L’Art de lire/IX. La Lecture des critiques

Hachette (p. 132-150).


CHAPITRE IX

LA LECTURE DES CRITIQUES



Ll y a une grande question. Faut-il lire, concurremment avec les bons auteurs, ceux qui ont parlé d’eux ou qui en parlent ? Faut-il lire les critiques ?

J’en suis très modérément d’avis, mais j’en suis d’avis.

Qu’est-ce qu’un critique ? C’est un ami qui cause avec vous de vos lectures, faisant les mêmes ou ayant fait les mêmes. Or, ce personnage est-il inutile, est-il odieux ? Non, sans doute ; dans la vie domestique vous le recherchez. Vous sentez qu’il vous fait réfléchir, qu’il renouvelle en vous vos sensations et impressions de lecteur, qu’il éveille en vous des curiosités de lecteur, qu’en épousant ou en contrariant vos jugements, il fait que vous les révisez, à quoi sans doute votre goût s’exerce et s’affine ; qu’en vous dirigeant du côté de nouvelles lectures, il vous ouvre des pays nouveaux auxquels vous songiez vaguement, ou ne songiez point, et qui peuvent être d’une grande beauté ou d’une étrangeté captivante.

Enfin vous êtes content de l’ami qui cause avec vous de vos lectures et des siennes. Il est quelquefois cassant ; il est quelquefois un peu trop admiratif et ami de tout le monde ; il est quelquefois, à votre goût, trop tourné du côté du passé ou au contraire trop attiré vers les nouveautés, et homme qui découvre tous les matins un nouveau chef-d’œuvre, ce qui lui fait oublier celui qu’il a découvert hier ; il est quelquefois l’homme qui n’a que de la mémoire et qui cite presque sans choix, et vous le trouvez monotone ; il est quelquefois l’homme qui, en parlant des autres, songe surtout à lui et qui, dans l’esprit des auteurs, ne trouve presque qu’une occasion de faire admirer celui qu’il a ; mais quels que soient ses défauts vous l’aimez toujours un peu : le lecteur aime celui qui lit et qui lui parle de lectures, et en vient même, par besoin de confidences intellectuelles à faire et à recevoir, à ne pouvoir plus se passer de lui.

Eh bien ! le critique est précisément cet ami que vous avez et, si vous n’en avez pas, il le remplace.

Vous n’avez pas tort d’aimer le critique.

Mais, et c’est ici que la question se pose dans ses vrais termes, quand faut-il lire les critiques ? À quel moment ? Le critique qui parle de Corneille, avant d’avoir lu Corneille lui-même, ou après que vous aurez lu Corneille ? Voilà le point.

J’ai souvent dit : un critique est un homme qui sert à vous faire lire un auteur à un certain point de vue et dans certaines dispositions d’esprit qu’il vous donne. Si cela est vrai, prenons garde ! Est-ce qu’il se faudrait pas… ne point lire le critique du tout ?

Il semble bien ; car enfin ce qui m’importe à moi lecteur (et en vérité, c’est mon devoir) c’est d’avoir une impression personnelle, c’est d’avoir une impression bien à moi, c’est d’être ému par Corneille très personnellement et non pas d’être ému par Corneille selon l’impression d’un autre. Ce point de vue où le critique m’aura mis, c’est le sien ; cette disposition d’esprit où il m’aura mis, c’est la sienne. De sorte que lire le critique avant l’auteur, c’est m’empêcher de comprendre l’auteur moi-même ; c’est me forcer à ne l’entendre que d’une oreille préparée et presque formée par un autre ; c’est bien travailler à me mettre dans l’impossibilité d’être touché directement, et c’est-à-dire c’est bien travailler à me rendre incapable de jouissance. Voilà vraiment un beau profit !

Ajoutez qu’une certaine paresse aidant, ou, si vous voulez, la loi du moindre effort, je me contenterai bientôt de savoir ce que pensent des auteurs les critiques les plus autorisés, sans jamais lire les auteurs eux-mêmes ; d’abord, parce que — si l’on sait choisir ses critiques — c’est plus court ; ensuite, parce que même les critiques prolixes ont débrouillé la matière et me donnent, par les citations qu’ils font de leur auteur, le meilleur, évidemment, de cet auteur-là, ce qui peut me suffire ; ensuite et surtout parce que, devant, quand je lirai l’auteur après le critique, subir l’influence de celui-ci et lire dans la disposition d’esprit où il m’aura mis ; si je dois, l’auteur lu après le critique, avoir la même impression que le critique seul étant lu, j’épargne du temps en lisant le critique seul.

Et c’est ainsi que Renan a très bien dit qu’un temps viendrait où la lecture des auteurs serait remplacée par celle des historiens littéraires. Il avait même l’air de n’être pas fâché en disant cela.

Il y a beaucoup de vrai dans ces observations et, je le dirai en passant, c’est bien pour cela que moi, très partisan de la lecture des auteurs eux-mêmes, j’ai souvent applaudi de tout mon cœur aux critiques prolixes. « Comment ! Celui-ci écrit deux volumes sur la Princesse de Clèves ; celui-ci cinq volumes sur Jean-Jacques Rousseau ! Tant mieux !

— Comment ? tant mieux ?

— Sans doute ! Le lecteur trouvera plus court de lire Rousseau lui-même ! »

Cependant il faut s’entendre. Distinguons d’abord entre l’historien littéraire et le critique proprement dit.

L’historien littéraire doit être aussi impersonnel qu’il peut l’être ; il devrait l’être absolument. Il ne doit que renseigner. Il n’a pas à dire quelle impression a faite sur lui tel auteur ; il n’a à dire que celle qu’il a faite sur ses contemporains. Il doit indiquer l’esprit général d’un temps d’après tout ce qu’il sait d’histoire proprement dite ; l’esprit littéraire et artistique d’un temps, ce qui est déjà un peu différent, d’après tout ce qu’il sait d’histoire littéraire et de l’histoire même de l’art ; mesurer, ce qui du reste est impossible, mais c’est pour cela que c’est intéressant, les influences qui ont pu agir sur un auteur ; s’inquiéter de la formation de son esprit d’après les lectures qu’on peut savoir qu’il a faites, d’après sa correspondance, d’après les rapports que ses contemporains ont faits de lui ; s’enquérir des circonstances générales, nationales, locales, domestiques, personnelles dans lesquelles il a écrit tel de ses ouvrages et puis tel autre ; chercher, ce qui est encore une manière de le définir, l’influence que lui-même a exercée et c’est-à-dire à qui il a plu, les répulsions qu’il a excitées et c’est-à-dire à qui il a déplu. Ce n’est là qu’une très petite partie du travail de l’historien littéraire, mais cela en donne une idée suffisante.

Ce qu’il ne doit pas faire, c’est juger, ni dogmatiquement, à savoir d’après des principes, ni, non plus, impressionnellement, à savoir d’après les émotions qu’il a eues. Il est trop clair qu’en ce faisant, il sortirait complètement de son rôle d’historien. Il ferait de l’histoire littéraire, comme on faisait de l’histoire proprement dite au XVIe ou encore au XVIIe siècle, quand l’historien jugeait les rois et les grands personnages de l’histoire, les louait ou les blâmait, se révoltait contre eux comme eût fait une province ou les couvrait de fleurs comme à une entrée de ville ; enfin dirigeait l’histoire tout entière et l’inclinait à être une prédication morale.

L’historien littéraire ne doit pas plus en user ainsi que l’historien politique. Il ne doit connaître et faire connaître que des faits et des rapports entre les faits. Le lecteur ne doit savoir ni comment il juge ni s’il juge ; ni comment il sent, ni s’il sent. Le critique, au contraire, commence où l’historien littéraire finit, ou plutôt il est sur un tout autre plan géométrique que l’historien littéraire. À lui, ce qu’on demande, au contraire, c’est sa pensée sur un auteur ou sur un ouvrage, sa pensée, soit qu’elle soit faite de principes ou qu’elle le soit d’émotions ; ce qu’on lui demande, ce n’est pas une carte du pays, ce sont des impressions de voyage ; ce qu’on lui dit, c’est : « Vous vous êtes rencontré avec M. Corneille ; quel effet a-t-il fait sur vous ? Est-il entré dans vos idées générales sur la littérature et sur l’art d’écrire, ou les a-t-il contrariées, et par conséquent l’avez-vous hautement approuvé ou condamné sévèrement ? Si vous êtes plutôt et surtout ou même uniquement un homme de sentiment, de sensibilité, d’émotion, quelles émotions M. Corneille a-t-il excitées en vous, de quelle manière votre âme a-t-elle réagi, délicieusement ou douloureusement, ou faiblement, à rencontrer la sienne ; qu’est devenue votre sensibilité dans le commerce ou au contact de M. Corneille ?

— Mais vous m’interrogez autant, au moins, sur moi que sur Corneille ?

Certainement ! »

Voilà ce qu’est le critique. Peu s’en faut qu’il ne soit le contraire même de l’historien littéraire ; tout au moins ils sont si différents que ce qu’on demande à l’un, et légitimement, c’est ce qu’on ne demande pas et ce qu’on ne doit pas demander à l’autre, et la converse est vraie.

Il a fallu insister sur ce point, parce qu’il n’y a pas si longtemps qu’on a compris la grande différence qu’il y a entre l’historien littéraire et le critique ; parce que, jusqu’aux dernières années du dernier siècle, les historiens littéraires croyaient avoir mission de critique et réciproquement ; parce que telle histoire de la littérature française, celle de Nisard, est tout entière œuvre de critique et comme histoire littéraire n’existe pas, de telle sorte que l’auteur n’a rien fait de ce qu’il devait faire et a fait tout le temps, et du reste d’une manière admirable, ce qu’il devait ne pas faire du tout ; si bien encore que son livre, absolument manqué comme histoire littéraire, reste tout entier debout comme recueil de morceaux de critique.

Or, cette distinction étant faite et si vous l’admettez, revenons à notre question : quand faut-il lire le critique ?

Cela dépend précisément de la question de savoir s’il est historien littéraire, d’après la définition que nous avons donné de l’historien littéraire, ou s’il est critique, selon la définition que nous avons donnée du critique. S’il est historien littéraire, il faut le lire avant de lire l’auteur, et s’il est critique, il ne faut jamais le lire avant. S’il est historien littéraire, il vous donnera tous les renseignements qui vous sont utiles, et dont quelques-uns vous sont indispensables sur le monde où vivait l’auteur, sur les hommes pour qui il a parlé, sur tout ce qui (son génie mis à part) l’a fait ce qu’il a été ; il vous introduira ainsi chez lui ; il vous fournira toutes les informations sans lesquelles vous ne comprendriez de lui à très peu près rien. Il est donc prouvé qu’il faut lire l’historien littéraire avant l’auteur à qui vous voulez vous attacher. L’introduction à l’intelligence de Corneille, c’est l’histoire du temps de Corneille, toute l’histoire du temps de Corneille et particulièrement l’histoire de la littérature française de 1600 à 1660.

Pour le critique, c’est très différent. Il est très vrai que, si vous le lisez avant l’auteur avec qui vous désirez lier commerce, il vous nuira beaucoup plus qu’il ne vous rendra des services. Vous ne pourrez pas, en lisant l’auteur, ou vous pourrez difficilement, vous débarrasser du point de vue du critique pour recevoir l’impression directe ; le critique sera comme un écran entre l’auteur et vous. Vous désiriez savoir quel effet ferait sur vous Montaigne, et vous ne savez pas si ce qui vous vient à l’esprit, en lisant Montaigne, vous vient en effet de Montaigne ou de Nisard ; vous vouliez connaître votre sensibilité modifiée par Montaigne ; vous connaissez une modification faite peut-être par Montaigne, mais préparée par Nisard ; vous connaissez quelque chose en vous qui est de Montaigne, de Nisard et de vous-même ; il y a un terme de trop ; ce n’est pas lire Montaigne que de le lire à travers Nisard, que de le lire en y cherchant instinctivement, et en y trouvant forcément, moins les pensées de Montaigne que les pensées que Montaigne a inspirées à Nisard ; et pour lire Montaigne vraiment, ce qui s’appelle lire, il faudrait d’abord que vous missiez Nisard en total oubli.

S’il est ainsi, il va de soi qu’il ne fallait pas commencer par lire le critique.

— Alors, lisons l’historien littéraire avant et le critique jamais !

— Pourquoi ? Lisons l’historien littéraire avant et le critique après. Après, c’est trop tard ? Non point. Le critique doit inviter à relire ou à repenser sa lecture. Voilà le vrai rôle du critique. Le critique prépare non pas, comme je l’ai dit d’abord, à lire dans une certaine disposition et à un certain point de vue : en quoi il serait nuisible ; il prépare à relire à un certain point de vue et dans une certaine disposition d’esprit, en quoi il est utile.

Reprenons l’exemple, donné plus haut, de l’ami avec qui vous causez littérature. Vous avez lu le dernier roman ; il vous a laissé telle impression ; vous rencontrez l’ami ; il l’a lu, lui aussi ; le livre lui a laissé une impression très différente ; vous discutez, vous donnez vos raisons, il donne les siennes, vous rapportez tel détail qu’il n’a pas vu, il vous indique telle particularité qui vous est échappée ; vous rentrez chez vous ; vous ne songez guère qu’à relire le volume, tout au moins à le repasser en revue dans votre mémoire ; d’une façon ou d’une autre, vous le relisez, vous le revoyez sous un nouvel angle. C’est votre ami qui en est cause. Voilà le rôle du critique, et voilà le cas où le critique ne peut pas être nuisible, fût-il mauvais, puisqu’il ne fait que provoquer une révision ; et peut être très utile parce qu’il la provoque.

J’ai vécu pendant quelques années dans une société d’hommes très intelligents, très lettrés, de beaucoup de goût, très décisionnaires aussi, qui parlaient sans cesse des ouvrages nouveaux. Je les avais presque toujours lus avant qu’ils n’en parlassent et j’écoutais ces messieurs avec un très vif intérêt. Leurs décisions un peu tranchantes et leurs aperçus, extrêmement inattendus de moi, m’étonnaient et me donnaient beaucoup à penser. Je rentrais chez moi toujours avec le véritable besoin de relire le livre dont ils avaient parlé et de comparer mes impressions aux leurs. C’était un très grand profit ; je n’étais pas toujours, après révision, de leur avis  ; je n’en étais même jamais ; mais j’avais relu avec un esprit nouveau, et c’est cela qui est important. Je leur dois beaucoup.

Au bout d’un certain temps, à la vérité, ils cessèrent de m’être utiles, parce que je m’aperçus que de tous les livres dont ils parlaient, ils n’avaient jamais lu une page, ce qui m’expliqua la netteté de leurs décisions et l’originalité de leurs aperçus. Ils n’avaient pas lu, ils avaient des idées générales, ils avaient des idées préconçues, ils jugeaient de haut et sans réplique : ils remplissaient la définition du grand critique.

Mais remarquez : si à toutes leurs qualités ils avaient ajouté la faiblesse de lire les livres dont ils devaient parler, leurs décisions eussent été moins tranchantes et leurs considérations moins originales ; ils eussent été des critiques de moyen ordre ; mais leur influence sur moi eût été la même et même se serait prolongée plus longtemps ; j’aurais relu, après leurs conversations, avec un esprit nouveau.

C’est le bienfait du critique. Le critique est cause que le lecteur fait des lectures méditées après avoir fait des lectures abandonnées ; le critique est cause que le lecteur fait des lectures dans un champ plus vaste de pensées ; le critique est cause que le lecteur, après avoir lu l’auteur tête-à-tête, le lit à trois ou à quatre ; il ne faudrait pas étendre indéfiniment ce cercle et comme multiplier l’auditoire autour de l’auteur ; mais il faut, au bon moment, rompre le tête-à-tête.

Car il durerait. L’auteur que vous avez lu personnellement, si vous me permettez de parler ainsi, l’auteur que vous avez lu personnellement, ce qu’il fallait faire en effet, si vous le relisez sans consultation, vous retrouvez en le relisant, toutes les mêmes impressions que vous avez eues à une première lecture ; elles ont laissé leurs « traces », comme dit Malebranche ; vous creusez fatalement dans le même sillon.

Il faut qu’à un moment donné — lequel ? celui-là même où vous vous apercevez de la monotonie de vos sensations — vous vous avisiez de vous demander : « Qu’en pense un tel ? » Quand vous saurez ce qu’en pense un tel, vous serez préparé pour un nouveau voyage ; non, pour le même, mais avec une autre façon de voir. Les médecins appellent un confrère en consultation, non parce qu’ils se défient d’eux-mêmes, non parce qu’ils croient que leur confrère est plus habile qu’eux ; ils ne le croient jamais ; mais par crainte de persévérer dans un diagnostic faux, à cause de l’influence que garde sur nous une première impression ou une première idée. Ils changent d’air.

Donc ne jamais lire le critique d’un auteur avant l’auteur lui-même ; ne jamais relire un auteur qu’après avoir lu un ou plusieurs critiques de cet auteur, voilà, je crois, la bonne méthode de lecture et de relecture.

D’autre part, lire l’historien littéraire avant l’auteur est à peu près indispensable ; mais il ne l’est plus de lire l’historien littéraire après avoir lu l’auteur ; ce n’est plus qu’un peu utile, quelquefois, selon les cas, pour vérifier telle concordance, le plus souvent pour se rappeler tel renseignement, donné par l’historien, que l’on sent qui nous fuit.

Un petit inconvénient à cela, au temps actuel, c’est que jusqu’à présent tous les historiens littéraires, sans exception, je crois, ont prétendu être en même temps critiques, critiques dans leurs livres d’histoire eux-mêmes, et que, par conséquent, si on les lit, comme on le doit, avant de lire l’auteur, le mauvais effet que produit le critique lu avant l’auteur, ils le produisent.

Il est vrai, l’inconvénient est assez grave. Il cessera. Les historiens littéraires s’accoutumeront à n’être que des historiens, comme les critiques à n’être que des critiques ; ou plutôt l’historien littéraire s’accoutumera à n’être qu’historien littéraire dans un livre d’histoire et à n’être que critique dans un livre de critique ; ils s’y accoutument déjà, et ils font en cela le mieux du monde.

Une question reste, assez grave. S’il en est comme j’ai dit, comment faut-il, dans l’enseignement, user des critiques ? Il faut, à mon avis, mettre entre les mains des écoliers les historiens littéraires, ceux des historiens littéraires qui ne font pas de critique — puisque tous en font, ceux, jusqu’à nouvel ordre, qui en font le moins — et les leur faire lire avant les auteurs ; ou il faut faire aux écoliers un cours d’histoire littéraire, comme on leur fait un cours d’histoire et les prier de ne lire que les auteurs dont, dans ce cours d’histoire littéraire, il leur aura déjà été parlé.

Les choses s’arrangeront, du reste, assez bien d’elles-mêmes, puisque le cours d’histoire littéraire invitera l’enfant à lire tel ou tel auteur dont le nom l’aura frappé dans le cours. Je parle de la majorité des enfants qui, même en France, est assez docile.

Quelques-uns seront, au contraire, incités par le cours à lire les auteurs dont il n’aura pas été parlé ou pas encore. Ma curiosité ayant été éveillée, en rhétorique, par le devoir français d’un de mes camarades que je ne connaissais pas autrement, parce qu’il était d’une autre pension que moi, j’allai à lui, quelque temps après, et je lui demandai ce qu’il faisait : « Depuis quelque temps, me dit-il, je m’occupe beaucoup de philosophie. » Il s’occupa sans doute des littérateurs latins et français l’année suivante.

Mais la majorité des écoliers lira naturellement les auteurs vers lesquels le cours d’histoire littéraire ou les historiens littéraires mis entre leurs mains auront dirigé leur attention.

— Mais les critiques proprement dits ?

— Rien ne m’embarrasse comme cette question. Du temps où j’ai fait mes études, on ne mettait entre nos mains aucun critique. Je n’ai lu Sainte-Beuve qu’à vingt-trois ans. On nous donnait des histoires littéraires, qui, à la vérité, je l’ai assez dit, étaient mêlés de critiques, mais qui, après tout, étaient surtout des histoires littéraires. Le professeur, quand il nous donnait un devoir à faire, les complétait par quelques renseignements se rapportant au devoir en question. Il nous traçait, par exemple, deux petits portraits de Sadolet et d’Érasme quand il nous donnait à confectionner une lettre d’Érasme à Sadolet. Voilà tout. Nous n’avions pas, bien entendu, ni de Sadolet, ni d’Érasme lu un mot. Que pouvait être notre devoir ? Quelques lieux communs de morale ou de littérature, historiés de quelques particularités anecdotiques, précieusement recueillies de la bouche de notre professeur.

C’était très vide. Nos « discours historiques » l’étaient un peu moins ; car encore nous savions un peu plus d’histoire proprement dite que d’histoire littéraire ; nous n’avions pas lu Érasme ; mais nous connaissions un peu Henri IV, Louis XIV, Turenne et Condé.

On reconnut, vers 1880, l’inanité de cette méthode et de ses résultats ; on mit entre les mains des écoliers des critiques ; on leur fit des cours de littérature très mêlés et même chargés de critique ; on leur fit faire des dissertations sur le stoïcisme dans Montaigne et l’atticisme dans Molière ; — et alors ce fut bien pis.

Ce fut pis, parce que les enfants, incapables d’avoir assez lu Montaigne et Molière et de les avoir assez lus en critiques pour avoir des idées personnelles, des idées bien à eux sur le tour d’esprit particulier de Molière et de Montaigne, ne mettaient dans leurs devoirs que des lambeaux, quelquefois un peu démarqués, de Sainte-Beuve, de Brunetière, de Lintilhac. L’affligeante stérilité de ces exercices ne le cédait en rien à l’affligeante puérilité des exercices de 1865, si tant est qu’elle ne fût pas, au moins, plus éclatante aux yeux.

Que faire donc ? Énergiquement, doctoralement, quelques-uns disent : « Ne jamais demander à l’enfant que sa pensée personnelle, que l’impression qu’il a reçue et dont il a dû, seulement, se rendre compte, dont il a dû, seulement, prendre possession, en lisant les Femmes savantes, Britannicus ou l’Art de conférer. Cultiver la personnalité, au lieu de l’étouffer sous celles d’autrui, au lieu de la forcer à abdiquer pour faire place à une personnalité d’emprunt : voilà, voilà ce qu’il y a à faire et rien autre. »

Certes, j’en suis d’avis et de toute mon âme. Seulement, c’est tellement restreindre le champ des exercices scolaires qu’il se réduirait à presque rien. Cela revient à ceci : ne dites rien à l’élève sur le Cid, ne lui laissez rien lire sur le Cid, faites-lui lire le Cid et puis demandez-lui ce qu’il en pense. Or, l’élève répondra que cela lui a beaucoup plu et que c’est très beau. Soyez sûr que, s’il répond autre chose, c’est qu’il aura triché ; c’est qu’il aura lu quelque Sainte-Beuve ou quelque Lintilhac pour y trouver « des idées ».

Comme fond et sauf quelques traits, quelques observations de détail, que ce sera le devoir du professeur de guetter, d’aviser et de relever avec soin pour en féliciter l’écolier, un devoir scolaire sera toujours un reflet. Ce qui sera de l’enfant, ce sera une composition bien ordonnée, une disposition claire et peut-être déjà adroite des idées, et un style déjà plus ou moins formé, et ce sera toujours sur ces choses qu’il faudra juger un devoir d’enfant. La personnalité, l’originalité, n’y comptez point.

Elles viendront, et chez très peu, chez infiniment peu, beaucoup plus tard. Qui est-ce qui a une personnalité ? Ils sont rares qui en ont une. Presque personne n’est une personne. Et à seize ans, personne n’est une personne. À quelques indices seulement, tel ou tel marque ou fait espérer qu’il en sera une.

Même cette chasse à la personnalité, louable en soi, peut être un défaut chez le professeur. Il y a le professeur qui ne cherche qu’à rapprocher tous ses élèves d’un type convenu de bon sens, de rectitude d’esprit et de bon goût. C’est le professeur ordinaire. Il y a aussi le professeur qui, par souci, certes très louable, de chercher la personnalité et de la faire naître, prend, avec une bonne volonté touchante, pour des marques de personnalité hésitante encore et se cherchant, mais pouvant aboutir, de simples signes de bizarrerie, ou de simples boutades d’espiègle. Tel ce professeur, peut-être légendaire, qui était enchanté de l’élève Croulebarbe qui avait fait l’éloge de la Saint-Barthélémy : « Il a tort, je le lui ai dit, il a tort ; mais il est personnel. Eh ! Eh ! Il est personnel ». C’est d’un professeur de ce genre qu’un de ses collègues disait : « Voilà Fliegenfanger qui est encore à la recherche d’un esprit faux ».

Non, il faut se contenter d’un fond de discours qui n’aura d’ordinaire aucune originalité, qui sera d’emprunt plus ou moins adroit, et d’idées plus ou moins bien repensées — et d’une bonne disposition des parties, et d’un style sain, parfois agréable. Voilà tout ce qu’on peut demander à un très bon élève de première.

Dès lors ? Dès lors, je suis à peu près contraint à abandonner, pour ce qui est de l’enseignement, mon grand principe qui est de ne pas lire les critiques avant les textes. J’admets que, concurremment aux textes, pour « faire leurs devoirs », pour se préparer aux examens, pour donner à leurs esprits une culture générale, très superficielle, mais enfin une culture générale, les élèves des lycées lisent les critiques.

Mais, mon principe, je le reprends très vite pour leur dire : au moins pour ce qui est des grands auteurs dont vous avez le temps de lire les œuvres principales, lisez toujours l’auteur d’abord et le critique seulement ensuite, seulement après vous être fait de l’auteur une idée, quelle qu’elle puisse être, qui soit à vous.

De plus, cette habitude de lire presque concurremment, presque pêle-mêle, les textes et les critiques, surtout celle de lire les critiques et non les auteurs, perdez-la totalement, perdez-la énergiquement, dès que vous serez sortis du lycée. Elle est funeste en soi ; elle fait des sots ; elle fait en choses littéraires des hommes tout pareils à ceux qui, en politique récitent, les articles de fond de leur journal ; elle fait des hommes-reflets ; elle fait des hommes qui sont des lunes ; il ne faut pas aspirer à être un soleil mais il ne faut pas non plus être comme la lune.

Il y a deux éducations : la première que l’on reçoit au lycée, la seconde que l’on se donne à soi-même ; la première est indispensable, mais il n’y a que la seconde qui vaille. Dans la première, lisez les critiques à peu près en même temps que les auteurs, encore avec les précautions que j’ai indiquées. Dans la seconde, ne lisez jamais le critique d’un auteur que pour relire l’auteur lui-même ; autrement vous n’entreriez jamais dans la seconde éducation ; vous resteriez toujours dans la première.