, et ce peuple précéda vraisemblablement la Grèce dans cette voie primitive de l’art. Seulement l’art étrusque, si remarquable par sa puissante originalité, n’atteignit jamais jusqu’à l’idéal : tandis que l’art plus jeune de la Grèce s’élevait rapidement et avec liberté jusqu’aux sublimes hauteurs, l’art qui l’avait précédé resta raide et comme étouffé sous des influences politiques qui s’opposèrent à son développement.

Dans cet art des bronzes, comme dans tous les arts d’imitation, la Grèce nous représente le mouvement vers la perfection. C’est donc surtout de ce côté qu’il faut porter ses regards, lorsqu’on cherche dans l’antiquité les modèles impérissables qui doivent nous inspirer aujourd’hui. C’est à Samos, dans une de ces belles îles ioniennes de l’Asie-Mineure, qu’est le véritable berceau de l’art des bronzes. C’est dans ces douces contrées, où naquirent Homère et Pythagore, Archiloque et Anacréon, Parrhasius et Aspasie, qu’il faut chercher le type élevé d’une industrie que doit toujours dominer le sentiment du beau et de l’idéal. C’est en effet à Théodore et à Rhécus de Samos qu’on attribue généralement l’honneur d’avoir exécuté en Grèce les premières statues de bronze. Or, le premier de ces artistes ayant gravé la fameuse émeraude de Polycrate, ce serait 530 ans environ avant Jésus-Christ qu’auraient paru en Grèce les premiers monumens exécutés en bronze. Ainsi l’art des bronzes s’émancipe complètement en Grèce au siècle de Pisistrate (VIe siècle), et il prend alors une forme qui, sans être encore parfaite et définitive, fait cependant déjà pressentir la perfection. Puis il prend un essor rapide pendant le siècle de Périclès (Ve siècle), et il arrive à une perfection qu’il conserve jusque sous le règne d’Alexandre (IVe siècle). C’est à cette époque que Lysippe, l’un des auteurs présumés du Laocoon, créant de nouveaux procédés de moulage, obtient des résultats gigantesques. On fondit alors de véritables colosses de bronze, et la seule île de Rhodes en possédait plus de cent, « dont un seul, dit Pline, aurait suffi à la gloire d’une ville. » Les bronzes grecs les plus estimés étaient ceux de Samos, d’Égine, de Délos et de Corinthe. Du reste toutes les villes de la Grèce rivalisaient de zèle et de génie dans cette noble branche de l’art, tellement qu’à l’époque de l’invasion romaine Athènes comptait, dit-on, plus de trois mille statues en bronze, et il y en avait autant à Rhodes, à Olympie et à Delphes. Que sont nos richesses modernes en comparaison de ces splendeurs de l’antiquité !

Cependant l’heure de la Grèce était marquée, et l’invasion des Romains au milieu de ces villes peuplées de merveilles fut ce que devait être plus tard pour l’Italie l’invasion des Barbares. Tout le monde connaît les tristes détails du sac de Corinthe, les détails plus tristes encore de la prise d’Athènes, et tous ces grands désastres qui ruinèrent les arts dans leur propre foyer et les frappèrent de coups mortels. Les plus rares chefs-d’œuvre de Phidias et de Polyclète, de Zeuxis et de Parrhasius, d’Ictinus et de Praxitèle, de Scopas, de Lysippe et d’Apelles furent anéantis par les mains grossières de soldats ignorans : le reste fut mutilé et proscrit.

On a vu que les premiers élémens de l’industrie des bronzes furent importés à Rome par les Étrusques. Les Romains, absorbés par la guerre, n’avaient pas le temps de se créer un art original, et ils prirent d’abord tel qu’ils le trouvèrent l’art de la vieille Étrurie ; mais ils l’abandonnèrent bientôt pour l’art grec. Après la conquête de l’Achaïe, ils transportèrent à Rome, non-seulement les richesses de la Grèce, mais aussi ses artistes : Mummius devictâ Achaïa replevit urbem. Les plus beaux bronzes et les plus habiles fondeurs de Corinthe et de Délos furent emmenés par droit de conquête, et bientôt cette industrie se naturalisa à Rome sous sa forme grecque. Ces farouches amans de la gloire, ces guerriers auxquels rien ne résistait, furent subjugués par la beauté toute-puissante de l’art hellénique. La Grèce domina sans partage à Rome, et loin de se transformer, de se plier aux exigences d’une civilisation étrangère, ce fut l’art grec qui transforma cette civilisation. Le génie des Hellènes s’infiltra dans le sang romain, et la Grèce s’établit dans Rome. Ainsi l’art romain, fils de la violence et du pillage, n’est pas une transformation de l’art grec, c’est l’art grec lui-même marchant vers la décadence. Les bronzes apporteront aussi leur témoignage à l’appui de cette opinion. Ce sont des artistes grecs qui travaillent à Rome. S’inspirant des souvenirs de la patrie absente, ils produisent encore, sous les premiers césars, des œuvres admirables, mais cet art né en Grèce et transporté violemment sur un sol étranger, sera comme une plante enlevée à sa terre natale, il ne produira que des rameaux sans vigueur et des fleurs sans parfum. Du reste les Romains de l’empire restèrent ce qu’avaient été les Romains de la république, des conquérans se contentant d’un art étranger et ne le considérant toujours que comme un accessoire du luxe et de la gloire :

Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
Hæ tibi erunt artes…..

Malheureusement, malgré le nombre considérable des statues de bronze qui peuplaient les temples, les gymnases, les cirques, les palais, les places publiques et tous les édifices de la Grèce et de Rome, ces statues sont aujourd’hui les plus rares de tous les monumens antiques. Pline en mentionne un grand nombre, qu’il cite comme les chefs-d’œuvre des plus grands artistes grecs, et cependant, même à Rome, on n’en a retrouvé que de rares fragmens. Cela tient d’abord à ce que les Barbares, attachant une grande valeur aux métaux, s’emparèrent des statues de bronze, qu’ils fondirent et transformèrent en armes. Puis, en 663, l’empereur d’Orient Constant II, petit-fils d’Héraclius, acheva l’œuvre des Barbares : il dépouilla la ville éternelle de presque tous les bronzes antiques qui avaient échappé aux désastres de tant d’invasions, et les fit transporter à Syracuse, où ils devinrent la proie des Sarrasins. Enfin les plus beaux bronzes, qui avaient émigré dans la capitale de l’empire d’Orient, furent également détruits au XIIIe siècle, lors de la prise de Constantinople par Baudouin. C’est alors qu’on vit fondre et convertir en monnaie la Junon de Samos, le chef-d’œuvre de Lysippe, l’Hercule colossal, la statue d’Hélène, et tant d’autres monumens remarquables.

On n’aurait donc presque aucune idée de cet art dans l’antiquité, si le Vésuve n’avait englouti sous des monceaux de lave ou de cendre les villes d’Herculanum, de Stabies et de Pompéi l’an 79 de Jésus-Christ. Pendant dix-sept cents ans, le temps et les hommes n’ont eu nul accès, nulle prise, sur ces villes perdues ; seules parmi les cités antiques, elles ont été préservées du pillage ; elles n’ont pas vu le triste spectacle des invasions. Là du moins la mort et le deuil ont été respectés ou plutôt oubliés, et ce n’est que dans les premières années du XVIIIe siècle, en 1715, qu’on a songé à les tirer de leur léthargie séculaire. Les fouilles ne furent même régulièrement entreprises qu’en 1750, sous le règne de Charles III, et bientôt la plupart des mystères de l’antique civilisation furent expliqués par l’évidence des faits. Tous les trésors enlevés aux villes d’Herculanum, de Stabies et de Pompéi font aujourd’hui partie du musée royal de Naples, le plus riche du monde en monumens de l’antiquité. La collection des bronzes est surtout admirable, et l’on est saisi d’une émotion singulière quand on pénètre pour la première fois dans cette salle merveilleuse, où l’on a la révélation inattendue d’une nouvelle branche de l’art antique. Là seulement il est possible de concevoir une idée juste de la perfection à laquelle les anciens avaient porté cette industrie des bronzes. C’est dans cette collection, plus riche à elle seule que tous les musées de l’Europe réunis, qu’il faut considérer quelques-uns des monumens les plus précieux de l’antiquité.

Le Mercure au repos du musée Bourbon peut être regardé comme un des types de la perfection dans l’art des bronzes, et on le rapporte avec raison à la plus brillante époque de la sculpture grecque. De quelque côté qu’on se place pour voir cette belle figure, l’œil est ravi par cette harmonie suprême des formes humaines, rendues avec tant de délicatesse, de force et d’idéal. À côté du Mercure il faut placer les deux Lutteurs, trouvés aussi à Herculanum en 1754. Ces deux statues, qui ornaient sans doute un gymnase grec, sont faites pour être mises en regard. Ces lutteurs courent l’un vers l’autre dans l’attitude de deux hommes dont chacun veut saisir son adversaire avec avantage. On les voit la tête basse, le cou rentré dans les épaules, le corps incliné en avant, les bras tendus et déjà préparés pour la lutte. Quelle fierté dans ce beau travail, quelle harmonieuse unité dans toutes les parties de ces figures ! On retrouve la un des plus beaux caractères de l’antiquité, qui savait tout exprimer avec noblesse, même les actions les plus violentes. L’art moderne sait rarement se garantir de l’exagération, et quand il veut exprimer la passion ou la force, il tombe presque toujours dans l’affectation. On pourrait comparer les lutteurs grecs du musée de Naples aux pugilistes de Canova du musée Pie-Clémentin, on aurait là en regard l’art antique et l’art moderne dans leur expression la plus élevée, et l’évidence qui résulterait de ce rapprochement justifierait notre assertion ; Dans les pugilistes de Canova, c’est l’expression qui est en excès sur la beauté, tandis que dans l’art antique l’expression reste toujours subordonnée à la beauté, but suprême de l’art.

Le Faune ivre, le Satyre endormi et le Faune dansant rappellent encore ce que l’antiquité a produit de plus élégant, et peuvent également être regardés comme des spécimens de la plus belle époque de l’art grec. On croit voir le sang et la vie circuler dans ces bronzes. Naples possède le buste de Sapho et celui de Platon, ce type de la beauté méditative, le plus précieux peut-être des monumens iconographiques de la Grèce. On y admire cette tête colossale de cheval qui est aussi un des plus beaux restes de la sculpture grecque[7]. L’art étrusque des bronzes est également représenté au musée Bourbon par plusieurs monumens dignes d’attention.

À Rome, le véritable type de l’art du bronze est la statue équestre de Marc-Aurèle Antonin sur la place du Capitale. Au premier abord, cette œuvre si remarquable peut sembler froide : elle ne pose pas comme le Louis XIV lancé au galop au milieu de la place des Victoires, mais plus d’un enseignement utile pourrait sortir de la comparaison de ces deux œuvres, que sépare une distance de quinze siècles. On verrait d’un côté la véritable grandeur, de l’autre l’emphase et l’exagération. Le musée capitolin renferme en outre plusieurs bronzes antiques d’une rare beauté, et en première ligne cette charmante figure si connue sous le nom du Berger Marzio ou du Tireur d’Épine. L’art romain a revendiqué pour lui cette belle statue ; mais sa nudité absolue, la pureté du style, la délicatesse du travail, tout dénote qu’elle est plutôt l’œuvre d’un artiste grec. Du reste elle ne représente ni le berger Marzio, ni un enfant qui tirerait une épine enfoncée dans son pied : cette figure est trop calme pour exprimer la douleur ; sans doute cet adolescent se frotte avec le strigile, et nous avons peut-être là le puerum distringentem qui se trouvait dans les thermes d’Agrippa, et dont Pline parle avec tant d’éloges. Un Hercule plus grand que nature, et qui a encore toute sa dorure antique, est une œuvre également parfaite, d’origine grecque sans doute aussi, mais que le temps n’a malheureusement pas respectée dans toutes ses parties. Il ne faut pas non plus oublier dans le palais des Conservateurs l’antique louve de bronze allaitant Romulus et Rémus. Ce bronze, d’un travail étrusque (ainsi que l’indique la disposition des poils rangés par étages), est un des monumens les plus précieux et les mieux conservés de l’ancienne Rome. Les enfans sont modernes. Enfin il est impossible de quitter Rome sans nommer au moins l’Apollon Sauroctone de la villa Albani, admirable figure dont Winckelmann parle souvent avec éloge, et qu’il attribue à Praxitèle.

Parmi les cités italiennes qui possèdent quelques beaux bronzes antiques, après Rome et Naples se présentent Palerme, où l’on trouve quelques statues remarquables provenant des fouilles d’Herculanum ; Venise, où l’on voit les quatre chevaux parodiés par M.  Bosio sur l’arc du Carrousel. Ils étaient encore à Constantinople au commencement du XIIIe siècle, lorsque les Vénitiens s’emparèrent de cette ville et emmenèrent en captivité ces belles reliques de l’art grec. La campagne d’Italie les avait amenés à Paris ; Waterloo les a replacés au-dessus de la grande porte de la basilique de Saint-Marc. À Florence la Galerie Royale compte quelques beaux bronzes anciens, tels que l’Orateur et l’Idolino. Hors de l’Italie, de rares, monumens à Berlin, à Munich, à Vienne, en Angleterre et en France, ne sont là que comme les membres épars de cet art tant de fois violé, mutilé par le temps et plus encore par les hommes.

Quant aux petits bronzes antiques, bien que fort rares et très précieux aussi, ils sont cependant répandus en assez grande quantité dans toutes les collections de l’Europe. Ces figurines représentent généralement des divinités : elles étaient pour les anciens les dieux de voyage. Tout le monde peut, en étudiant ces petits chefs-d’œuvre, se faire une idée de ce qu’était cette industrie dans l’antiquité.

La décadence de l’art antique des bronzes suivit exactement celle de l’empire romain, et on la vit se précipiter avec une rapidité effrayante à partir de Commode, ce fils indigne de Marc-Aurèle. Les deux Sévère semblent arrêter cet élan rétrograde, Aurélien et Probus suspendent un moment la chute de l’empire, et sous Dioclétien l’art semble vouloir se relever avec la gloire de Rome ; mais bientôt il retombe, entraîné par un courant irrésistible : Rome est abandonnée pour Constantinople ; le goût du luxe oriental altère ou étouffe partout le sentiment du beau ; les invasions et les guerres civiles se succèdent sans interruption, et à la fin du Ve siècle la décadence est complète. Pour en juger, il suffit d’aller dans le Forum romain et d’y comparer les bas-reliefs des arcs de Titus (79 ans après Jésus-Christ), de Septime-Sévère (193) et de Constantin (306). Quelle chute effrayante ! Les arts, dégradés dans leur principe, tombent alors dans la plus affreuse barbarie.

Cependant, à partir de Constantin, un art nouveau était sorti des limbes pour remplacer l’art du paganisme, dont la ruine était consommée. Ce fut au commencement du IVe siècle que le christianisme put enfin élever dans Rome ses premières basiliques : Saint-Paul-hors-les-Murs, Saint-Pierre-au-Vatican, Saint-Jean-de-Latran, Sainte-Agnès et Saint-Laurent-hors-les-Murs. Les ténèbres du moyen âge envahirent malheureusement l’aurore de cet art, qui se débattit pendant dix siècles au milieu d’aspirations sublimes jusque dans leur impuissance. Il faut arriver au temps où Dante et bientôt après Pétrarque et Boccace allaient évoquer les grandes ombres de Virgile et d’Homère pour voir l’art antique sortir du sépulcre où l’avait enfermé le moyen âge. Ce furent les bas-reliefs d’un sarcophage qui révélèrent au premier des artistes de la renaissance, Nicolas Pisan, les traces depuis longtemps perdues de la vérité dans les arts d’imitation. Ce sarcophage, sur lequel est représentée la Chasse d’Hippolyte, servait de tombeau depuis le Xe siècle à Beatrix, mère de la comtesse Mathilde de Toscane. On le voit encore aujourd’hui au Campo-Santo de Pise, à deux pas du baptistère où Nicolas Pisan sculpta cette chaire admirable, dont la grâce naïve annonce déjà les splendeurs futures de la renaissance.

Du XIVe au XVIe siècle, l’industrie des bronzes produisit des merveilles sans nombre. À défaut des œuvres capitales, qu’il faut aller étudier en Italie, tout le monde connaît les petits bronzes florentins. Bien moins rares que les antiques, il n’est pas d’amateur qui n’en possède et qui n’ait pu les apprécier. Les noms des plus grands artistes se trouvent liés à l’art des bronzes de la renaissance ; il suffit de citer les Pisans Jean et Andréa, les Siennois Agnolo, Agustino et Jacopo della Quercia, les Florentins Arnolfo di Lapo, Orcagna, Dello, Antonio di Banco, Luca della Robbia, Lorenzo Ghiberti, Brunelleschi, Donatello, Antonio et Piero del Pollajuolo, Torrigiano, Benvenuto Cellini, et notre célèbre Jean de Bologne[8].

Les portes du baptistère de Florence représentent d’une manière complète l’art des bronzes florentins. Ces portes sont au nombre de trois : celle du sud est d’Andréa Pisano ; les deux autres, situées à l’est et au nord, sont de Lorenzo Ghiberti. Andréa fut un des créateurs de la renaissance. « La fortune le favorisa, dit Vasari, en lui mettant sous les yeux les marbres antiques apportés dans le Campo-Santo par les flottes victorieuses des Pisans. » Il fut à la sculpture moderne ce que Giotto fut à la peinture. Il travailla pendant vingt-deux ans à la porte en bronze sur laquelle il représenta toute l’histoire de saint Jean-Baptiste, et cette œuvre, qui se ressent de l’inspiration toute puissante de Giotto, fut terminée en 1339. Quant aux portes de Ghiberti, elles se composent chacune de dix panneaux représentant des sujets tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, traités en relief, demi-relief et bas-relief. Michel-Ange jugeait ces portes dignes d’ouvrir le paradis. Elles sont en effet ce que le génie de la renaissance a produit de plus exquis, et elles resteront comme le type le plus accompli de l’art moderne des bronzes. Ces trois portes du baptistère résument admirablement le XIVe et le XVe siècle, les deux plus beaux de l’art chrétien. La première le représente encore dans son enfance, avec toute sa candeur, sa naïveté, sa gaucherie charmante et son inexpérience, tandis que les secondes nous le montrent dans sa plénitude et dans sa toute-puissance. Enfin, pour avoir une juste idée de la valeur des bronzes du XVe siècle, il faut considérer, dans la Loggia dell’ Orcagna, l’admirable groupe de Judith et Holopherne par Donatello, les statues et bas-reliefs du baptistère de Sienne par Jacopo della Fonte, le Vecchietto et Donato, et les tombeaux de Sixte IV et d’Innocent VIII par Antonio Pollajuolo, à Saint-Pierre de Rome.

Au XVIe siècle, Benvenuto Cellini et Jean de Bologne représentent fidèlement pour l’art des bronzes italiens cette époque de suprême élégance. Qui ne connaît à Florence le groupe célèbre de Persée et Méduse, la statue équestre de Côme Ier, le Mercure et les beaux bronzes du musée egli Uffizi ? À cette époque, la renaissance italienne envahit la France, et l’art des bronzes florentins y jette de profondes racines. Benvenuto travaille pour François Ier et fond pour lui la Nymphe de Fontainebleau, actuellement au Louvre. Les bronzes français possèdent alors les hautes qualités qui signalent les œuvres de notre sculpture. Il faut rappeler surtout ceux de Germain Pilon, de Guillaume Dupré, de Ponce et de Barthélemy Prieur[9].

La décadence générale de l’art au XVIIe siècle exerça nécessairement une influence fâcheuse sur l’industrie des bronzes ; mais les procédés de fabrication se perfectionnèrent, et l’on vit alors une grande quantité de monumens qui étonnent plus par leur richesse et leurs dimensions qu’ils ne séduisent par leur vraie beauté. Les artistes, ne pouvant déjà plus charmer l’esprit par la seule puissance de la forme, cherchent à éblouir les yeux par la richesse de la matière. La chaire de Saint-Pierre et le maître-autel colossal de la basilique vaticane sont là pour appuyer cette opinion. Ces compositions, matériellement gigantesques, mais sans grandeur morale, montrent avec quelle rapidité fatale s’accomplit la décadence de l’art. Cependant, de même qu’à cette époque la France compte les deux plus grands peintres, — Poussin et Lesueur, — elle possède aussi les plus habiles fondeurs. Il suffit de citer les beaux bronzes des Keller dans les jardins de Versailles, le Remouleur du jardin des Tuileries, les statues équestres de Coysevox, de Girardon, de Simon Guillain et de Fr. Duquesnoy.

L’art dégénéré du XVIIIe siècle, à part de rares exceptions, ne demanda rien de sérieux à l’industrie des bronzes. Les procédés matériels eux-mêmes se perdirent à la fin de cette triste époque. Au commencement du XIXe siècle enfin, on ne put trouver un fondeur assez habile pour couler convenablement la colonne élevée à la gloire de nos armées victorieuses.

III.

« Dans toutes les inventions humaines, dit Winckelmann, on a commencé par le nécessaire, ensuite on a cherché le beau, et on a donné enfin dans le superflu et dans l’exagération. » Après avoir vu l’art du bronze se transformer successivement suivant ces tendances générales de l’esprit humain, il reste à examiner ce qu’il est aujourd’hui, et à le juger d’après les monumens qu’on a pu voir réunis à l’exposition universelle.

Les bronzes français occupaient dans l’exposition de 1855 une très grande place, tandis que cette industrie, chez les notions étrangères les plus riches, n’était représentée que par un petit nombre d’objets. L’art des bronzes est maintenant en effet éminemment français et presque exclusivement parisien. Il occupe à Paris plus de dix mille ouvriers, et met en circulation une valeur annuelle qui s’élève au moins à 30 millions de francs. Ce n’est pas seulement dans les ateliers des fabricant en renom que se trouvent ces nombreux ouvriers : un grand nombre travaillent en chambre, et pour leur compte ; puis ils vendent leurs produits aux marchands, qui les exposent sous leurs noms, dans leurs magasins. Telle est du reste l’organisation de la plupart des industries parisiennes. Le véritable producteur reste presque toujours ignoré, inconnu du public, qui ne voit que le commerçant décoré du titre de fabricant, bien qu’il ne fabrique souvent rien du tout. Toutefois ce fait est loin d’être général, et nous aurons bientôt l’occasion de citer, parmi les fondeurs les plus habiles, des noms qui, dans l’industrie parisienne, comptent parmi les plus importans.

On peut presque dire, au sujet des bronzes d’art, que la France fournit maintenant à la consommation du monde entier. Du moment où cette branche de l’art tombait dans le domaine presque exclusif de l’industrie, Paris devait en avoir le monopole. Ce centre unique d’activité et de mouvement pouvait seul fournir une main-d’œuvre assez intelligente pour suppléer au travail de l’artiste, devenu désormais impossible sur ces objets d’une faible valeur. Depuis longtemps déjà, Paris impose son luxe et son goût, non-seulement à la France, mais au reste de l’Europe. Eh bien ! cette prédilection, qui attire vers nous les nations civilisées, nous impose de grandes obligations. Nous sommes pour ainsi dire responsables du goût de tous les peuples, que nous entraînons par notre exemple, et nous devons veiller avec d’autant, plus de soin à élever incessamment chez nous le sentiment moral de l’art. Or les bronzes sont un des moyens de propagande les plus puissans dont nous disposions. Reproduits à l’infini et dispersés dans le monde entier, ils sont comme les nombreux exemplaires d’un livre où nous aurions écrit notre dernier mot sur ce qu’il faut considérer comme étant véritablement beau et bon.

Parmi les représentans de l’industrie parisienne des bronzes d’art, il faut nommer en première ligne M.  Barbedienne. Au moyen d’un appareil, dû à M.  Collas, qui permet de réduire tous, les monumens de l’art avec une précision presque mathématique, M.  Barbedienne s’est emparé des principaux chefs-d’œuvre de la sculpture, et il s’est appliqué à les populariser en les mettant à la portée des plus humbles. C’est là qu’ont tendu des efforts incessans, récompensés déjà par de légitimes succès. Nulle part la propagande que font journellement les bronzes d’art ne s’est manifestée d’une façon plus heureuse, et voilà déjà plus de quinze ans qu’on peut la suivre dans sa marche, trop lente à la vérité, mais progressive et certaine.

De nombreuses réductions de l’antique attestent l’activité des ateliers de M.  Barbedienne. Il suffira de citer notre Vénus de Milo, le Laocoon, l’Amazone du Vatican, les Deux lutteurs de la Tribune de Florence, la Diane de Gabies et la Polymnie du musée du Louvre. Sans doute ces statues réduites ne nous offrent pas avec une fidélité absolue l’idéale beauté des originaux. Il y a dans les procédés de réduction, aussi bien que dans les procédés de moulage, des causes d’erreur qui rendent le succès difficile[10], surtout pour les modèles en ronde-bosse, et il y aurait de nombreuses critiques à faire, si on examinait ces bronzes au point de vue exclusif de l’art. N’oublions pas toutefois que c’est une industrie que nous discutons en ce moment, que ses produits, répandus dans le commerce, ne sortant pas des mains de l’artiste, on ne peut leur demander qu’une perfection relative, et que, malgré les défauts signalés dans ces bronzes, les travaux dont nous parlons ont déjà singulièrement contribué à élever le niveau de cette industrie aussi bien que le goût général du public.

M.  Barbedienne n’a pas fait une part moins large dans ses réductions aux monumens de la renaissance qu’aux monumens antiques. On a vu par exemple figurer à l’exposition universelle la réduction au demi de l’une des portes de Ghiberti. Sans doute ces admirables panneaux n’ont plus la beauté sévère de l’original ; mais un industriel qui respecte assez le public pour oser lui offrir une œuvre de cette importance est certainement digne d’encouragemens. M.  Barbedienne avait exposé aussi le Moïse du tombeau de Jules II. Cette réduction aux deux cinquièmes du chef d’œuvre de Michel-Ange est satisfaisante à quelques égards, mais rien ne saurait rendre la lumière et la majesté divines qui jaillissent de ce marbre, et ce n’est vraiment qu’à Saint-Pierre-aux-Liens qu’il est possible de comprendre la puissance gigantesque de cette figure. Au Moïse venaient s’ajouter les réductions des tombeaux de la sacristie de San-Lorenzo. Qui ne connaît ces statues de Laurent de Médicis et de son fils Julien, du Jour et de la Nuit, de l’Aurore et du Crépuscule ? À côté de la reproduction de ces chefs-d’œuvre de Michel-Ange, on ne doit point oublier le Saint Jean de Donatello, cette délicieuse figure, si naïve et si vraie ; les trois Grâces de Germain Pilon, etc. Parmi les réductions d’œuvres modernes, il faut citer surtout les deux belles figures de Toussaint, et la Pénélope endormie de M.  Cavelier, dont le marbre appartient à M.  le duc de Luynes.

Ces procédés de réduction, que la science perfectionnera encore, ont déjà l’avantage de nous rendre les originaux avec assez de fidélité pour que nous les puissions comprendre. Avant l’intervention de ces machines, les bonnes réductions, de l’antique surtout, étaient fort rares, car les artistes de premier ordre, seuls capables de comprendre ces chefs-d’œuvre, préféraient naturellement se livrer à leurs propres inspirations. Quant aux talens secondaires, qui s’occupaient seuls de ces sortes de travaux, incapables de supporter la responsabilité d’une tâche aussi lourde, ils défiguraient les originaux de la façon la plus fâcheuse. Le goût du jour donnait même à ces reproductions son empreinte spéciale. Regardez dans le parc de Versailles les nombreuses copies des statues antiques ; il ne manque à leur pesante majesté que les lourdes perruques de Louis XIV. Le siècle de Louis XV substitue la manière à la simplicité : il donne à la Vénus un regard lascif, et il ne lui manque que de la poudre, du fard, des mouches et un panier, pour être transformée en marquise. Sous la république enfin et sous l’empire, les dieux et les héros de la Grèce et de Rome ont la pédantesque raideur de ces tristes époques. Il était donc assez naturel que l’antiquité, travestie de la sorte, n’inspirât qu’une sympathie médiocre. Maintenant il n’en est plus ainsi, et tout le monde peut prendre une notion exacte de ces chefs-d’œuvre. Toutefois il y a encore beaucoup de soins, beaucoup d’art à apporter dans le travail de ces réductions. Comme elles se font par parties, il faut exécuter les soudures avec grande habileté, faire disparaître la trace des jets et des évents sans altérer le sentiment général du modèle. Ce sont là encore des difficultés réelles, et qu’on ne peut surmonter qu’à force de soins et d’intelligence[11].

À côté des réductions, l’art français des bronzes peut revendiquer aussi des créations originales, dont il a droit d’être fier. M.  Barye est un véritable artiste : il était né pour produire de grandes choses ; la fortune l’a contraint à en faire de petites, et, loin de se raidir contre le sort et de poser en génie incompris, c’est lui qui s’est mis à la portée de ceux qui ne le comprenaient pas. Il s’est fait fabricant de bronzes, et son talent exercera sans doute une salutaire influence sur le goût général de cette industrie. Les dispensateurs officiels de la renommée n’ont voulu voir en M.  Barye qu’un sculpteur de genre, et cependant toutes ses œuvres, petites de dimension, possèdent la véritable grandeur, celle de l’idée. Elles se recommandent autant par la vérité patiente qui préside à l’exécution des moindres détails que par la verve et la liberté qui marquent toutes ses inventions d’une si harmonieuse énergie.

Rentrant dans le domaine de l’industrie, on doit citer parmi les plus habiles fondeurs de Paris M.  Thiébaut et MM.  Eck et Durand. M.  Thiébaut avait exposé de magnifiques fontes brutes coulées d’un seul jet. Pour qu’on n’en pût douter, il les montrait telles qu’elles étaient sorties des moules, encore entourées des jets et des évents. Cette exposition offrait un haut intérêt, telle témoignait de la perfection à laquelle est arrivé maintenant le moulage en sable. Il est bon d’ajouter que ces fontes d’un seul jet n’étaient que des tours de force exécutés pour la circonstance : dans la pratique habituelle, toutes ces statues sont fondues en plusieurs pièces. Quant à MM.  Eck et Durand, pour se convaincre de leur habileté, il suffit de rappeler que ce sont eux qui ont fondu les portes de la Madeleine, et de signaler, outre les fontes si délicates qui ont figuré dans leur exposition particulière, les principaux monumens en bronze de la grande nef du palais.

Veut-on maintenant connaître le goût général qui domine aujourd’hui ? Il faut regarder les bronzes de M.  Denière. La plupart de ces bronzes sont dorés ; ne pouvant les faire beaux, on les a faits riches. Sans doute tout cela est éblouissant, et cependant je reste froid et insensible. Pourquoi ? Parce que là rien n’est simple, rien n’est vrai, rien n’est réellement grand, rien n’élève ma pensée vers l’idéal, que je cherche partout, même dans les plus modestes objets. Voyez ce service de table exécuté pour M.  de Kisselef ; examinez toutes ces figures si bien dorées à l’or mat, ces enfans maniérés, ces femmes nues dont les corps semblent tordus à dessein pour montrer la richesse prétentieuse de leur sein : où est la simplicité ? où est la vraie beauté ?… Je ne vois là qu’un luxe qui s’affiche, une richesse matérielle considérable, et rien de plus. J’en dirais autant de cette grande corbeille de fleurs soutenue par trois enfans de grandeur naturelle, d’un goût et d’un dessin déplorables. Certainement tout cela est arrangé avec une certaine recherche, c’est peut-être ce que le monde appelle joli ; mais alors le monde se trompe, et l’art n’a rien à voir dans de pareilles extravagances.

Parmi les nations étrangères chez lesquelles l’art des bronzes est encore représenté par des œuvres sérieuses, le royaume-uni doit être cité le premier. Dans une des principales villes manufacturières de ce pays, à Birmingham, un industriel puissant par les ressources dont il dispose et par l’énergie qu’il met dans ses efforts, M.  Elkington, est presque parvenu à acclimater en Angleterre cette industrie des bronzes d’art, si peu faite pour vivre et se développer au milieu des brouillards ; mais les Anglais ont beau nous enlever à prix d’or nos ouvriers les plus expérimentés, nos artistes les plus habiles : tout ce qui touche au sol britannique s’y marque aussitôt d’un cachet dont l’originalité n’est pas douteuse, mais dont la valeur réelle est très contestable. Néanmoins il est juste de signaler plusieurs beaux bronzes dans l’exposition anglaise. Ainsi, à côté des pièces galvano-plastiques de M.  Elkington, il faut citer la Lesbie pleurant sur l’oiseau mort qu’elle presse sur son sein. Cette statue est de M.  Cumberworth ; la pose en est heureuse, la tête est bien traitée, mais l’arrangement des cheveux manque d’idéal, et il y a dans les parties nues une réalité trop pauvre. La Négresse de M.  John Bell est une fonte remarquable, qui mérite également des éloges. Quant à la Dorothea du même artiste, elle rentre tout à fait dans le goût anglais. Son Tireur d’aigle est une grande figure académique, dont la pose fatigue vite le spectateur. Enfin dans cette exposition si remarquable de M.  Elkington, on a retrouvé l’Angleterre avec ses étranges contrastes. À côté des merveilles du Parthénon, à côté du Thésée et de l'Hercule au repos, on remarquait des excentricités toutes britanniques, telles par exemple que la Jeune Naturaliste de M.  H. Weekes. Quant aux petits bronzes d’ameublement, les rares spécimens qui nous étaient offerts ne nous montraient qu’un goût puéril : c’est la Morale en action, l’Exaltation des Douceurs de la Maternité, etc.

La Prusse occupe aujourd’hui une place également importante dans l’industrie et dans l’histoire de l’art contemporain ; elle est le pays le plus sérieusement érudit de l’Europe, elle compte surtout des sculpteurs d’un grand talent. L’art des bronzes allemands avait exposé une grande statue héroïque du feu roi Frédéric-Guillaume III vêtu en empereur romain. La raideur germanique se prête mal à la majesté de la pourpre romaine, et bien que cette œuvre importante témoigne de beaucoup de science, bien qu’elle dénote de sérieux efforts vers un art réellement élevé, on reste froid en la contemplant. Toutefois il y a de curieux détails dans les parties de l’ajustement ; la draperie du manteau surtout est fort bien traitée, et telle qu’elle est, cette figure historique peut être comptée parmi les monumens en bronze les plus remarquables de l’art allemand. — Citons encore la Madeleine pleurant aux pieds de Jésus crucifié, d’après le professeur E. Rietschel. Ce bronze, d’un beau style, sortait des ateliers de M.  Lauchhammer ; — un Aigle enlevant une gazelle, fondu d’après M.  F. Bürde, par M.  C. Fischer de Berlin ; — enfin deux Cerfs, d’après M.  Ch. Rauch, fondus par M.  Deravanne. — Les petits bronzes prussiens étaient d’une extrême faiblesse.

La Toscane avait envoyé trois pièces importantes et d’un grand intérêt, dues au professeur Clemente Papi de Florence. — C’étaient d’abord une jolie copie du groupe de Persée et Méduse de Cellini, — puis la tête du David de Michel-Ange. Ce bronze colossal a permis à ceux qui n’ont pas vu la statue célèbre placée à la porte du Palazzo Vecchio à Florence d’admirer ici la puissance de l’un des chefs-d’œuvre du Buonarotti. — Enfin sous cette dénomination : Badinage sur l’art de la fusion, l’habile professeur florentin nous présentait une plante d’aloès, avec toutes ses feuilles et toutes ses racines, coulée d’un seul jet, et probablement sur nature. C’est là une des pièces les plus curieuses que puisse offrir aujourd’hui l’industrie des bronzes ; mais ce badinage coûte 3,360 francs, c’est cher. — La tête du David était cotée 3,750 francs, et le Persée 8,400. — Rome était représentée par une intéressante petite réduction de sa colonne trajane, en bronze doré. — Enfin la Chine, où peut-être est né cet art des bronzes, la Chine n’a plus rien à nous apprendre. À peine nous a-t-elle montré quelques bronzes anciens d’une admirable patine. Ce qu’elle produit aujourd’hui est au-dessous du médiocre. — Tels sont en résumé les bronzes étrangers dignes de quelque intérêt que nous ayons à signaler à côté des bronzes français.

Il résulte de l’ensemble de cette étude que l’industrie des bronzes, après avoir atteint sa forme la plus parfaite chez les Grecs du VIe au IVe siècle avant Jésus-Christ, a suivi les destinées générales de l’art, et qu’elle s’est perdue presque complètement pendant le moyen âge pour reparaître avec un nouvel éclat pendant les beaux siècles de la renaissance italienne. Naturalisée française à partir de François Ier, elle acquit chez nous sa plus grande puissance sous Louis XIV pour dégénérer ensuite sous Louis XV, et arriver à une stérilité complète au commencement de ce siècle. Depuis trente ans enfin, l’industrie des bronzes d’art s’est relevée en France avec une grande vigueur ; elle a accompli de notables progrès, créé une technologie nouvelle qui se trouve maintenant très avancée vers la perfection, accru sa production dans des proportions considérables, tellement que l’exposition universelle a pu la montrer toute française, très riche déjà de son présent et plus riche encore de son avenir, si elle sait utiliser les instrumens précieux que la science lui a livrés.

Au point de vue de l’industrie des bronzes, la France a donc une réelle prééminence. En est-il de même de la question d’art ? Nous ne pouvons malheureusement l’affirmer. Si nous avons parlé longuement des monumens en bronze qu’ont laissés l’antiquité et la renaissance, c’est que seuls ils sont capables de guider nos efforts sans jamais nous égarer. De nobles tentatives ont été faites pour ramener l’industrie des bronzes vers cette direction certaine, et nous avons signalé les nombreuses réductions qui tendent à populariser les plus belles époques de l’art : elles ont déjà produit des artistes et des œuvres d’une puissante originalité, et elles nous donnent quelque confiance pour l’avenir ; mais la grande majorité des bronzes que l’exposition nous a montrés témoigne du mauvais goût qui domine encore aujourd’hui chez le fabricant aussi bien que dans le public. La plupart des fondeurs en renom nous reportent au goût déplorable qui domina l’Europe entière au XVIIIe siècle. Nous voyons dans presque tous ces bronzes le superflu et l’exagération, c’est-à-dire les signes infaillibles de l’impuissance. Et cependant une véritable renaissance s’est opérée depuis soixante ans : l’antiquité est venue pour la seconde fois redonner la vie à l’art, dont on désespérait ; les efforts des Winckelmann, des Lessing, des Stuart, des Mengs, des Müller, ont créé une ère nouvelle et féconde. L’érudition passionnée des savans a été heureusement contagieuse, et aujourd’hui tout le monde veut connaître la Grèce et l’Italie. Il est facile de suivre les efforts de cette réaction dans nos écoles de peinture et de sculpture : nous lui devons aujourd’hui nos maîtres les plus habiles, et qui ne voit maintenant la distance énorme qui sépare les compositions puériles des Vanloo, des Boucher et des Watteau, de la science sérieuse et élevée des artistes les plus éminens dont la France s’honore aujourd’hui ? Pourquoi donc l’art des bronzes ne participe-t-il pas à ce mouvement salutaire ? Pourquoi voyons-nous encore presque partout ces amours insolens qui pullulaient dans les petites maisons au temps de Mme de Pompadour ? Pourquoi souvent aussi cet art prétendu gothique, qui n’a du moyen âge que la raideur sans en avoir la naïveté ? Pourquoi ces troubadours de pendule et ces chevaliers bardés de fer ? — Telles sont les questions que la critique doit sérieusement adresser à la plupart de nos fabricans. Songeons toujours à l’influence utile que peuvent exercer sur le goût général les bronzes d’art les plus modestes et par conséquent les plus répandus, et n’oublions pas que les objets les plus humbles portent en eux leur idéal comme les monumens les plus somptueux. Plutarque nous apprend que Sylla, dans toutes ses expéditions, portait sur son sein une petite figure d’Apollon Pythien en bronze doré, et qu’il la baisait souvent. Eh bien ! les bronzes d’art, répandus partout aujourd’hui, sont comme les dieux de nos foyers domestiques. La possession nous y attache, et ils font presque partie de notre existence intime. Ayons donc soin de bien choisir ces divinités inspiratrices de notre goût : qu’elles développent le sentiment véritable de l’art, qui existe en germe chez la plupart d’entre nous, mais qui a besoin, pour se produire, d’être incessamment cultivé. Enfin qu’elles nous élèvent peu à peu vers les hautes régions d’où notre esprit ne doit jamais descendre.



  1. C’est sur cette propriété singulière qu’est fondée la fabrication des tam-tams chinois.
  2. Le noyau (qu’on formait d’un mélange le plâtre et de brique) est la partie pleine qui remplit la cavité du moule, en laissant seulement entre elle et ce moule un vide égal à l’épaisseur qu’on veut donner an bronze. Cette épaisseur était ici représentée par la couche de cire dont on avait garni le moule en plâtre. On comprend que sans ce noyau le bronze coulé dans le moule serait massif.
  3. Ce moule tirait son nom de la composition (nommée potée) dont il était formé : c’était un mélange de terre, de crottin de cheval, et de fragmens de creusets blancs bien pulvérisés.
  4. Les cires disparaissaient alors complètement (d’où le nom de cire perdue donné à ce moulage).
  5. Voyez les Mémoires de Benvenuto Cellini.
  6. Ce serait d’abord une statue de Romulus couronné par la victoire et porté sur un char attelé de quatre chevaux, puis une figure représentant Horatius Coclès, et enfin une statue équestre de Clélie.
  7. Ce cheval existait encore au XIVe siècle ; il ornait alors une des places publiques de Naples, et le peuple lui attribuait la puissance miraculeuse de guérir les maladies des chevaux. En 1332, l’archevêque de Naples, voulant abolir cette grossière superstition, fit foudre l’idole et la transforma en cloches pour la cathédrale. Heureusement on put sauver la tête et le cou.
  8. Jean de Bologne naquit à Douai en 1524.
  9. Voir au Louvre la statue de René de Birague, celle d’Albert Pic, duc de Savoie, et les figures allégoriques du tombeau du connétable Anne de Montmorency.
  10. Voyez à ce sujet l’Orfèvrerie et l’ébénisterie à l’exposition, de M.  G. Planche, dans la Revue du 15 novembre dernier.
  11. Il serait injuste de parler des produits de M.  Barbedienne sans appeler l’attention sur les compositions charmantes de M.  Cahieux, jeune artiste d’un vrai talent et l’une des victimes du choléra de 1854. Il montrait avec un rare bonheur et une grande puissance d’invention ce que peut le génie moderne, lorsqu’il puise ses inspirations aux sources vives de l’antiquité. — Parmi les industriels qui nous ramènent vers l’antiquité, il faut citer encore M.  Delafontaine, qui s’inspire constamment aux sources les plus pures, et M.  Susse, qui dispose également d’un appareil de réduction dû à M.  Sauvage.