L’Art de se connaître soi-même/01/04
CHAP. IV.
E premier Précepte qu’il contient
est d’une si grande importance qu’il
semble contenir luy seul la Morale & la
Religion. Il enferme un commandement
& une défense. Le commandement est
d’aymer Dieu de tout nôtre cœur, de
toutes nos forces & de tout nôtre entendement.
La défense est de n’avoir point
d’autre Dieu devant la face du Seigneur.
Pour bien comprendre ce Précepte, il faut remarquer en general, qu’on peut aymer quelqu’un par sentiment, ou par raison, ou enfin par sentiment & par raison tout ensemble. On appelle aymer quelqu’un par Sentiment, l’aymer pour le bien qu’il nous fait, ou pour Ie plaisir qu’il nous donne. On appelle aymer par Raison, aymer la perfection pour la perfection même. On appelle aymer par Sentiment & par Raison, aymer quelqu’un & à cause du merite & des perfections qu’il possede, & à cause du bien qu’il nous a fait ou qu’il peut nous faire.
L’amour de Raison ne paroit pas au fond different de l’estime, & il ne dit tout au plus qu’une estime qui s’interesse pour l’objet estimé, qui cherche à luy faire du bien, ou qui luy en souhaite. Nous aymons de cette maniere Ie merite étranger, éloigné & qui n’a aucun raport avec nous ; mais comme nous verrons cy-aprés, il n’est pas facile d’en trouver de ce caractere.
Nous nous aymons au contraire nous-mêmes par Sentiment & non pas par Raison. L’amour de nous-mêmes précede Ie jugement que nous faisons, que nous devons nous aymer, & nous aurions beau faire mille raisonnemens contraires à ce penchant, nous ne laisserions pas de nous aymer toûjours.
Enfin, Dieu s’ayme luy-même par Raison & par Sentiment, par raison, parce qu’il connoit ses propres perfections ; par sentiment, parce qu’il goûte sa beatitude infinie, & c’est par raison & par sentiment que nous devons aussi l’aymer, par raison, puis qu’il possede toutes les perfections, par sentiment, puis qu’il nous communique tous les biens que nous pouvons sentir & posseder. Dieu semble demander ici l’amour de sentiment. Il ne dit pas, je suis Ie Dieu qui ay toutes les perfections &c. mais je suis l’Eternel ton Dieu qui t’ay rétiré hors du païs d’Egypte &c. Et il est remarquable que ce caractere est commun à toutes ses révelations qu’il adresse aux hommes sur la terre, c’est de se manifester à eux, révêtu de quelqu’un de ses bienfaits, pour gagner leur cœur par la reconnoissance. Il estoit servi dans l’Ancien Monde sous Ie nom de Dieu qui est, & qui est remunerateur à ceux qui l’invoquent. Il fut connu en suite sous Ie nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac & de Jacob. Aprés il donna sa loy en se déclarant le Seigneur, qui avoit rétiré ce peuple du païs d’Egypte. En suite un Prophete déclare que Ie temps est venu auquel on ne dira plus, l’Eternel, est celuy qui a rétiré son peuple hors du païs d’Egypte : mais bien l’Eternel, est celuy qui a fait rémonter son peuple hors du païs de Babylon. Enfin lors que Ie temps destiné à la rédemption des hommes est venu, Dieu ne s’appelle plus que Ie Dieu de misericorde & Ie Pere de nôtre Seigneur Jesus Christ.
Ceux là donc se trompent beaucoup dans cette matiere, qui s’imaginent que c’est offenser Dieu, que de l’aymer autrement que pour l’amour de luy même & qu’il n’y a point de mouvement interessé de nôtre cœur, qui ne soit criminel. On n’a pour réfuter ces speculations, qu’à faire reflexion sur la conduite de Dieu, qui non seulement consent que nous l’aymions par les motifs du bien, que nous trouvons dans sa possession : mais qui Ie veut & qui proportionne ses révelations à ce dessein ; & aussi peut-on dire qu’on glorifie Ie Souverain bien lors qu’on Ie desire ardemment & qu’on ne trouve ni repos, ni joye que dans sa communion.
Ce grand Precepte peut être proposé à l’homme mortel pour Ie confondre, en luy faisant voir son impossibilité à accomplir la loy de Dieu : mais il n’y a que l’homme immortel qui puisse remplir ce devoir. Ce n’est pas l’homme qui perit, qui se sent avoir de grandes obligations à Dieu : mais l’homme qui subsiste éternellement. Et ce n’est point dans un amas de saveurs perissables, mais dans l’assemblage des biens incorruptibles que nous trouvons les motifs d’un amour & d’une reconnoissance dignes de Dieu.
Ainsi aussi l’homme de la nature consideré comme un homme, qui a des relations courtes & passageres avec des autres hommes, ne peut ni ne doit aymer les autres autant que luy même. Si nous étions obligés d’aymer un indifferent & un inconnu autant qu’un pere ayme ses enfans, ou que les enfans ayment leur pere ; certes tout ne seroit que desordre & que confusion dans Ie monde raisonnable. Nous devons aymer nos enfans plus que nos parens, nos parens plus que les personnes indifferentes ; or comme c’est l’amour de nous mêmes qui fait cette inégalité & cette variété de nos affections, il s’enfuit qu’il y a une premiere loy de la nature, qui veut que nous nous aymions plus que les autres.
Mais l’homme immortel a d’autres veües & d’autres obligations. Toutes ces diverses sortes de proximité & de relation qui regardent cette vie, disparoissent devant les relations de la societé éternelle, que nous devons avoir avec les autres. Un prochain temporel que la nature nous montre ne nous est pas si considerable que Ie prochain éternel que la foy découvre en luy. Au reste il y a des personnes qui s’ayment avec tant de déreglement, qu’il n’est nullement bon qu’ils ayment les autres, comme ils s’ayment eux-mêmes. Car n’est il pas vray, que si nous disions à un homme, je souhaite que vous soiés ingrat, aveugle, emporté, vindicatif, superbe, voluptueux, avare, afin que vous puissiés avoir plus de plaisir au monde, il auroit raison de penser, ou que nous extravaguons, ou que nous voulons luy faire un méchant compliment ; & neantmoins ce feroit là aymer son prochain comme l’on s’ayme soymême.
Pour avoir Ie droit d’aymer Ie prochain comme soy-même il faut s’aymer soy-même par raport a l’éternité. Il n’y a que l’homme immortel qui foit en état de bien observer ce précepte.
On demande ici, si lors que la loy nous ordonne d’aymer Ie prochain comme nous mêmes, elle veut qué nous l’aymions par les motifs de l’amour que nous avons pour Dieu ? ou par les motifs de celuy que nous avons pour nons. Je répons en distinguant toûjours un amour de raison & un amour de sentiment. Quand nous aymons le prochain d’un amour de raison, il est certain, que les motifs de cet amour doivent être pris de l’amour que nous avons pour Dieu. Quand nous aymons le prochain d’un amour de sentiment, les motifs de cet amour ne peuvent être pris, que de l’affection que nous avons pour nous mêmes. Ainsi on peût répondre en un mot, qu’il faut l’aymer par l’un & par l’autre de ces deux motifs ; & il semble que la loy du Decalogue nous confirme dans cette pensée. Car elle met le précepte qui régarde le prochain, immediatement aprés celuy qui regarde Dieu, pour nous apprendre que l’un est une dépendance de l’autre, & que nous devons aymer le prochain par l’amour de Dieu ; & d’un autre côté, il appelle celuy qu’il nous récommande d’aymer, du nom de prochain, pour nous dire que nous sommes interessés à l’aymer, parce que c’est une personne, qui nous appartient.
La raison nous dit que Dieu étant la beauté supreme & infinie, est aymable pour luy même & que toutes choses le sont pour l’amour de luy. Elle veut donc que nous aymions les objets selon le raport & la convenance qu’ils ont avec Dieu. L’experience que nous faisons de nôtre être, accompagnée de joye & de plaisir, nous obligeant à nous aymer premiérement nous mêmes, la nature nous enseigne à aymer les personnes, selon le plus & le moins de proximité ou de convenance, qu’elles ont avec nous : Ces deux loix ne se combatent point, l’une est, pour ainsi dire, la loy de la raison & l’autre la loy du sentiment, l’une est l’instinct de la nature, qui perit & l’autre l’instinct de la nature immortelle, l’une se raporte à la courte Societé, que nous devons avoir les uns avec les autres & l’autre au commerce éternel, que nous devons avoir avec eux en Dieu.