L’Art de causer, épître d’un père à son fils


L’ART
DE CAUSER.














AVANT-PROPOS.

Je sais mieux que personne qu’une Épître détachée a peu d’importance, et je me proposais de ne faire paraître celle-ci qu’avec d’autres ouvrages que je compte publier dans le courant de l’année 1812 ; une circonstance m’a fait changer d’avis : on annonce que nous jouirons incessamment du poëme de M. Delille sur la Conversation : en paraissant avant lui, je puis espérer quelques lecteurs ; si je n’étais, venu qu’après, je n’en aurais eu aucun.


L’ART
DE CAUSER.



ÉPÎTRE
D’UN PÈRE À SON FILS.


OUI, je veux, éclairant votre inexpérience,
Vous apprendre, mon fils, cette aimable science,
Nœud solide et brillant de la société,
Ce commerce du cœur, par l’esprit inventé,
Cet art ingénieux, qui prête à la parole
Un charme plus durable, un attrait moins frivole,
Et nous offre souvent, en épurant nos mœurs,
La raison embellie, et les fruits sous les fleurs.
Quel plaisir, quand l’hiver ramenant la froidure,
Par son aspect lugubre attriste la nature,

De rassembler, autour de son ardent foyer,
De bons, de vrais amis, qui, prompts à s’égayer,
Et d’un fatal ennui préservant nos demeures,
Par des contes joyeux hâtent le vol des heures !
Sur-tout, n’admettez pas au cercle accoutumé
Cet ennuyeux bavard, qui, de tout informé,
N’a pas, en répétant ses absurdes nouvelles,
bonheur des échos, qui du moins sont fidelles ;
Il cite à tout moment, et cite toujours mal ;
Son temple est un café, son oracle un journal :
Évitez avec soin ce conteur lourd et triste.

Plus loin de vous encor repoussez l’égoïste,
Qui de son intérêt fait sa suprême loi ;
De ses phrases, toujours le premier mot est moi.
À peine est-il entré, que Monsieur, pour la forme,
De toutes les santés très-vaguement s’informe :
Moi, dit-il, Dieu merci, je me porte fort bien,
C’est qu’aussi moi, je prends un excellent moyen,
C’est de vivre pour moi, je n’ai ni fils, ni femme,

Et ne tenant à rien, rien ne trouble mon ame.
Je hais ce sot esprit de lui seul amoureux.

S’il me fallait choisir, j’aimerais encor mieux
Ce grossier campagnard, Lansberg(1) de sa commune,
Qui ne parle jamais que du cours de la lune :
Il prédit hardiment que les bleds viendront tard ;
Pour les biens de la terre il craint la Saint-Médard ;
Il annonce l’orage, et voit, à certains signes,
Que le vent, cette nuit, fera geler les vignes ;
L’almanach, tout entier n’en saurait pas autant.

Défiez-vous aussi du rhéteur assommant,
Qui, ne parlant jamais qu’analyse et synthèse,
Dans un cercle d’amis, prétend soutenir thèse,
Disserte gravement sur le nouveau ballet,
Nous cite Mallebranche à propos d’un sonnet,
Et prend, fier de pousser un argument frivole,
Le fauteuil d’un salon pour le banc d’une école.
Qui veut toujours prouver, prouve qu’il est un sot :

Pourquoi faire un discours, quand il suffit d’un mot ?
Ce n’était pas ainsi que l’heureux Fontenelle,(2)
Des causeurs de bon goût rare et piquant modèle,
Par le charme attrayant de tous ses entretiens,
Déridait la sagesse, embellissait-des riens,
Disait tout sans trop dire, et toujours sûr de plaire,
Vieux, savait rajeunir sa gaîté séculaire.
Ce n’était pas ainsi que le malin Piron,(3)
Pour jamais de Procope illustrant la maison,
Contre l’Académie, et Voltaire, et le drame,
Croisait habilement le fer de l’épigramme,
Et trouvant sans effort plus d’un bon mot cité,
Improvisait gaîment son immortalité.(4)
Voilà, mon fils, voilà les maîtres qu’il faut suivre :
Mais c’est peu de l’esprit, il faut du savoir vivre.
Dans un cercle brillant, si vous êtes admis,
De tous les invités faites-vous des amis,
En préférant, par-fois, leurs lumières aux vôtres ;
C’est prouver son esprit que d’en trouver aux autres :
Lorsque vous répondrez, soyez bref et précis,

Poli dans la dispute, et clair dans vos récits,
Quand on prend des détours on peut se perdre en route ;
Écoutez quelquefois, afin qu’on vous écoute ;
Ce monde est un échange, et chacun, pour son bien,
Dans ce commerce heureux doit mettre un peu du sien.

N’imitez pas, sur-tout, ces jeunes gens futiles
Qui prodiguant l’ennui de leurs phrases stériles,
Et nous assourdissant d’un caquet importun,
Effleurent vingt sujets sans en traiter aucun ;
Ils n’ont, dans leurs propos, ni règle ni mesure ;
Au savant, algébriste ils parlent de peinture,
Au peintre, de procès, de danse, au général,
Au vieillard, de l’amour, à l’homme en deuil, d’un bal,
Aux procureurs, vertus, et raison aux poètes,
Fleurette au philosophe, et science aux coquettes ;
Évitez, croyez-moi, ce désordre insensé,
Et ne parlez jamais qu’après avoir pensé.(5)
Lorsque vous discutez, souffrez qu’on vous réponde :
Qui prétend briller seul, déplaît à tout le monde ;

Trop de gens ont ce tort qu’on ne peut excuser,
Et tel parle fort bien, qui ne sait pas causer.
Cet art a fait long-temps le charme de la France,
L’urbanité, le goût, les grâces, l’élégance
D’un esprit toujours vif, animaient la gaîté ;
Ce temps est loin de nous, la triste gravité
Met par-tout à la mode, en dépit des critiques,
Les reversis bourgeois, les wisks soporifiques,
Et l’avide intérêt fait, doublant ses tributs,
Du temple des plaisirs, le comptoir de Plutus.
Mais du jeu, cependant, je conçois la manie,
Elle peut dispenser de savoir, de génie ;
Le jeu met de niveau l’ignorance et le goût,
Il faut peu de talent pour risquer un va-tout.
Ah ! que j’aimais bien mieux ces aimables soirées,
Qui, sans aucun effort, s’écoulaient consacrées
Au noble amusement d’occuper son loisir !
L’instruction semblait éclore du plaisir.
Quel charme d’assister à ces luttes polies,
Où l’éclair de l’esprit, où le feu des saillies.

Animaient, enflammaient les yeux des combattans !
Je regrette aujourd’hui ces entretiens charmans ;
On veut trop raisonner ; la politique austère,
Devient par-tout l’effroi de la gaîté légère ;
On disserte sans cesse, on bâille, on ne rit plus ;
Le goût pourtant visite encor quelques élus,
Parmi les plus fameux puis-je oublier Delille ?(6)
Il cède au doux penchant de son esprit facile,
Et nous dit un bon mot comme il fait un bon vers ;
Il fronde un ridicule, il se rit d’un travers,
Ou remontant pour nous le fleuve de la vie,
Fait oublier le temps, comme le temps l’oublie ;
Ses moindres entretiens valent de longs discours ;
Qui l’écoute un moment profite pour toujours ;
En badinant il pense, en riant il éclaire,
Et de l’art de causer il a fait l’art de plaire.
On nous dit que bientôt un poëme charmant,
De la grâce élégante éternel monument,
Contiendra de cet art l’aimable poétique.
De ce livre, mon fils, si votre esprit s’applique

À pénétrer le sens, vous saurez découvrir
Ce qu’il faut éviter, ce qu’on peut acquérir ;
Ce travail veut du soin, et Delille, au vulgaire,
En peut, sans nul danger, révéler le mystère ;
L’esprit ne s’apprend pas : cet heureux indiscret,
Même, en le trahissant, gardera son secret.
Vous, toutefois, mon fils, à sa brillante école,
Songez qu’il faut mûrir une tête un peu folle ;
De tout ce qu’il dira faites votre profit,
Son commerce enchanteur polira votre esprit.
Telle on voit au printemps sur les tapis de Flore,
Près du lys embaumé, la tulipe inodore
Tromper le connaisseur, et par de doux emprunts
De la fleur qu’elle approche, exhaler les parfums.


NOTES.

(1) L’univers connaît l’Almanach du célèbre Mathieu Lansberg ; cet ouvrage périodique a donné une célébrité immense à la ville de Liège, et l’auteur est devenu le Nostradamus des campagnes.

(2) Fontenelle était le plus agréable causeur du dernier siècle ; ses jolis mots ont pourtant un inconvénient pour ceux qui aiment à citer, c’est que tout le monde les sait.

(3) Malice et gaieté, c’était la devise de Piron, M. Deschamps, secrétaire des commandemens de S. M. l’Impératrice Joséphine, a parfaitement retracé son caractère dans la charmante pièce où il nous l’a montré entourée de ses amis.

(4) Piron a, pour ainsi dire, deux réputations : l’une qu’il doit à la Métromanie, et c’est la plus solide ; l’autre, brillante et légère, que lui ont donnée ses bons mots et ses vives saillies : c’est de la dernière seule que j’ai parlé dans ce vers :

Improvisait gaîment son immortalité.

(5) Boileau a dit :

Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

Je ne veux pas, pour me faire pardonner ma réminiscence, suivre l’exemple de cet auteur à qui l’on reprochait une ressemblance avec La Fontaine, et qui assurait, pour s’excuser, qu’il ne l’avait pas lu. J’ai lu Boileau, et je n’ai pas cru me donner un tort en imitant un de ses vers.

(6) Il faut avoir eu le bonheur de causer quelquefois avec cet homme extraordinaire, pour se faire une idée de son amabilité ; il est, en conversation comme en poésie, un véritable Protée ; aucune science ne lui est étrangère, aucun sujet ne l’embarrasse : anecdotes, beaux-arts, littérature, morale, il parle de tout avec une légèreté, une grâce et une politesse qui lui font autant d’amis qu’il a d’admirateurs.