L’Art d’enseigner à parler aux sourds-muets de naissance/Texte entier


Charles-Michel de L’Épée, avant-propos par M. l’abbé Sicard et éloge historique par M. Bébian
1820

L’ART
D’ENSEIGNER À PARLER
AUX SOURDS-MUETS
DE NAISSANCE
PAR M. L’ABBÉ DE L’ÉPÉE,
AUGMENTÉ DE NOTES EXPLICATIVES
ET D’UN AVANT-PROPOS,
PAR M. L’ABBÉ SICARD,
Chevalier de l’Ordre de Saint-Michel, de la Légion-d’Honneur, de Saint-Wladimir et de Wasa, directeur de l’Institution royale des sourds-muets, membre de l’Académie française et de plusieurs Sociétés savantes ;
PRÉCÉDÉ DE L’ÉLOGE HISTORIQUE DE M. L’ABBÉ DE L’ÉPÉE,
PAR M. BÉBIAN,
Censeur des études de l’Institution royale des sourds-muets, membre de la Société royale académique des sciences de Paris, membre correspondant du Comité littéraire de la Société impériale de bienfaisance de Saint-Pétersbourg.


Séparateur


PARIS,
IMPRIMERIE DE J. G. DENTU,
rue des Petits-Augustins, no 5.
1820.




AVANT-PROPOS.




Il n’est plus nécessaire de démontrer que le seul moyen d’obtenir des succès solides et réels dans l’instruction des sourds-muets de naissance, c’est de se servir, pour éclairer et développer leur intelligence, des mêmes signes que la nature leur inspire, sans le secours d’aucun maître, pour exprimer leurs idées et leurs besoins. C’est là l’unique voie pour arriver à leur esprit et entrer en communication avec eux ; car pour ces infortunés, dont l’oreille n’a jamais été frappée par la voix maternelle, toute langue, même celle du pays où ils sont nés, est une langue étrangère ou même une langue savante.

C’est par le secours d’une première langue, de notre langue maternelle, que nous apprenons toutes les autres. De même on ne peut parvenir à enseigner aux sourds-muets une langue quelconque, que par le secours de leur première langue, du langage des gestes, qui est leur langage naturel. Par ce moyen, soumis à une méthode régulière, il n’est point de connaissances, la musique exceptée, qu’on ne puisse transmettre au sourd-muet, comme peuvent s’en convaincre les personnes qui assistent journellement aux exercices de l’Institution que je dirige. Du moment que le sourd-muet a achevé son instruction, il n’est plus étranger à aucune des connaissances qu’on peut acquérir par la lecture ; il n’est plus ni sourd ni muet pour quiconque sait lire ou écrire. Mais malheureusement l’écriture n’offre qu’un moyen de communication trop lent et trop incommode pour la conversation, et qui même ne peut guère être d’usage dans les classes inférieures de la société, où naissent le plus grand nombre de sourds-muets, et où souvent on ne sait pas lire et presque jamais écrire assez correctement pour se faire entendre de ces malheureux, qui, ne lisant que des yeux sans pouvoir s’aider de la prononciation, ne comprennent les mots qu’autant qu’ils sont écrits conformément à l’orthographe.

Le sourd-muet n’est donc totalement rendu à la société que lorsqu’on lui a appris à s’exprimer de vive voix et à lire la parole dans les mouvemens des lèvres. Ce n’est qu’alors seulement qu’on peut dire que son éducation est entièrement achevée[1].

Pénétré de cette vérité, j’ai souvent exprimé le regret que les fonds affectés à notre Institution ne permissent pas de payer deux hommes qui seraient exclusivement chargés de cette œuvre, qui ne demande ni de l’esprit ni de grands talens, mais seulement de la patience, et dont cependant le charlatanisme s’est si souvent servi pour en imposer au public. Enfin, je puis concevoir l’espérance que mon vœu ne tardera pas à se réaliser ; cette lacune sera remplie dans notre Institution, qui obtiendra, j’espère, sous ce rapport, la même supériorité dont elle jouit sous tous les autres.

Ce n’est pas que jusqu’à présent j’aie entièrement négligé de faire parler les sourds-muets. On a souvent entendu, à mes séances, des élèves lisant à haute voix ; ils ont été exercés particulièrement par les soins d’un de nos répétiteurs. Malgré l’indulgence et la satisfaction avec lesquelles le public a vu cet essai, je dois avouer que la prononciation de ces élèves laisse beaucoup à désirer ; mais j’ose me flatter que cette imperfection disparaîtra bientôt lorsque je pourrai former un maître spécialement destiné à cet objet, qui, je le répète, présente si peu de difficultés, que je connais plus d’une mère qui, sans méthode et sans art, a montré à son enfant, sourd-muet, à articuler assez distinctement le plus grand nombre des mots. Que serait-ce si elles eussent eu un guide sûr et éclairé, et des principes certains sur cet enseignement ? Je crois donc rendre un grand service à ces infortunés, en publiant de nouveau l’Art de faire parler les sourds-muets[2]. Ce petit ouvrage de mon illustre maître est aussi précieux par la précision que par la clarté avec laquelle il sait mettre à la portée des plus faibles esprits, les procédés à employer pour rendre la parole aux sourds-muets. Tout père ou mère, maître ou maîtresse qui lira avec attention ce petit traité, peut se flatter de pouvoir, en peu de temps, enseigner à parler à un sourd-muet, à moins que celui-ci n’ait un défaut de conformation dans les organes de la voix, ce qui, au reste, est une chose extrêmement rare. Les notes que nous avons jointes à cet ouvrage, en forment un traité absolument neuf, et aussi complet qu’on puisse le désirer.

Bien souvent les parens des sourds-muets me demandent des conseils pour occuper leurs enfans jusqu’à l’âge où ils peuvent être admis dans l’Institution. J’éprouvais un grand regret de n’avoir à leur donner que des indications bien vagues. Maintenant que j’ai fait dans plusieurs séances l’essai de ce que je conseille, je leur mettrai entre les mains le petit traité de M. l’abbé de l’Épée, et ils pourront d’avance délier la langue de leurs enfans, et leur apprendre même à lire à haute voix, en attendant que nous développions leur intelligence, et que nous leur fassions comprendre ce qu’ils lisent.

J’ai fait précéder ce traité de l’Éloge de l’abbé de l’Épée, par M. Bébian, censeur des études de l’Institution royale des sourds-muets. Ce discours, qui a été couronné l’année dernière par la Société royale académique des sciences de Paris, sous la présidence de Monseigneur le duc d’Angoulême, a été déjà traduit dans plusieurs langues étrangères[3]. C’est un juste hommage rendu à la mémoire du père des sourds-muets, à qui, je ne cesserai de le répéter, nous devrons toujours rapporter comme à leur source, tous les succès que nous obtiendrons en glanant à sa suite.

Personne ne pouvait mieux que M. Bébian apprécier le caractère et la méthode de M. l’abbé de l’Épée. Personne ne se montre plus digne, par ses talens et son zèle, de marcher dans la route que nous a tracée ce bienfaiteur de l’humanité. On a vu avec plaisir le prix proposé pour l’éloge de ce grand homme, remporté dans l’Institution même dont il est le fondateur. Quant à moi, j’ai éprouvé une bien douce satisfaction de voir mon illustre maître si dignement loué par le plus distingué de mes disciples.

Je saisis cette occasion de donner un témoignage public de ma satisfaction à M. Bébian[4]. Secondé du zèle de ce professeur, qui a saisi mieux que personne l’esprit de ma méthode, j’ai opéré dans l’Institution d’utiles améliorations qui m’en font espérer de plus utiles encore. L’étude approfondie qu’il a faite du langage des gestes, le met à portée de faire sentir à nos élèves tout ce que les ouvrages de nos poëtes et de nos orateurs offrent de plus sublime et de plus délicat.


J’ai vu, par une lettre imprimée avec le discours de M. Bazot, que l’un des répétiteurs s’attribue la gloire d’avoir formé les meilleurs de mes élèves. Plusieurs de ceux-ci, et particulièrement le jeune Berthier, vinrent me prier de réclamer contre cette assertion. « Notre silence, m’écrivait-il, semblerait être un aveu qui nous rendrait coupables d’ingratitude envers nos autres maîtres, à chacun desquels nous devons tout au moins autant… »

Le même répétiteur se vante de faire sentir aux élèves la force, et presque l’harmonie des vers de Racine. La vérité est que cet auteur n’a pu jamais être expliqué dans sa classe.


À

M. L’ABBÉ SICARD.



MON CHER MAÎTRE ET RESPECTABLE AMI,

Un sentiment délicat a fait penser que le prix décerné à l’éloge de l’abbé de l’Épée, donné par vos mains, en serait plus flatteur[5]. Vous vous êtes trouvé tout naturellement par-là, entre votre maître, à côté de qui vos talens vous ont placé, et votre disciple, qui s’efforce de marcher sur vos traces.

Souffrez que je cherche à conserver ce rapprochement trop glorieux pour moi, en mettant votre nom à la tête de ce discours. Si j’y ai saisi les traits de votre illustre prédécesseur, c’est qu’ayant le bonheur de vivre auprès de vous, je trouvais toujours sous mes yeux un heureux modèle. C’est, je n’en doute pas, aux idées que j’ai puisées dans nos entretiens journaliers, que je suis surtout redevable des suffrages dont la Société royale académique a honoré ce discours, qui, je ne le sens que trop, laisse encore beaucoup à désirer. Vous relirez, j’espère, avec plaisir, la vie de celui qui avait si bien prédit tous vos succès. Il m’est doux de pouvoir rassembler ici vos deux noms déjà unis par une même gloire, pour leur offrir un même tribut de respect et d’admiration.


ÉLOGE HISTORIQUE

DE
CHARLES-MICHEL DE L’ÉPÉE,
FONDATEUR
DE L’INSTITUTION DES SOURDS-MUETS.


Le plus beau privilége de l’homme, c’est sans doute de pouvoir communiquer ses pensées et ses sentimens. Cette faculté par laquelle les esprits se touchent et les cœurs se confondent, fut le premier comme elle est le plus doux nœud de la société. Nos jouissances perdraient tout leur prix, et bientôt suivrait le dégoût, si nous ne trouvions un attrait toujours plus vif à faire passer dans le sein d’un ami les émotions qui nous agitent. Le plaisir partagé est plus doux, la peine plus légère. Les larmes de la pitié coulent au cœur du malheureux, comme un baume qui en cicatrise les plaies, et elles ne sont pas sans charmes pour celui qui les répand. Ce commerce des âmes est pour nous plus qu’un plaisir ; c’est un besoin. Brisez ce lien qui attache l’homme à l’homme, et sa vie n’est plus un présent du ciel ; c’est un fardeau dont toutes ses forces pourront à peine soutenir le poids. Sans souvenir, comme sans espérance, son existence, qui ne se rattache ni au passé ni à l’avenir, s’arrête pour ainsi dire au besoin du moment, et ne se fait plus sentir que par l’ennui ou la douleur.

Tel et plus déplorable encore était l’état des sourds-muets, avant que la charité, fille du ciel, eût renversé la barrière que la privation d’un sens avait élevée entre ces malheureux et le reste des hommes.

Un préjugé aussi absurde qu’il est humiliant pour l’espèce humaine, représentait le sourd-muet comme une sorte d’automate, sensible aux impressions physiques, mais dont aucune étincelle de raison n’éclairait l’esprit, dont aucun sentiment n’échauffait le cœur. Étranger au sein même de sa famille, cet enfant délaissé du ciel et des hommes, était relégué, par l’amour-propre de ses parens, loin de la société où il n’inspirait qu’une pitié humiliante ! Vainement brillait dans tous ses traits son âme tendre et expansive ; aucune autre âme ne s’ouvrait à ses effusions. Son esprit curieux cherchait partout la lumière, et partout ne rencontrait qu’un voile impénétrable, qu’aucune main ne tentait de soulever. Lorsqu’autour de lui tout respirait le bonheur, le malheureux n’avait en partage que de vains désirs et des regrets superflus. Tous les sentimens les plus vifs, refoulés dans son sein, allumaient ses yeux d’un feu sombre, qui, imprimant à son aspect une sorte d’effroi, achevait de lui fermer les cœurs, et faisait taire à son égard tous les sentimens, jusqu’à la tendresse maternelle. On le regardait presque comme un être d’une espèce différente. Il restait confondu avec les insensés ; d’autant plus à plaindre, qu’il sentait toute l’horreur de son sort.

On rencontrait alors peu de sourds-muets ; et il semble que le nombre de ces infortunés se soit accru depuis que leur sort s’est amélioré. Une philosophie chagrine ne manquerait pas d’en trouver la cause, dans la dépravation des mœurs toujours croissante, dirait-on, et qui, corrompant, à sa source même, le principe de la vie, fait porter aux enfans la peine de l’inconduite de leurs parens. Mais il s’en faut qu’une cause si déplorable ait réellement exercé cette funeste influence ; il est même douteux que le nombre des sourds-muets soit aujourd’hui beaucoup plus grand que par le passé. Mais depuis que les succès obtenus dans leur éducation ont prouvé qu’ils ne diffèrent des autres hommes que par les préjugés qu’ils n’ont point, et dont notre enfance est imbue, les parens n’ont plus rougi de leur avoir donné le jour, et les sourds-muets ont paru sans honte, et même avec quelqu’honneur, dans la société, pour partager les jouissances qu’elle offre et les charges qu’elle impose.

Ainsi l’art d’instruire les sourds-muets, qui achève l’œuvre imparfaite du Créateur, réhabilite dans toute la dignité de l’homme ces infortunés que l’opinion plaçait en quelque sorte au-dessous de la brute, et rend à la religion et à la société tant d’êtres qui semblaient pour toujours condamnés à ignorer les consolations de l’une et les douceurs de l’autre ; cet art si touchant dans son but, si brillant dans ses résultats, ne fait pas seulement le bonheur de ceux qu’elle éclaire du flambeau de l’instruction ; ses effets bienfaisans se sont étendus sur tous les sourds-muets, en arrachant à la proscription la plus injuste, cette classe intéressante par son infirmité, et le plus ordinairement aussi par la réunion de toutes les qualités du cœur, comme si la nature eût voulu réparer ou compenser par-là un oubli trop cruel.

C’est sur le prix du bienfait que se mesure la reconnaissance. Or, Messieurs, quel bien comparable pour l’homme à ce rayon divin qui le caractérise entre tous les êtres de la création ! Vainement le sourd-muet eût reçu la plus sublime intelligence ; cette flamme céleste s’éteignait faute d’alimens, et l’abrutissement où le replongeaient le malheur et le désespoir, semblait justifier l’état d’abjection où il gémissait. Vous ne manquerez donc pas de croire, Messieurs, que, du moment qu’aura paru cette invention si belle, si honorable, si utile à l’humanité, on l’aura accueillie avec transport, on se sera empressé d’en rassembler les principes, de former des établissemens pour en perpétuer le bienfait. Détrompez-vous : reçu avec une stérile admiration, et plus souvent encore avec ce doute obstiné qui repousse l’évidence, l’art d’instruire les sourds-muets, successivement découvert, en Espagne, par P. Ponce ; en Angleterre, par Grégory et Wallis ; en Allemagne, par Vanhelmont ; en Hollande, par Amman, retomba toujours dans l’oubli, et serait peut-être encore aujourd’hui à inventer, s’il ne se fût rencontré un homme dont le génie aussi profond que hardi, puisait encore une nouvelle vigueur dans une charité toujours active, toujours infatigable ; qui, s’élevant au-dessus des idées reçues, parvint à se frayer, loin des communs sentiers, une route toute nouvelle, qu’il parcourut avec gloire. Quand son cœur lui montrait le bien à faire, on ne le vit jamais reculer devant les obstacles ; il détournait ses regards de la faiblesse des moyens, pour les porter tout entiers sur les heureux résultats que le succès promettait à ses efforts. Il consacra au bien de l’humanité ses talens, sa fortune et toute son existence ; et ne cherchant pas hors de son cœur le prix de tant de vertus, ne se laissa effrayer ni par l’injustice des hommes, ni par l’autorité si puissante des préjugés, dont la voix s’élevait de toutes parts pour étouffer son invention naissante ; ni enfin par la perspective des peines, des privations, des travaux qu’allait exiger de lui cette vaste entreprise, où il lui fallait tout découvrir, tout créer, sans autre guide que son génie, sans autre appui que sa confiance en Dieu, et son amour pour l’humanité. Ses succès prouvèrent au monde qu’il n’est point de miracles que ne puisse opérer la charité jointe au génie. Cet homme, digne par ses talens de tous nos hommages, digne presque d’un culte par ses vertus, dont la mémoire sera toujours en vénération aux amis de l’humanité… déjà vous l’avez reconnu ; vous avez nommé M. l’abbé de l’Épée. Pour retracer sa gloire, il n’est pas besoin d’une brillante éloquence ; son plus bel éloge sera l’exposé le plus naïf de sa vie, dont tout le cours fut la continuité d’une bonne action.

Michel de l’Épée naquit à Versailles, le 25 novembre 1712. Son père, qui était architecte du Roi, et joignait à des talens distingués une piété éclairée, s’était attaché à inspirer à ses enfans, dès l’âge le plus tendre, la modération des désirs, la crainte de Dieu, l’amour du prochain. Ces heureux principes, échauffés des exemples paternels, germant de bonne heure dans le cœur du jeune de l’Épée, y enracinèrent si profondément l’habitude de la vertu, que la pensée du mal lui devint pour ainsi dire étrangère ; et lorsque dans un âge avancé il reportait ses regards sur sa longue carrière, où, comme il le disait quelquefois, il ne se souvenait d’avoir eu qu’un seul combat à soutenir, il craignait de n’avoir point assez fait pour le ciel, et regardait comme sans mérite une vertu qui lui paraissait acquise sans efforts. Sa piété fervente, toutes ses actions, dont l’Évangile était le guide constant, annoncèrent, dès sa plus tendre jeunesse, sa vocation pour le ministère des autels. Ses parens, qui avaient d’abord résisté à ses désirs, cédèrent enfin à ses instances réitérées.

Mais ses premiers pas dans cette carrière furent marqués par des contrariétés qui purent l’armer, de bonne heure, contre les persécutions qui, plus tard, devaient mettre sa vertu à de si fréquentes épreuves. Lorsqu’il se présenta pour être admis au premier degré du sacerdoce, on lui proposa, selon l’usage alors établi dans le diocèse de Paris, de signer une formule de foi contraire à ses principes. Mais il était incapable de trahir sa pensée, et sa main refusa d’approuver ce que désavouait sa conscience. On consentit cependant à le revêtir de la dalmatique, mais en le condamnant, en quelque sorte, à ne jamais prétendre aux ordres sacrés. Malgré toute l’humilité qui le caractérisait, il pensa que ses humbles services aux pieds des autels, dans les derniers rangs du ministère, ne pourraient acquitter sa dette envers la société. C’était trop peu pour cette charité ardente qui échauffait son cœur, et qui fut en lui le flambeau du génie. Il porta donc ses regards vers le barreau, auquel il avait été d’abord destiné. En peu de temps il eut fait les études prescrites, et il prêta le serment d’usage.

Mais pouvait-il se plaire aux tableaux de la violence, de la ruse, de la cupidité, qui provoquent journellement la rigueur des lois ? Les haines, les divisions que les arrêts de Thémis compriment, mais ne calment point ; les rugissemens de la chicane en fureur devaient trop profondément affliger cette âme douce et tranquille, faite pour la paix des autels. C’est là qu’aspiraient tous ses désirs ; c’est là que se reportaient tous ses regrets ; enfin ses vœux furent comblés.

Un digne prélat, neveu du grand Bossuet, qui édifiait, par son exemple, le diocèse de Troye, et qui appelait auprès de lui tout ce qu’il pouvait rencontrer d’hommes d’une piété austère, jaloux de rendre à l’Église un sujet aussi précieux que M. de l’Épée, lui fit offrir un modeste canonicat dans son diocèse. C’est des mains de ce vertueux évêque qu’il reçut le sacerdoce, où tendaient tous ses vœux. Il put se livrer alors, avec toute l’ardeur de son zèle, à la prédication de l’Évangile. La douce persuasion coulait de ses lèvres ; il savait rendre aimables, par son exemple, les préceptes dont son éloquence, simple et pleine d’onction, pénétrait les cœurs les plus endurcis. L’amour du prochain était le sentiment qui dominait en lui, et ses paroles produisirent des fruits abondans. Mais, hélas ! ce bonheur ne devait pas être de longue durée. M. de Bossuet mourut ; et la Providence, dont les voies sont impénétrables, voulut soumettre M. de l’Épée à de nouvelles épreuves.

Vers cette époque, M. de Soanen était persécuté, parce qu’il partageait les principes religieux des grands hommes de Port-Royal. M. l’abbé de l’Épée, qui entretenait des relations intimes avec ce vertueux prélat, fut frappé de la même interdiction.

Nous n’arrêterons pas votre attention, Messieurs, sur ces querelles maintenant oubliées. Eh ! qui s’occupe aujourd’hui des questions sur le formulaire ? Qui songe à prendre parti entre les jansénistes et les molinistes ?

Mais vous remarquerez (et je pourrais ici trouver l’occasion d’un heureux rapprochement avec son digne successeur) que, malgré la sévérité des principes que professait M. de l’Épée, jamais on ne vit une dévotion moins ombrageuse. Il parlait rarement, aux personnes d’une opinion différente, des objets de leur croyance ; et quand il y était entraîné, jamais ses discussions ne dégénéraient en disputes ; il avait le talent de les maintenir sur le ton de ces entretiens aimables où règne la confiance.

Un protestant vint de la Suisse pour apprendre de lui l’art d’instruire les sourds-muets : M. de l’Épée l’accueillit avec la plus douce bienveillance.

Bientôt leurs cœurs, faits pour s’entendre, s’unirent des liens de la plus tendre amitié. Le protestant abjura la croyance où il était né, pour embrasser celle d’un homme aussi vertueux.

Cette tolérance dont M. de l’Épée offrait un si heureux exemple, on ne l’observa pas toujours à son égard. Son talent créateur avait donné une nouvelle existence aux sourds-muets, en leur révélant les célestes destinées de l’homme racheté par le sang divin ; il s’agissait de recevoir leur confession ; lui seul pouvait l’entendre. La nécessité lui en dictait la loi ; il crut pouvoir en obtenir, sans peine, l’autorisation de ses supérieurs ecclésiastiques ; mais ses sollications réitérées ne recevant pas même de réponse, il écrivit à M. l’archevêque de Paris ; et en se plaignant de ce silence obstiné, il lui déclarait, en termes respectueux, mais pleins de dignité, qu’il croyait devoir enfin l’interpréter en sa faveur, et le regarder au moins comme une autorisation indirecte. Ce fut aussi la seule qu’il put obtenir.

Dans cette circonstance du moins, il ne lui fallut que de la patience ; mais combien de fois n’eut-il pas besoin de toute la résignation que donnent la religion et la vertu !

S’étant un jour présenté dans sa paroisse pour recevoir, avec les fidèles, les cendres, qu’au commencement du carême, la religion répand, en signe de pénitence, sur le front du chrétien ; le prêtre chargé de cette cérémonie, le repoussa publiquement avec outrage ; mais M. de l’Épée, avec cette douceur qui ne l’abandonnait jamais : « Monsieur, lui dit-il, j’étais venu, comme pécheur, m’humilier à vos pieds : votre refus ajoute à ma mortification ; mon intention est remplie devant Dieu ; je n’insiste pas, pour ne point tourmenter votre conscience. »

Mais, pour l’honneur de la religion chrétienne, dont l’esprit est si contraire à toute espèce d’intolérance, de cette religion toute d’amour, dont le premier précepte est la charité universelle, il faut ajouter que cet homme exalté donna plus tard des signes manifestes de la démence, dont nous devons croire qu’il était déjà atteint à cette époque.

M. l’abbé de l’Épée n’avait qu’une passion, mais ardente comme l’est toute passion exclusive : c’était de se rendre utile à l’humanité. La prédication de la parole divine, dans les temples, lui était défendue, de même que la direction des consciences, au tribunal de la pénitence. L’interdiction dont il était frappé ôtant tout aliment à cette ardeur du bien qui le tourmentait, la rendait encore plus vive et plus dévorante. Il semble que la Providence ménageait ses forces, et les concentrait toutes à dessein, pour la grande œuvre à laquelle il était appelé, et qu’il pouvait seul accomplir.

Le hasard le conduisit dans une maison où il ne trouva que deux jeunes personnes occupées à un travail d’aiguille qui paraissait captiver toute leur attention. Il leur adresse la parole : elles ne répondent point, leurs yeux restent fixés sur leur ouvrage ; il les interroge encore : pas plus de réponse. Son étonnement était extrême ; ces deux sœurs étaient sourdes-muettes, et M. de l’Épée l’ignorait. La mère arrive : tout s’explique, elle lui apprend avec larmes son malheur et ses regrets. Le père Vanin, prêtre de la doctrine chrétienne, avait commencé, par le moyen des estampes, l’éducation de ces deux enfans ; mais la mort leur ayant enlevé cet homme charitable, elles étaient restées sans secours, personne n’ayant voulu continuer une tâche aussi pénible, et dont les résultats paraissaient si incertains. « Croyant donc, ajoute M. de l’Épée, que ces deux enfans vivraient et mourraient dans l’ignorance de leur religion, si je n’essayais quelques moyens de la leur apprendre, je fus touché de compassion pour elles, et je dis qu’on pouvait me les amener, que j’y ferais tout mon possible. » Telles sont ses expressions.

Ainsi, Messieurs, son zèle ne lui laissa pas même le temps de mesurer la carrière inconnue où il allait s’engager. La théologie et la morale avaient occupé jusqu’alors tous ses momens ; il n’avait pas même eu connaissance des faibles essais tentés avant lui en faveur des sourds-muets. Mais d’ailleurs, quels secours y aurait-il trouvés ? Les efforts presqu’infructueux de ses prédécesseurs n’étaient-ils pas, au contraire, bien propres à porter le découragement dans son âme ? Les estampes du père Vanin (ressource faible et incertaine) ne pouvaient être de son goût ; les succès apparens, obtenus en faisant parler les sourds-muets, n’avaient pas assez de solidité pour séduire un esprit aussi juste ; mais il n’avait pas oublié, comme il nous l’apprend lui-même, que, dans une conversation qu’il avait eue, à l’âge de seize ans, avec son répétiteur, excellent métaphysicien, celui-ci lui avait prouvé ce principe incontestable, qu’il n’y a pas plus de liaison naturelle entre des idées métaphysiques et les sons articulés qui frappent nos oreilles, qu’entre ces mêmes idées et les caractères tracés par écrit qui frappent nos yeux. De là se déduisait cette conclusion immédiate, qu’il serait possible d’instruire des sourds-muets par des caractères tracés par écrit, et toujours accompagnés de signes sensibles, comme on instruit les autres hommes par les paroles et par des gestes qui en indiquent la signification. « Je ne pensais pas en ce moment, ajoute M. l’abbé de l’Épée, que la Providence mettait dès-lors le fondement de l’œuvre à laquelle j’étais destiné. »

Voilà, Messieurs, comme un grain jeté par hasard dans une terre fertile, produisit la moisson la plus abondante pour le bien de l’humanité.

C’est par la parole ou par l’écriture, qui est la peinture de la parole, que les hommes se transmettent ordinairement leurs pensées. Parce que ce moyen de communication est général, on était porté à le regarder comme le seul possible.

On croyait même (et cette opinion vient tout à l’heure d’être reproduite par un de nos littérateurs les plus distingués) que la parole était indispensable à l’exercice de la pensée ; et le seul but qu’on se proposait dans l’éducation des sourds-muets, avant M. de l’Épée, était de leur rendre l’usage de cette faculté, à laquelle on supposait qu’était attaché, pour ainsi dire, le secret de l’intelligence humaine.

Loin de nous la pensée de rabaisser le mérite des hommes généreux qui conçurent, les premiers, l’idée de faire parler les sourds-muets. Il a fallu un grand esprit d’analyse pour décomposer tous les sons d’une langue, et en expliquer le mécanisme.

M. l’abbé de l’Épée n’a pas dédaigné de cultiver et de perfectionner cet art, aujourd’hui bien facile, et qui n’est pas sans utilité pour les sourds-muets ; mais dont il importe d’apprécier les résultats à leur juste valeur, parce que le charlatanisme s’en est déjà servi pour séduire des esprits inattentifs.

Faire parler les muets, dit-on souvent encore, n’est-ce pas une sorte de prodige ? Ce prétendu prodige n’a rien cependant qui soit si digne d’admiration. Les organes de la parole ne sont pas autrement conformés dans le sourd-muet que dans les autres hommes : il ne parle point parce qu’il n’a pas entendu, et que sa langue ne peut imiter des sons qui ne sont point parvenus jusqu’à son oreille. Mais vous pouvez lui faire voir la position et le mouvement qu’il faut donner à la langue, aux lèvres et à la gorge : ces organes une fois convenablement disposés, la voix qui les traverse en sortant du poumon, produit toujours le son désiré ; que celui qui le profère s’entende ou ne s’entende pas, c’est un instrument de musique qui répond fidèlement aux doigts de l’artiste. Le maître est si puissamment secondé par un organe naturellement imitateur, que j’ai vu des sourds-muets qui, sans leçon préliminaire, n’avaient besoin que de regarder attentivement le mouvement des lèvres, pour articuler un grand nombre de syllabes ; et j’ai sous mes yeux plusieurs de ces enfans, qui répètent passablement tous les mots qu’ils voient prononcer ; et ce sont leurs mères qui le leur ont appris, sans autre art, sans autre secours que la patience que donne l’amour maternel.

Mais quelques soins que l’on ait pris jusqu’ici pour former les sourds-muets à la parole, leurs discours sont toujours fatigans et monotones[6].

D’un autre côté, leur habileté à lire les mots dans le mouvement des lèvres, ne va jamais jusqu’à leur faire comprendre un discours suivi. Aussi les voyons-nous toujours (et d’autant plus qu’ils sont plus instruits) préférer de s’entretenir par gestes ou même par écrit. Ce serait donc bien peu de chose que l’éducation des sourds-muets, s’il ne s’agissait que de leur rendre la faculté purement mécanique de la parole. Mais de quelle utilité leur serait-ce, dans le commerce de la vie, de prononcer les mots et les phrases confiés à leur mémoire, s’ils n’en avaient une parfaite intelligence ? et comment leur en faire connaître la valeur exacte ? Les noms des objets sensibles n’offrent point de difficultés, puisqu’en donnant le mot, on peut indiquer l’objet qu’il représente ; mais ce qu’on ne peut montrer du doigt, ce qui ne tombe pas sous les sens, comment le leur enseigner ? comment franchir l’espace qui sépare les idées physiques des notions purement intellectuelles ? Sera-ce avec des définitions ? Mais pour comprendre une définition, il faut déjà un esprit exercé et la connaissance de la langue. Toute définition est composée de mots qui, à leur tour, ont besoin d’être définis. Pour saisir la pensée que ces mots réunis renferment, il faut non seulement connaître leur valeur absolue, mais encore leur valeur relative, et l’influence qu’ils exercent, les uns sur les autres, dans la composition de la phrase.

Ainsi on s’égare dans un labyrinthe de difficultés toujours renaissantes.

Si, à force de soins, de temps et de patience, quelques maîtres habiles se consacrant exclusivement à l’éducation d’un ou de deux sourds-muets, ont obtenu des résultats assez satisfaisans, mais toujours plus brillans que solides, ils en ont été exclusivement redevables à l’emploi, même irrégulier, qu’ils ont fait du langage des signes, seul moyen de communication qui existe, dans le principe, entre le maître et le sourd-muet.

En effet, le mot n’a en soi aucun rapport avec l’idée ; il ne peut donc la faire naître ; mais il sert à la rappeler, quand une convention préliminaire l’a lié à cette idée antérieurement bien saisie. Par quel moyen s’est opérée en nous cette liaison des mots et des idées ? C’est par les signes naturels : c’est-à-dire par tous ces mouvemens de la physionomie et des gestes, résultats de notre organisation, et par lesquels se peint au dehors tout ce qui se passe au dedans de nous.

Quand une mère tient son fils dans ses bras, et qu’elle lui fait prononcer les premiers mots que l’enfant peut articuler, et qui, par cela même, sont devenus les noms des premiers objets de ses affections ; par exemple, le mot papa ne réveille d’abord aucune idée dans son esprit ; mais si, en le prononçant, la mère étend le bras pour lui montrer son père, l’enfant le reconnaît et sourit : le geste a interprété le mot, qui dès-lors s’unissant à l’idée, en devient le signe de rappel. Quand ensuite la mère dit à son fils : Maman t’aime ; son regard plein de tendresse, ses doux baisers ont porté le sens de ses paroles au fond du cœur de l’enfant, dont les petits bras caressans répondent à sa mère qu’elle est comprise, et que son fils lui rend amour pour amour.

Ce procédé si simple, si facile, est pourtant si certain, qu’il est sans exemple qu’un homme, à moins d’une imbécillité absolue, n’ait pas appris la langue de son pays. Telle est aussi, à peu près, la marche que doit suivre l’instituteur des sourds-muets. Mais tout est à faire avec ses élèves, tandis que tout ce qui entoure l’enfant qui parle, concourt si heureusement à son instruction, qu’à l’âge de huit ans, comme on l’a remarqué, il a déjà ordinairement plus d’idées, qu’il n’en pourra acquérir encore dans tout le cours de sa vie.

Si le désir de connaître est un besoin pour l’homme, c’est surtout dans le premier âge. Lorsque l’enfant nous paraît tout occupé de ses jeux, il ne perd rien de tout ce qui se passe autour de lui ; son oreille, toujours attentive, ne laisse échapper aucune parole ; son coup-d’œil rapide suit tous nos mouvemens et pénètre notre pensée. Comme il triomphe ensuite de notre étonnement, quand il nous redit l’objet de nos discours et nos propres expressions ! Ainsi, à mesure que les circonstances font naître une idée, le mot, prononcé, en même temps, s’attache à cette idée, et la rappelle ensuite chaque fois qu’on l’entend, comme, à son tour, l’idée rappelle le mot.

Mais ces circonstances, qui contribuent si puissamment au développement de notre esprit et à la formation de notre langage, sont perdues pour le sourd-muet. Toutes les scènes de la vie sont, à ses yeux, enveloppées d’un voile mystérieux. L’enfant qui parle, marche dans un chemin facile et agréable dont toutes les sinuosités sont bordées de fleurs ; l’autre, au contraire, ne peut être conduit que par une route escarpée ; mais cette route est, en même temps, plus directe et plus sûre. Et ceci, Messieurs, vous paraîtra peut-être digne de quelqu’attention.

Comme dans notre enfance nous sommes réduits à juger de la signification des mots par les circonstances où nous les entendons prononcer[7], si nous rencontrons juste, c’est par hasard ; le plus souvent, nous n’entendons qu’à peu près, et nous nous contentons de cet à peu près, toute notre vie. C’est ensuite sur ces notions si incertaines que s’appuie et s’élève tout l’orgueil de nos connaissances. Nos maîtres ne s’embarrassent point de redresser les erreurs de notre enfance ; et nous-mêmes, dans un âge plus mûr, nous ne nous avisons guère de revenir à ces premières idées, pour en apprécier la justesse et la solidité, et régler avec notre esprit, au moins une fois dans la vie. Aussi faut-il s’étonner si la vie intellectuelle de tant d’hommes ressemble à cet état d’assoupissement qui précède le sommeil, et où la pensée, près de s’évanouir, semble flotter vaguement, au sein d’un mobile nuage. De là sans doute une des principales causes de ces querelles interminables qui divisent le monde, et font douter si l’homme a un moyen certain de découvrir la vérité.

Quelle supériorité ne remarquerons-nous pas dans les procédés de l’abbé de l’Épée, qui, par une analyse scrupuleuse, ramène toutes les notions les plus composées comme les plus abstraites, à ces idées premières, simples, précises, que son élève a apprises sans maître, qu’il exprime sans le secours de l’art, par des gestes que personne ne lui a enseignés, et qui sont toujours clairs, parce qu’ils sont l’expression naturelle et immédiate de la pensée.

« Tout sourd-muet qu’on nous adresse, dit-il, a déjà un langage qui lui est propre, et ce langage est d’autant plus expressif, que c’est celui de la nature même, et qui est commun à tous les hommes. Ce sont les différentes impressions qu’il éprouve au-dedans de lui-même qui le lui ont fourni. Il a contracté l’habitude de s’en servir, pour se faire entendre des personnes chez qui il demeure, et il entend lui-même tous ceux qui en font usage. Or ce langage est le langage des signes. » Ces signes, donnés par l’élève, sont fidèlement recueillis par le maître, qui, à son tour, en fait un heureux usage, quand de ce point de départ commun à tous deux, il va marcher en avant, et développer de nouvelles idées. Celles-ci provoquent de nouveaux signes auxquels, comme aux premiers, il ne faut que substituer les mots correspondans dans la langue du pays.

Telle est la base de la vraie méthode d’instruire les sourds-muets. Cette idée est si claire, si simple, si naturelle, qu’elle semble devoir commander la conviction ; et cependant, à peine fut-elle mise au jour, que, du fond des ténèbres du préjugé, s’élevèrent mille voix pour la condamner.

L’auteur, qui n’aurait dû trouver que des admirateurs, rencontra des détracteurs de toute espèce. Les plus indulgens le prenaient en pitié, et ne voyaient en lui qu’un aveugle qui se fait illusion à lui-même.

Mais lui, pour toute réponse, appelait le public à ses leçons, où il développait ses principes avec une modestie et une candeur égales à son génie. Bien différent en cela de son rival, M. Perreire, qui avait porté d’Espagne en France l’alphabet-manuel, décoré du grand nom de dactylogie, et l’art de faire parler les sourds-muets, art dont il a constamment cherché à faire un secret. C’est, au contraire, en initiant tout le monde, avec le plus sincère abandon, aux mystères de sa méthode ; c’est en exposant à tous les yeux les heureux fruits de ses procédés, que M. de l’Épée opérait la conviction.

« Je vous plaignais, lui dit un jour un respectable curé de Paris qui venait d’assister à une de ses leçons ; je vous plaignais avant de vous avoir vu. Je ne vous plains plus maintenant ; vous rendez à la société et à la religion des êtres qui étaient étrangers à l’une et à l’autre. »

Cependant les préventions s’évanouissaient, peu à peu, comme ces vapeurs légères qui, le matin, obscurcissent l’horizon, et que dissipent les premiers feux du soleil. « Enfin, écrivait-il à un de ses amis, on commence à croire à ses propres yeux ; c’est toujours beaucoup ; nous ne devions pas espérer davantage. »

Néanmoins il resta toujours des hommes d’un esprit obstiné, qui, pour ne pas rendre hommage à ce beau génie qu’ils avaient d’abord condamné sans examen, fermèrent constamment leurs yeux à la lumière de l’évidence, et repoussaient, avec un dédain mêlé de dépit, le récit des prodiges qu’opérait M. de l’Épée, et dont la renommée fatiguait leurs oreilles.

Nous ferons remarquer ici, dans quelles étranges contradictions peut quelquefois se laisser entraîner un homme d’esprit et d’un cœur droit qui, luttant contre la force de la vérité, tantôt cède à son empire, et tantôt suit la voix trompeuse de la prévention.

Déjà les plus éclatans succès, les témoignages d’estime et d’admiration des personnes les plus distinguées par leur esprit ou par leur naissance, avaient vengé M. de l’Épée de toutes les attaques dirigées contre lui, lorsque M. Deschamps, qui s’occupait aussi de l’instruction des sourds-muets, mais d’après la méthode de M. Perreire, publia son Cours d’éducation. Il avait assisté aux leçons de M. l’abbé de l’Épée ; il pouvait apprécier la solidité de ses principes, et voici comment il s’explique à ce sujet (vous verrez avec plaisir que, tout en le combattant, il sait rendre justice aux talens de son rival) : « Pour peu qu’on y fasse attention, dit M. Deschamps, on verra avec étonnement combien il lui a fallu de temps, de peines et de travaux, pour se faire un système aussi beau, aussi méthodique que le sien ; de quelle constante application il a fait usage pour trouver des signes comme racines, comme dérivés, comme modifiés. Les idées abstraites comme celles que nous avons formées par le secours des sens, tout est du ressort de la langue des signes. Pour créer une langue qui paraît à un si haut degré de perfection, il a fallu la réflexion la plus profonde, le jugement le plus sain, l’imagination la plus vive unie à la connaissance la plus parfaite de la grammaire. Il était réservé à un génie aussi vaste que le sien d’inventer une langue de signes qui peut suppléer à l’usage de la parole, être prompte dans son exécution, claire dans ses principes, sans trop de difficultés dans ses opérations. Voilà ce que M. de l’Épée a exécuté avec l’applaudissement général et le plus mérité. »

Cet éloge d’un rival est d’autant plus glorieux pour M. l’abbé de l’Épée, que M. Deschamps attaque ensuite tous ses procédés, qu’il trouve trop difficiles, doutant qu’il puisse jamais se rencontrer un homme assez ami de l’humanité pour dévorer les dégoûts de l’étude de la langue des gestes, qu’il vient cependant de peindre de si brillantes couleurs.

Ainsi, ce ne serait pas au maître à descendre jusqu’au sourd-muet pour lui tendre une main secourable ; il faudrait que ce faible enfant fît seul tout le chemin, sans appui et sans guide. M. Deschamps vit la difficulté, il en fut effrayé ; il s’arrêta devant elle, au lieu de chercher à la surmonter pour l’aplanir à ses élèves.

Mais il s’en faut de beaucoup, Messieurs, que l’étude des signes soit aussi pénible, et surtout aussi rebutante qu’on pourrait d’abord se l’imaginer.

Nous avons vu que, sans art et sans leçons, tous les sourds-muets en font usage[8]. C’est, on peut le dire, le langage propre de l’homme ; et s’il nous paraît être plus particulièrement le privilége des sourds-muets, c’est que le besoin le développe en eux, quand l’habitude de nos langues nous le fait négliger. Mais nous en portons tous le principe en nous-mêmes ; et il ne faut qu’un peu d’exercice pour le développer, et nous en rendre l’usage aussi familier que celui de la parole. La pensée tend toujours à s’épancher, comme la lumière et la chaleur ; il ne faut, pour ainsi dire, que se laisser aller à l’impulsion de la nature, pour exprimer au dehors tout ce qui se passe au dedans de nous. Il y a une foule de signes expressifs que nous faisons sans y penser. Quel voyageur a jamais péri dans une terre étrangère, faute de savoir demander des alimens pour apaiser sa faim, un lit pour reposer sa tête ? Ce langage est aussi beau qu’il est facile ; le geste rend toutes les passions avec une énergie supérieure à celle de l’éloquence même ; aucune langue n’est aussi propre à porter dans l’âme de fortes et de profondes émotions. Ce langage est l’âme des beaux-arts ; c’est par lui que l’artiste fait respirer et la toile et le marbre ; c’est du langage d’action que l’orateur emprunte ses plus sûrs moyens d’entraîner et de persuader. Enfin, si l’on peut espérer l’établissement d’une langue universelle si désirée des philosophes, et qui servirait de moyen de communication entre les peuples, le langage des gestes, comme le pensait M. de l’Épée, pourra seul remplir ce but ; surtout si l’expérience prouve qu’il peut être peint et fixé sur le papier aussi fidèlement et avec autant de facilité que la parole[9]. C’est déjà la langue universelle pour les sourds-muets ; de quelque pays éloigné qu’ils soient, ils se comprennent tous entr’eux : c’est un fait qui n’a plus besoin de preuves. Elle n’existe point pour ces enfans de la nature, la distance que la diversité des langues a mise entre les autres hommes. Comment donc a-t-on jamais pu songer à faire abandonner aux sourds-muets ce langage dont ils sentent si bien toutes les beautés, pour les contraindre à suivre péniblement, sur les mouvemens fugitifs des lèvres, des sons qui ne leur représentent rien ? L’ennui et le dégoût seraient les moindres inconvéniens d’une si cruelle tyrannie.

Avant M. l’abbé de l’Épée, Wallis, savant professeur de mathématiques au collége d’Oxford, qui avait obtenu les succès les plus éclatans en faisant parler les sourds-muets, avait aussi reconnu combien est insuffisant, dans leur éducation, ce moyen pénible pour le maître, rebutant pour l’élève, incertain dans ses résultats ; et il proposa, comme plus sûr (mais seulement en l’indiquant en quelques lignes), le moyen des signes naturels que M. de l’Épée découvrit plus tard, et dont il développa si bien la richesse et la fécondité.

Les sentiers de l’erreur se divisent en embranchemens infinis ; mais la route de la vérité est une : les esprits justes doivent nécessairement s’y rencontrer. Il ne faut donc point s’étonner si l’on retrouve quelques idées analogues dans Wallis et dans M. de l’Épée. La marche qu’ils ont suivie est en même temps la plus simple et la plus naturelle ; car c’est par notre langue que nous apprenons les autres langues ; or, les gestes constituent le langage usuel et naturel des sourds-muets.

Toute lumineuse qu’était l’idée de Wallis, elle est restée dans l’oubli ; et dans sa patrie on fait encore généralement usage de la méthode qu’il avait d’avance condamnée. C’est donc au génie véritablement inventeur de M. l’abbé de l’Épée, qu’était réservée la gloire de créer cet art si beau et si utile. Il découvrit dans le langage informe de ses élèves, encore brut comme leur esprit, borné comme le cercle étroit de leurs idées, le germe d’une langue qui pourrait se plier à toutes les combinaisons comme à toutes les modifications de la pensée ; et sur cette base, en apparence si incertaine, si rétrécie, il éleva l’édifice le plus beau, le plus solide, le plus régulier dans toutes ses parties.

Le langage des gestes, très-riche dans ses expressions, est d’une simplicité extrême dans ses formes. Il représente fidèlement la pensée ; mais il rejette tout ce qui n’est pas nécessaire à son expression. Les nombreuses formes grammaticales dont un long usage a enrichi nos langues, sont étrangères, et quelquefois tout à fait contraires au langage des sourds-muets. Cependant il fallait les leur faire connaître, ces formes grammaticales, pour les mettre en état d’en faire usage comme nous. Mais comment trouver des signes assez simples pour ne pas embarrasser la marche du discours, assez expressifs pour rendre sensibles aux yeux, ces nuances légères dont l’esprit le plus délié peut à peine quelquefois se rendre raison ? Comment exprimer ces modifications purement grammaticales, qui, de l’expression de la même idée, font, tour à tour, un verbe, un substantif, un adjectif, un adverbe, sans rien changer au fond de l’idée qui, malgré toutes ces métamorphoses, reste la même, comme la racine du mot reste invariable ? Et nos prépositions, qui expriment des rapports si subtils et si variés, mais qui, n’exprimant que des rapports, n’ont de modèle ni dans l’esprit ni dans la nature ; les conjonctions, si brèves par l’expression, si pleines par le sens, qui, toujours, sous une syllabe, ou deux, cachent une proposition entière ? Comment enseigner l’emploi si délicat de l’article, les différences si importantes des temps de la conjugaison ? Ce que les efforts réunis de plusieurs générations ont fait pour les autres langues, dont la perfection est toujours le fruit du temps et d’une longue étude, ce grand homme eut le courage d’entreprendre de le faire pour la langue de ses élèves.

On croira sans peine qu’il n’a point porté la perfection dans toutes les parties d’un travail aussi vaste ; ce serait étrangement méconnaître la solidité de sa gloire, que de craindre d’y porter atteinte en montrant ce qu’il a laissé à faire. Du séjour des bienheureux, où il jouit de la récompense due à ses vertus, il repousserait l’éloge où l’on aurait sacrifié la vérité à de frivoles ménagemens, inutiles, injurieux même à sa gloire, et préjudiciables au sort de cette classe intéressante à laquelle sa vie fut consacrée toute entière. Ce n’est point par une servile admiration que nous voulons honorer sa mémoire, mais bien par nos efforts à marcher sur ses traces, en nous éclairant des lumières de son génie, en nous échauffant au flambeau de sa charité, en nous rendant enfin aussi utiles que nous le pourrons aux sourds-muets : voilà, nous le croyons, le culte le plus beau, le plus agréable du moins que nous puissions lui offrir.

S’il est vrai que dans l’œuvre immense qu’il eut le courage d’entreprendre, le père des sourds-muets a payé quelquefois le tribut à la faiblesse humaine, par quelques imperfections inséparables d’une première invention ; n’est-il pas à craindre que l’autorité d’un si grand nom ne maintienne dans les mêmes erreurs ceux qui voudront le suivre dans cette carrière qui exige toujours une marche si rigoureuse, et où le moindre écart entraîne après soi les plus graves conséquences, et peut même faire manquer tout à fait le but ?

Il est donc important de signaler les écueils que son inexpérience n’a pu éviter, sur cette mer inconnue qu’il venait de découvrir. Il avait lui-même un esprit trop juste pour ne pas sentir ce qui manquait encore à sa méthode, et il n’y a presque point de chapitre de son livre où il ne demande à ses lecteurs de lui indiquer, s’ils en trouvent, des signes plus expressifs que les siens.

Ô vous qui, à son exemple, vous consacrez à cette œuvre de bienfaisance, méditez sans cesse le principe découvert par ce beau génie ; pénétrez-vous avec lui de la richesse du langage des signes ; n’oubliez pas auprès de vos élèves le précepte éternel que la raison vous rappelle par sa bouche, de marcher toujours du connu à l’inconnu ; songez qu’il ne s’agit point de leur apprendre des signes : la nature sera toujours, en cela, un maître plus habile que vous ; il faut réveiller leur intelligence, échauffer, animer leur pensée. À mesure que leur jugement se développera, que de nouvelles lumières éclaireront leur esprit, et que s’étendra l’horizon de leurs idées ; les signes pour les exprimer seront facilement trouvés, les mots facilement compris.

Tels sont, Messieurs, les principes de l’art d’instruire les sourds-muets, inébranlables comme la nature, sur laquelle ils reposent. Il ne restait plus à l’inventeur qu’à poursuivre comme il avait si heureusement commencé ; il n’avait plus qu’un pas à faire, et il ne le fit point. Il n’eut pas assez de confiance en sa méthode, et en méconnut lui-même l’étendue et la fécondité.

Déplorons ici, Messieurs, la puissance de l’habitude : lorsqu’un génie hardi a déchiré le voile de l’erreur, et qu’il est près de saisir la vérité ; ou que, prenant un sublime essor, il s’élève avec gloire au-dessus des préjugés vaincus, une force aveugle l’arrête tout à coup, et le repousse dans l’ornière de la routine[10].

« Mais souvenons-nous, dit l’illustre successeur de M. l’abbé de l’Épée, souvenons-nous qu’en glanant à sa suite, ce sera toujours à lui-même qu’il faudra rapporter, comme à leur source, tous les succès qu’on pourra obtenir. » Oui, Messieurs, ce grand homme méritera à jamais le titre de bienfaiteur de l’humanité : c’est à lui que les sourds-muets de tous les pays sont redevables des établissemens qui, pour eux, s’élèvent de toutes parts. Quelque méthode que l’on y suive, c’est son institution qui en a offert le premier modèle. C’est son exemple, non moins que ses talens, qui a fixé l’attention publique sur ces infortunés ; c’est l’ardeur de son zèle qui a échauffé les cœurs en leur faveur.

Lorsque, faisant violence à sa modestie, il donnait une certaine pompe à ses exercices, et présentait, à l’admiration publique, des sourds-muets écrivant dans plusieurs langues, c’était pour mettre les étrangers à portée d’apprécier l’utilité de leur éducation, dans l’espoir que ces heureux succès engageraient quelques amis de l’humanité à fonder des établissemens semblables. S’il voit les grands et les savans s’empresser de lui porter le tribut de leur admiration, ce n’est point sa gloire personnelle qui le touche ; la bienfaisance qui remplit son cœur n’y laisse point de place à l’amour-propre ; mais il éprouve le plaisir le plus pur, en pensant que l’éclat qui rejaillit sur son art, en assurera l’existence, et en propagera les fruits.

Mais lorsque les flots de ses admirateurs se sont écoulés ; quand ce concert de louanges et de bénédictions a cessé, et qu’au bruit flatteur des applaudissemens a succédé, dans l’institution, le silence du geste ; alors, retiré au milieu de ses élèves chéris, il élève leurs cœurs à Dieu, pour le remercier, et lui rapporter la gloire des succès qu’ils ont partagés avec leur maître ; et purifie avec soin leur âme des plus légères atteintes de la vanité ; car c’est, avant tout, des chrétiens qu’il en veut faire : la patrie et la société nous demandent bien moins des savans que des hommes vertueux et de bons citoyens ; et ce n’est que par la religion qu’on peut se flatter de les former.

M. l’abbé de l’Épée n’avait reçu de son père qu’un modique héritage ; et comme toutes ses leçons étaient gratuites, ce n’était que dans la plus sévère économie qu’il pouvait trouver les moyens de payer la pension de ses élèves, et le traitement des maîtres et des maîtresses qui le secondaient dans une tâche aussi difficile.

« Les riches, dit-il quelque part, ne viennent chez moi que par tolérance ; ce n’est point à eux que je me suis consacré, c’est aux pauvres : sans ces derniers, je n’aurais jamais entrepris l’éducation des sourds-muets. Les riches ont le moyen de chercher et de payer quelqu’un pour les instruire. » Ainsi, cet homme charitable, aussi modeste que grand, ne mettait point de distinction entre lui et le vulgaire des instituteurs. Oui, les riches peuvent payer des maîtres ; mais paie-t-on le génie ? achète-t-on, avec de l’or, cet attachement, ce dévoûment parfait, cette charité active qui, dans l’instituteur des sourds-muets, peut en quelque sorte suppléer à tout, et que rien ne peut suppléer ?

En 1780, l’ambassadeur de l’impératrice de Russie vint le féliciter, et lui offrir de riches présens de la part de cette princesse, qui savait si dignement apprécier tout ce qui est vraiment beau et grand. « M. l’ambassadeur, lui répondit M. de l’Épée, je ne reçois jamais d’or ; mais dites à Sa Majesté que si mes travaux lui ont paru digne de quelque estime, je ne lui demande, pour toute faveur, que de m’envoyer un sourd-muet de naissance que j’instruirai. »

Personne n’ignore quel beau, quel grand caractère a développé M. de l’Épée, dans cette circonstance de sa vie qui, transportée sur la scène, a fait si souvent couler les larmes des spectateurs.

Un jeune sourd-muet est trouvé errant, sur le déclin du jour, dans les rues de Paris ; on le conduit à M. l’abbé de l’Épée ; il le reçoit comme envoyé par le ciel même, et le nomme Théodore. Sous les haillons de la misère, on démêlait, en cet enfant, des manières polies, et des mœurs qui contrastaient avec ses vêtemens, et semblaient trahir une toute autre origine. Ne serait-ce point quelque orphelin victime de la cupidité ? peut-être l’héritier d’une grande fortune ? peut-être l’unique rejeton de quelqu’illustre famille ? Ces soupçons, d’abord vagues, acquièrent chaque jour plus de poids dans l’esprit de M. de l’Épée, à mesure que ses soins développent et l’esprit et le caractère de son élève. Une foule d’observations lumineuses viennent les fortifier. Enfin, le jeune homme, plus instruit, retraçant les souvenirs de son enfance, achève la conviction. Aussitôt la résolution de l’abbé de l’Épée est prise ; aucun effort ne lui coûtera pour rendre à ce malheureux son nom et sa fortune. Mais, hélas ! sur quoi se fondent ses espérances ; toutes les perquisitions qu’il a faites jusqu’ici ont été sans succès ! Théodore n’a jamais entendu prononcer le nom de son père : il ne connaît ni sa patrie ni sa famille ; et si on parvient à découvrir l’une et l’autre, que d’obstacles encore à surmonter ! Il vous faudra lutter, n’en doutez point, homme trop généreux, il vous faudra lutter contre des adversaires puissans ou audacieux, dont l’autorité ou l’adresse ne vous laisseront aucune apparence de succès : attaqués à la fois dans leur honneur et dans leur fortune, ils mettront tout en œuvre pour faire rejaillir sur vos cheveux blancs, la honte dont vous voulez justement les couvrir. Ce qu’ils ont fait vous dit de quoi ils sont capables encore.

De si puissantes considérations eussent arrêté tout autre que M. de l’Épée ; mais il s’agit des droits de la justice et de l’humanité : il ne balance pas. Il part plein de confiance en la Providence. Le voilà, à soixante-seize ans, allant de ville en ville pour retrouver quelques indices plus certains. Une main invisible le soutient et le guide ; ou plutôt il est lui-même l’ange du Seigneur, qui accompagne le jeune Tobie.

Après beaucoup de recherches et de courses infructueuses, ils arrivent à Toulouse. Ici les souvenirs se pressent en foule dans l’esprit du jeune sourd-muet. La rapidité de ses signes ne suffit pas à la foule des émotions qu’à chaque pas il éprouve. Il s’arrête tout à coup ; un geste expressif, accompagné d’un cri aigu, annonce à son maître qu’il a reconnu le lieu de sa naissance. Il était devant l’hôtel du comte de Solar, dont l’unique héritier, sourd-muet, était mort, disait-on, à Paris. Mille autres circonstances déposent en faveur de l’élève de M. de l’Épée. Vainement une voix intéressée crie à l’imposture ; la cause est portée au Châtelet de Paris, dont la sentence rend au jeune Théodore le titre et les biens du comte de Solar. La famille en appelle. Ne pouvant réussir à faire casser le jugement, on obtient du moins que l’exécution en soit suspendue. Cependant le jeune homme porta le nom de comte de Solar, jusqu’à la mort de M. de l’Épée et du duc de Penthièvre, ce noble appui de tous les malheureux.

Privé de son maître et de son protecteur, le jeune sourd-muet fut ramené de nouveau devant les tribunaux, pour être dépouillé du nom qu’il avait porté et de toutes ses espérances. Sans amis, sans famille, sans fortune, ce malheureux entra dans les rangs de nos braves, malgré son infirmité. « La vue de l’ennemi, se disait-il, sera pour moi le signal de la charge, et je ne veux pas connaître celui de la retraite. » Il ne tarda pas à trouver dans les combats une mort digne du titre qu’il avait perdu. Dans une charge de cavalerie, emporté par son courage, et n’entendant point la trompette qui le rappelle, il tombe frappé de mille coups, au milieu d’un gros d’ennemis qu’il avait percés, justifiant, par une mort glorieuse, une noble origine[11].

Cette conduite si généreuse, si touchante de M. de l’Épée, ne fut pas cependant à l’abri des plus noires inculpations. On chercha à le représenter, dans cette circonstance, non seulement comme la dupe, mais comme le complice et le fauteur de la trame la plus odieuse. Si son caractère connu ne repoussait une si horrible accusation, le nom du prince vertueux qui ne cessa de l’honorer de son amitié, et le jugement porté en faveur de son élève, auraient suffi pour dissiper jusqu’aux plus légers nuages dont la haine et l’intrigue ont voulu obscurcir sa mémoire.

Quelle qu’ait été l’issue de ce procès, sa gloire n’en est ni moins solide ni moins pure ; car ce sont les pensées généreuses qui font la vraie grandeur. Que l’action la plus brillante prenne sa source dans des motifs peu relevés, aussitôt son éclat se ternit, le prestige cesse ; et au lieu du héros, je ne vois plus que l’homme avec toutes ses faiblesses. Mais un noble et grand motif élève et agrandit les plus petites choses. Aussi ne craindrais-je pas de vous conduire dans l’intérieur des classes de M. l’abbé de l’Épée, et de vous montrer ce vieillard chargé d’années et de gloire, recommençant, en quelque sorte, son éducation, et se faisant enfant lui-même, pour descendre au niveau des enfans de son adoption. C’est là qu’on peut vraiment le voir dans toute la simplicité de sa grandeur.

Il n’y avait point de si dures privations qu’il ne s’imposât pour ses élèves. C’était pour fournir à leurs besoins qu’il bornait tous les siens ; c’était pour leur donner des habits, qu’il portait lui-même des vêtemens usés. Enfin, tout ce qu’il possédait était, à ses yeux, comme le patrimoine sacré de ses enfans, et il ne se réservait à lui-même que le plus strict nécessaire.

Dans l’hiver rigoureux de 1788, déjà atteint des infirmités de l’âge, il restait sans feu, et refusait d’acheter du bois, pour ne pas outrepasser la somme modique à laquelle il avait fixé sa dépense annuelle. Toutes les remontrances de ses amis à cet égard avaient été infructueuses. Ses élèves en furent avertis ; les mains jointes et tout en pleurs, ils vinrent se jeter à ses pieds, le conjurant de se conserver du moins pour eux. Ils ne voulurent point le quitter qu’il ne leur eût promis de renoncer à cette cruelle privation, qui alarmait autant qu’elle affligeait leur tendresse. Il céda, non sans peine, à leurs larmes. Long-temps encore après, il se reprochait cette condescendance ; et lorsqu’il voyait sa petite famille l’entourer avec toutes les démonstrations les plus vives d’amour et de vénération : « Mes pauvres enfans, disait-il quelquefois, je vous ai cependant fait tort de cent écus. »

Il tenait à loyer une petite maison sur les hauteurs de Montmartre. C’était là qu’aux jours de congé, il conduisait ses élèves. Il s’associait quelquefois un ou deux amis dignes de partager la simplicité de ses goûts, et l’innocence de ses plaisirs. Lorsqu’il était arrivé dans ces lieux, ses yeux et son cœur ne pouvaient se rassasier du tableau touchant que lui offraient la gaîté et le bonheur de ces enfans. Quelquefois il se mêlait à leurs amusemens ; plus souvent on les voyait se presser autour de lui, contemplant ses traits chéris, et dévorant, des yeux, tous ses gestes. Après les jeux, une longue table, servie d’une frugale collation, les rassemblait en famille, et leur père au milieu d’eux. Une concorde parfaite les unissait tous comme des frères ; toutes leurs affections venaient se confondre dans leur amour pour leur maître. L’ordre et la gaîté, le contentement général, cette transmission rapide et silencieuse de la pensée, la vivacité de leur pantomime, le feu de leur conversation, tout donnait à ces repas un charme ineffable.

C’est dans ce lieu d’innocence et de bonheur, qu’au milieu de la joie générale, M. de l’Épée jeta, un jour, sans intention, l’idée de sa mort peut-être prochaine. Soudain un cri déchirant part de tous les cœurs. La foudre, tombant au milieu d’eux, eût produit une moindre consternation. Il leur semble déjà que leur maître chéri, leur père va leur être enlevé. Les voilà qui se pressent autour de lui ; ils le retiennent par ses habits, comme pour le soustraire au coup qui le menace ; leurs sanglots les suffoquent. Ils n’ignorent point, ces pauvres enfans, la loi de la nature, et la nécessité de mourir ; mais ils ne se sont pas encore imaginé qu’un Dieu bon puisse leur enlever celui qui est pour eux sa vivante image sur la terre. M. l’abbé de l’Épée, imposant doucement silence à leurs cris, et s’efforçant de faire cesser leurs larmes, sans pouvoir lui-même retenir les siennes, qui coulent en abondance, leur parle de la résignation due aux volontés de la Providence ; leur rappelle que la mort n’est point une séparation éternelle, et qu’en sortant de ce monde il ira les attendre dans une vie meilleure, pour y être à jamais réunis. Ses gestes ont pris peu à peu un ton solennel. L’expression de sa pensée pénètre doucement jusqu’au fond de leurs âmes ; les larmes coulent encore, mais ce ne sont plus ces angoisses cruelles ; les déchiremens du cœur ont fait place à la douce mélancolie, qui est si favorable aux pensées religieuses. Ils paraissent tous profondément recueillis, et il n’en est pas un seul qui ne prenne, en ce moment, la résolution de devenir meilleur, dans le seul espoir de mériter de se réunir à ce maître chéri, dans le séjour des bienheureux.

Ce ne fut qu’après dix ans de travaux et de succès, que M. l’abbé de l’Épée sollicita du gouvernement une dotation, pour assurer, après lui, l’existence de son établissement.

Malgré la volonté de Louis XVI, bien prononcée en sa faveur, il n’obtint que des promesses sans effet.

Cependant, ce grand homme vécut assez pour avoir l’assurance que son art subsisterait après lui, et se perfectionnerait dans sa patrie comme dans toute l’Europe. L’empereur Joseph, dans son voyage à Paris, étant venu admirer ses travaux et rendre hommage à son génie, lui exprima son étonnement de ce qu’un homme aussi utile n’avait pas obtenu au moins une abbaye, dont il aurait fait tourner les revenus au bien-être des sourds-muets ; ce prince lui offrit d’en faire pour lui la demande, ou même de lui en donner une dans ses États. « Je suis déjà vieux, répondit M. de l’Épée ; si votre majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n’est pas sur ma tête déjà courbée vers la tombe, qu’il faut le placer, c’est sur l’œuvre même. Il est digne d’un grand prince de perpétuer tout ce qui est utile à l’humanité. » L’Empereur le comprit, et fit venir de ses États un ecclésiastique qui reçut des leçons de M. de l’Épée, et fonda, à Vienne, le premier établissement national institué en faveur des sourds-muets.

Mais M. de l’Épée avait aussi trouvé des cœurs sensibles en France : plusieurs maîtres[12], formés par lui, propageaient les heureux fruits de ses leçons, dans différentes villes du royaume, et spécialement à Bordeaux. L’établissement qu’y avait formé l’archevêque, M. de Cicé, devait son éclat aux soins de M. l’abbé Sicard, qui, plus tard, devait succéder à M. l’abbé de l’Épée, et déjà se montrait digne, par ses talens et par ses vertus, de recevoir cet héritage de gloire et de bienfaisance qui, sous sa main habile, a si bien fructifié. Déjà ses succès comblaient de joie son maître, qui, dans l’épanchement de ses espérances, lui dit un jour : « Mon ami, j’ai trouvé le verre, c’est à vous de faire les lunettes. » Témoignage aussi honorable à la modestie de l’un qu’aux talens de l’autre.

Ah ! que n’a-t-il pu vivre encore quelques années, ce grand homme, pour jouir des succès qu’il avait si heureusement prédits ! Quelle joie ineffable eût rempli son cœur, en voyant les sourds-muets le disputer aux parlans pour la pureté du style, et souvent l’emporter sur eux pour la justesse des idées ! Comme il eût tendrement serré dans ses bras Clerc et Massieu, ces deux élèves dont les noms viennent se placer si naturellement auprès de celui de leur illustre maître. L’un, habile métaphysicien, descend avec une rare sagacité dans les profondeurs de l’analyse ; le jeu de sa physionomie, le caractère pittoresque et quelquefois sauvage de son style font reconnaître en lui l’homme de la nature ; l’autre n’est pas moins étonnant par la connaissance qu’il a du monde, par son aisance dans la société et par la facilité avec laquelle il écrit en anglais comme en français : tous deux saisissant les nuances les plus délicates des idées et des pensées, et répondant, sur le champ, à toutes les questions, avec une grande justesse ou une piquante originalité.

Messieurs, c’est le caractère d’une grande âme de sentir vivement l’aiguillon de la gloire : animé de ce feu sacré, il n’est rien de si difficile que l’on ne puisse entreprendre. Mais quel nom donnerons-nous à cet homme généreux qui, sans dédaigner, mais aussi sans rechercher la gloire, qui est le motif ordinaire des actions éclatantes, comme elle en est la récompense, renonce volontairement aux jouissances d’une vie paisible, et se consacre, uniquement pour le bien de l’humanité, à un travail obscur et pénible, de tous les jours et de tous les instans, et d’un succès incertain ? Un si beau dévoûment serait, sans doute, au-dessus de l’homme, s’il n’y avait, dans la bienfaisance, des attraits qui suffisent au mortel capable d’en sentir les charmes. Les promesses de la gloire sont quelquefois éloignées, et bien souvent trompeuses ; mais l’homme bienfaisant trouve toujours dans son cœur sa plus douce récompense. De quels sublimes efforts ne sera-t-il donc pas capable, lorsqu’à cet attrait déjà si puissant vient se joindre la voix plus puissante encore de la religion ? Comme toutes les tracasseries de la vie, et toutes les petites passions personnelles viennent se briser et s’anéantir devant cette grande pensée : que l’on sert Dieu et l’humanité ! Celui qui se sent cette haute destination, jouit même des privations qu’elle impose.

Aussi, Messieurs, apprendrez-vous sans étonnement, mais non sans plaisir, que M. l’abbé de l’Épée fut un des hommes les plus heureux, comme il en fut un des plus vertueux[13]. La gloire, qu’il n’avait point ambitionnée, vint couronner ses travaux. Elle n’a confié ni au marbre ni à l’airain le soin de perpétuer sa mémoire. Mais ses vertus lui ont élevé dans tous les cœurs un monument impérissable. Aussi long-temps qu’il naîtra des sourds-muets, son nom sera répété avec amour et vénération, et le récit de sa vie arrachera encore quelques larmes d’attendrissement à nos derniers neveux.

Vous aussi, Messieurs, qui lui avez décerné un tribut public d’éloges, vous avez mérité la reconnaissance des sourds-muets ; souffrez que leur ami soit ici le trop faible interprète de leurs sentimens à votre égard. Et où pourrait-on mieux parler de M. l’abbé de l’Épée que devant cette assemblée qui voit, dans son sein, le disciple de ce grand homme, l’héritier de ses talens et de son amour pour les sourds-muets ? Où pourrait-on mieux parler de ce bienfaiteur de l’humanité, qu’en présence de cette Société toute dévouée au bien, et qui se glorifie de la protection particulière de ce Prince, digne rejeton du sang des Bourbons ; en qui, parmi mille vertus, éclate surtout la bienfaisance. Un concert unanime de bénédictions s’élève à la fois de tous les points du royaume, pour célébrer les largesses qui coulent incessamment de ses augustes mains, comme d’une source toujours abondante, et vont porter la consolation partout où se font entendre les gémissemens du malheur. On admire, sans le comprendre, comment sa bonté peut ainsi multiplier ses ressources, et suffire à toutes les infortunes qu’il soulage. Il semble que la Providence ait placé dans son cœur un trésor inépuisable pour les malheureux.


L’ART
D’ENSEIGNER À PARLER
AUX SOURDS-MUETS DE NAISSANCE.

OBSERVATION PRÉLIMINAIRE.



Apprendre à des sourds-muets à parler n’est point une œuvre qui demande de grands talens ; elle exige seulement beaucoup de patience. Tout père ou mère, maître ou maîtresse qui aura lu avec attention ce que je vais exposer sur cette matière, peut espérer de réussir dans cette entreprise, pourvu qu’il ne se rebute pas des premières difficultés qu’il éprouvera infailliblement de la part de son élève : il doit s’y attendre, mais surtout ne se livrer à aucun mouvement d’impatience, ce qui déconcerterait ce novice, et lui ferait bientôt abandonner une instruction dont il ne connaît pas tout le prix, et qui d’ailleurs n’offre rien d’agréable dans ses premières leçons.

J’ai averti, dans mon Institution méthodique, imprimée en 1776, que je n’étais point auteur de cette espèce d’instruction ; et lorsque je me chargeai de deux sœurs jumelles, sourdes-muettes, il ne me vint pas même à l’esprit de chercher des moyens pour leur apprendre à parler ; mais je n’avais pas oublié que dans une conversation, à l’âge de seize ans, avec mon répétiteur de philosophie, qui était un excellent métaphysicien, il m’avait prouvé ce principe incontestable, qu’il n’y a pas plus de liaison naturelle entre des idées métaphysiques et des sons articulés qui frappent nos oreilles, qu’entre ces mêmes idées et des caractères tracés par écrit qui frappent nos yeux.

Je me souvenais très-bien, qu’en bon philosophe, il en tirait cette conclusion immédiate, qu’il serait possible d’instruire des sourds-muets par des caractères tracés par écrit, et toujours accompagnés de signes sensibles, comme on instruit les autres hommes par des paroles et des gestes qui en indiquent la signification. (Je ne pensais point, à ce moment, que la Providence mettait dès-lors les fondemens de l’œuvre à laquelle j’étais destiné.)

Je concevais d’ailleurs que, dans toute nation, les paroles et l’écriture ne signifiaient quelque chose que par un accord purement arbitraire entre les personnes du même pays, et que partout il avait fallu des signes qui donnassent aux paroles, comme à l’écriture, et à l’écriture aussi parfaitement qu’aux paroles, la vertu de rappeler à l’esprit les idées des choses, dont on avait prononcé ou écrit, écrit ou prononcé les noms, en les montrant par quelque signe des yeux ou de la main.

Plein de ces principes, fondés sur une exacte métaphysique, je commençai l’instruction de mes deux élèves, et je reconnus bientôt qu’un sourd-muet, guidé par un bon maître, est un spectateur attentif qui se donne à lui-même (ipse sibi tradit spectator) le nombre et l’arrangement des lettres d’un mot qu’on lui présente, et qu’il le retient mieux que les autres enfans, tant qu’ils ne les ont pas entendus répéter par un usage quotidien.

Je vis d’ailleurs, par expérience, que, dès le commencement de son instruction, tout sourd-muet, doué d’une certaine activité d’esprit, apprend, en trois jours environ, quatre-vingts mots qu’il n’oublie point, et dont il n’est pas nécessaire de lui rappeler la signification. Le nombre et l’arrangement des lettres de chacun de ces mots est tellement gravé dans sa mémoire, que si quelqu’un, en l’écrivant, fait une faute d’orthographe, aussitôt le sourd-muet l’en avertit.

Je jouissais donc avec plaisir de la facilité que me présentaient l’écriture et les signes méthodiques pour l’instruction des sourds-muets, et ne pensais aucunement à délier leur langue, lorsqu’un inconnu vint, un jour d’instruction publique, m’offrir un livre espagnol, en me disant que si je voulais bien l’acheter, je rendrais un vrai service à celui qui le possédait : je répondis qu’il me serait totalement inutile, parce que je n’entendais pas cette langue ; mais en l’ouvrant au hasard, j’y aperçus l’alphabet manuel des Espagnols, bien gravé en taille douce. Il ne m’en fallut pas davantage ; je le retins, et donnai au commissionnaire ce qu’il désirait.

J’étais dès-lors impatient de la longueur de ma leçon ; mais ensuite, quelle fut ma surprise, lorsqu’ouvrant mon livre à la première page, j’y trouvai ce titre : Arte para enseñar a hablar los mudos ? Je n’eus pas besoin de deviner que cela signifiait l’Art d’enseigner aux Muets à parler ; et dès ce moment, je résolus d’apprendre cette langue, pour me mettre en état de rendre ce service à mes élèves.

À peine étais-je en possession de cet ouvrage de M. Bonnet, qui lui a mérité en Espagne les plus grands éloges ; comme j’en parlais volontiers aux personnes qui venaient à mes leçons, un des assistans m’avertit qu’il y avait, en latin, sur cette même matière, un très-bon ouvrage, composé par M. Amman, médecin suisse en Hollande, sous ce titre : Dissertatio de loquelâ surdorum et mutorum, et que je le trouverais dans la bibliothèque d’un de mes amis.

Je ne tardai point à me le procurer ; et conduit par la lumière de ces deux excellens guides, je découvris bientôt comment je devais m’y prendre pour guérir, au moins en partie, une des deux infirmités de mes disciples ; mais je dois rendre ici à ces deux grands hommes la justice qui leur est due. On dispute aujourd’hui à M. Bonnet le mérite de cette invention, parce qu’on trouve dans l’histoire que quelques personnes avant lui avaient fait parler des sourds-muets, et on accuse M. Amman de plagiat, comme n’ayant fait que copier des auteurs plus anciens.

Pour moi, pénétré de la plus vive reconnaissance envers mes deux maîtres, je ne fais point de difficulté de croire que M. Amman ait inventé cet art en Hollande, M. Bonnet en Espagne, M. Wallis en Angleterre, et d’autres savans dans d’autres pays, sans avoir vu les ouvrages les uns des autres ; j’ajoute même qu’il n’est aucun habile anatomiste qui, en réfléchissant, pendant quelques jours, sur les mouvemens qui se passent en lui dans l’organe de la voix, et les parties qui l’environnent, à mesure qu’il prononce fortement et séparément chacune de nos lettres, et se regardant avec attention dans un miroir, ne puisse devenir, à son tour, inventeur de cet art, sans avoir lu précédemment aucun ouvrage sur cette matière. Je donnerais volontiers cet exemple pour la justification de ces deux auteurs.

J’ai voulu quelquefois parier avec des savans que, dans l’espace d’une demi-heure, je les mettrais au fait de ma méthode, tant elle est simple. Après en avoir fait l’épreuve, quelques-uns d’entr’eux sont convenus qu’ils auraient perdu la gageure s’ils l’eussent acceptée. Pourquoi ne se trouvera-t-il pas quelqu’un en France ou ailleurs, qui, sans avoir lu mon ouvrage, prendra la même route, dans laquelle il ne s’agit que de suivre la nature pas à pas ? Et ne serait-on point injuste de lui en disputer l’invention ou de l’accuser de plagiat ? M. Amman a très-bien répondu à ceux qui lui ont fait ce reproche.

Il est toujours permis de profiter des lumières de ceux qui ont écrit avant nous ; mais un plagiaire est un homme méprisable, qui cherche à s’en faire honneur, comme s’il les eût tirées de son propre fonds. Doit-on supposer cette bassesse dans des hommes d’un mérite distingué ?

Je n’entrerai point dans le détail des explications que nos deux savans auteurs ont données, tant sur la théorie que sur la pratique de la matière qu’ils traitaient. Leurs ouvrages sont deux flambeaux qui m’ont éclairé ; mais dans l’application de leurs principes, j’ai suivi la route qui m’a paru la plus courte et la plus facile pour en faire usage.

CHAPITRE PREMIER.


Comment on peut réussir à apprendre aux sourds-muets à prononcer les voyelles et les syllabes simples.

Lorsque je veux essayer d’apprendre à un sourd-muet à prononcer quelque parole, je commence par lui faire laver ses mains, jusqu’à ce qu’elles soient vraiment propres[14]. Alors je trace un a sur la table, et prenant sa main, je fais entrer son quatrième doigt dans ma bouche jusqu’à la seconde articulation ; après cela je prononce fortement, et à plusieurs reprises, a[15], et je lui fais observer que ma langue reste tranquille, et ne s’élève point pour toucher à son doigt[16].

Ensuite j’écris sur ma table un é[17]. Je le prononce de même plusieurs fois fortement, le doigt de mon disciple étant toujours dans ma bouche : je lui fais remarquer que ma langue s’élève, et pousse son doigt vers mon palais : alors retirant son doigt, je prononce de nouveau cette même lettre, et lui fais observer que ma langue s’élargit et s’approche des dents canines, et que ma bouche n’est pas si ouverte. Je lui montrerai dans la suite ce qu’il devra faire pour prononcer nos différens é.

Après ces deux opérations, je mets moi-même mon doigt dans la bouche de mon élève, et je lui fais entendre qu’il doit faire avec sa langue comme j’ai fait avec la mienne[18]. La prononciation de l’a ne souffre ordinairement aucune difficulté[19]. Celle de l’é réussit de même le plus souvent ; mais il se trouve quelques sourds-muets avec lesquels il faut recommencer deux ou trois fois cette espèce de mécanisme, sans en témoigner aucune impatience.

Lorsque le sourd-muet a prononcé ces deux premières lettres, j’écris et je montre un i ; ensuite je remets son doigt dans ma bouche, et je prononce fortement cette lettre. Je lui fais observer : 1o que ma langue s’élève davantage, et pousse son doigt vers mon palais, comme pour l’y attacher ; 2o que ma langue s’élargit davantage, comme pour sortir entre les dents des deux côtés ; 3o que je fais comme une espèce de souris qui est très-sensible aux yeux[20].

Après cela, retirant son doigt de ma bouche, et mettant le mien dans la sienne, je l’engage à faire ce que je viens de faire moi-même : mais il est rare que cette opération réussisse dès la première fois, et même dès le premier jour, quoique faite à plusieurs reprises ; il se trouve même quelques sourds-muets qu’on ne peut jamais y amener, que d’une manière très-imparfaite. Leur i garde toujours trop de ressemblance avec l’é. Je ne parle point ici de l’y, qui se prononce comme un i.

Il n’est plus nécessaire de remettre les doigts dans la bouche. En faisant comme un o avec mes lèvres et y ajoutant une espèce de petite moue, je prononce un o, et le sourd-muet le fait à l’instant sans aucune difficulté[21].

Je fais ensuite avec ma bouche, comme si je soufflais une lumière ou du feu, et je prononce un u. Les sourds-muets sont plus portés à prononcer un ou. Pour corriger ce défaut, je fais sentir au sourd-muet que le souffle que je fais sur le revers de sa main en prononçant un ou, est chaud, mais qu’il est froid en prononçant un u[22]. La lettre h n’ajoute qu’une espèce de soupir aux voyelles qu’elle précède : l’usage apprendra quels sont les mots où l’on doit supprimer cette aspiration.

Avant que d’aller plus loin, je dois avertir tout instituteur des sourds-muets d’éviter l’inconvénient dans lequel je suis tombé moi-même, lorsque j’ai formé la résolution d’apprendre aux sourds-muets à parler. Ayant lu avec attention, et entendu très-clairement les principes de mes deux maîtres, MM. Bonnet et Amman, j’ai entrepris de les expliquer par demandes et par réponses, et de les faire apprendre à mes élèves ; j’enfilais mal à propos une route trop longue et trop difficile. J’enseignais et je perdais mon temps : il ne devait être question que d’opérer.

Les instituteurs des sourds-muets n’ont besoin que d’être avertis de ce qui se passe naturellement en eux, lorsqu’ils prononcent des lettres et des syllabes, parce qu’ils les ont articulées dès l’enfance, sans faire attention à ce mécanisme. Après cet avertissement, il n’est pas nécessaire de leur donner des principes, pour leur apprendre ce qu’ils doivent faire pour parler, puisqu’ils le font d’eux-mêmes à chaque instant ; et ce qu’ils éprouvent en parlant, suffit pour leur faire comprendre ce qu’ils doivent tâcher d’exciter dans les organes de leurs disciples.

Il en est de même des sourds-muets. Il est inutile d’entrer avec eux dans un grand détail de principes : ce serait les fatiguer à pure perte. Sous la conduite d’un maître intelligent, qui opère lui-même et les fait opérer, ils n’ont besoin que de leurs yeux et de leurs mains, pour apercevoir et sentir ce qui se passe dans les autres, lorsqu’ils parlent, et qui doit pareillement s’opérer en eux, pour proférer des sons, comme le reste des hommes.

J’ai cru cet épisode nécessaire, afin que tous ceux qui seront touchés de compassion pour les sourds-muets, ne s’imaginent point qu’il faille des lumières supérieures pour leur apprendre à parler.

Je ne dois point oublier non plus un article important, et qui demande quelque attention de la part de ceux qui veulent instruire des sourds-muets. Il arrive quelquefois que dans les premières leçons qu’on leur donne pour leur apprendre à parler, ils disposent leurs organes comme ils nous voient disposer les nôtres, pour prononcer telle ou telle lettre. Cependant, lorsque nous leur faisons signe de la proférer à leur tour, ils restent sans voix, parce qu’ils ne se donnent aucun mouvement intérieur pour faire sortir l’air hors de leurs poumons. Si on n’est pas sur ses gardes, cet inconvénient fait aisément perdre patience.

Pour y remédier, je mets la main du sourd-muet sur mon gosier, à l’endroit qu’on appelle le nœud de la gorge, et je lui fais sentir la différence palpable qui s’y trouve lorsque je ne fais que disposer l’organe pour prononcer une lettre, et lorsque je la prononce en effet. Cette différence est aussi très-sensible dans les flancs, au moins dans certaines lettres, comme dans le q et dans le p en les prononçant fortement. Je lui fais aussi éprouver sur le dos de sa main la différence du frappement de l’air, lorsque je prononce ou que je ne prononce pas. Enfin, mettant son doigt dans ma bouche, sans toucher à ma langue, ni à mon palais, je lui fais encore apercevoir cette différence d’une manière très-sensible.

Si tous ces moyens ne réussissaient pas, je conseillerais volontiers de lui serrer fortement le bout du petit doigt : alors il ne sera pas long-temps sans faire sortir quelque son de sa bouche, pour se plaindre.

Je reviens à notre prononciation[23].

J’écris sur ma table pa, pé, pi, po, pu ; et voici pourquoi je commence par ces syllabes : c’est parce que, dans tout art, il faut commencer par ce qu’il y a de plus facile, pour arriver par degrés à ce qui est plus difficile. Je montre donc au sourd-muet que je serre fortement mes lèvres ; ensuite, faisant sortir l’air de ma bouche avec une espèce de violence, je prononce pa : il l’imite aussitôt. La plupart même des sourds-muets le savent prononcer avant que de s’adresser à nous, parce que les mouvemens qu’on fait pour prononcer cette syllabe étant purement extérieurs, ils s’en sont aperçus plusieurs fois, et se sont accoutumés à les faire par imitation[24].

Mais ayant appris à prononcer é, i, o, u, par la première opération dont j’ai rendu compte, ils disent tout de suite pé, pi, po, pu ; il n’y a que le pi qui est souvent obscur, et qui le reste plus ou moins long-temps.

J’écris ba, bé, bi, bo, bu, parce que le b n’est qu’un adoucissement du p[25]. Pour faire entendre cette différence au sourd-muet, je mets ma main sur la sienne ou sur son épaule, et je la presse fortement, en lui faisant observer que mes lèvres se pressent de même fortement l’une contre l’autre lorsque je dis pa. Après cela je presse plus doucement la main ou l’épaule, et je fais remarquer la pression plus douce de mes lèvres en disant ba. Le sourd-muet, pour l’ordinaire, saisit cette différence : il prononce ba, et, tout de suite, bé, bi, bo, bu.

Après le p et le b, la consonne qui est la plus facile à prononcer est le t. J’écris donc ta, té, ti, to, tu, et je prononce ta. En même temps je fais remarquer au sourd-muet que je mets le petit bout de ma langue entre mes dents de devant supérieures et inférieures, et que je fais avec le bout de ma langue une espèce de petite éjaculation qu’il lui est aisé de sentir, en y approchant l’extrémité de son petit doigt. Il n’en est presqu’aucun qui sur le champ ne prononce ta, et ensuite té, ti, to, tu[26].

J’écris alors da, dé, di, do, du, parce que le d n’est que l’adoucissement du t, et pour faire sentir la différence entre l’un et l’autre, je frappe fortement avec le bout de mon index droit le milieu du dedans de ma main gauche, et je le fais ensuite plus faiblement : cette différence nous donne le da, dé, di, do, du[27].

Après les lettres dont nous venons de parler, la lettre qui se prononce plus aisément est la lettre f.

J’écris fa, fé, fi, fo, fu, et je prononce fortement fa. Je fais observer au sourd-muet que je pose mon ratelier supérieur sur ma lèvre inférieure, et je lui fais sentir sur le dos de sa main le souffle que je fais en prononçant cette syllabe[28]. Aussitôt il la prononce lui-même, pour peu qu’il ait d’intelligence.

Va, vé, vi, vo, vu, n’en est que l’adoucissement, qui souffre quelquefois un peu de difficulté ; mais avec de la patience on en vient aisément à bout.

Tout ce que nous venons de dire n’est en quelque sorte qu’un jeu ; et pour peu que les sourds-muets aient d’attention et de capacité, il ne leur faut pas une heure entière pour l’apprendre et l’exécuter assez clairement. Cependant ils savent déjà treize lettres (en comptant l’h et l’y), qui sont plus de la moitié de notre alphabet. Ce qui suit devient plus difficile, et demande plus d’attention de la part des élèves, aussi le succès n’en est-il pas également prompt.

J’écris sa, sé, si, so, su, et je prononce fortement sa. Alors je prends la main du sourd-muet, et je la mets dans une situation horizontale, à trois ou quatre pouces de mon menton. Je lui fais observer 1o qu’en prononçant fortement une s, je souffle sur le dos de sa main d’une manière très-sensible, quoique ma tête, et par conséquent ma bouche, ne soit pas inclinée pour y souffler ; 2o que cela arrive ainsi parce que le bout de ma langue touchant presque aux dents incisives supérieures, ne laisse qu’une très-petite issue à l’air, que je chasse fortement, et l’empêche de sortir en droiture : d’un autre côté, cet air fortement poussé ne pouvant retourner en arrière, il est obligé de descendre perpendiculairement sur le dos de la main qui est au-dessous de mon menton, où il produit une impression très-sensible ; 3o que ma langue presse assez fortement l’extrémité inférieure des dents canines supérieures[29].

Il arrive souvent qu’un sourd-muet, attentif à ce qu’il me voit faire moi-même, et mettant sa main sous son menton, prononce tout d’un coup sa, et sur le champ sé, si, so, su. Nous avertissons que le c avec un é ou un i se prononce comme sé, si, et que, même avec un a, un o ou un u, il se prononce comme sa, so, su, lorsqu’on met au-dessous du ç une cédille, c’est-à-dire une petite virgule.

Le za, zé, zi, zo, zu est l’adoucissement du sa, sé, si, so, su. On y amène quelquefois le sourd-muet dès le premier instant ; mais il en est d’autres pour lesquels il faut y revenir plus d’une fois.

Le sa, sé, si, so, su nous conduit au cha, ché, chi, cho, chu, qui présente d’abord plus de difficulté. Je l’écris, et je prononce fortement cha, en faisant observer au sourd-muet la moue que nous faisons tout naturellement lorsque nous prononçons fortement ce mot pour faire peur à un chat ; ensuite je mets son doigt dans ma bouche, et je lui fais remarquer 1o l’impulsion forte que je donne à l’air en prononçant cette syllabe, comme en prononçant la lettre s ; 2o que le milieu de ma langue touche presque à mon palais ; 3o qu’elle s’étend et vient comme frapper mes dents molaires ; 4o qu’elle laisse à l’air assez de passage pour sortir directement de ma bouche, et n’être point obligée de descendre perpendiculairement comme il le fait, lorsque je prononce la lettre s. Le sourd-muet aperçoit très-clairement cette différence, parce qu’en mettant sa main vis à vis de ma bouche, l’air vient la frapper directement lorsque je prononce la syllabe cha.

Je mets alors mon doigt dans sa bouche, et lui faisant faire ce que j’ai fait moi-même, il prononce cha et ensuite ché, chi, cho, chu ; mais pendant un temps plus ou moins long, il revient toujours au sa, sé, si, so, su, tant qu’il n’a pas lui-même son doigt dans sa bouche pour diriger les opérations de sa langue. Ce n’est que par l’habitude qu’il apprend à se passer de ce moyen.

Ja, jé, ji, jo, ju est l’adoucissement de cha, ché, chi, cho, chu, et s’enseigne, comme les autres adoucissemens, par la différence de la pression, avec de l’usage et de l’attention, tant de la part du maître que du disciple.

Mais voici de quoi exercer notre patience. J’écris sur la table

Ca, co, cu.
Ka, ké, ki, ko, ku.
Qua, qué, qui, quo.

Ensuite je prononce fortement ca. Je prends alors la main du sourd-muet, et je la mets doucement sur mon gosier, dans la situation extérieure d’un homme qui me prendrait à la gorge pour m’étrangler. Je lui fais observer, et il le sent d’une manière palpable, qu’en prononçant fortement cette syllabe, mon gosier s’enfle. Je lui montre ensuite que ma langue se retire au fond de la bouche, qu’elle s’attache fortement à mon palais, et ne laisse à l’air intérieur aucune issue pour sortir, jusqu’à ce que je la force de s’abaisser pour prononcer cette syllabe, qui sort comme avec explosion. Je lui fais aussi remarquer l’espèce d’effort qui se passe dans les flancs en prononçant cette syllabe. Après cela je mets moi-même ma main sur son gosier, comme je lui ai fait mettre la sienne sur le mien, et je l’engage à faire lui-même ce qu’il m’a vu faire.

Il n’est qu’un très-petit nombre de sourds-muets pour lesquels cette opération réussisse dès la première fois. Avec les autres, il faut la répéter, et leur faire sentir l’effet que la prononciation de cette syllabe produit dans le gosier de leurs compagnons ou compagnes, et de quelle manière leur langue tient à leur palais, tant qu’ils se préparent à la prononcer. Il s’en trouve pour lesquels il faut y revenir trois ou quatre jours de suite ; mais je prie qu’on se souvienne surtout qu’il faut prendre garde de les rebuter.

Quand on voit qu’ils s’impatientent ou qu’ils se découragent sur une lettre, il faut passer à une autre : peut-être qu’une heure après ils diront tout d’un coup celle qu’on a été obligé d’abandonner ; alors il faudra la leur faire répéter plusieurs fois de suite. Il arrive aussi quelquefois qu’en voulant leur faire prononcer une syllabe qu’on leur montre hic et nunc, ils en prononcent d’eux-mêmes une autre qu’on ne leur a point encore apprise. J’en ai trouvé, par exemple, qui, pendant que je voulais leur faire dire pour la première fois cha, ont prononcé d’eux-mêmes qua ; il faut alors écrire qua, qué, qui, quo, cu, et leur faire répéter plusieurs fois : c’est autant de peine épargnée pour le maître.

Les petits sourds-muets éprouvent assez long-temps de la difficulté à prononcer le ca, s’ils ne mettent pas le doigt dans leur bouche pour disposer leur langue, comme elle l’est dans la prononciation de la lettre é. Cette première opération les conduit facilement à l’attacher à leur palais autant qu’il est nécessaire pour la prononciation de la syllabe ca.

Lorsque les sourds-muets sont parvenus à prononcer le ca, toutes les autres syllabes que nous avons rangées ci-dessus sur trois lignes, ne souffrent plus aucune difficulté.

Ga, gué, gui, go, gu sont des adoucissemens de qua, qué, qui, etc. ; mais nous avons soin d’avertir que lorsque le g se trouve seul avec un é ou un i, il se prononce comme et ji. Nous faisons aussi observer que 1o  dans ces mots, gabion, galère, la prononciation du g est dure, et qu’alors la langue est presqu’aussi profondément retirée vers le gosier qu’en prononçant le qua, et que l’impulsion de l’air est presqu’aussi forte ; 2o  que dans la prononciation de guerre ou guidon, il y a plus de douceur ; la langue est moins retirée, et l’impulsion de l’air est moins forte ; 3o  enfin que, dans cette syllabe, gneur, la langue n’est presque plus retirée, et l’impulsion de l’air est plus faible[30]. Cette troisième prononciation du g avec une n doit sortir par le nez ; aussi la langue doit-elle se porter derrière les dents incisives supérieures, comme nous le dirons en parlant de la lettre n.

Nous n’enseignons point particulièrement la lettre x ; nous montrons seulement qu’elle se prononce quelquefois comme qs, et d’autres fois gz. Nous dirons ci-après de quelle manière nous apprenons aux sourds-muets à joindre ensemble ces deux consonnes.

Il ne nous reste plus que les quatre consonnes appelées liquides, l, m, n, r, parce que nous n’avons pas voulu séparer toutes celles qui, étant dures par elles-mêmes, en ont sous elles d’autres plus douces.

J’écris donc la, lé, li, lo, lu, et je prononce la[31]. Je fais observer 1o que ma langue se replie sur elle-même, et que sa pointe en s’élevant frappe mon palais ; 2o qu’elle s’élargit d’une manière sensible pour prononcer la lettre l de cette syllabe, mais qu’elle se rétrécit aussitôt pour en prononcer la lettre a. Les sourds-muets saisissent assez facilement cette prononciation, dans laquelle il se passe quelque chose à peu près semblable à ce qui se fait dans la langue du chat lorsqu’il boit[32].

En écrivant ma, mé, mi, mo, mu, et prononçant ma, je fais observer que la situation de mes lèvres semble être la même que pour la prononciation du p et du b ; mais 1o que la pression des lèvres l’une contre l’autre n’est pas aussi forte que celle du p, et qu’elle est même plus faible que celle du b ; 2o qu’en prononçant cette lettre, mes lèvres ne font aucun mouvement sensible en avant ; 3o que la prononciation de cette lettre doit sortir par le nez[33].

Je prends donc le dos de la main du sourd-muet, et je la mets sur ma bouche ; je lui fais sentir combien est faible la pression de mes lèvres, qui ne font en quelque sorte que s’approcher l’une de l’autre, et qui ne font aucun mouvement pour faire sortir la parole ; ensuite je mets ses deux index sur les deux côtés de mes narines, et je lui fais sentir le mouvement qui s’y passe, en faisant sortir par le nez la prononciation de cette lettre. Il se trouve des sourds-muets qui ont de la peine à saisir ce second adoucissement du p, et l’émission de l’air par les narines ; mais avec un peu de patience, on les y amène par le moyen que je viens d’expliquer, en leur faisant faire sur eux-mêmes ce qu’ils ont éprouvé sur moi lorsque je prononçais cette lettre. Quelques savans en ce genre ont dit que la lettre m était un p qui sortait par le nez, et la lettre n un t qui sortait par la même voie ; au moins est-il certain que la lettre n peut se prononcer très distinctement en observant la même position que pour le t. Il est cependant plus commode de porter le bout de la langue derrière les dents incisives supérieures[34], en les pressant fortement, et cette position facilite bien davantage la sortie de la respiration par le nez ; c’est ce que je fais observer au sourd-muet, en prononçant moi-même na, pendant qu’il a ses deux doigts sur mes deux narines, et en lui faisant ensuite prononcer na, né, ni, no, nu.

M. Amman regarde la lettre r comme la plus difficile de toutes, et ne fait point de difficulté de dire : sola littera r potestati meæ non subjacet. Voici de quelle manière je m’y suis toujours pris, lorsque je ne pouvais la faire prononcer à quelques sourds-muets : je mettais de l’eau dans ma bouche, et je faisais tous les mouvemens qui sont nécessaires pour se gargariser ; ensuite je faisais faire la même chose aux sourds-muets, et pour l’ordinaire, ils disaient sur le champ ra, ré, ri, ro, ru. Je conseillerais donc volontiers, qu’en cas de besoin, on fît la même chose ; mais comme il s’en trouve quelques-uns qui pleurent lorsqu’on veut leur faire cette opération, pour ceux-là, il faut leur faire sentir, sur soi-même ou sur quelqu’autre personne, le mouvement qui se fait dans le gosier en prononçant cette lettre[35].

Si cela ne réussit pas, il ne faut qu’un peu de patience, parce que ceux-mêmes qui ne peuvent la prononcer disent ordinairement très-bien la syllabe pra, lorsqu’on en est à cet endroit de l’instruction, ce qui les conduit à la syllabe ra, qu’ils ne pouvaient prononcer ; car alors il est très-facile de leur faire sentir sur eux-mêmes la différence de ce qui se passe sur leurs lèvres pour la prononciation du p, d’avec ce qui se passe dans leur gosier pour la prononciation de la lettre r.

Nous n’expliquons point en détail à nos sourds-muets les petites différences qui se trouvent dans les positions de la langue en prononçant nos quatre différens e ; nous leur faisons remarquer seulement l’ouverture plus ou moins grande de la bouche, et cela leur suffit à l’instant même ; cependant la moue que l’on fait en prononçant l’e muet ou la diphtongue eu mérite une attention particulière.

Il n’est pas toujours bien facile de leur faire saisir la différence de cette moue d’avec celle que nous faisons en prononçant ou. Cependant la seconde resserre le gosier et la bouche : la première dilate l’un et l’autre. En prononçant eu, la lèvre inférieure est tant soit peu plus pendante. Nous faisons observer aux sourds-muets qu’en soufflant dans nos mains pendant l’hiver, pour nous échauffer, nous disons naturellement eu.

N. B. Lorsque la consonne précède la voyelle, on dispose d’abord les organes, et en articulant, on prononce simultanément la consonne et la voyelle, comme pa, bé, ba. Si la voyelle précède, le son qu’elle produit est brusquement arrêté par l’articulation de la consonne, comme dans ap, ep, ab.

CHAPITRE II.


Observations nécessaires pour la lecture et la prononciation des sourds-muets.

Nous avons su prononcer les différens mots de notre langue avant que d’apprendre à lire. La première de ces deux études s’est faite, de notre part, sans nous en apercevoir, et toutes les personnes avec qui nous vivions étaient nos maîtres sans s’en douter. De prétendus experts dans l’art nous ont introduits dans la seconde de ces sciences ; mais si nous y avons réussi, ce n’a point été leur faute, car ils prenaient tous les moyens pour nous en empêcher. En nous faisant épeler un t, un o, un i, un é, une n et un t, ils nous mettaient à cent lieues de tê : c’était cependant pour nous le faire dire. Peut-on imaginer rien de plus déraisonnable ? Enfin nous avons su lire, parce que nous avions plus de facilité que nos maîtres n’avaient de bon sens. Au moins, après nous avoir fait épeler toutes ces lettres, auraient-ils dû nous dire de les oublier pour prononcer tê ?

ARTICLE PREMIER.
Comment on apprend aux sourds-muets à prononcer de même des syllabes qui s’écrivent différemment.

Il n’en est pas des sourds-muets comme des autres enfans. De la prononciation à la lecture il n’y a pour eux qu’un seul pas ; disons mieux : ils apprennent l’une et l’autre en même temps. Nous avons soin de leur bien inculquer ce principe, que nous ne parlons pas comme nous écrivons. C’est un défaut de notre langue ; mais nous ne sommes pas maîtres de le corriger : nous écrivons pour les yeux, et nous parlons pour les oreilles.

Nous mettons donc l’une sur l’autre différentes syllabes dans le même ordre qu’on les voit ici :

tes les mes
tais lais mais
tois lois mois
toient loient moient,
et nous disons à nos sourds-muets qu’elles se prononcent toutes de même en cette manière : tê, tê, tê, tê, tê,… lê, lê, lê, lê, lê,… mê, mê, mê, mê, mê. Ensuite nous leur faisons prononcer de cette manière chacune de ces syllabes ; ils l’entendent, c’est-à-dire qu’ils le comprennent, et nous voyons qu’ils ne s’y trompent jamais.

Nous observons la même méthode pour toutes les syllabes qui se prononcent les unes comme les autres, et qui s’écrivent différemment ; et cela entre si bien dans leur esprit, que sous notre dictée, lorsqu’elle se fait par le mouvement des lèvres, sans être accompagnée d’aucun signe, comme nous le dirons ci-après, ils écrivent tout autrement qu’ils ne nous voient prononcer. Par exemple, nous prononçons leu mouà de mè, et ils écrivent le mois de mai ; nous prononçons l’ô deu fontène, et ils écrivent l’eau de fontaine ; je prononce j’é deu la pène, et ils écrivent j’ai de la peine, etc., etc.[36].

ARTICLE II.
Sur les syllabes composées de deux consonnes et d’une voyelle.

Les sourds-muets n’ayant eu, dans leurs premières leçons, que des syllabes dont la prononciation était absolument indivisible, lorsque nous leur en écrivons qui commencent par deux consonnes, et qui exigent par conséquent deux différentes dispositions de l’organe avant la prononciation de la voyelle qu’elles précèdent, cette opération souffre de la difficulté.

Ainsi nous écrivons pra, pré, pri, pro, pru ; mais les sourds-muets ne manquent point de dire peura, peuré, peuri, peuro, peuru. Pour corriger ce défaut, nous leur montrons qu’ils font deux émissions de voix, et que nous n’en faisons qu’une. Nous leur faisons mettre deux doigts de leur main droite sur notre bouche, et deux doigts de leur main gauche sur notre gosier : ensuite nous prononçons comme eux, très-tranquillement peura, peuré, peuri, etc., en comptant avec nos doigts une et deux, à mesure que nous prononçons chacune de ces syllabes, et nous les avertissons que ce n’est point comme cela qu’il faut faire.

Alors nous leur disons par signes qu’il faut serrer et unir ces deux syllabes que nous avons séparées, et n’en faire qu’une seule. Leurs doigts étant donc toujours sur notre bouche et sur notre gosier, nous prononçons très-précipitamment pra, et ensuite de même pré, pri, pro, pru. Nous leur montrons, à chaque fois, que nous ne faisons qu’une seule émission de voix ; ils le sentent, ils essaient de faire la même chose, et pour l’ordinaire en peu de temps ils y réussissent.

Mais, comme je l’ai remarqué ci-dessus, il faut bien prendre garde de les rebuter, s’ils n’y réussissent pas en peu de temps. Tout homme trop vif et sujet à l’impatience, ne serait pas propre à ce ministère.

D’après l’opération que je viens d’expliquer, on concevra facilement comment il faudra s’y prendre pour faire prononcer toutes les syllabes qui commencent par une consonne suivie d’une r. Quant à celles qui, comme pla, plé, pli, plo, plu, sont suivies d’une l, il faut faire sentir au sourd-muet le retroussement de sa langue vers son palais, qui doit se faire pour l’l immédiatement avec la prononciation de la consonne p.

ARTICLE III.
Sur les syllabes qui finissent par une n.

Pour les syllabes qui finissent en n, comme tran, pan, san, nous disons aux sourds-muets que la voix doit se jeter dans le nez : alors nous leur faisons mettre leurs deux doigts index sur le côté de chacune de nos narines, et les presser doucement. Ensuite nous prononçons tra, pa, sa, et nous leur faisons observer qu’ils ne sentent aucun mouvement qui se fasse dans nos narines. Après cela nous disons tran, pan, san, et nous leur faisons remarquer le mouvement très-sensible qu’ils y éprouvent. Nous mettons à notre tour nos doigts sur leurs narines, et nous leur faisons prononcer d’abord tra, pa, sa ; mais nous les avertissons ensuite de jeter leur voix dans leurs narines, comme ils ont senti que nous avions fait nous-mêmes pour dire tran, pan, san. Quelques-uns d’entr’eux nous exercent un peu long-temps, d’autres le font dès la première fois. Nous aidons cette opération, en leur faisant sentir que lorsqu’ils disent tra, pa, sa, l’air qui sort de leur bouche échauffe le dos de leur main, et qu’il n’en est pas de même lorsque leur bouche étant fermée, l’air ne sort que par leurs narines.

ARTICLE IV.
Sur les mots qui se terminent en al ou en el ou en il.

Lorsque les mots natal, immortel, subtil, sont au masculin, et par conséquent ne se terminent point par un e muet, nous montrons aux sourds-muets que nous laissons notre langue dans la position de l’alphabet labial, qui convient à la prononciation de la lettre l. Nous n’abaissons point notre langue pour laisser l’air sortir librement, et nous fermons notre bouche avec notre main. Nous faisons ensuite la même chose avec les sourds-muets pour toutes les syllabes de la même espèce : il n’importe par quelles consonnes elles se terminent : nous leur fermons la bouche, et nous n’en laissons pas sortir l’air. Alors ces consonnes reçoivent leur son de la voyelle qui les précède, et à laquelle elles sont immédiatement unies.

Corollaire des trois articles précédens.

Nous avons encore à parler d’une espèce de syllabe qui se termine par deux consonnes qui donnent chacune un son distinct, comme cons dans constater, et trans dans transporter. Il n’est question que d’appliquer à ces sortes de syllabes les trois opérations que nous venons de décrire. En montrant aux sourds-muets qu’il faut jeter la voix dans le nez, on leur fait prononcer con, selon ce qui a été dit, article III. En les faisant resserrer et unir deux consonnes, on leur fait dire cons, ainsi que nous l’avons expliqué, article II. Enfin, en leur mettant la main sur la bouche, et les obligeant de rester dans la disposition des organes qui conviennent à la lettre s, on les empêche de dire conseu, de la manière dont nous l’avons montré, article IV.

Tel est aujourd’hui, avec les sourds-muets, le nec plus ultra de mon ministère pour ce qui regarde la prononciation et la lecture. Je leur ai ouvert la bouche et délié la langue : je les ai mis en état de pouvoir prononcer plus ou moins distinctement toutes sortes de syllabes. Je puis dire tout simplement qu’ils savent lire, et que tout est consommé de ma part. C’est aux pères et mères, ou aux maîtres et maîtresses chez lesquels ils demeurent, à leur faire acquérir de l’usage, soit par eux-mêmes, soit en leur donnant le plus simple maître à lire, qui soit exact à leur faire une leçon tous les jours, après avoir assisté lui-même à nos premières opérations. Il s’agit de dérouiller de plus en plus leurs organes par un exercice continuel. Il faut aussi les obliger de parler, en ne leur donnant tous leurs besoins qu’après qu’ils les ont demandés. Si on ne se conduit pas de cette manière, tant pis pour les sourds-muets, et ceux qui s’y intéressent : quant à moi, il ne m’est pas possible d’en faire davantage.

Lorsque je n’avais point à instruire la quantité de sourds-muets qui sont venus successivement l’un après l’autre fondre sur moi, l’application que je faisais par moi-même des règles que je viens d’exposer, m’a suffi pour mettre M. Louis-François-Gabriel de Clément de la Pujade en état de prononcer en public, dans un de nos exercices, un discours latin de cinq pages et demie ; et dans l’exercice de l’année suivante, il a soutenu une dispute en règle sur la Définition de la Philosophie, dont il avait détaillé la preuve, et répondu en toute forme scholastique aux objections de M. François-Élisabeth-Jean de Didier, l’un de ses condisciples (les argumens étaient communiqués). J’ai mis aussi une sourde-muette en état de réciter de vive-voix à sa maîtresse les vingt-huit chapitres de l’Évangile selon saint Mathieu, et de dire avec elle l’Office de Primes, tous les dimanches, etc. Ces deux exemples doivent suffire.

Mais il ne me serait pas possible aujourd’hui de faire la même chose ; en voici la raison :

La leçon qu’on donne à un muet, pour le langage, ne sert qu’à lui seul : il faut nécessairement ici du personnel. Ayant donc plus de soixante sourds-muets à instruire, si je donnais seulement, à chacun d’eux, dix minutes pour l’usage de la prononciation et de la lecture, cela me prendrait dix heures entières. Et quel serait l’homme d’une santé assez robuste pour soutenir une telle opération ? Mais, d’ailleurs, comment pourrais-je continuer leur instruction dans l’ordre spirituel ? Or, c’est le but principal que je me suis proposé en me chargeant de cette œuvre.

Quand on voudra, dans un établissement, conduire plusieurs sourds-muets jusqu’à une prononciation et une lecture totalement distinctes, on leur donnera des maîtres qui se consacreront par état à ce genre d’éducation, et qui les exerceront tous les jours. Il n’est pas nécessaire de choisir pour cet emploi des hommes à talens, il suffit d’en trouver qui aient de la bonne volonté et du zèle, et qui pratiquent fidèlement ce que nous avons expliqué. Pour cette œuvre purement mécanique, des gens d’esprit sont plus à craindre qu’à désirer, parce qu’ils s’en lasseraient bientôt. En se rabattant au niveau des maîtres d’école ordinaires, on en trouvera qui s’y appliqueront assiduement et persévéramment, pourvu que cette occupation forme pour eux un état dont ils soient certains jusqu’à la fin de leur vie ; c’est le seul moyen d’y réussir.

S’il se trouve, en province, quelque père ou mère, maître ou maîtresse, qui ait un sourd-muet dans sa maison, et qui ne soit pas en état de comprendre tout ce que j’ai expliqué le plus clairement qu’il m’a été possible, sur la manière d’apprendre aux sourds-muets à lire et à prononcer, voici ce que je leur conseille.

Dès l’âge de quatre ou cinq ans ils mettront souvent devant eux, ou même prendront entre leurs jambes le jeune sourd-muet ; ils lui leveront la tête, pour l’engager à les regarder, en lui proposant quelque récompense. Lorsqu’il regardera, ils prononceront fortement (il n’est pas nécessaire de crier pour cela) et tranquillement pa, pé. Ils ne seront pas long-temps sans obtenir ces deux syllabes. Ils diront ensuite pa, pé, pi, et ils y joindront par degrés, po et pu.

Quand ils auront réussi, ils prendront de même par degrés, ta, té, ti, to, tu, et ensuite fa, fé, fi, fo, fu, toujours en prononçant fortement et tranquillement, et en faisant marcher les récompenses à proportion du succès. Mais ils auront soin de ne point passer d’une première syllabe à une seconde, et de même, de la seconde à la troisième, jusqu’à ce que la précédente ait été bien prononcée. Je vois tous les jours de très-petits sourds-muets qui n’apprennent que de cette manière. Ce mot fortement ne signifie autre chose, si ce n’est qu’il faut appuyer longuement sur la syllabe qu’on prononce. Les pères ou mères, maîtres ou maîtresses porteront alors cette méthode, que je suppose qu’ils auront entre leurs mains, puisqu’ils auront fait ce que je leur conseille ici ; ils la porteront, dis-je, à quelqu’un de plus habile qu’eux ; et en lui montrant la seconde partie de cet ouvrage, qui n’est pas longue, ils le prieront de vouloir bien la lire, et de leur montrer comment ils devront continuer leurs opérations.

CHAPITRE III.


Comment on apprend aux sourds-muets à entendre par les yeux, d’après le seul mouvement des lèvres, et sans qu’on leur fasse aucun signe manuel.

Les sourds-muets n’ont appris à prononcer nos lettres, qu’en considérant avec attention quelles étaient les différentes positions de nos organes à mesure que nous prononcions très-distinctement chacune d’elles ; ils ont compris qu’ils devaient faire en second ce qu’ils nous voyaient faire avant eux. Nous étions le tableau vivant à la copie duquel ils s’efforçaient de travailler ; et lorsqu’ils y réussissaient avec notre secours, ils éprouvaient dans leurs organes une impression très-sensible, qu’ils ne pouvaient confondre avec celle que produisait une autre position des mêmes organes.

Par exemple, il leur était impossible de ne pas voir de leurs yeux, et de ne pas sentir dans leurs organes que le pa, le ta et le fa y opéraient des mouvemens bien différens les uns des autres. Lors donc qu’ils apercevaient ces différences de mouvement sur la bouche des personnes avec lesquelles ils vivaient, ils étaient avertis aussi certainement, que ces personnes prononçaient un pa, ou un ta, ou un fa, que nous le sommes nous-mêmes par la différence des sons qui viennent frapper nos oreilles.

Or, il ne faut point s’imaginer que les consonnes dures, telles que sont p, t, f, q, s, ch, soient les seules qui produisent à nos yeux une impression sensible lorsqu’on les prononce en notre présence. Je conviens qu’elles nous frappent davantage ; mais les autres consonnes et les voyelles ont aussi leurs caractères distinctifs que nos yeux peuvent apercevoir ; ce que nous avons dit (chap. Ier) sur la manière dont on doit s’y prendre pour montrer aux sourds-muets à les prononcer, en est la preuve ; mais il est juste d’en donner une autre qui, étant une preuve d’expérience, fera sans doute plus d’impression sur nos lecteurs.

L’alphabet manuel n’est pas le seul que nous montrions à nos élèves : nous leur apprenons aussi l’alphabet labial. Le premier des deux est différent dans les différentes nations ; le second est commun à tous les pays et à tous les peuples ; le premier s’apprend en une heure, le second demande beaucoup plus de temps. Il faut pour cela que le disciple soit en état de comprendre et de pratiquer tout ce que nous avons dit sur la prononciation, dans le premier et le second chapitres.

Mais quand une fois il a compris toutes les dispositions qu’on doit donner aux organes de la parole pour prononcer une lettre quelconque, il importe peu que nous lui en demandions une, quelle qu’elle soit, ou par l’alphabet manuel ou par l’alphabet labial ; il nous la rendra également, et nous lui dicterons, lettre à lettre, des mots entiers par l’alphabet labial, comme par l’alphabet manuel. Il les écrira sans faute ; je ne dis pas qu’il les entendra, mais seulement qu’il les écrira, parce que je ne parle ici que d’une opération physique et d’un enfant qui n’est point avancé dans l’instruction.

Les sourds-muets acquérant cette facilité de très-bonne heure, et d’ailleurs étant curieux, comme le reste des hommes, de savoir ce que l’on dit, surtout lorsqu’ils supposent qu’on parle d’eux ou de quelque chose qui les intéresse, ils nous dévorent des yeux (cette expression n’est pas trop forte), et devinent très-aisément tout ce que nous disons, lorsqu’en parlant nous ne prenons pas la précaution de nous soustraire à leur vue. C’est un fait d’expérience journalière dans les trois maisons qui renferment plusieurs de ces enfants, et j’ai soin de recommander aux personnes qui nous font l’honneur d’assister à nos leçons, de ne point dire en leur présence ce qu’il n’est point à propos qu’ils entendent, parce que cela serait capable d’exciter l’orgueil des uns et la jalousie des autres.

Je conviens cependant qu’ils en devinent plus qu’ils n’en aperçoivent distinctement, tant que je ne me suis point appliqué à leur apprendre l’art d’écrire sans le secours d’aucun signe, d’après la seule inspection du mouvement des lèvres ; mais je ne me presse point de leur communiquer cette science : elle leur serait plus nuisible qu’utile, jusqu’à ce qu’ils aient acquis la facilité d’écrire imperturbablement, sous la dictée des signes, en toute orthographe, quoique ces signes ne leur représentent ni aucun mot ni même aucune lettre, mais seulement des idées dont ils ont acquis la connaissance par un long usage.

Avant qu’ils soient parvenus à ce terme, semblables à un grand nombre de personnes qui n’écrivent que comme elles entendent prononcer, et qui font par conséquent une multitude de fautes d’orthographe, ne sachant pas la différence qu’on doit mettre entre l’écriture et la prononciation, nos sourds-muets écriraient les mots selon qu’ils les verraient prononcer, d’où il résulterait nécessairement une confusion insupportable, non seulement dans leur écriture, mais même dans leurs idées.

Au contraire, ayant fortement gravé dans leur esprit l’orthographe des mots dont ils se sont servis cent et cent fois, et d’ailleurs étant bien et dûment avertis que nous prononçons pour les oreilles, mais que nous écrivons pour les yeux, ils savent qu’ils ne doivent point écrire ces mots comme ils les voient prononcer, de même que nous savons que leur prononciation ne doit point être la règle de notre écriture.

Et comme la matière dont on parle, et la contexture d’une phrase nous font écrire différemment des mots dont le son est parfaitement semblable à nos oreilles ; le bon sens, que les sourds-muets possèdent comme nous, dirige également leurs opérations dans l’écriture.

Il est aisé de concevoir que, dans le commencement de ce genre d’instruction, il est nécessaire 1o que le sourd-muet soit directement en face de son instituteur, pour ne perdre aucune des impressions que les différentes positions de l’alphabet labial opèrent sur les organes de la parole, et sur les parties qui les environnent ; 2o que l’instituteur force, autant qu’il est possible, ces espèces d’impressions, pour les rendre plus sensibles ; 3o que sa bouche soit assez ouverte pour laisser apercevoir les différens mouvemens de sa langue ; 4o qu’il mette une espèce de pause entre les syllabes du mot qu’il veut faire écrire ou prononcer, afin de les distinguer l’une d’avec l’autre.

Il n’est pas nécessaire qu’il fasse sortir de sa bouche le moindre son, et c’est toujours ainsi que j’en use. Les assistans voient des mouvemens extérieurs, mais ils n’entendent rien, et ne savent pas ce que ces mouvemens signifient ; le sourd-muet qui voit ces mêmes mouvemens, et qui en sait la signification, écrit le mot ou le prononce, au grand étonnement de ceux qui l’environnent.

Il est vrai que tous ceux qui parlent vis à vis des sourds-muets ne prennent pas toutes les précautions que nous venons d’expliquer, c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas aussi clairement entendus ; mais 1o il suffit presque toujours, pour un sourd-muet intelligent, qu’il aperçoive quelques syllabes d’un mot et ensuite d’une phrase, pour qu’il devine le reste ; 2o l’habitude continuelle des sourds-muets avec les personnes chez lesquelles ils demeurent, facilite beaucoup la possibilité de les entendre ; 3o si les sourds-muets n’entendent pas autant qu’ils le pourraient, ce n’est pas leur faute, mais celle des personnes qui parlent devant eux, et qui ne prennent pas les précautions nécessaires pour se faire entendre.

En vain répondrait-on que ces personnes ne savent pas les dispositions qu’elles doivent mettre dans leurs organes, pour rendre sensibles aux sourds-muets les paroles qu’elles prononcent : sans doute elles ne le savent pas, et c’est pour elles une espèce de mystère ; mais elles les mettent machinalement (ces dispositions) dans leurs organes, sans quoi elles ne pourraient parler, et les sourds-muets (instruits) les apercevront toujours, tant qu’on ouvrira la bouche autant qu’il sera nécessaire, et qu’on parlera lentement, en appuyant séparément sur chaque syllabe.

Nous avons cette complaisance pour les étrangers qui apprennent notre langue, et qui commencent à l’entendre et à la parler ; et de leur côté, ils font la même chose avec nous, tant que la leur ne nous est pas familière. Pourquoi n’en userons-nous pas de même avec les sourds-muets, nos frères, nos parens, nos amis, nos commensaux ? et ne serons-nous pas assez récompensés de cette espèce de gêne, si tant est qu’elle mérite ce nom, par la consolation qu’elle nous donnera de remédier en quelque sorte au défaut de leurs organes, en leur fournissant un moyen de saisir par leurs yeux ce qu’ils ne peuvent entendre par leurs oreilles ?

Je crois avoir rempli la double tâche que je m’étais proposée, qui consistait 1o à présenter la route qu’on doit suivre pour apprendre aux sourds-muets à prononcer comme nous toutes sortes de paroles ; 2o à faire connaître comment on pouvait parvenir à rendre sensibles à leurs yeux, et intelligibles à leur esprit, toutes les paroles qui sortent de notre bouche, mais qui ne font aucune impression sur leurs oreilles.

Puisse ce fruit de mon travail être de quelqu’utilité, jusqu’à ce que d’autres instituteurs aient répandu plus de lumières sur cette matière importante ! Fiat, fiat.

FIN.
  1. P. de Ponce, religieux bénédictin du monastère d’Ona, au royaume de Valence, mort en 1484, est le premier, à ce qu’il paraît, qui ait entrepris de faire parler les sourds-muets. Il avait laissé les principes de sa méthode dans un manuscrit qu’on voyait encore dans son couvent, avant l’invasion de l’Espagne. Dom J. P. Bonnet publia, en 1620, un ouvrage où il rend compte des moyens qu’il a mis en usage dans l’éducation du frère du connétable de Castille, devenu sourd à l’âge de 4 ans, et qui apprit assez bien l’espagnol pour converser facilement dans cette langue. Wallis, Degby, Gregory en Angleterre ; E. Ramirez, de Cortone ; P. de Castro, de Mantoue ; Conrad Amman, médecin suisse qui exerçait en Hollande ; Vanhelmont, en Allemagne, entrèrent avec succès dans la même carrière.
    Dom A. Péreires vint s’établir à Paris vers l’an 1735 ; et profitant de l’ignorance où l’on était à ce sujet, il se donna pour l’inventeur de cet art. L’Académie des sciences lui confirma ce titre. Peu de temps après, M. Esnaud, également établi à Paris, obtint le même honneur. Mais enfin la vérité parut ; l’ouvrage de Bonnet et particulièrement celui d’Amman, furent connus en France, et dévoilèrent les principes de cet art, dont on avait cherché à faire un mystère, et qu’on sut apprécier enfin à sa juste valeur.
  2. C’est la seconde partie de la Véritable manière d’instruire les sourds-muets de naissance.
  3. Aucun des discours envoyés au concours n’ayant été jugé digne du second prix, il a été accordé une mention honorable au discours de M. Bazot, littérateur estimable.
  4. Personne n’avait encore appliqué les procédés de cette méthode à l’enseignement du latin. M. Bébian vient de tenter un essai qui a été couronné du plus brillant succès. Au bout de cinquante leçons, il a mis un jeune sourd-muet, qui n’avait encore aucune notion de cette langue, en état de traduire, d’une manière satisfaisante, le De viris et les deux premiers livres des Fables de Phèdre, comme ont pu s’en convaincre plusieurs personnes qui ont assisté à nos leçons particulières, et qui ont vu cet élève traduire à livre ouvert un de ces deux auteurs, et le dicter à trois de ses camarades, qui ne savent pas un mot de latin. Mais comme ses signes exprimaient non pas les mots, mais les idées, les élèves, en traduisant ces signes en français, donnaient une version exacte, mais en termes différens.
  5. M. le comte de Saint-Albin, qui présidait la Société au nom de Monseigneur le duc d’Angoulême, voulut que la médaille décernée à l’auteur de ce discours, lui fût remise par les mains de M. l’abbé Sicard.
  6. Ils poussent aussi généralement des accens désagréables et pénibles ; mais ce défaut provient, le plus souvent, de la mauvaise méthode du maître.
  7. Condillac.
  8. On croirait difficilement combien il y a peu de gens qui se fassent une juste idée du langage des sourds-muets. Les uns s’imaginent que ce langage ne consiste qu’à figurer successivement avec les doigts, à l’aide de l’alphabet-manuel, les lettres qui composent les mots et les phrases. D’autres supposent que le sourd-muet reçoit tous les signes de son maître, et presque tout le monde est persuadé que ce langage ne peut guère exprimer que des notions physiques. Les sourds-muets ne font ordinairement usage de l’alphabet-manuel, que pour quelques noms propres qui ne peuvent avoir de signes caractéristiques. Mais leur véritable langue, c’est la représentation immédiate de la pensée, au moyen des signes naturels. Ces signes se tirent de la forme extérieure des objets qu’on veut représenter, de leur manière d’être, de l’usage qu’on en fait. Toutes les actions peuvent se peindre par l’imitation. Le geste exprime l’action que produit sur nous tout ce qui nous entoure ; la physionomie, l’impression que nous en recevons. L’un et l’autre, s’éclairant mutuellement, rendent sensibles aux yeux jusqu’aux nuances les plus délicates de la pensée.
  9. « Une langue universelle est-elle possible ? plusieurs savans l’ont cru ; Descartes l’a cru. Descartes pense-t-il que cette langue puisse devenir familière à tous les habitans d’une ville, à tout un peuple, à tous les peuples ? Oui, répond-il, mais dans le pays des romans.
    « Nous n’irons pas dans le pays des romans, nous n’irons pas bien loin dans le pays des réalités, pour trouver la langue universelle. Nous n’aurons pas même besoin de la chercher, car elle est partout. Elle est de tous les temps et de tous les lieux. Elle fut connue de nos premiers pères ; elle sera connue de nos derniers neveux. Savans, ignorans, tout le monde la comprend, tout le monde la parle. Que l’un de nous soit transporté aux extrémités du globe, au milieu d’une horde de sauvages, croyez-vous qu’il ne saura pas exprimer les besoins les plus pressans de la vie ? croyez-vous qu’il puisse se méprendre sur les signes d’un refus barbare ou d’une intention généreuse et compatissante ? Il ne s’agit donc pas d’inventer une langue universelle, de la faire ; elle existe : c’est la nature qui l’a faite.
    « Cette langue, vous le voyez, c’est la langue des gestes, la langue d’action ; et si vous dites qu’une pareille langue est bien pauvre, qu’elle ne peut suffire à tous les besoins de la pensée, je réponds qu’il ne tient qu’à nous de l’enrichir. Elle est pauvre, parce qu’on la dédaigne et qu’on la délaisse ; nous l’avons jugée inutile, et elle l’est devenue. Cependant elle pourrait, aussi bien qu’aucune langue parlée, recevoir et rendre tous les sentimens qui sont dans le cœur de l’homme, toutes les idées qui sont dans son esprit. Ce qu’on raconte des pantomimes qui jouaient sur les théâtres de Rome ; l’assurance avec laquelle Roscius s’engageait à traduire par des gestes les éloquentes périodes de Cicéron, et à les traduire avec la plus grande fidélité, alors même qu’il plairait à l’orateur d’en changer le caractère, en variant le tour, ou en transposant les mots ; enfin ce que font, sous nos yeux, une foule de sourds-muets, tout nous dit ce qu’il est permis d’attendre d’une telle langue. Que les grammairiens, les philosophes, les académies se réunissent pour en favoriser les développemens, les promesses de Descartes et de Leibnitz seront bientôt réalisées.
    « Mais il faut rendre cette langue à elle-même, et la ramener à sa première simplicité, à son unité primitive. On n’aura pas d’universalité avec des alphabets-manuels. Le sourd-muet de Paris parle français avec ses doigts ; celui de Vienne parle allemand ; celui de Saint-Pétersbourg parle russe. Il s’agit donc d’améliorer et de perfectionner, non pas la partie du langage d’action qui représente immédiatement la figure des lettres, et qui ne peut être qu’une langue locale, mais celle qui représente immédiatement ses idées, afin de lui faire exprimer tout à elle seule. Supposons la chose faite. Supposons, 1o qu’on ait un dénombrement suffisamment exact des idées élémentaires ; 2o qu’on ait trouvé des signes d’action pour chacune de ces idées ; 3o et enfin que, pour combiner ces signes et ces idées, on ait rédigé une grammaire bien sage, bien naturelle.
    « Maintenant, établissons, dans toutes les écoles de l’Europe, des maîtres chargés d’enseigner cette langue. Ne vous semble-t-il pas que, dans l’espace d’une année, tout le monde pourra la parler ? Les enfans n’y seront pas les moins habiles, car ils sont curieux ; et des leçons en gestes et en mouvemens ne leur paraîtront pas ennuyeuses.
    « On pourra donc voyager au Nord, au Midi, et n’être étranger nulle part. Le Parisien se fera entendre à Lisbonne ou à Archangel aussi bien que dans le faubourg Saint-Germain. Si c’est un homme du peuple, il ne dira dans cette langue, ainsi que dans la sienne, que des choses qui se rapportent aux usages communs de sa vie ; si c’est un artiste, un savant, un philosophe, un politique, comme ils auront fait sans doute une étude soignée de la partie de la langue qui les intéresse, ils communiqueront avec une grande facilité leurs théories, leurs systèmes, leurs découvertes, et ils recevront en échange d’autres théories, d’autres découvertes. Il est vrai que nous raisonnons sur des suppositions, et l’on doutera qu’on puisse les réaliser. Est-il bien facile, nous dira-t-on, de faire le recensement de toutes les idées simples, de les caractériser par des signes bien choisis, de les ordonner d’après les divers besoins de l’esprit, de les combiner suivant les lois d’une bonne logique ? Et quand on aurait surmonté toutes ces difficultés, il en resterait une encore, et la plus grande de toutes. Il faudra écrire cette langue, sans quoi l’on ne pourra pas se communiquer d’un lieu à un autre, et nos savans seront obligés, ou de revenir aux langues parlées, ou de passer leur vie en voyage, comme les anciens philosophes de l’antiquité. Or, comment écrire le langage d’action ? Quels caractères peindront la finesse ou la stupidité ? l’orgueil du regard ou sa modestie ? le doux sourire ou les convulsions des lèvres ? etc. Ne faut-il pas renvoyer aussi l’exécution de ce projet dans le pays des romans ?
    « Je conviens que ces difficultés sont effrayantes ; mais que diriez-vous si l’on vous répondait comme il fut répondu à celui qui niait la possibilité du mouvement ? on marcha devant lui. Je ne serai pas surpris qu’un disciple de l’abbé de l’Épée ou de son digne successeur se présentât à vous son livre à la main : Ouvrez et voyez, vous dira-t-il, voilà l’écriture que vous avez jugée impossible.
    « Je crois en effet, messieurs, qu’on s’occupe de ce travail à l’Institution des sourds-muets de Paris. J’ai grande confiance en ceux qui l’exécutent et en ceux qui le dirigent. » (Laromiguière, Leçons de philosophie, t. II, p. 315 et suiv., 1818.)
    Voyez Essai sur les sourds-muets et sur le langage naturel, 1817. Ce petit ouvrage est l’introduction d’un autre ouvrage que j’ai été obligé de suspendre quelque temps, à cause des occupations multipliées qui absorbent tous mes momens à l’Institution des sourds-muets, où, chargé, sous M. l’abbé Sicard, de la direction des études, j’ai de plus à instruire, à moi seul, près des trois-quarts des élèves (garçons) de l’Institution.
  10. Ce jugement pourrait paraître trop sévère, et exige que nous l’appuyions de quelques preuves.
    M. l’abbé de l’Epée, qui insiste, en vingt endroits de son livre, sur la nécessité d’instruire les sourds-muets par leur propre langage, dénature lui-même quelquefois ce langage, pour le plier aux formes de la langue française, que, d’un autre côté, il enseignait d’après les principes de la grammaire latine. Je ne m’arrêterai point à un grand nombre de ses signes, qui, tirés de la décomposition (pour ainsi dire) matérielle des mots, en étaient, en quelque sorte, une épellation syllabique par gestes, comme surprendre, prendre sur, comprendre, prendre avec (cum), etc. Qu’il me soit permis de citer deux ou trois passages qui, n’ayant rapport qu’à la grammaire, pourront être appréciés par tout le monde. « Il faut, dit-il (page 18), faire connaître les cas aux sourds-muets, et leur en apprendre les noms : nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif, sans se mettre en peine de leur expliquer ces noms. Mais ils ont chacun des signes qui leur sont propres, premier, deuxième, troisième degré, par lesquels on descend des premiers cas, jusqu’au sixième, sont des signes beaucoup plus intelligibles que ceux qu’on pourrait appliquer à ces différens noms, après en avoir donné la définition. Quant au signe du mot cas, il s’exprime en faisant rouler, l’un sur l’autre, les deux index, en déclinant, c’est-à-dire en descendant depuis le premier jusqu’au sixième. »
    Après avoir trouvé la distinction naturelle des temps en présent, passé et futur, il ne s’aperçut pas que tous les autres temps sont relatifs à ceux-là, et au lieu de les déterminer par ces rapports, il les désignait par premier, deuxième, troisième et quatrième passé, etc.
    « Nous avons, ajoute-t-il, trois temps qui, dans notre langue, ne sont point du subjonctif. Ils sont appelés, par M. Restaut, futur passé, conditionnel présent, conditionnel passé. Nous les mettrons avec le subjonctif, afin de nous accorder (en faisant ce que nous appelons les parties, en termes scholastiques) avec la disposition de la grammaire latine, qui les y place ; amarem signifiant également dans cette langue que j’aimasse, et j’aimerais. »
    Voici ce qu’il dit au sujet de l’article, dont l’emploi, en français, présente tant de difficultés.
    « Nous faisons observer aux sourds-muets les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, de l’épaule, nous les appelons articles ou jointures. Nous écrivons ensuite sur la table que le, la, les, de, du, des, joignent les mots, comme nos articles joignent nos articulations (les grammairiens nous pardonneront si cette définition ne s’accorde pas avec la leur). Dès-lors le mouvement de l’index, en forme de crochet, devient le signe raisonné que nous donnons à tout article. Nous en exprimons le genre en portant la main au chapeau pour l’article masculin, et à l’oreille, où se termine ordinairement la coiffure d’une personne du sexe, pour l’article féminin. »
    On croira sans peine que ces signes artificiels, abstraits, qui n’indiquent rien à l’esprit, jetés ainsi entre les diverses parties de la proposition, en doivent nécessairement détruire les rapports, et que par conséquent il doit être souvent fort difficile et souvent impossible au sourd-muet d’y retrouver les membres épars de la pensée. Aussi qu’en arrive-t-il ? Les mêmes élèves qui ont écrit fort correctement tout ce qu’on a voulu leur dicter, au moyen de ces signes, sont souvent embarrassés pour exprimer d’eux-mêmes la plus simple pensée.
  11. Je dois rectifier ici quelques légères inexactitudes qui étaient d’abord échappées à la rapidité avec laquelle ce discours fut composé.
    Les infirmités et les occupations de M. l’abbé de l’Épée ne lui permirent pas d’accompagner son élève à Toulouse. Il confia ce soin au maître de pension chez qui demeurait ce jeune homme, et à Didier, autre sourd-muet, plus instruit, qui lui servait d’interprète. En 1781, une sentence du Châtelet admit les prétentions de Joseph, comte de Solar. La partie adverse en appela au parlement ; et en 1792, après la destruction du parlement, l’affaire fut portée devant le nouveau tribunal de Paris. Le malheureux sourd-muet n’avait plus ses deux protecteurs, l’abbé de l’Épée et le duc de Penthièvre. Le 24 juillet 1792, un jugement définitif infirma celui du Châtelet, et défendit au jeune homme de porter à l’avenir le nom de Solar. Alors cet infortuné s’engagea dans un régiment de cuirassiers, et, selon d’autres, dans un régiment d’artillerie légère. Didier ne voulut pas l’abandonner ; il entra dans le même corps, et y resta jusqu’à la mort de son camarade ; il se retira alors du service, et c’est de lui que l’on a appris que son ami avait péri sur le champ de bataille, frappé d’une balle au front.
  12. Parmi les maîtres formés à l’école de l’abbé de l’Épée, nous citerons d’abord M. l’abbé Sicard et M. l’abbé Salvan, l’un, directeur-général, l’autre, second instituteur de l’école fondée par M. l’abbé de l’Épée ; M. Huby, de Rouen ; MM. ***, à Chartres ; M. l’abbé Storck, envoyé à Paris par l’empereur Joseph II ; M. l’abbé Sylvestre, de Rome ; M. Ulric, de Zurick ; M. Delo, de Hollande ; M. Dangulo, d’Espagne ; M. Muller, de Mayence ; M. Michel, de Tarentaise ; et M. Guyot, qui est encore à la tête du bel établissement de Groningue.
  13. « Nos contradicteurs ne savent point, dit M. l’abbé de l’Épée (Institution des sourds-muets, p. 98), et ne peuvent deviner quelle est la sollicitude de l’âme d’un prêtre, qui, n’ayant éprouvé, depuis plus de soixante ans qu’il existe, aucun des fléaux personnels auxquels les enfans des hommes sont exposés, et craignant, avec justice, de vivre trop à son aise, en ce monde, cherche du moins à gagner le ciel, en tâchant d’y conduire les autres. »
    M. l’abbé de l’Épée mourut le 23 décembre 1789, à l’âge de 77 ans. Une députation de l’Assemblée nationale, ayant à sa tête M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, vint assister à l’administration des derniers sacremens, qui lui furent donnés par le curé de Saint-Roch. Son oraison funèbre fut prononcée par M. l’abbé Fauchet, dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont, en présence d’une députation de l’Assemblée nationale, du maire de Paris, et de tous les représentans de la commune.
    M. l’abbé de l’Épée avait reçu avant sa mort l’assurance que son institution serait conservée. Elle fut en effet établie aux frais de l’État par une loi du 21 juillet 1791. Le nombre des places gratuites fut d’abord de vingt-quatre ; mais plus tard, la Convention, par un arrêté du 16 nivose an III, porta ce nombre à soixante. Le gouvernement vient d’accorder une augmentation de fonds pour soixante demi-bourses, quarts de bourses, ou trois-quarts de bourses. On reçoit aussi dans l’Institution des élèves payant pension.
    Les places gratuites sont moitié à la nomination du ministre de l’intérieur, moitié à la nomination de l’administration, qui est formée d’un conseil de cinq membres choisis dans les plus hautes classes de la société.
    La direction générale de l’instruction est confiée aux soins de M. l’abbé Sicard. M. l’abbé Salvan, second instituteur, est chargé spécialement de l’instruction des demoiselles, qui occupent un bâtiment tout à fait séparé. Il est secondé par deux répétitrices, Mlles  Duler et Salmon.
    Le censeur des études est chargé, sous l’autorité de M. l’abbé Sicard, de diriger les études des garçons, pour lesquels il y a trois répétiteurs, M. Massieu, sourd-muet, M. Paulmier et M. l’abbé Huillard. Il y a de plus, dans l’Institution, des ateliers où les élèves font l’apprentissage d’un métier qui puisse assurer leur existence quand ils sont sortis de l’Institution.
  14. Quand on veut enseigner à parler à un sourd-muet, le premier soin que l’on doit avoir, c’est de lui faire proférer quelques sons par les moyens indiqués page 77, afin de lui faire distinguer l’effet du son d’avec le simple souffle non sonore ; ce qu’il aperçoit facilement, le son étant toujours accompagné d’un certain frémissement dans le gosier, et d’une sorte de retentissement dans la poitrine, que le sourd-muet n’a pas de peine à sentir. Sans cette précaution, il arriverait souvent que lorsqu’on aurait disposé les organes de l’élève, et qu’on voudrait le faire articuler, il ne produirait aucun son.
  15. Pour articuler le son a, la langue reste mollement étendue dans toute la cavité de la bouche, sans cependant toucher le bord des dents inférieures. Le son sort à plein canal et en droite ligne.
    Si on abaisse fortement la mâchoire, de manière que le son aille frapper le palais, on prononcera un â ouvert.
  16. Ayez soin que le dos du doigt touche au palais, afin que l’élève puisse mesurer l’abaissement de la langue. Il est bon de lui faire placer en même temps l’index de l’autre main sur le gosier du maître, lorsque celui-ci prononce la lettre, afin que l’enfant sente le frémissement que produit le souffle sonore à son passage.
  17. Dans la prononciation de la lettre é, le passage du son se rétrécit de tous côtés. La langue s’enfle, s’élève et se raccourcit. La partie antérieure s’appuie un peu des deux côtés sur les dents canines inférieures, la partie moyenne s’élève en se courbant, elle s’approche du palais, et s’avance un peu plus que dans la prononciation de l’a. Les lèvres sont médiocrement écartées, et se replient un peu sur elles-mêmes, la voix va frapper contre les dents qui sont légèrement entr’ouvertes.
  18. On reportera le doigt de l’enfant sur son gosier, afin qu’il puisse juger s’il imite, en prononçant, le frémissement qu’il a observé dans le gosier de son maître. Malgré cela, il peut encore arriver que l’enfant ne fasse encore entendre aucun son, parce qu’il ne donne pas assez de force à l’articulation. Approchez alors de votre bouche la paume de son autre main, pour lui faire sentir la force du souffle sonore ; faites-lui observer que le souffle qu’il donne en prononçant est bien moins fort, et insuffisant.
  19. Lorsque l’élève a bien prononcé une lettre, avant de passer à une autre, faites-la-lui répéter plusieurs fois, afin que son organe en prenne l’habitude, et en même temps pour que vous puissiez juger ce qui manquerait encore à la pureté du son, et le corriger de suite, s’il est nécessaire.
  20. Le son de l’i est encore plus clair que celui de l’é. Aussi, pour articuler ce son, augmente-t-on le rétrécissement du conduit de la voix en resserrant les dents, et en élevant la courbure de la langue. Le souffle se porte tout entier sur les dents supérieures.
  21. Dans la prononciation de l’o, la langue se retire un peu dans le fond de la bouche ; sa pointe s’abaisse un peu plus que dans l’é, et les lèvres s’arrondissent légèrement.
    Dans l’ô, l’ouverture de la bouche est plus grande, la langue est suspendue et courbée en forme d’arc, le son est plus intérieur, et poussé vers la partie postérieure du palais.
    L’ô tient le milieu entre l’o et l’â.
  22. La position de la langue est presque la même dans la prononciation des sons o, ou, eu. Les lèvres sont plus ouvertes pour prononcer o, elles se serrent et s’avancent davantage pour articuler ou. Si l’on pousse un peu la langue, ou si le souffle va frapper les dents, au lieu de o on entendra eu, et au lieu d’ou on entendra u.
  23. Avant de passer aux consonnes, il serait peut-être plus convenable d’apprendre à articuler les voyelles nasales an, in, on et un, qui ont été rejetées au chapitre II, article III.
  24. Est-il nécessaire de prévenir ici que l’on ne doit pas faire épeler les lettres aux sourds-muets, comme on le fait faire encore aux enfans dans les écoles, où pour lire le mot maman, par exemple, l’enfant est obligé de dire d’abord emme a, emme a enne, et de deviner ensuite que cela signifie maman. Véritable tour de force, méthode absurde, qui fait le désespoir du premier âge.
  25. Le b n’est pas un simple adoucissement du p. Dans le p le souffle est comme retenu au-dedans de nous, et sort ensuite avec vivacité au bout des lèvres.
    Le son du b est plus profond, il est précédé d’une sorte de frémissement qui part du fond de la bouche, suit le palais, et adoucit en sortant le son du p.
  26. Le bout de la langue se retire avec promptitude, les dents s’écartent avec vivacité au moment que sort le souffle.
  27. Le d n’est pas un simple adoucissement du t. La note relative au b peut être appliquée aussi à la lettre d, ainsi qu’aux lettres v, z, j.
    Le souffle est plus prolongé dans ces trois lettres ; leur articulation est même accompagnée d’un son très-léger.
  28. Les lèvres s’ouvrent avec vivacité, et le souffle en sort avec assez de violence.
  29. La partie moyenne de la langue s’élevant vers le palais, la pointe appliquée contre les dents incisives, mais sans être renfermée entr’elles (comme dans le t), le souffle ne peut s’échapper qu’en filets déliés, ce qui produit le sifflement de l’s.
    Si la langue est moins élevée, le passage de la voix devient plus large, le son moins sifflant, et l’on prononce z.
  30. La différence du g dur, comme dans gabion, galère, d’avec le gu de guidon, guerre, est peu importante, et dépend de la voyelle qui suit ; mais gn demande une attention particulière, et doit être considérée comme une lettre à part. (Voyez la note sur n.)
  31. La partie antérieure de la langue suffisamment étendue s’élève en se courbant, et s’attache au palais au-dessus des alvéoles des dents canines supérieures. La voix ne peut alors sortir que par deux minces filets, le long des bords de la langue.
  32. Quant à ce qu’on appelle l mouillé, la prononciation n’en diffère pas de i. Ainsi, dans travailla, ailla ne se prononce pas autrement que dans maïa.
  33. Les lèvres étant serrées l’une contre l’autre, la voix, modifiée dans le poumon et repoussée vers les dents ne pouvant trouver de passage, reflue vers le palais et sort par les narines, en produisant une sorte de mugissement sourd.
    L’m est une sorte d’adoucissement du p et du d. Faites articuler d’abord  b, et faites signe ensuite à l’enfant de porter sa voix vers le palais, et de faire sortir le son par les narines, il fera entendre le son de m.
  34. La langue étant ainsi placée, le souffle qui reflue par le nez produit l’articulation de n. Dans n, le bout de la langue ne s’élève pas comme dans l.
    Quand la partie moyenne et postérieure de la langue s’attache au palais de manière à resserrer le souffle et à le forcer à passer par les narines, on fait entendre l’articulation gn.
  35. Pour prononcer r, la langue se replie plus encore que pour l, et s’attache au haut du palais ; étant poussée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, mais avec une sorte d’élasticité qui la fait revenir rapidement sur elle, et aussi long-temps que l’on veut faire durer le frémissement que cette lettre représente.
  36. Lorsque vous commencerez à faire lire votre élève, il sera avantageux de lever les difficultés que lui présentera l’irrégularité de notre orthographe, en représentant avec des caractères simples la prononciation des mots difficiles. Ainsi, s’il avait à lire ces mots : Ils avaient ardemment souhaité, vous écririez au-dessous, il za’vè tardamant souhaité.