L’Art de lire/XI. Épilogue

Hachette (p. 160-165).
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CHAPITRE XI

ÉPILOGUE



Lart de lire, c’est l’art de penser avec un peu d’aide. Par conséquent, il a les mêmes règles générales que l’art de penser. Il faut penser lentement ; il faut lire lentement ; il faut penser avec circonspection sans donner à grand’erre dans sa pensée et en se faisant sans cesse des objections ; il faut lire avec circonspection et en faisant constamment des objections à l’auteur ; cependant il faut d’abord s’abandonner au train de sa pensée et ne revenir qu’après un certain temps à la discuter, sans quoi l’on ne penserait pas du tout ; il faut faire confiance provisoire à son auteur et ne lui faire des objections qu’après qu’on s’est assuré qu’on l’a bien compris ; mais alors, lui faire toutes celles qui nous viennent à l’esprit et examiner attentivement et s’il n’y a pas répondu, et ce qu’il pourrait y répondre. Ainsi de suite ; car lire, c’est penser avec un autre, penser la pensée d’un autre, et penser la pensée, conforme ou contraire à la sienne, qu’il nous suggère.

Heureux peut-être ceux qui n’ont pas besoin de livre pour penser, et tout à fait malheureux évidemment ceux qui en lisant ne pensent exactement que ce que pense l’auteur ; je ne sais même pas quel plaisir ceux-ci peuvent avoir et je ne puis me le définir. Mais pour ceux qui sont entre les deux extrêmes, et c’est le cas, je pense, de la plupart d’entre nous, le livre, ce petit meuble de l’intelligence, ce petit instrument à mettre en activité notre entendement, ce moteur de l’esprit qui vient au secours de notre paresse et plus souvent de notre insuffisance, et qui nous donne la délicieuse jouissance de croire que nous pensons, alors que nous ne pensons peut-être pas du tout, le livre est un ami précieux et bien cher. Ne nous dissimulons point qu’il a ses défauts. On a dit qu’il ne trompe pas ; j’ai montré qu’il trompe souvent, puisque, par notre faute, à la vérité, il ne paraît pas du tout le même au bout d’un certain temps et nous déçoit.

On a dit qu’il n’est pas importun, oiseux, bavard, puisque c’est un bavard que l’on peut mettre à la porte, sans impolitesse, aussitôt qu’il nous ennuie. C’est une grave erreur ; car un livre peut nous irriter par son bavardage, et en même temps nous empêcher de le fermer, parce qu’il est intéressant et qu’entre deux bavardages on peut s’attendre à quelque chose de très fin qu’il serait fâcheux d’avoir perdu. Bien souvent un livre est tel qu’on voudrait que quelqu’un, qui fût vous-même, car on ne peut s’en reposer que sur soi, en eût marqué les passages intéressants et signalé particulièrement les pages d’une incontestable inutilité.

On a dit que du plus mauvais livre on peut tirer quelque chose de bon et que par conséquent un livre est toujours un ami et un bienfaiteur, et l’on a pu citer en l’appliquant aux livres, cette ligne de Montaigne : « Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant, il faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise ; car tout sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction : à contrôler les grâces et façons d’un chacun il s’engendrera envie des bonnes et mépris des mauvaises. »

Ce n’est pas tout à fait vrai, ou je n’en suis pas tout à fait sûr. Il est plus facile d’être assoté par un sot livre que de le rendre intelligent ou de le faire servir à son intelligence par la façon dont on le lit. Le sot livre impose, étant très souvent goûté par une multitude de gens dont le nombre fait impression sur vous, et l’on ne sait pas le discuter avec la pleine liberté d’esprit que suppose Montaigne, ce qui est la seule condition à laquelle il deviendrait de profit. Donc le livre n’est pas toujours un bienfaiteur ; il n’est pas, quel qu’il soit, encore un bienfaiteur.

Il est très vrai aussi que la lecture devient une passion et que, comme toute passion, elle a de singuliers excès. À un certain degré de violence, elle empêche toute action, elle s’oppose à tout emploi énergique de la vie. Le livre est un moly qui empêche les hommes de devenir bêtes aux mains des Circé ; mais c’est un lotos, aussi, qui paraît une nourriture si délicieuse qu’il faut user de violence pour nous arracher au pays où il croît, pour nous faire rentrer dans nos vaisseaux et nous obliger à ramer.

Il n’y a nul doute à cet égard. Il faut s’armer de sagesse même contre les passions les plus innocentes, parce qu’il n’y a pas de passions innocentes, et même en parlant de la lecture il faut dire :

Le sage qui la suit, prompt à se modérer,
Sait boire dans sa coupe et ne pas s’enivrer

Aussi bien chacun sent qu’il y a un art de lire et, si la lecture n’offrait aucun danger, il n’y aurait pas besoin d’art pour s’y livrer.

En revanche, la lecture, certaines précautions prises, est un des moyens de bonheur les plus éprouvés. Elle conduit au bonheur, parce qu’elle conduit à la sagesse et elle conduit à la sagesse parce qu’elle en vient et que c’est son pays même, où naturellement elle aime à mener ses amis. J’ai mon vieillard du Galése ; je l’ai eu du moins, car il m’a précédé au rendez-vous universel. Il était avoué en province. La cinquantaine venue, il vendit son étude et se retira, mais non pas au bord d’un cours d’eau et pour y cultiver les fleurs ; il se retira à la Bibliothèque nationale. Il y passait six heures ou huit heures par jour, selon les saisons. Il avait été attiré à Paris pour deux raisons : parce que, disait-il, c’est la seule ville où la vie intellectuelle et artistique soit à très bon marché ; et parce que c’est la seule ville où l’on vous permette de ne pas appartenir à un parti politique ; et parce que, en conséquence, Paris est la ville des pauvres et des gens tranquilles.

Je le félicitai, en lui recommandant de ne pas se faire d’amis, la Bibliothèque nationale regorgeant d’aimables causeurs qui semblent ne pas aimer la lecture des autres et qui se relayent pour vous empêcher de prendre connaissance du livre que vous venez d’ouvrir. Il me répondit qu’il avait sa méthode, et que, dès qu’un de ceux pour qui la salle de lecture est une salle de conversation venait s’accouder à son fauteuil, il s’endormait immédiatement, ce qui, dans une salle de lecture, comme à un cours public, est dans les mœurs, ne peut froisser personne et n’a pas besoin qu’on s’en excuse.

Comme il n’était pas un grand humaniste, il avait, pour en arriver sans grand effort à lire les auteurs des temps les plus reculés de la langue de France, adopté le procédé suivant. Il avait commencé par lire les auteurs d’aujourd’hui, ceux qui écrivent la langue contemporaine, puis, remontant peu à peu, il avait passé aux auteurs du XIXe siècle, puis à ceux du XVIIIe siècle et ainsi de suite, s’habituant à la langue archaïque par transitions lentes et se faisant, du reste, quoique marchant à reculons, une idée fort nette de la suite de notre civilisation. Je ne doute point qu’avant de mourir, il ne lût très couramment la Cantilène de Sainte Eulalie.

C’était bien un vieillard du Galése à sa manière, aussi assidu quoique moins laborieux et aussi sage. Au lieu de cueillir des fleurs, il cueillait avec délicatesse les plus belles idées, les plus beaux récits, les plus beaux dialogues qui aient germé dans l’esprit humain. En latin legere signifie lire et signifie cueillir. Cette langue latine est charmante.