L’Art du moyen âge est-il d’origine orientale ?

L’art du moyen âge est-il d’origine orientale ?
Louis Bréhier

Revue des Deux Mondes tome 50, 1909


L’ART DU MOYEN AGE
EST-IL D’ORIGINE ORIENTALE ?


STRZYGOWSKI, Orient oder Rom, Leipzig, 1901. — Hellenische und Koptische Kunst, 1902. — Kleinasien, ein Neuland der Kunslgeschichte, Leipzig, 1903. — Der Dom zu Aachen und seine Entstellung, Leipzig, 1904. — Mschatta, Berlin, 1904. — Eine Alexandrinische Weltchronik, Vienne, 1905. — Die Miniaturen des serbischen Psalters, Vienne, 1906. — Kleinarmenische Miniaturmalerei, Tübingen, 1907. — GAYET, L’Art copte, Paris, 1902. — CLEDAT, le Monastère et la nécropole de Baouît, Le Caire, 1906.


Depuis l’époque, déjà lointaine, où fut fondée la science de l’archéologie médiévale, la question de l’influence exercée par la culture orientale sur l’art européen n’a cessé de diviser les archéologues. On ne vit d’abord en Orient que l’art byzantin et, d’après l’idée préconçue que l’on s’en faisait, on appela byzantin tout ce qui avait un caractère d’étrangeté ou de hiératisme. L’architecture romane devint l’école romano-byzantine ; Verneilh crut trouver les traces d’une colonie vénitienne établie en Périgord au XIe siècle, à qui l’on devrait la coupole de Saint-Front ; des Grecs, croyait-on, avaient apporté à Limoges le secret de l’émaillerie champlevée, et Viollet-le-Duc n’hésitait pas à voir des manifestations d’influence byzantine dans la sculpture normande du XIIe siècle[1]. Des exagérations analogues discréditèrent en France et en Allemagne la théorie byzantine, et l’on fit honneur aux Romains de tout ce qu’on enlevait aux Grecs. Sous le second Empire, l’impulsion donnée aux fouilles gallo-romaines, les découvertes importantes de Pompéi ou des catacombes de Rome préparèrent la réaction romaniste dont nous sommes à peine sortis. Ce fut en vain que les belles découvertes du marquis de Vogué dans la Syrie centrale révélèrent l’existence, dans l’Orient du IVe et du Ve siècle, d’une architecture chrétienne très différente de l’art byzantin et non sans analogie avec celle des églises romanes. Ni les voûtes, de structure toute romane, étudiées en Perse par M. Dieulafoy, ni les rapprochemens signalés par Viollet-le-Duc entre l’art russe et les monumens de l’Extrême-Orient, ni les ressemblances constatées par M. Choisy entre les édifices romans et les constructions persanes, ni surtout les pénétrantes études de Courajod dans ses leçons de l’Ecole du Louvre ne purent désarmer les romanistes. Plutôt que d’admettre un rapport quelconque entre l’Orient et l’Occident, on a été jusqu’à soutenir que, dans des conditions analogues, des artistes de nationalités très différentes pouvaient être conduits aux mêmes résultats et créer des formes semblables. Toutes les données de l’histoire de l’art démentent cet ingénieux paradoxe. La thèse des influences orientales, que l’on croyait morte, reparaît aujourd’hui sous une nouvelle forme, plus absolue que jamais. D’après M. Aïnalow, l’art byzantin n’est que la continuation de l’art hellénistique d’Alexandrie ou d’Antioche ; d’après M. Strzygowski, c’est dans l’Orient hellénistique, du IIe siècle avant Jésus-Christ au VIe siècle après Jésus-Christ, que se sont élaborés toutes les formes, tous les motifs, tous les styles qui ont constitué l’art du moyen âge tant en Orient qu’en Occident : l’art byzantin, l’art arabe, l’art roman ne seraient que trois branches sorties d’un même tronc.

Cette nouvelle théorie se présente dans des conditions bien meilleures que l’ancienne. Les siècles qui forment la transition entre l’antiquité et le moyen âge n’étaient guère connus jusqu’ici que par des monumens occidentaux. On pouvait parler d’art romain lorsqu’on ne disposait, pour étudier cette période, que des monumens romains ou gallo-romains ; l’expression est plus difficile à soutenir après des découvertes comme celles de l’hypogée de Palmyre et des tombes de Baouît. Les explorations de ces dernières années ont révélé en effet l’Orient hellénistique ; les tombes égyptiennes, les ruines des palais persans et des basiliques chrétiennes de Syrie et d’Asie Mineure ont livré leur secret. On connaissait autrefois des objets orientaux importés en Occident ou des monumens qu’on supposait imités de modèles orientaux : on a atteint maintenant l’art oriental dans son pays d’origine. Il est impossible désormais d’étudier l’art du moyen âge sans tenir compte de ces découvertes ; elles ont renversé des opinions qui étaient en voie de devenir traditionnelles ; elles ont permis de donner du développement de l’art européen une explication nouvelle, dont M. Strzygowski a tracé maintes fois les grandes lignes dans ses ouvrages, et qui n’a peut-être pas été jusqu’ici en France l’objet d’une attention suffisante.


I

C’est dans l’Orient hellénistique, à l’époque des successeurs d’Alexandre, qu’il faut chercher les origines de l’art et, d’une manière générale, de toute la culture de l’Europe au moyen âge. Les capitales fondées par les Diadoques, Séleucie, Antioche, Pergame, Alexandrie, furent essentiellement des villes helléniques ; mais, dès l’origine, les artistes qui les couvrirent d’édifices et y fondèrent des industries décoratives, firent de nombreux emprunts à l’art indigène dont ils avaient les monumens sous les yeux. Sans rien perdre encore de son goût pour la noblesse et l’harmonie, le Grec apprit à traiter le colossal, s’attacha davantage au pittoresque, à l’expression individuelle, rechercha la richesse et la complication du décor. Des monumens comme l’autel de Pergame, le sarcophage d’Alexandre, la statue du Nil au Vatican, représentent ce premier art hellénistique, encore tout imprégné de la noblesse attique, mais déjà différent par son esprit des œuvres classiques. Il semble que les Grecs aient été en quelque sorte éblouis par cet Orient prestigieux dont les constructions grandioses étaient encore debout ; le syncrétisme, qui fut si fécond dans les domaines intellectuels et religieux, allait transformer aussi les arts. Ainsi commença à être accompli, du moins en apparence, le projet que les historiens prêtent à Alexandre d’établir une fusion de la race hellénique avec l’Orient.

Mais entre des civilisations aussi différentes que celles de la Grèce et de l’Orient un accord était impossible. De leur contact ne pouvait naître un équilibre qui fît à chacune d’elles sa part, mais l’une devait absorber l’autre. La culture orientale sous sa forme chaldéenne, iranienne ou égyptienne, avec ses traditions qui remontaient à une antiquité fabuleuse, sa haine de la nouveauté et sa répugnance pour le naturalisme hellénique, était en réalité inassimilable pour des Grecs.

Ainsi qu’on l’a montré récemment[2], l’hellénisme ne pénétra pas profondément en Orient. Les colonies militaires d’Asie centrale furent des îlots perdus au milieu des populations indigènes : l’hellénisme, affaibli déjà par l’invasion des Parthes, fut ruiné dans ces régions au IIIe siècle de 1ère chrétienne par le réveil national des Perses. En Asie Mineure, en Syrie, en Egypte, il y eut de nombreuses cités peuplées de Grecs avec des institutions municipales et une culture hellénique ; sans doute elles furent des centres puissans de propagande hellénique, mais elles n’arrivèrent jamais à absorber la culture indigène. La tentative malheureuse d’Antiochus pour helléniser Jérusalem est bien connue : les Ptolémées, plus prudens, se gardèrent de rien entreprendre contre les cultes égyptiens et s’en montrèrent les protecteurs respectueux. Au fond, le Grec resta pour les Orientaux un intrus ; l’Orient demeura impénétrable à l’hellénisme, mais, ce qui est plus grave, le Grec lui-même se modifia sous l’influence de la culture orientale.

Le même phénomène en effet se produisit dans tous les domaines de la pensée hellénique. De même qu’en religion la doctrine orientale de la purification transforma radicalement les vieux mythes, de même il semble que la vue et l’étude des monumens orientaux aient fait perdre aux artistes grecs leur contact avec la nature. Désormais le beau ne réside plus pour eux dans l’harmonie des proportions humaines ; ils le cherchent hors de l’homme et de la nature, dans la symétrie, dans la richesse et la complication du décor, dans l’opposition de l’ombre et de la lumière, dans les combinaisons des couleurs. Sans doute ils représentent toujours les hommes d’après le canon hellénique, ils construisent toujours des temples entourés de colonnades, mais ils font sans cesse de nouveaux emprunts à l’art indigène. A l’Iran, à la Syrie, à l’Egypte ils prennent les constructions grandioses couvertes de voûtes, les salles hypostyles, los étages d’ordres superposés, les statues colossales, la faune et la flore conventionnelles, les techniques savantes. Cet art, encore tout hellénique au premier siècle de l’empire romain, prend dans le cours des âges un aspect de plus en plus oriental. On assiste en quelque sorte à la disparition graduelle de la sculpture, remplacée par l’ornement en méplat qui se détache sur un fond obscur. La technique de la tapisserie orientale s’impose aux sculpteurs, aux peintres, aux mosaïstes. Le souci de l’ornementation, l’expression et l’effet à produire sont désormais les préoccupations dominantes de l’artiste, qui leur sacrifie de plus en plus la justesse des proportions et la vérité de la forme.

L’art hétérogène, mais brillant, qui s’est constitué ainsi en Orient du Ier au VIe siècle de l’ère chrétienne, a hérité des vieilles civilisations égyptienne et chaldéenne, mais il est aussi le point de départ de l’art européen du moyen âge. La découverte des monumens de cet art est un des gains les plus considérables qu’ait faits l’archéologie pendant ces dix dernières années, et il n’est peut-être pas inutile d’en passer en revue les différentes provinces.


II

Séleucie, fondée en 306 sur le Tigre et qui eut jusqu’à 600 000 habitans, a dû être un centre d’art considérable. Malheureusement, aucune fouille sérieuse n’est venue jusqu’ici confirmer cette hypothèse, mais un certain nombre de monumens révèlent le rôle qu’eut la Mésopotamie dans la genèse du nouvel art. Le plus important est le palais de Mschatta (Machita), dont les ruines situées dans le pays de Moab, à l’Est de la Mer-Morte, avaient été explorées par Tristram en 1873. Le plan rappelle le type oriental du camp romain : un carré flanqué de quatre tours aux angles et percé d’une seule porte, en face de laquelle s’ouvre à l’autre extrémité une salle terminée par trois absides en trèfle et entourée de chambres latérales voûtées en berceau. Il est intéressant d’y trouver l’arc brisé, qui est employé aussi dans les plus anciens monumens arabes de l’Egypte, comme le nilomètre de Roudah ou la mosquée de Touloun. Mais ce qui fait le principal intérêt de Mschatta, c’est la merveilleuse façade transportée récemment au musée Empereur Frédéric de Berlin. La porte centrale, flanquée de deux tours et les murs qui s’étendent jusqu’aux deux tours d’angle, sont couverts, sur une longueur de quarante-sept mètres et sur une hauteur de cinq mètres, d’un véritable fouillis de sculptures. La technique est déjà celle de la sculpture en méplat, si caractéristique de l’Orient et destinée, non comme la sculpture grecque à mettre en évidence le relief, mais plutôt à faire ressortir un ornement en clair sur un fond obscur. C’est le même procédé que celui des tapis d’Orient ou des façades en briques émaillées des palais achéménides. Entre deux bandeaux formés d’acanthes et d’enroulemens règne une série de triangles en zigzags, au milieu desquels se détachent des rosettes polygonales que l’on trouve déjà sur les façades émaillées des palais assyriens et dont l’élégance fait songer aux combinaisons de l’ornement arabe. L’intérieur des tympans déterminés ainsi est couvert sans interruption de rinceaux de vignes et d’enroulemens, qui sortent d’un vase et au milieu desquels se jouent des animaux, lions, oiseaux, dragons, griffons, centaures, toute la faune moitié réelle, moitié chimérique de l’Orient.

Aucune inscription n’est venue malheureusement donner un indice qui permette de deviner la destination et le propriétaire de cet édifice mystérieux. L’importance de cette découverte n’en est pas moins considérable parce qu’elle révèle un spécimen de l’art hellénistique qui s’est développé en Mésopotamie au milieu des traditions persanes et chaldéennes. D’après l’hypothèse de M. Strzygowski, Mschatta serait le palais d’un prince arabe de la dynastie gassanide et aurait pu être construit au Ve ou au VIe siècle. Le retour à l’orientalisme, déjà visible sur les monumens de Baalbek et de Palmyre, s’y affirme manifestement. Le palais de Hâtra, situé au sud de Mossoul, et qui date de l’époque. des Parthes, la citadelle d’Amman près de Philadelphie en Syrie, l’enceinte construite à Sergiopolis (Resafa) sur l’Euphrate au VIe siècle, offrent des constructions et des ornemens analogues.

Les monumens perses de la dynastie sassanide représentent un art déjà presque dégagé de toute influence hellénique. L’art de Mschatta est au contraire une manifestation de la culture cosmopolite qui naquit dans l’empire séleucide du mélange de l’hellénisme avec les traditions orientales. Ce courant mésopotamien ne disparut pas, tant s’en faut, à la fin de l’antiquité : on en retrouve la trace dans les admirables évangéliaires ornés de miniatures décoratives et de canons de concordance, tels que l’évangéliaire orné par le moine Rabula, du couvent de Zigba en Mésopotamie en 586, et conservé à la Laurentienne. Son rôle paraît avoir été considérable aussi bien dans la genèse de l’art byzantin que de l’art arabe. Son rayonnement a même peut-être atteint l’Extrême-Orient : le dessin d’un miroir exécuté au premier siècle avant Jésus-Christ pour l’Empereur chinois Wu-ti offre les enroulemens de vignes que l’on trouve à Mschatta. La vigne est inconnue en Chine aussi bien que dans l’Inde où elle figure sur des monumens bouddhiques ; son introduction dans l’art de ces régions pourrait bien être due aux influences helléniques venues de Mésopotamie[3].


III

De tous les pays d’Orient, l’Asie Mineure est celui qui a subi le plus profondément l’influence de l’hellénisme. Les côtes ont toujours été et sont encore son domaine incontesté ; les peuplades indigènes de l’intérieur au contraire, séparées de la mer par de hautes chaînes de montagnes, ont toujours regardé du côté de l’Euphrate ; il n’est donc pas étonnant qu’elles n’aient été conquises qu’imparfaitement à l’art hellénique. Les voyageurs avaient eu déjà l’occasion de signaler à l’intérieur des ruines considérables ; quelques-unes avaient même été dessinées, et l’on avait affirmé déjà le rôle important de l’Asie Mineure dans la genèse de l’art du moyen âge[4]. Mais les découvertes de ces dernières années ont apporté une véritable révélation et ajouté « un nouveau domaine » à l’histoire de l’art[5]. Dès le IXe siècle et peut-être plus tôt l’Asie Mineure et la Syrie du Nord connaissaient toutes les variétés d’églises usitées plus tard en Europe au moyen âge[6]. Tandis que sur les côtes régnait le type de la basilique à colonnes couverte en charpente qu’on retrouve dans toute la Méditerranée, on élevait déjà en Cappadoce et en Cilicie des constructions tout à fait étrangères à l’architecture classique.

Telles étaient les basiliques de Binbirkilisse (les Mille Eglises, vilayet de Konich). Construites en bel appareil, elles présentaient trois nefs voûtées en berceau et séparées par des piliers à colonnes engagées, un narthex flanqué de deux tours, une abside en fer à cheval, toutes les dispositions d’une église romane. Au même endroit s’élevait une petite construction octogonale probablement voûtée, type des nombreux « martyria » qui se répandirent dans toute la chrétienté. À Kosdcha-Kalessi, dans le Taurus, la voûte en berceau de la grande nef était interrompue par une coupole que soutenaient quatre gros piliers et qui était posée sur un tambour : quatre trompes d’angle encadrées de colonnettes formaient la transition entre le carré et le plan circulaire ; c’est le type de la basilique à coupole répandu plus tard dans l’art byzantin. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’église en croix grecque dont on ne puisse saisir la trace dans des églises rupestres mal datées à la vérité. Toujours est-il que dès le IXe siècle, on trouvait en Asie Mineure des églises voûtées en berceau avec des arcs en fer à cheval et des coupoles sur trompes. Or aucun de ces élémens n’est hellénique.

De même, c’est de l’Orient que relève la sculpture des sarcophages du type dit d’Asie Mineure, que leurs motifs soient purement païens (sarcophage de Sidamara), ou appartiennent au christianisme, comme le fragment de Soulou-Monastir, qu’on a pu dater du IIIe siècle et qui représente le Christ jeune et imberbe, vêtu de l’himation hellénique, la tête aux longs cheveux bouclés entourée du nimbe crucifère. Sur tous ces sarcophages les personnages sont encadrés en quelque sorte sous des arcades ou des frontons supportés par des colonnettes au fût cannelé en spirale. Les chapiteaux et l’ensablement, au lieu, d’être modelés, semblent avoir été percés de trous à l’aide d’un foret. C’est une sculpture analogue à celle de Mschatta, avec un contraste voulu entre les parties éclairées et les parties sombres.

Ces découvertes ont montré la marche progressive des influences orientales vers l’Occident dès la fin de l’antiquité. Il n’est donc pas étonnant que la Syrie, moins bien hellénisée encore que l’Asie Mineure, ait été ouverte davantage à celle pénétration. Là l’hellénisme était représenté par la grande ville d’Antioche, qui hérita de l’importance de Séleucie. Sous l’empire romain, son palais, décrit par Libanius, a servi probablement de modèle à celui de Spalato ; ses larges rues bordées d’arcades furent imitées plus tard à Constantinople. Palmyre et Baalbek, fondées par des dynasties arabes hellénisées, eurent aussi un rôle fécond ; malheureusement l’exploration de leurs ruines est incomplète. Les peintures de l’hypogée découvert à Palmyre par Sobernheim, en 1899, sont datées de l’an 259 de l’ère chrétienne ; elles montrent un exemple curieux de scènes mythologiques destinées à orner la demeure funéraire d’une famille juive ; les femmes ailées qui supportent les portraits placés dans des médaillons ressemblent déjà à des anges. Enfin, dès le IVe siècle, on trouve en Syrie des églises analogues à celles de l’Asie Mineure. Le martyrion construit en 331 à Antioche par Constantin avait la forme d’un octogone entouré de tribunes et couvert d’une coupole ; c’est déjà le plan de Saint-Vital de Ravenne et de la basilique d’Aix-la-Chapelle. Kasr-ibn-Wardan, datée de 564, offre l’exemple d’une basilique à coupoles. Les façades cantonnées de tours, les arcs en fer à cheval se rencontrent fréquemment. La sculpture a pris ; le même aspect de méplat qu’en Asie Mineure. La, Syrie a un type caractéristique de portail formé d’un linteau orné de sculptures qui supportent deux jambages légèrement écartés. Les piliers transportés à Saint-Marc de Venise et provenant de Saint-Jean-d’Acre font songer par leurs enroulemens à la façade de Mschatta. L’art chrétien est complètement constitué en Syrie au VIe siècle. Le rhéteur Choricius de Gaza a laissé une description des peintures qui ornaient l’église de sa ville : toute l’iconographie chrétienne y figure et l’on y trouve même le sujet peu répandu encore de la Crucifixion. A peine entamée par l’hellénisme, la Syrie a toujours accueilli les influences mésopotamiennes ; les querelles théologiques du VIe siècle ont précipité la décadence de l’hellénisme et favorisé la renaissance de la langue araméenne, qui devint la langue des églises hérétiques, de l’église nestorienne réfugiée en Perso comme de l’église jacobite de Syrie. Là aussi l’hellénisme allait disparaître.


IV

De toutes ces provinces de l’art oriental, l’Egypte est celle qui a donné jusqu’à ce jour la plus riche moisson. Grâce à l’immutabilité de ses usages funéraires, au caractère conservateur de sa race, elle garde, pour ainsi dire superposées comme des alluvions, les débris des diverses cultures dont elle a subi la domination. Pendant longtemps, l’Egypte pharaonique absorba presque exclusivement l’attention des chercheurs : les travaux de ces dernières années ont rendu à la lumière les monumens de l’Egypte hellénistique et de l’Egypte copte antérieure à l’invasion arabe. Les nécropoles d’Antinoé, d’Achmin Panopolis, de Baouît, de Saint-Ménas près d’Alexandrie, ont livré de véritables trésors, qui ont permis d’établir le rôle de l’Egypte dans les origines de l’art du moyen âge.

En Egypte, encore plus peut-être que dans le reste de l’Orient, l’hellénisme n’a eu sur la vieille culture indigène qu’une action superficielle. L’art hellénique n’a vraiment régné que dans les colonies grecques comme Alexandrie et, loin de transformer les antiques procédés de l’art égyptien, il leur a au contraire fait de nombreux emprunts. L’art qui semble prédominant dans l’Egypte romaine du IIe au VIe siècle est un art plus oriental qu’hellénique. Les influences extérieures qu’il a subies lui sont venues moins de la Grèce que de la Syrie et de la Mésopotamie ; elles ont pénétré en Egypte par l’intermédiaire de la colonie juive d’Alexandrie, et l’art hétérogène ainsi formé, interprété par les artistes égyptiens, est devenu l’art copte.

Les peintures de Pompéi, toutes alexandrines d’inspiration, révèlent déjà cette influence orientale ; les portraits funéraires découverts dans les tombes du Fayoum, avec leurs yeux démesurés, ont aussi, malgré la recherche du trait individuel et le costume hellénique, de grandes ressemblances avec l’art indigène. Un fragment de colosse de porphyre trouvé à Alexandrie en 1870 est assis sur le trône massif, aux montans constellés de gemmes et de cabochons, qui sera reproduit si souvent dans l’art byzantin. La tête a malheureusement disparu, mais, d’après les plis des vêtemens, ce morceau ne peut remonter plus haut que le IVe siècle. Le style est analogue à celui des quatre statues de porphyre qui représentent des empereurs romains groupés deux à deux et qui ont été transportés d’Egypte à Saint-Marc de Venise. Le colosse d’Alexandrie était-il aussi un empereur, ou faut-il y voir avec M. Strzygowski un Christ de majesté ? Cette dernière hypothèse est d’autant plus séduisante qu’au IVe siècle, l’Egypte possédait une iconographie chrétienne originale. Une petite coupe en faïence égyptienne est conservée au British Muséum : sur les bords, elle porte une inscription aux noms de Constantin et de Fausta ; au centre, un Christ à longue barbe est assis, la tête entourée du nimbe crucifère.

Un grand nombre de monumens permettent de se faire une idée assez précise de l’évolution de l’art chrétien en Egypte. L’architecture y est syrienne ou mésopotamienne d’inspiration. Du IVe siècle datent l’église du monastère de Saint-Siméon à Assouan ainsi que le Deïr-Abiad (couvent blanc) fondé par l’ascète national Schenouti en Thébaïde. En 1906, Kaufmann et Falls ont déblayé, à deux kilomètres du lac Maréotis, la grande basilique construite par Arcadius en l’honneur du martyr si populaire saint Menas. Tous ces monumens montrent l’emploi de la coupole sur trompes, de l’arc elliptique ou brisé ; les coupoles affectent parfois la forme ovoïde, et le chœur comprend les trois absides tréflées originaires de Syrie. Les murs sont décorés de marbres ou de fresques. La sculpture égyptienne, tant celle des chapiteaux que celle qui règne sur le mobilier de bois, procède des mêmes inspirations que celle de Mschatta ou de l’Asie Mineure. Sur les bas-reliefs comme sur les ivoires dominent des motifs empruntés par le symbolisme copte à l’art hellénique, à l’Orient ou aux antiques traditions égyptiennes : l’Isis à la corne d’abondance ; le cavalier couronné par des victoires, dont l’ivoire Barberini acquis par le musée du Louvre semble être un des plus anciens modèles ; les motifs, si répandus dans l’art des catacombes, des rinceaux de vigne sortant d’un vase, de la croix ansée, de l’Orante, etc.

Deux découvertes récentes ont jeté une vive lumière sur le développement de cette iconographie égyptienne. Sur la rive gauche du Nil, à Baouît, à 30 kilomètres au Sud d’Ashmounein (Hermopolis Magna), M. Clédat a déblayé, dans sa campagne de 1901-1902, deux églises et plus de trente chapelles funéraires décorées de fresques. Ce sont de petits édifices carrés surmontés d’une coupole hémisphérique ou d’une voûte en berceau. Dans la montagne voisine, d’autres caveaux sont creusés dans le roc et ornés également de peintures. L’ensemble de ces monumens date du Ve siècle : toute l’iconographie chrétienne se déroule sur leurs murs au milieu d’un cadre d’ornemens symboliques. On y retrouve les vignes sortant d’un vase et retombant en méandres, les enroulemens de feuillage, les figures géométriques, losanges, entrelacs, polygones, qui semblent déjà un décor tout arabe. Une série de douze fresques représente l’histoire de David telle qu’elle figure sur les miniatures des psautiers. Une autre chapelle montre les douze prophètes, chacun tenant un phylactère. Dans une autre, est figurée la vision d’Ezéchiel. Les peintures de la chapelle 51 forment un véritable cycle de la vie de la Vierge. Dans la chapelle 28, Marie est assise entourée de deux anges porteurs d’encensoirs ; elle tient dans ses mains un médaillon sur lequel est peint le Christ enfant, la tête entourée du nimbe crucifère ; c’est le célèbre sujet de la « conception de la Vierge, » dont l’origine syrienne paraît incontestable et qui s’est perpétuée dans l’iconographie chrétienne jusqu’à la Renaissance. A côté du Christ jeune et imberbe de la tradition hellénique, on voit déjà le Pantocrator byzantin à la longue chevelure, à la barbe taillée en rond, à l’air majestueux et sévère. On trouve enfin dans ces fresques les saints cavaliers et guerriers, si populaires en Egypte, ainsi que toutes les scènes de chassé familières à l’art oriental.

Une autre découverte importante est celle des fragmens de la chronique copte sur papyrus de la collection Goleniscev ; elle est illustrée de miniatures et constitue par-là un monument d’un intérêt exceptionnel, les miniatures sur papyrus étant en nombre très restreint. Elle est en outre un spécimen curieux de l’art populaire qui fut créé au début du Ve siècle dans les monastères égyptiens. Les miniatures sont intercalées au milieu du texte qu’elles sont destinées à illustrer sans aucune recherche d’ornementation. Elles représentent ainsi une tradition, qui s’est perpétuée au moyen âge et qui se distingue de la miniature ornementale de la Mésopotamie ou de la Syrie. Le Cosmas Indicopleustes du Vatican, dont les illustrations ont beaucoup de rapport avec celles de la chronique sur papyrus, se rattache à cette tradition, dont l’origine égyptienne est évidente.

Rien d’ailleurs n’est plus médiocre que cet art tout populaire : chacune des scènes encadrée par deux traits rouges forme un tableau complet composé de teintes plates ; les personnages n’ont aucune physionomie individuelle et se distinguent par des signes de convention, costume, attributs, etc. Des bustes de femmes couronnées de roses et portant un disque à la main figurent les mois. Puis viennent : une carte des îles, peinte en jaune sur une mer d’un gris bleu ; les provinces d’Asie Mineure sous la forme de monumens flanqués de deux tours analogues aux villes des manuscrits de la Notitia Dignitatum ; les prophètes (Jonas tout habillé, suivant la tradition orientale, est englouti par la baleine) ; les rois de Rome, du Latium, de Lacédémone, de Lydie (ceux-ci portent une sorte de bonnet phrygien). La partie la plus curieuse est destinée à illustrer une chronique qui va de 388 à 392. Honorius naissant est représenté à côté du cadavre du tyran Maxime. A la page suivante, Théodose paraît en grand costume impérial avec la chlamyde de pourpre et le globe crucigère à la main. Au-dessous de lui, le patriarche d’Alexandrie Théophile, vêtu de la tunique safran et de la planète violette, est monté sur une sorte de piédestal soutenu par deux colonnes ; dans le bas se trouve un buste à figure imberbe, coiffé du modios. Dans la marge située de l’autre côté du texte, le Sérapeum est représenté par une construction polygonale à toit pointu. Le texte de la chronique raconte en cet endroit la destruction du Sérapeum en 395 et il ne faut pas douter que le peintre, probablement quelque moine de la Haute-Egypte, n’ait voulu célébrer ainsi le triomphe du christianisme sur le paganisme hellénique. Les autres miniatures représentent des personnages bibliques ou évangéliques, la prophétesse Anna en orante, un ange la tête ceinte du diadème et le sceptre à la main (type familier plus tard à l’art byzantin), la Vierge portant l’Enfant et sainte Elisabeth, la tête de saint Jean-Baptiste sur un plat, etc.

Malgré leur imperfection, ces miniatures n’en constituent pas moins un monument d’un prix inestimable. Elles nous montrent ce qu’est devenu l’art hellénique, accommodé aux traditions indigènes de l’Orient ; comme les fresques de Baouît, comme les étoffes d’Antinoé ou d’Achmin-Panopolis, elles révèlent une iconographie religieuse entièrement constituée, dont les motifs sont empruntés à la fois aux traditions hellénistiques et orientales.

Cet inventaire forcément abrégé suffit à montrer qu’elle était, au déclin des temps antiques, la vigueur de cet art né d’une tentative pour introduire l’hellénisme dans les pays conquis par Alexandre et entraîné presque inconsciemment vers le retour aux pures traditions de l’antique Orient. Le caractère hétérogène de cet art fut d’ailleurs la principale raison de son succès. L’art hellénistique conquit tout l’Occident et devint l’art officiel de l’Empire romain. Son aspect hellénistique, c’est-à-dire humain et cosmopolite, fut le véhicule qui servit à répandre en Occident les formes et les traditions purement orientales. Il en fut pour l’art comme pour les cultes d’Isis ou de Mithra, et l’on sait que le christianisme lui-même ne devint véritablement une religion universelle que quand il eut emprunté la forme et le langage helléniques. Il n’y a donc pas eu à proprement parler d’art romain et encore moins d’art’ chrétien. Rome est devenue grâce à ses empereurs un centre d’art hellénistique dont le rayonnement atteint les extrémités de l’empire : à la fin du IIe siècle, au moment où la paix romaine avait renversé les barrières entre les races, le monde romain tout entier connut l’unité artistique, mais cet art cosmopolite fut l’art hellénistique. Comme on l’a montré récemment[7], Vitruve a écrit son ouvrage d’après des sources grecques et il a dû séjourner à Alexandrie. Des artistes grecs, comme Zénodore, ont travaillé pour le compte des empereurs et sont venus exercer leur art en Gaule[8]. A partir du IIIe siècle, quand l’art hellénistique subit plus fortement l’influence de l’Orient, le contre-coup de cette transformation se fit sentir sur les monumens romains. C’est à ce moment que les grandes salles des thermes se couvrent de coupoles, que la sculpture abandonne le relief pour le remplacer par un jeu d’ombres et de lumières, que les mosaïques s’entourent de cadres décoratifs, que la technique de la verroterie cloisonnée s’introduit dans l’art industriel. C’est à la même époque qu’un premier développement d’art chrétien a lieu à Rome et dans tout l’Occident sous des influences orientales. L’art hellénistique en un mot a régné sur tout l’empire romain et fourni au christianisme les édifices de son culte, ainsi que son iconographie religieuse. Mais on peut encore aller plus loin et montrer que c’est de ce tronc vigoureux qu’est sorti tout l’art du moyen âge.


V

Deux caractères, qui semblent d’abord s’exclure, distinguent la période qui s’étend du VIIIe au XVe siècle : d’une part, un particularisme farouche, une vie locale d’une grande intensité, une absence totale de vues d’ensemble, une ignorance enfantine de tout ce qui dépasse les frontières d’un canton ou d’une province ; d’autre part, une absence complète d’originalité et une véritable manie d’imitation à outrance. C’est pour des raisons intellectuelles que le moyen âge. fut dans tous les domaines l’époque de l’autorité : à la suite des bouleversemens qui avaient ravagé l’Europe, il semblait que les esprits fussent incapables de penser sans le secours d’autrui ; dans toutes les matières, il fallut couler la pensée dans le moule de formules toutes faites. Or, la source universelle à laquelle le moyen âge tout entier a puisé sans discernement, c’est justement cette culture hellénistique des quatre derniers siècles de l’antiquité. Son caractère cosmopolite, les élémens humains qu’elle tenait de la Grèce antique, le mysticisme oriental qu’elle portait en elle en firent l’initiatrice des peuples et des esprits les plus différens. Les mêmes questions furent agitées dans la même forme, aussi bien dans les monastères d’Occident que dans ceux du mont Athos, du Sinaï ou de la lointaine Arménie ; théologiens latins ou grecs, rabbins juifs, docteurs musulmans s’inspirèrent également de l’exégèse d’Alexandrie. Les mêmes légendes venues d’Orient pénétrèrent dans les littératures les plus diverses, et, de la Scandinavie à la Grèce, les mêmes héros furent chantés dans des langues différentes : rien n’est plus remarquable que l’unité du folklore médiéval.

Dans la chrétienté, latine ou orientale, ce furent les monastères qui gardèrent le dépôt de cette culture hellénistique et, malgré les déformations qu’elle subit dans le cours des âges, on peut dire que l’humanité en a vécu jusqu’au XVIe siècle. Il n’est donc pas étonnant que l’art ait suivi les mêmes voies que la civilisation tout entière : en fait, les influences de l’art hellénistique sont facilement reconnaissables aussi bien dans l’art byzantin que dans l’art occidental, et l’on commence à mieux connaître aujourd’hui les intermédiaires qui furent les auteurs de cette expansion.

La fondation de Constantinople en 331 est l’événement capital de cette histoire des destinées de l’hellénisme. La nouvelle ville reçut officiellement la même organisation que Rome, mais les architectes qui la construisirent allèrent chercher leurs modèles dans les grandes villes d’Orient, à Antioche ou à Alexandrie.

Les rues s’ornèrent de portiques à la mode syrienne ; les églises furent des copies de basiliques d’Asie Mineure, et la grande création de l’art byzantin, l’église Sainte-Sophie, due à deux architectes asiatiques, Anthemius de Tralles et Isidore de Milet, fut une basilique à coupole conçue sur un plan plus grandiose que tout ce qui avait été élevé jusqu’alors. Les chapiteaux en marbre de Proconnèse furent sculptés suivant la technique en méplat originaire de Mésopotamie. Dans le domaine des arts décoratifs, les plus beaux monumens de l’art byzantin, les évangéliaires à fond pourpré, les ivoires, les émaux sont des œuvres créées en Orient ou d’après des modèles orientaux. Constantinople devint un grand centre hellénistique et recueillit après l’invasion arabe l’héritage d’Antioche et d’Alexandrie.

En Occident, bien que cette influence soit moins frappante, il n’en est pas moins possible d’en suivre les traces. Les institutions monastiques nées en Orient furent portées en Gaule et en Italie par des Orientaux : les premiers monastères d’Occident furent créés à l’imitation des communautés pakhomiennes ; il n’est donc pas étonnant que beaucoup d’entre eux aient conservé des rapports avec l’Orient. C’est ainsi que, de son monastère de Scylacium, Cassiodore entretenait des relations avec Edesse et Nisibe. D’autre part, au milieu des ruines économiques qui furent pour l’Occident la conséquence des invasions barbares, le commerce et l’industrie se concentrèrent aux mains des colonies d’Orientaux, Grecs d’Asie Mineure, de Syrie et d’Egypte, qui, sous le nom générique de Syriens, s’étaient établis depuis une haute antiquité dans les grandes villes. Les textes et les inscriptions nous montrent toute l’importance qu’ils avaient à Naples, à Rome, à Ravenne, à Trêves, à Lyon, à Bordeaux, à Orléans, à Paris. Avec les marchandises d’Orient, vins, épiées, papyrus, étoffes, ils ne pouvaient manquer d’importer en Occident des œuvres d’art, et c’est probablement à eux que l’on doit les ivoires alexandrins qui forment l’ambon de la basilique d’Aix-la-Chapelle, et l’ivoire conservé à Trêves, et la fameuse chaire de Maximien à Ravenne. Leur action paraît avoir été féconde et lointaine. Comment expliquer autrement les rapports si curieux qui existent entre la miniature irlandaise et l’art syrien, ou la sculpture des fameux sarcophages dits du Sud-Ouest, qui montrent à côté des palmettes persanes les enroulemens de vignes et le monogramme du Christ, ou ces édifices à plan central, Saint-Vital de Ravenne, la rotonde d’Aix-la-Chapelle, la basilique de Germigny-les-Prés qui rappellent les « martyria » orientaux ?

Malheureusement, peu de monumens d’architecture de cette époque ont survécu, mais les découvertes faites à Rome, celles des peintures de Santa Maria Antiqua ou du cimetière de Commodilla, sont venues montrer le rôle important de l’art hellénistique en Occident. . C’est à lui que les manuscrits carolingiens doivent leurs canons évangéliaires et ces belles initiales où, au milieu des enroulemens de feuillage, se joue toute la faune de l’Orient : l’évangéliaire de Godescalc composé pour Charlemagne a de nombreux rapports avec l’évangéliaire arménien d’Etschmiadzin. Enfin un témoignage curieux de Grégoire de Tours nous montre le motif de la Crucifixion, originaire de Syrie, s’introduisant à Narbonne, c’est-à-dire dans une ville qui comptait une importante colonie de Syriens.

Les communications directes entre l’art occidental et l’Orient paraissent donc un fait bien établi. A la faveur même de la stérilité qui suivit les invasions barbares, l’Orient et l’art oriental firent la conquête de l’Europe. Des études récentes ont même montré que cette action avait été encore plus étendue qu’on n’eût osé le supposer. L’Italie méridionale fut hellénisée par les moines orientaux qui fuyaient les invasions persanes et musulmanes. Les miniatures des manuscrits du Mont Cassin et de Grottaferrata reproduisent souvent des modèles orientaux. Les pays slaves eux-mêmes, la Serbie et la Russie, ne doivent pas toute leur culture à Constantinople et, dans les miniatures d’un psautier serbe du XVe siècle, M. Strzygowski a vu la copie à peine déformée d’un manuscrit syriaque du Ve siècle. Les monastères du Mont-Athos paraissent avoir été, indépendamment de Constantinople, un centre où les traditions de l’art oriental se conservèrent intactes pour se propager de là dans les pays slaves. Toutes les études et les découvertes de ces dernières années conduisent donc à la même conclusion et montrent l’action extraordinaire exercée par les écoles artistiques qui se formèrent à la fin de l’antiquité d’un mélange de l’hellénisme avec les techniques orientales,


VI

Comment donc, si la source fut commune à tous, expliquer la diversité des écoles provinciales qui ont régné au moyen âge ? Comment l’art hellénistique a-t-il pu produire des œuvres aussi différentes qu’une église romane et une église byzantine ? Comment expliquer en un mot que l’esprit d’imitation des hommes du moyen âge ait pu se concilier avec leur goût de particularisme et d’autonomie ? En réalité, le tempérament propre à chaque peuple, les conditions spéciales à chaque pays (nature des matériaux de construction, nécessités climatériques, etc.) restèrent des facteurs importans. L’art cosmopolite de l’Orient ne fut pas compris par tous de même, et, de la diversité d’interprétation, résultèrent les écoles nationales.

Avec le triomphe de l’islam s’acheva en Orient l’évolution que nous avons vue commencer sous l’empire romain : les élémens helléniques de l’art furent presque entièrement éliminés par les traditions nationales. Dire que les musulmans renoncèrent, ce qui n’est pas rigoureusement exact, à traiter la figure humaine pour des raisons religieuses, c’est prendre la cause pour l’effet. La vérité est que la défense qui se trouve dans le Coran répond merveilleusement au tempérament oriental. L’hellénisme et l’orientalisme représentent deux tendances contradictoires dont la juxtaposition était presque monstrueuse. L’art grec est essentiellement humain, et c’est dans la forme humaine, dans les proportions de l’homme, qu’il cherche à atteindre la beauté. À ces formes aux contours si nets, l’Oriental préfère au contraire le domaine infini du rêve, et il semble qu’il veuille par la richesse du décor offrir à son imagination les moyens de s’échapper du réel. Sur les étoffes persanes comme sur les ivoires coptes, les personnages ou les animaux, dépourvus de caractère individuel, ne semblent jouer déjà qu’un rôle décoratif. Les artistes musulmans, Coptes, Syriens ou Mésopotamiens pour la plupart, poussèrent ces principes jusqu’à leurs dernières conséquences. Dans tous les pays conquis par les Arabes régna l’antique art de la Mésopotamie et de l’Egypte, qui ne garda guère de sa période d’hellénisme que quelques motifs décoratifs, palmettes, feuilles d’acanthe, etc. L’ornement polygonal, la rosette de Mschatta, les entrelacs du Dioscoride de Vienne et des étoffes d’Antinoé devinrent le décor arabe par excellence.

Tandis que l’art oriental remontait ainsi à son principe, l’art byzantin au contraire garda jusqu’au bout ce caractère mitoyen qui est celui de toute la culture byzantine. La Querelle des Images montre une tentative pour transformer l’art byzantin suivant les principes qui régnaient déjà dans les pays musulmans. Cette entreprise échoua pour des causes religieuses, mais probablement aussi parce qu’il subsistait chez les Grecs du moyen âge quelque chose du goût qu’avaient eu leurs ancêtres pour la beauté humaine. Des œuvres comme les mosaïques de Saint-Luc, de Daphni, de Nicée montrent que dans l’héritage qu’ils reçurent de l’Orient, les artistes byzantins marquèrent leur prédilection pour l’élément hellénique ; quelques-uns de leurs personnages ont la majesté des statues antiques. L’art oriental transporté à Byzance n’en exerça pas moins jusqu’au XVe siècle une véritable tyrannie. L’art byzantin resta essentiellement un art décoratif et préféra toujours à la beauté plastique la richesse et l’harmonie des couleurs. Il ne connut jamais la nature qu’à travers les cartons que lui avait légués l’antiquité, et le peu d’initiative laissé aux artistes fut encore restreint par les règles rigoureuses que leur imposa l’église grecque. L’art byzantin fut ainsi une longue survivance de l’art hellénistique et, entre les deux tendances opposées de cet art, il ne parvint jamais à faire un choix.

En Occident, au contraire, les conditions furent toutes différentes. L’imitation fut d’abord servile, ou plutôt, jusqu’au Xe siècle, l’art y eut le caractère d’une importation étrangère. La Renaissance carolingienne montre en réalité le premier effort des Occidentaux pour imiter les œuvres qui avaient été jusque-là apportées d’Orient. Ce mouvement devait être fécond ; il eut d’abord cette unité factice qui caractérise la société carolingienne, puis, lorsque les invasions barbares eurent bouleversé de nouveau l’Europe, l’uniformité qu’avaient pu maintenir quelque temps les artistes formés à l’école d’Aix-la-Chapelle, disparut complètement. Chaque pays, chaque canton, fut livré à lui-même ; chacun des monastères qui avaient conservé les traditions de l’art carolingien se trouva dans des conditions différentes. Dans chaque province, lorsqu’on voulut relever et orner les églises, il fallut se contenter des ressources locales et imiter les seuls modèles dont on disposait. Telles sont les causes de la naissance des écoles provinciales de l’art roman au XIe siècle. La construction originaire d’Asie Mineure qu’était la basilique voûtée, reçut, suivant les provinces, les modes de structure et de décoration les plus divers. Les marbres antiques se faisant plus rares[9] et les placages coûtant fort cher, on songea à tirer le décor des lignes mêmes de l’architecture : ainsi naquirent des écoles de sculpture et de peinture indigènes.

Ces premiers rénovateurs avaient d’ailleurs une pauvreté d’imagination surprenante. Tous les motifs les plus étranges leur paraissaient bons à imiter : ivoires coptes, étoffes persanes, sarcophages gallo-romains, tous les monumens, toutes les écoles contribuèrent à orner les chapiteaux des églises romanes ; les tympans de l’ancienne cathédrale de Bayeux offrent même en plein XIIe siècle une représentation d’une vérité surprenante du lion et du dragon chinois. De l’éducation qu’ils tenaient de l’art oriental ces artistes gardèrent d’ailleurs un sens réel et très délicat du décor. Lorsqu’on examine telle œuvre du Xe siècle, les ivoires de Saint-Gall attribués au moine Tuotilo par exemple, on est surpris du contraste qui existe entre la raideur ou les gestes gauches des personnages et la délicatesse finie des ornemens.

Ainsi les conditions mêmes dans lesquelles se trouva l’Occident affranchirent en quelque sorte les artistes de la tradition pesante qui se maintenait en Orient. A partir du XIIe siècle, les traces d’initiative et les innovations se multiplient. A des plans d’origine orientale, tels que celui de la basilique à coupole, on adapta des procédés de construction indigènes d’une antiquité reculée. Avant sa restauration au XIXe siècle, la coupole de Saint-Front de Périgueux se composait d’assises en encorbellement analogues à celles des coupoles mycéniennes ou irlandaises et, comme l’a montré M. Bertaux, ce mode de construction se retrouve dans certaines églises à coupoles de l’Italie méridionale. De même des techniques d’origine orientale étaient simplifiées dans les ateliers monastiques ; on a des raisons de croire que l’émail champlevé de Limoges est né d’une modification ingénieuse apportée au travail de l’émaillerie cloisonnée. De plus en plus les monumens s’adaptèrent aux conditions et aux besoins de la région où ils étaient élevés. Les églises du Midi furent couvertes de voûtes puissantes et éclairées seulement par les fenêtres des bas-côtés. Dans le Nord au contraire, où l’on voulut avoir des églises voûtées et lumineuses en même temps, on inventa le procédé de la croisée d’ogive, véritable cintrage permanent, d’abord invention de quelque architecte timide et plus tard principe de toutes les audaces. L’art gothique naissait, et les sculpteurs, cessant de reproduire l’éternelle feuille d’acanthe, s’essayaient à copier les modestes plantes des campagnes françaises, la feuille d’arum, la fougère, le nénuphar. Pour la première fois peut-être depuis l’antiquité, un artiste osait regarder la nature. C’était là toute une révolution qui allait modifier le caractère de l’art occidental et clore une longue période de son histoire.

Ainsi, au fond de l’art du moyen âge comme à la base de toute la culture européenne, on trouve l’influence de l’hellénisme modifié par les traditions orientales. C’est à ce double courant que l’art musulman, l’art byzantin, l’art occidental doivent leur existence : c’est dans les villes et les palais hellénistiques, en Asie Mineure, en Syrie, en Egypte, qu’il faut aller chercher la source de l’iconographie chrétienne et de l’art du moyen âge. Un doute peut cependant subsister sur la valeur des services que l’Orient rendit ainsi à l’Europe. On sera disposé peut-être à regretter la longueur de cette période d’asservissement et à déplorer que la richesse même des motifs orientaux ait découragé si longtemps l’initiative des artistes. Mais si l’on réfléchit à l’état effroyable qui succéda en Europe à la paix romaine, si l’on pense aux périodes de barbarie profonde que traversa l’Occident au VIIe ou au Xe siècle, on comprend alors combien fut bienfaisante la conservation de ces modèles échappés à la destruction totale. Un certain nombre de bijoux barbares ou de chapiteaux grossièrement sculptés sont là pour nous attester que, lorsque les artistes occidentaux n’étaient pas soutenus par leurs modèles hellénistiques, ils ne tardaient pas à retomber au niveau de leurs ancêtres de l’époque de la Tène.

L’art hellénistique propagé en Occident par les Syriens a sauvé les plus belles créations de l’antique Orient et de la Grèce. C’est à son contact que s’est faite l’éducation des Occidentaux ; c’est en pénétrant ses deux aspects, naturaliste et décoratif, qu’ils ont repris goût à l’étude de l’homme, tout en gardant un sens très vif de l’ornement ; c’est en arrivant à le comprendre, après l’avoir d’abord imité, qu’ils ont fini par se dégager de leur modèle pour créer à leur tour et lutter soit avec la nature, soit avec l’antique. La Renaissance et l’art moderne sont sortis de cette évolution.


LOUIS BREHIER.


  1. Bulletin monumental, 1855, p 110. Verneilh était obligé à la même époque de démontrer que les statues du Portail Royal de Chartres n’avaient rien de byzantin.
  2. Chapot, les Destinées de l’hellénisme au-delà de l’Euphrate (Mémoires de la Société des Antiquaire de France, LXIII, 1902.
  3. De même M. Salomon Reinach (Revue archéologique, t. XXXVI à XXXIX) a montré que le motif stylisé du galop volant a été introduit dans l’art chinois par l’intermédiaire des artistes persans de l’époque sassanide. C’est un fait du même ordre.
  4. Choisy, Histoire de l’Architecture, Paris, 1899.
  5. Les principales explorations sont celles de Smirnof en 1895, Crowfort en 1900, de la Société scientifique de Prague en Isaurie et d’Oppenheim dans la Syrie du Nord en 1902, de miss Lowthian Bell et de Ramsay (1905-1906).
  6. Les inscriptions découvertes par Ramsay à Binbirkilisse et à Daoulch peuvent être datées du VIIIe ou du IXe siècle ; ces églises sont donc moins anciennes que ne l’avait admis Strzygowski, mais elles n’en paraissent pas moins représenter un type indigène d’origine très lointaine.
  7. Mortet, Revue archéologique, 1902, II, p. 62.
  8. Il était l’auteur de la statue colossale de Mercure, élevée dans la cité des Arvernes.
  9. Dans les pays où les marbres antiques étaient abondans, à Rome par exemple, le type de l’ancienne basilique à colonnes persista pendant tout le moyen âge.