L’Art contemporain - M. Barye et son œuvre

L’ART CONTEMPORAIN

BARYE ET SON ŒUVRE.

M. Barye n’est pas un nouveau-venu dans le domaine de l’art, depuis longtemps sa réputation est faite. Plusieurs de ses œuvres ont été ici même, alors qu’il était encore l’objet d’attaques sans mesure, appréciées avec autorité il y a vingt ans[1]. Il ne s’est point arrêté dans la voie qu’il s’était tracée d’avance. D’un pas égal, sans se hâter, sachant bien que ce qui est de pure improvisation dure peu, il a continué sa marche ; il a gardé une laborieuse fécondité. Son œuvre s’est donc incessamment accrue, et l’attention ne s’en est jamais détournée. Aujourd’hui elle mérite d’être étudiée dans son ensemble. Il est intéressant de rechercher à quel point l’artiste a tenu dans le cours de sa carrière les promesses de ses débuts. Il est en réalité telles circonstances imprévues qui modifient profondément, chez les artistes surtout, l’impulsion reçue ou la direction acquise. Les bons avis, les critiques, les éloges, le parti-pris de dénigrement, les événemens politiques eux-mêmes, agissent sur leur destinée et peuvent influer sur l’essor de leurs facultés.

Remontons aux débuts de M. Barye, suivons-le dans les étapes de sa vie militante. Comment l’élève de Bosio est-il arrivé à devenir le champion de l’école de la nature, à occuper une place telle qu’elle met en évidence non-seulement lui-même, mais encore tous ceux qui ont suivi ses leçons ? Nous essaierons de découvrir l’homme sous l’artiste. Les Grecs ont dit que chaque homme est à lui-même son propre statuaire, que la profession, les habitudes, la manière d’être, l’humeur, les passions, modèlent le masque et achèvent lentement, mais sûrement la statue. Prenaient-ils leur affirmation au sérieux ? Non point absolument. En tout cas, pour l’artiste dont nous nous occupons aujourd’hui, il n’y a point d’exagération à prétendre, qu’il s’est fait lui-même. À l’attitude, à la physionomie, on en devinerait quelque chose. Sur chacun des traits est marqués une volonté qui fut ardente, qui demeure puissante et contenue, dont il n’est point fait étalage. L’observation, la portée de la vue, la perception nette, y sont accentuées également. Là est l’homme presque tout entier. La passion n’est pas refroidie et le feu couve encore en ce foyer qui ne lance point d’étincelles, qui ne montre point de flammes. Cette face calme, impassible, rassérénée peut-être à la longue par le sentiment de la force exercée et de la supériorité conquise, accuse la résistance obstinée, la lutte avec la chimère et avec la vie, l’éducation chèrement achetée, gagnée sur le temps qu’on donne si souvent à d’autres soins, payée au besoin par les veilles ; avec cela, l’analyse, la méthode, une réserve naturelle d’abord, venue plus tard de la domination de soi-même, puis le dédain, ou, pour ne rien farder, le mépris de certains obstacles, de certaines choses et de certains hommes.

M. Barye est de la fin du siècle dernier. Il a donc fourni une longue carrière, qui suffirait à honorer plus d’un artiste. La sienne paraît loin d’être terminée. Titien peignit jusqu’à cent ans, toujours assidu et tenant le pinceau d’une main ferme. Ce n’est pas la caducité, c’est la peste, qui vint arracher à ses travaux le vieux Florentin. Il était de ces hommes qui n’ont pas d’âge, ne s’étant pas usé tout entier durant sa jeunesse. Peut-être M. Barye a-t-il quelque chose de cette organisation enviable. Ce n’est pas que l’existence lui ait été clémente, qu’il n’ait eu que la peine de naître, qu’il lui ait suffi de tenter pour réussir. À son début, il n’a pas été proclamé prodige, les suffrages lui sont venus tard, l’amertume et la malveillance ne lui ont pas manqué. Presque enfant encore, on l’avait mis en apprentissage chez un maître graveur, un fabricant de matrices d’acier pour ces pièces estampées de cuivre mince et brillant, sorte d’ornemens de clinquant argenté ou doré, plus souvent placage, où le métal de peu de valeur reste apparent et nu. Il prit donc part à la confection des moules à boutons, des ceintures, des garnitures de shakos, des figures de canons, de grenades et de couronnes, de tout ce qui constitue l’appareil et le harnais guerrier, que lui-même il devait porter quelque temps.

Il travailla ensuite chez un orfèvre. Assez bien en cour, ingénieux à se faire valoir et à profiter du travail d’autrui, cet homme, du nom de Fauconnier, obtenait les commandes officielles. Il fut fournisseur obligé de ces tabatières d’or sur lesquelles étaient représentées les entrevues des souverains. Par aventure, il avait des commandes d’un ordre élevé, ce qui ne fut pas inutile à M. Barye, car, tout en se rompant à la pratique, il ne perdait pas des yeux le but plus noble auquel il voulait atteindre. Peut-être lui est-il demeuré, — nous nous en expliquerons plus loin, — quelques vestiges fâcheux de ses relations avec Fauconnier. Il est si difficile de se séparer de soi-même, de rejeter tout le bagage dont on s’est une fois chargé ! L’orfèvre occupait en secret des aides qui ne se connaissaient point les uns les autres, dont plusieurs, Wechte entre autres, sortirent à la fin de ces limbes. Ils exécutaient sans grand profit pour eux-mêmes les dessins et les divers morceaux qui valaient au pourvoyeur attitré à la fois les éloges et les bénéfices.

C’était, après tout, une faible cervelle, que ce Fauconnier. Il mourut assez tristement, La lecture des mémoires d’un de ses confrères, de Benvenuto Cellini, mémoires farcis d’exploits et de crimes, retentissans de coups d’estoc et de taille, troubla la tête de ce pauvre homme ; il ne put y résister. Cela précipita sa fin. M. Barye n’avait pas de ces fièvres sans raison ni de ces rêves stériles, point de ces ambitions naïves et coûteuses qui sont le luxe des songe-creux. Quand la conscription l’avait désigné à son tour, au temps où Napoléon demandait à M. de Fontanes des poètes, des savans et des artistes, sans réfléchir qu’il les faisait faucher en herbe sur les champs de bataille, Barye avait dû partir. Il n’alla pas loin. Il n’ambitionnait point la « gloire des armes. » N’avait-il pas mieux à faire ? On l’attacha au dépôt de la guerre. Il dut, au lieu de tirer des coups de fusil, façonner pour nos forteresses des reliefs qu’on voit encore, assure-t-on, aux Invalides. Après la catastrophe de l’invasion, il déposa les armes et reprit le ciseau. Ce ne fut pas la période la moins tourmentée de son existence. Le problème était malaisé à résoudre. Il lui fallait en même temps vivre de son travail et se fortifier dans son art. Il fréquenta les ateliers de Bosio et de Gros. Qu’apprit-il chez l’un et chez l’autre ? On l’a conjecturé d’après les résultats, méthode dont il ne faudrait pas abuser. Chez Bosio, par un esprit de contradiction légitime, il puisa la haine de tout ce qui, dans la tradition, est purement conventionnel, le dégoût du pompeux et du magnifique, du vide et du boursouflé, l’horreur de cette majesté d’emprunt qui n’est qu’un étalage de rondeurs maniérées, de grâces factices, de vain savoir. Il étudiera la nature, il serrera de près le modèle vivant, il exigera de lui-même des animaux vrais, d’une anatomie exacte, non des mannequins redondans, rembourrés de paille, capitonnés comme des fauteuils, n’ayant point de squelette où se prennent les muscles, point de muscles dont la saillie corresponde à leurs mouvemens. Chez Gros, il apprit l’entente des masses et des effets, l’harmonie, l’expression, non point simple, mais puissante, car celui-là fut un artiste sérieux, soucieux de la vérité, auquel il ne manqua peut-être qu’une époque plus propice pour qu’il eût quelque chose à transmettre. On peut s’en assurer sur ses tableaux du Louvre, les Pestiférés de Jaffa et la Bataille d’Eylau, grandes pages où le peintre se séparait avec un certain éclat de la réaction personnifiée par David. M. Barye profita de cet enseignement. À l’École des Beaux-Arts, il concourt pour le prix de gravure en médailles, et bien que le thème proposé, le Milon de Crotone, dont Puget tira un jour une inspiration saisissante, rentrât dans ses moyens, il ne paraît pas avoir eu l’avantage sur ses concurrens. Ce n’est pas lui qui obtint d’aller, voyageur lauréat, séjourner dans la villa Médicis. Il ne réussit pas non plus dans son Caïn maudit de Dieu ; il fut classé au second rang. D’autres épreuves ne furent pas plus heureuses, soit que les signes d’indépendance fussent déjà chez lui trop manifestes, soit que réellement ses rivaux, qu’il a distancés depuis, lui fussent alors supérieurs.

Ne regrettons pas trop ces échecs, qui le désolèrent en leur temps, mais qui ne l’abattirent pas. Une porte se fermait ici ; que faire ? En ouvrir d’autres, s’adresser plus haut, frapper plus fort. Telle est la revanche des vaincus, quand les ressorts et le courage ne sont pas brisés. Les amis de Barye soutinrent plus tard qu’il eût perdu en Italie une partie de son originalité naissante. Nous pensons pour notre part qu’il n’y eût point abandonné l’accent de son pays, et qu’il était en mesure de ne pas s’amollir dans les délices de Rome. Il n’est point dans sa nature de perdre ce qu’il a une fois acquis. La première œuvre qu’il exposa fut un faisan, puis il demeura quatre ans sans se faire remarquer au Salon. Il n’avait pas cette impatience si funeste, commune à la plupart de nos artistes. Il reparut avec un Tigre dévorant un crocodile, une de ses belles œuvres à laquelle plus tard on ne ménagea pas l’admiration, quand la justice fut venue de son pas lent et boiteux. Il donna aussi, au Salon de 1831, un Saint Sébastien, grand modèle en plâtre aujourd’hui perdu par la « complaisance » du Louvre, qui l’avait gardé dans une de ces salles où l’administration retirait alors les objets qui n’étaient pas repris à temps.

M. Barye obtenait une médaille à ce Salon de 1831. Est-ce le Saint Sébastien qui lui valut cet honneur ? Il le pleura peu cependant et ne le recommença point. Fut-ce plutôt le Jaguar ? Cela semble assez difficile à croire. Il est d’ailleurs malaisé de se prononcer. M. Barye excelle à grouper, à trouver des arrangemens, des combinaisons de lignes, de mouvemens, de reliefs, de pleins et de vides, de lumière et d’ombre ; mais il s’est rarement signalé dans les personnages qui doivent rester isolés, témoin la Sainte Clotilde qui se trouve à la Madeleine. Malgré ses dimensions énormes, — elle a huit pieds de haut, — cette femme, dont la parole fut assez puissante pour faire courber la tête du fier Sicambre, ne parle pas plus aux regards et à l’esprit que les figurines d’animaux, sur lesquelles le statuaire lui-même a moins compté pour donner la mesure de son talent. Nous serons bien obligé sans doute de faire ici des exceptions, ne fût-ce qu’en faveur de ce condottiere, ce Cavalier du quinzième siècle, si fièrement campé, si vrai, si simple, si étonnant d’attitude, si expressif ; mais nous devons dire que les morceaux les plus soignés de M. Barye en ce genre n’ont pas répondu à l’attente du public, — par exemple le Charles VI dans la forêt, qui est à peu près de la même époque que le Cavalier. Ce Charles VI, qui prête au drame historique, est un des sujets qu’il a le plus remaniés, et sur lesquels il n’a peut-être pas dit son dernier mot. Ici l’artiste s’est préoccupé surtout du cheval et du personnage du roi, et en effet ils semblent ne faire qu’un seul corps ; le reste devient un accessoire, un hors-d’ œuvre, qu’on voudrait ne pas supprimer, mais qu’on souhaiterait ne pas rencontrer là.

M. Barye rompit avec la tradition. Il fit résolument métier d’anatomiste, tenant le scalpel, demandant au mort et au vif tout ce qu’ils pouvaient lui livrer. Il ne recueillit tout d’abord que le blâme et l’hostilité. On n’envisagea point cet effort comme une tentative généreuse et honorable. Il fut taxé d’outrecuidance. L’art a son intolérance comme la théologie, parce qu’il a aussi ses églises. À tel moment, telle croyance est orthodoxe, telle autre hérésiarque ; nul salut pour ceux qui n’ont pas la même foi que nous et les nôtres. Pour les gens d’un esprit étroit, il y a des systèmes infaillibles qu’il est mauvais d’attaquer, qu’à peine on peut discuter. Il n’en va point ainsi pour ceux en qui le sentiment du beau est largement développé ; mais y en a-t-il beaucoup chez nous qui soient disposés à accueillir plusieurs cultes, à laisser pénétrer plusieurs prêtres dans le panthéon de l’art ? Là où nous n’avons pas été habitués à voir un dieu, nous ne reconnaissons qu’idolâtrie. De notre côté, nous n’entendons point médire de la tradition. C’est par elle que nous avons été dans le passé et que nous serons dans l’avenir ; c’est un lien, mais qu’on n’en fasse pas une lourde chaîne. Une des premières circonstances où l’on s’aperçut que l’artiste s’écartait des sentiers tracés, ce fut à propos d’une petite soupière ! Il y avait là un cerf de la main de Barye qui ne fut point goûté : non pas qu’il eût mauvaise façon, ni que, comme motif de décoration, on ne le trouvât pas à sa place ; on le trouvait trop rustique, il n’avait aucun air de parenté avec ce qu’on voyait depuis nombre d’années. On se récria fort. Pourquoi aller contre la doctrine, pourquoi déranger les usages ? Ainsi raisonnent les chefs d’école, les dispensateurs des récompenses. Ils forment un cordon sanitaire contre l’esprit de nouveauté. Les récalcitrans deviennent leurs ennemis ; ils persécutent. Faut-il leur en vouloir ? La plupart de nos méchantes actions ne sont que la suite de raisonnemens faux.

M. Barye s’aperçut bientôt du péril qu’il y a pour un artiste isolé à entreprendre la lutte contre une organisation, savante d’ailleurs, qui se maintient par le prestige dont le temps environne l’erreur elle-même, qui garde un mot d’ordre et une hiérarchie. Il devint évident pour lui qu’il ne pouvait guère compter sur la clientèle de l’état, ni sur les travaux que font exécuter les villes, et qui sont d’ordinaire décernés d’avance aux plus dociles. Quelques riches particuliers l’estimeraient sans doute, mais le champ où il pouvait tracer son sillon ne se rétrécissait pas moins devant lui. Il envoya de nouvelles œuvres au Salon, elles furent refusées. Il était jugé sans débats. Point de clarté, point d’appel, le public n’était pas consulté. Il rentra un peu dédaigneusement sous sa tente, attendant que vînt son heure et qu’on le priât d’oublier les erreurs du jury. Il ne passa pas toutefois son temps à récriminer et à rester oisif. Il entassait production sur production, recherche sur recherche, creusant l’antiquité, fouillant la renaissance, qu’il se rendait familière. Son mérite fut apprécié des ducs d’Orléans et de Nemours, du duc de Luynes. Bustes, groupes de terre, de pierre ou de bronze, sortaient de ses mains, et aussi quelques dessins et des aquarelles de haut style.

Il représentait les faunes dans les cavernes, les solitudes, les déserts, ou au milieu de paysages de fantaisie qu’il n’avait entrevus qu’en songe, — car il n’a point voyagé, — et pourtant ces paysages étaient vrais. Il fut inventeur, poète, dans le sens que les Grecs donnaient à ce mot. Cependant cette demi-obscurité lui pesait, non qu’il fût ambitieux ; il se sentait au cœur cette émulation que nul ne doit étouffer, qui ne nous permet pas de laisser en friche les facultés que nous avons, qui nous entraîne à leur faire produire par un labeur obstiné toute la moisson qu’elles doivent porter. Là, en effet, est le devoir de tous envers chacun ; mais que d’inquiétudes, de déceptions, de déboires, d’angoisses même, sans compter le doute, le doute d’eux-mêmes, qui envahit à la longue les plus fermes à telles heures sombres du jour ou de la vie ! Écoutons là-dessus Decamps, dont l’existence offre des vicissitudes et des traverses qui ne sont pas sans analogie avec celles de M. Barye. Il est toujours intéressant de surprendre un artiste en flagrant délit de critique, plus intéressant encore d’entendre un peintre convaincu faisant un retour sur son propre passé et prononçant un arrêt motivé sur un de ses confrères. Decamps parle de sa Défaite des Cimbres. « J’essayai divers genres, dit-il ; lorsque j’exposai cette grande esquisse de la Défaite des Cimbres, je pensai fournir un aperçu de ce que je pourrais concevoir ou faire. Quelques-uns, le petit nombre, la parcelle, approuvèrent fort ; mais la multitude… » La multitude ne pouvait guère approuver ; son éducation en ce genre est trop négligée. « Je demeurai, continue-t-il, claquemuré dans mon atelier, puisque personne ne prenait l’initiative de m’en ouvrir les portes, et malgré ma répugnance primitive je fus condamné au tableau de chevalet à perpétuité… Je forçai ma nature. Sans doute les chétives productions qu’enfantait mon génie étaient peu propres à donner de mon imagination une idée bien relevée… J’exposai, il y a une dizaine d’années, une série de dessins vivement exécutés (Histoire de Samson) ; j’espérais démontrer que j’étais susceptible de développemens… Les dessins furent loués ;… mais ni l’état, ni aucun de nos Mécènes opulens n’eurent l’idée de me demander un travail de ce genre. Et pourtant l’esprit d’invention ne me manquait pas… Sans me mettre au niveau de cet excellent artiste, j’eus le sort de Barye. Ce génie piquant et original,… qui eût décoré nos places de monumens uniques dans le monde, se trouva trop heureux de pouvoir formuler ses idées dans les proportions d’un surtout d’un usage impossible… Il est triste de constater qu’un talent, qui seul peut-être eût pu doter son pays d’un monument vraiment original, se vit réduit à la fabrication de serre-papiers… » — Le mot de serre-papiers est un peu dur, exagéré, nous nous en convaincrons plus loin. — « Quant à moi, ajoute Decamps, la nécessité où je me suis trouvé de ne produire que des tableaux de chevalet m’a détourné de ma voie naturelle. » Et l’explication qu’il fournit ne s’appliquerait pas moins exactement à M. Barye qu’au peintre mécontent. Il n’était pas né courtisan, il savait mieux faire que dire. « Il fallait demander, solliciter, se faire appuyer, toutes manœuvres » pour lesquelles il n’avait point d’aptitude, non par orgueil, — cette fierté n’est pas cependant si commune qu’on doive en faire fi, — « mais par une sorte de honte et de répugnance » insurmontables.

Decamps, qui se place modestement au-dessous de M. Barye, n’hésite pas à proclamer qu’avec la prétention d’être à la tête de tout progrès, nous demeurons peut-être le peuple le plus routinier de la terre. Là sans doute encore la passion l’emporte au-delà de la vérité, ou la mesure lui fait défaut dans l’interprétation de sa pensée. Si l’on ne peut nier que M. Barye fut privé durant des années des moyens de se faire connaître du public qui décerne la popularité, il ne fut pas cependant, non plus que Decamps, entièrement méconnu. Ce surtout de table, « d’un usage impossible, » auquel Decamps fait allusion, prouverait, si cela était nécessaire, que ceux qui s’intéressaient à l’œuvre du statuaire d’animaux prirent soin de ne pas restreindre les proportions des travaux qui lui étaient demandés, puisqu’on ne put concevoir à certain moment où on le logerait, et qu’il fut question de reculer des murs d’appartemens pour lui donner place aux jours de gala. Les diverses pièces en furent dispersées, il est vrai, mais l’auteur lui-même n’eut pas à s’en plaindre ; ses amis affirment qu’elles gagnèrent à se présenter par groupes isolés plutôt que dans cet ensemble un peu lourd dessiné par M. Chenavard, qu’il est bon de ne pas confondre avec M. Paul Chenavard, l’auteur de cette Divine Tragédie qui a fait tant de bruit dans ces derniers temps.

Voici du reste quelle fut la fortune de ce surtout si discuté. Le duc d’Orléans avait manifesté à M. Barye le désir d’avoir de lui une belle pièce en ce genre. Après être tombé d’accord avec l’artiste sur quelques points, il lui laissait le soin de la composer. Sur ces entrefaites, on connut par la voie des journaux que la direction en était commise à M. Chenavard, qui s’installa à son de trompe, annonçant qu’il s’en reposait sur M. Barye pour la partie décorative. Il y eut là quelque malentendu sur lequel on ne s’expliqua point. M. Barye restait sur son terrain, il n’exigea pas davantage. Les modèles des groupes d’hommes et d’animaux, les chasses, prodigieuses d’entrain et d’allure, excitèrent un concert d’admiration que ne rencontrèrent point au même degré les dispositions ordonnées par M. Chenavard, ni les ornemens qu’il avait esquissés. On déplorait d’un côté que les chasses et les groupes, au lieu d’être arrangés pour la fonte et la ciselure du métal précieux, ne fussent pas taillés dans la pierre ou le marbre pour être mis à hauteur des yeux sur des piédestaux dans des parcs et des jardins publics, à l’entrée des forêts de chasses royales. D’autre part, — quel contraste ! — on répétait que les ajustemens dus au génie de Chenavard n’étaient pas même médiocres. Ils occupaient aussi trop de place. Il n’y avait salles assez grandes pour contenir ce surtout ; les architectes, qui n’entendaient point la plaisanterie, ne se prêtèrent pas au jeu ; en sorte que ce malheureux Chenavard, raillé et honni, ne vit plus qu’un moyen honnête de dénouer cet imbroglio. Ses espérances détruites, il ne lui restait plus qu’à se retirer de la scène du monde et à mourir. C’est ce qu’il fit. À ceux qui souhaiteraient avoir des nouvelles du surtout, nous dirons qu’il ne fut pas achevé, bien que M. Denière ait eu un instant commission de suppléer à la collaboration de Chenavard absent. D’ailleurs les événemens de 1848 vinrent par surcroît se jeter à la traverse : les quatre groupes d’animaux, les cinq chasses, les douze candélabres, plus de vingt pièces furent distribuées, çà et Là, au gré des hasards de la vente, à tous les horizons.

Ce n’est pas seulement en cette besogne d’orfèvrerie, en ce cerf de soupière, en ces menus objets de toute sorte, en ces animaux de surtout que M. Barye affirme les ressources de son esprit et de sa main, ni qu’il manifeste sa personnalité. Après les mœurs du cerf, — les mœurs du cerf ! et pourquoi non ? — il reproduit celles du lion, de l’ours, de l’aigle, de l’éléphant. Il nous les montre dans leurs attitudes favorites et familières, ici guettant leur proie, qu’ils déchireront de leurs griffes comme l’homme sauvage la percera de ses flèches ; ici poursuivant à la course ce pain quotidien qui s’enfuit, là enfin, non plus féroces, mais satisfaits, au repos, étalant sur le sable chaud leur ventre repu, les yeux fermés par une douce somnolence. Il nous transporte dans ce pays de nécessité où la loi s’exerce sans merci ni miséricorde, où la crainte, la ruse, la violence, règnent et gouvernent. Lui-même, il ne se pique point de sentiment, il ne s’apitoie pas, il ne verse point de larmes. Point de morale, point de conclusion. Il décrit, c’est là son rôle. Il s’interdit le terrain réservé à un art différent, sachant qu’il n’y aurait point de bénéfice pour lui à déplacer les bornes de son domaine. Longtemps on l’y a laissé seul, sans autre compagnie que celle des bêtes, c’est lui qui le dit. Il s’attacha surtout au roi des animaux, à ce lion dont l’indépendance n’a point été entamée, — que l’homme prétend avoir dompté parce qu’on l’a tenu en cage. Le beau Lion passant et rugissant de la colonne de Juillet, ce bas-relief si plein et si ferme, cet emblème de la force, où les muscles, leviers vivans, sont accentués avec tant de simplicité et d’énergie, fut une entrée en matière qui promettait beaucoup. Le Lion tenant un serpent, qu’on vit plus tard au jardin des Tuileries, ne démentait pas cette promesse.

L’animal, à la crinière hérissée, frémissante, est victorieux. Il conserve un air d’audace ; il est fier de son triomphe. Le reptile est écrasé sous sa lourde patte ; il menace encore ; il essaie de se redresser. Le bronze a été fondu d’un seul morceau, à cire perdue, suivant un procédé sans peur et sans reproche, mais si dangereux, — tout est à refaire quand on ne réussit pas du premier coup, — qu’on l’a depuis longtemps abandonné. M. Barye ne reculait point devant ces dangers pour obtenir la perfection du travail et la venue d’un seul bloc. Par compensation aux chances désastreuses, les retouches à la lime, au marteau, secours d’une main étrangère, peuvent être évitées ; le bronze apparaît entier, d’un jet, tel qu’il est sorti de l’épreuve du feu. Aussi, même de près, ces sortes de fontes ne portent nulle trace d’hésitation ni de repentir ; si fougueuse que soit la composition de l’auteur, le caractère y reste imprimé, et la touche ne faiblit point. C’était l’époque où fut déployée par l’artiste la plus vive puissance de réalité, d’expression et de fantaisie ; son imagination aspirait à reproduire ces types entrevus par les légendes populaires dans le lointain des âges écoulés. L’homme alors, à peine dégagé de l’animalité, à demi éveillé, rêve encore de monstres et de chimères, dragons, hippogriffes, sphinx, centaures, faunes, sylvains. C’est la jeunesse du monde. M. Barye était alors dans sa propre jeunesse, à l’heure de l’éblouissement et des vastes pensées. Plus tard, l’exécution sera moins tumultueuse, les silhouettes moins découpées, moins tourmentées, les reliefs moins durement frappés. Il ne se laisse point entraîner cependant. Déjà savant, il reste maître de lui-même à un degré qui peut surprendre. Par quelles combinaisons singulières arrive-t-il à prêter la vraisemblance à ces êtres qui ne sont point, qui, participant du dieu, de l’homme et de la bête, naissent cependant viables, et semblent avoir en eux-mêmes leur raison d’apparaître en tous ces drames de la nature ? Comment le cheval et le taureau se sont-ils soudés à l’homme ? Comment ces doubles torses, ces doubles reins ne sont-ils point inharmonieux, n’offensent-ils point nos regards, ne nous choquent-ils point ? Nous prenons au contraire un plaisir durable à les contempler. La raison est satisfaite. La plupart des lois qui ont présidé à l’organisation des êtres sont observées ; les transitions sont ménagées, nous n’apercevons pas le tour de force. L’anatomie précise les points d’attache, les mouvemens ne sont pas impossibles. Enclins à nous éprendre d’amour pour les merveilles, nous nous laissons aller à la croyance involontaire. Pourquoi cela ne serait-il pas ? Il suffit de comparer le caractère que M. Barye a donné à ces personnages fabuleux avec d’autres œuvres du même genre, des plus célèbres, pour se rendre compte de l’aisance avec laquelle, grâce à des connaissances spéciales, il a pu se rire des difficultés et passer au travers de ce dédale sans risquer, comme plusieurs de ses confrères, de se fourvoyer et de rester en chemin. La Délivrance d’Angélique, le groupe du Thésée, celui du Lapithe et du Centaure, sont des témoins qu’on ne récusera pas.

Le Lion tranquille ou assis rallia la plupart des mécontens ; le sculpteur se rapprochait de la décoration monumentale, il donnait des gages aux saines doctrines ; mais il n’avait point assez dépouillé le vieil homme. Il était cependant sur le chemin de la renommée. Un instant il fut question pour M. Barye d’une commande qui eût attiré sur lui tous les regards. Il s’agissait de décorer le sommet d’un édifice qui attendait alors son couronnement, et qui, nous l’espérons, l’attendra toujours. L’arc de l’Étoile, cette porte ou cette arche immense ouverte sur le vide, à la suite d’une voie triomphale, ce monument qui devait être élevé à la nation armée et qui ne raconte guère que les gloires d’un seul en dépit du bas-relief de Rude, semblait à quelques-uns demeurer incomplet. Il appelait quelque chose, un char, des chevaux, des victoires, que sais-je ? le fond banal de l’allégorie que nous avons tant de peine à jeter au rebut. Des bruits de ruptures diplomatiques circulaient, venant on ne sait d’où. La France était lasse de la paix, suivant les uns ; suivant d’autres, elle s’ennuyait. Une aspiration, un souffle de guerre, passaient au-dessus d’elle comme un vent d’orage. On n’eût pas osé surmonter l’Arc-de-Triomphe du vieux coq gaulois. M. Barye proposa l’aigle, symbole alors vivant, en qui se résumaient les rancunes mal apaisées. Était-ce bien ce qu’il fallait ? L’aigle eût sans doute été de mise, si les animaux eussent tenu plus de place dans la décoration, si l’on eût adopté des projets tels que celui de Rude, qui proposait pour thème, au lieu de la Résistance, que nous devons à M. Étex, la Défaite ou la Déroule de Russie, personnifiée par nos soldats se retirant au milieu des neiges devant des loups qui les poursuivent. Il n’en fut pas ainsi. M. Barye commença l’esquisse. L’oiseau de proie, aux ailes éployées, enlevait son butin, les dépouilles ou les trophées des peuples, des villes, des royaumes, les lances, les boulets, les canons, les drapeaux, les clés. Quatre figures de prisonniers, dont la silhouette se profilait sur l’azur, chantaient l’éternel « malheur aux vaincus. » Peut-être cela ne servait-il qu’à ranimer gratuitement des sentimens qu’il faut éteindre. Peut-être même n’était-ce pas se rendre un compte exact du rôle final qui nous était échu, ni de nos revers. Toujours est-il que ces velléités militaires disparurent. Les haines entre voisins ne furent pas rallumées. Quelques-uns crurent, sur la foi d’un faiseur de mots facétieux d’alors, que le vent serait un obstacle à la stabilité de cet aigle d’airain, — qu’il soulèverait, qu’il enlèverait ce morceau de métal de plus de 50 pieds de long. L’édifice ne fut pas couronné.

Nous ne nous en plaignons pas. Nous ne tenons pas pour suspect d’insuffisance le modèle de M. Barye, nous ne refusons pas de l’accepter pour un des meilleurs qui puissent être offerts ; mais nous dirons que le meilleur ne vaut rien pour cet usage. L’Arc-de-Triomphe, qui, dans sa massive ordonnance, est un des monumens les plus imposans de cette époque, ne nous paraît pas avoir besoin de rien de plus. Tout ce qu’on y ajoutera ne fera qu’en gâter l’aspect. Nous sommes de ceux qui tremblèrent quand ils virent M. Viollet-le-Duc remettre une flèche à un édifice religieux que nous avions l’habitude de considérer comme entier. L’entreprise a réussi, nous en faisons l’aveu. Combien en citera-t-on de la sorte ? Etes-vous sûr que Notre-Dame, avec le couronnement de ses tours signalé dans les plans primitifs, serait d’un effet plus majestueux qu’avec ses simples lignes horizontales largement assises ?

Lorsqu’il fut question de dédommager le sculpteur de toutes ces tergiversations, ce qu’il y avait de mieux était de mettre le public en situation d’estimer par lui-même de quelles œuvres cet artiste était capable. Des musées possédaient déjà quelques-uns de ses travaux ; mais, si les amateurs et les lettrés vont là pour apprécier et pour s’instruire, il est une partie de la population, et ce n’est pas la moindre, qui ne regarde les objets que quand ils sont placés directement sous ses yeux, sur son passage, sur les places, dans les jardins. Or ce n’était pas user de faveur envers M. Barye que de lui octroyer un de ces endroits en vue. Ainsi fut-il fait : son Lion au serpent lui fut demandé ; puis le Lion tranquille fut mis au jour dans la promenade des Tuileries. S’il n’est pas aussi remarquable que l’autre au point de vue de la fonte, à peine quelques personnes eurent-elles la notion de cette différence. Dans son appareil assez lourd, il est aussi digne d’admiration, plus encore peut-être. Rien de farouche : il est au repos, humant l’air ; les muscles du visage ne se meuvent pas. Ces mâchoires de bronze ont fait leur office, l’appétit est satisfait. Il digère, assis sur sa croupe. Comme œuvre d’art, il ne lui manque rien, c’est un morceau irréprochable. Silhouette, contours, relief, ensemble, détails, tout est serré et précis. Il ne porte point l’empreinte de l’exubérance de jeunesse, mais plutôt, et sans étalage, celle de la maturité du talent et du savoir. Aussi les traits lancés jadis contre M. Barye se retournent dès ce moment contre ses adversaires. L’école académique, j’entends cette coterie qui ne se départ pas du dogme immobile, vieillot et suranné, qui a peur de toute agitation, de tout mouvement, était bravement bafouée. Ce n’est plus là, s’écriait-on, ce lion plus fantastique que les animaux de l’Apocalypse, ce personnage grave, sérieux, empesé, ce monarque à la crinière, — non, à la perruque peignée tombant en cascade autour d’une tête pleine des plus nobles sentimens, qui fait le beau et de sa bouche en cœur lance mi jet d’eau sans rugir, — ce lion, qu’on retrouve encore à l’entrée de l’avenue de l’Observatoire au Luxembourg, qui figure près du foyer, dans les cabanes et dans les salons des auberges, en imagerie d’Épinal ou en gravure à grand effet, à côté du lion de Pyrame et Thisbé, — le lion enfin d’Androclès ou de Florence. Nous ne dirons pas que tout fut bien pesé dans ces imprécations contre le lion pseudo-antique ; c’était une réaction contre les bêtes apprivoisées : nous dépassons si souvent la mesure ! Les uns réclamaient que les morceaux de Barye fussent répétés en des dimensions colossales, oubliant que la grandeur réside dans les rapports harmonieux des proportions, et que la Bavière, de Munich, ni le cardinal Borromée, qui ont le don de réjouir les touristes, ne sont pas les plus grands morceaux de la statuaire. Cette recherche de l’énormité et du monstrueux n’est pas exempte de barbarie. D’autres admiraient que M. Barye n’eût pas encore son siège à l’Institut. Étonnement bizarre ! est-ce que cet homme était fait pour arriver de bonne heure dans la docte assemblée ? Tant d’artistes, et des meilleurs, n’y ont rencontré qu’un échec. Nous ne nommerons que Rude, bien qu’il ne soit pas le seul. M. Barye n’était pas celui qu’il fallait pour ces sortes d’entreprises ; il ne s’était pas condamné à cette tâche.

En 1848, il crut bon de s’abstenir de figurer à cette exposition, qu’on a tant tournée en ridicule depuis, peut-être parce qu’on vit s’y renouveler le phénomène de la confusion des langues dont l’édification de la tour de Babel nous a fourni le premier exemple, peut-être en raison de cette habitude moutonnière qui nous porte à rire de ce qui a provoqué le rire d’autrui. Il est encore d’usage aujourd’hui de voir un motif de gaité, un thème à raillerie dans ce pandémonium, dans ce panthéon un peu étrange en effet, où le grand festin de la publicité fut si largement servi, sans qu’aucun prêtre auparavant se crût obligé d’immoler des victimes ni d’invoquer les immortels. L’avenir dira combien on a été forcé plus tard d’emprunter à cette exhibition trop décriée. En tout cas, elle eut le mérite de mettre en lumière des travaux ignorés jusque-là du plus grand nombre, qui n’étaient pas indignes de cette faveur et qu’écartaient quelques hommes à la foi robuste, entêtés de superstitions et de préjugés. M. Barye fut alors chargé de la direction d’un des services du Louvre. On le préposa au moulage des antiques ; il eut son atelier dans le palais. Il ne supposa point que ce témoignage de confiance dût rester stérile, que ce fût un bénéfice et une sinécure. Il introduisit dans la pratique des améliorations dont quelques-unes sont restées. La reproduction des épreuves, abandonnée à des intérêts trop étroitement commerciaux, fut l’objet de plus de soins. On s’y montra plus soucieux de l’enseignement du beau. Le Louvre, non content de répéter par les exemplaires de sa chalcographie les plus intéressans spécimens des maîtres qu’il possède, vend à des prix accessibles à toutes les bourses les moulages de ses divers trésors, vases, bustes, statues. Les amateurs, les artistes de France et de l’étranger, les professeurs de dessin, viennent en ses magasins demander des modèles propres à populariser l’art dans notre pays, à en jeter la bonne semence. On aperçoit sans peine combien il importe que ces travaux, si modestes en apparence, soient dirigés avec intelligence et activité. Les beaux-arts devraient relever du ministère de l’instruction publique, et en tout cas de pareils intérêts ne devraient jamais être confondus avec ceux de la liste civile. M. Barye apportait le concours d’un savoir spécial, que l’administration se fût assuré pour longtemps, si elle eût mieux connu son métier ; mais l’artiste ne prit pas racine au Louvre, il n’eut pas même le temps de s’accoutumer à ses fonctions. Il revint habiter dans un quartier retiré, sur cette montagne Sainte-Geneviève qui fut le berceau des études et qui en est encore le centre. Il a toujours eu du goût pour ces retraites, non pas silencieuses, — qui donc en découvrirait dans notre Paris moderne ? — mais d’où s’est en allé le mouvement de la foule bruyante, l’agitation sans relâche. Il demeure dans un vieil hôtel autrefois donné, dit-on, par Louis XIV aux Stuarts exilés et habité depuis par Colbert. Une partie des pièces a été transformée en salle de vente pour ses œuvres, exemple de cou- rageuse initiative qui ne sera point imité.

De la sorte le sculpteur rentra en lui-même et dans ses chères occupations pour ne plus s’en distraire. D’autre part, la célébrité s’était faite peu à peu pour lui. La France, qui volontiers s’érigerait seule juge en cette matière, avait été devancée par l’aveu des autres nations. De tous côtés on reconnaissait le mérite de ces groupes de bronze, où nous persistions à ne voir qu’un art de second ordre. L’Allemagne, la Belgique, l’Italie, l’Angleterre, la Russie à son tour, nous renvoyaient l’écho du nom de Barye. Cela nous fit prêter l’oreille et ouvrir les yeux ; les plus dédaigneux consentirent à regarder, et l’on reconnut enfin que nous comptions un grand artiste de plus. Quand la réunion du Louvre aux Tuileries procura du travail à tous nos statuaires, il ne fut pas oublié, ce fut un de ceux qu’on déclara bien partagés. Sur les façades des pavillons Daru, Denon, Colbert et Turgot, il eut mission de symboliser les mérites du régime qui s’intronisait, et qui se disait à lui-même, en de fades allégories, des choses qu’il eût pu laisser dire aux autres. On devançait ainsi l’opinion. Ici la Paix, ici la Guerre, ici la Force défend le travail, ici l’Ordre punit les pervers. La dernière de ces conceptions était une allusion délicate à des paroles retentissantes : « il est temps que les méchans tremblent et que les bons se rassurent. » Sur ce programme, qui n’était pas sans doute celui qu’il eût préféré, le sculpteur exécuta quatre groupes recommandables à plus d’un titre, mais qui ne sont pas de ceux qu’on distinguera dans son œuvre. Que voulez-vous ? l’art ne se prête pas facilement à l’adulation. C’est une erreur commune aux gouvernemens d’espérer toujours une impossible exception pour eux. Ces travaux officiels, l’artiste ne les a le plus souvent ni conçus ni portés ; il les a terminés à courte échéance, en un délai déterminé, pour une inauguration promise et fixée d’avance. On est si pressé de jouir ! Sont-ce là de bonnes conditions ? Et puis quand on songe à notre manie d’avoir à perpétuité des monumens tout battans neufs, qu’on rafraîchit des pieds à la tête comme on renouvelle son mobilier après un coup de bourse ; quand on pense que cela sera gratté et regratté comme on l’a fait pour les statues qui gardent les deux issues du pont des Saints-Pères, que tout deviendra maigre et creux, que les rapports seront transposés, que des parties minces il ne restera rien après une certaine période d’années, il est peut-être permis à l’ouvrier de ne point se dépenser en un vain labeur. Nous sommes encore des Vandales, et nous croyons notre administration de beaucoup supérieure à celle de la vieille monarchie, qui faisait écurer ses statues avec du gros sable. Formes accentuées, sobres, presque austères en quelques endroits, heureuse combinaison des profils, fermeté de la main, on croit reconnaître tout cela dans les sculptures du Louvre. Je ne jurerais pas que cela y fût. Ces groupes, là où ils sont placés, restent des plus difficiles à juger, non pas seulement en vertu de la hauteur, mais à cause de la profusion des ornemens qui les entourent. Ce luxe de bas et de hauts-reliefs, de bosses, de trophées, de festons et d’astragales, ne permet point de démêler quelque chose. Du galon partout, point de vide, tout est plein, trop plein ; même on en avait mis davantage, cela débordait. On a supprimé, et sur des colonnes qui ne portent rien, on a dû, idée bizarre, poser des consoles renversées qui semblent attendre l’heure d’un tremblement de terre général pour être retournées et avoir leur raison d’être.

En 1855, sonna pour l’artiste l’heure du triomphe. Il n’avait cependant qu’un bronze exposé dans la division des beaux-arts ; mais qu’importe ? on pouvait l’aller chercher ailleurs sous une autre rubrique. La qualité, la quantité de ses travaux parut manifeste. Un rapport de M. Deveria lui assigna sa vraie place au-dessus de ses concurrens dans l’industrie d’art. La supériorité de ses procédés était signalée. Dans le cours des années qui suivirent, sa fécondité ne se ralentit pas. Il n’était plus seul ou isolé ; il avait des imitateurs : les ouvrages de ses élèves annonçaient qu’il faisait école. On l’a dit, rien ne réussit comme le succès ; il ne pouvait plus échapper désormais aux honneurs qui accompagnent la prospérité. Il était marqué pour reproduire l’image des empereurs français. Dans le pays natal du chef de la dynastie actuelle devait s’élever, pour réchauffer l’enthousiasme de ses concitoyens, la statue de Napoléon Ier On eut recours à M. Barye. Cette statue fut-elle à la hauteur de la réputation de l’artiste et de ce qu’on attendait de lui ? M. Barye devait encore réaliser une autre fois la même figure. Dans celle-ci, Napoléon Ieraurait été vêtu de ses habits ordinaires, tels qu’il les portait au retour de l’île d’Elbe ; il devait endosser la redingote grise et coiffer ce chapeau qu’on a appelé petit. Ce bronze était destiné à Grenoble. Nous n’avons pas à nous en occuper ; à peine osons-nous le regretter pour M. Barye : un autre a reçu la commande qui lui avait été réservée.

Cependant, comme on avait été content de la manière dont il avait rendu les traits de l’oncle, il ne devait pas tarder à être chargé de reproduire l’image du neveu. L’architecte des constructions du Louvre et des Tuileries, après la mort de Visconti, demandait un bas-relief de Napoléon III. Ici encore tout un programme imposé ; non-seulement les dimensions et l’épaisseur du relief, mais la couleur, la nature du fond, la nuance du bronze, l’ajustement. Cette réglementation n’a pas été heureuse. La statue équestre remplit au-dessus des figures colossales de la Guerre et de la Paix un assez vaste demi-cintre entre deux pavillons qui regardent sur le quai. C’était une nécessité de combiner l’aspect de la composition en raison de la perspective et de calculer la distance. M. Barye n’y est point arrivé. Disons-le, l’effet est mal venu et des moins agréables.

La pierre, le marbre et le bronze offrent moins de ressources et d’artifices au sculpteur que le peintre n’en trouve dans son pinceau et sa palette. Les images de la statuaire sont plus malaisées. Elles ont de plus contre elles, dans le cas présent du moins, une impression, un préjugé si vous voulez, mais un préjugé presque universel dont quelques-uns se rendent compte, dont la plupart n’ont que la notion confuse. Pourquoi se faire ériger soi-même des statues de son vivant ? Pourquoi ne pas attendre que la reconnaissance ou le consentement unanime vous les dresse ? Nous ne souffrons point qu’on nous dise : « je suis un grand homme, » ni même : « je suis un grand personnage. » Laissez faire le temps. Napoléon, regrettant comme un autre Alexandre de n’avoir pas eu un Homère pour le chanter, entreprit d’entonner lui-même son hymne de gloire. Il fit donc jeter les fondemens de cette colonne qu’on a nommée un clairon d’airain, qui devait lui dire ses victoires et les transmettre aux peuples à venir, en haut de laquelle il devait se poser debout sur une demi-sphère, tandis qu’en bas, en spirale, à ses pieds, se déroule l’échelle gigantesque qui lui a permis de monter jusque-là, l’armée avec ses engins, les canons et la chair à canon. Était-ce assez d’orgueil ? — Il n’a pas paru, car, le trouvant encore trop près de nous, récemment on lui a fait une sorte d’apothéose finale, une apothéose comme au dernier acte d’un drame ou d’une féerie. On l’a représenté en empereur divinisé portant en main la victoire.

Pour Napoléon III, dans le bas-relief de M. Barye, on ne lui a donné jusqu’ici que le costume d’empereur romain. Le reste peut-être ne viendra jamais. Dans un temps où l’esprit démocratique prévaut de tous côtés, cela serait préférable. Nous sommes irrévérencieux ; on l’était déjà, même dans les classes privilégiées, au temps de Louis XIV, quand on allait répétant une épigramme gasconne où l’on raillait ce Lafeuillade, ce courtisan qui plaçait le roi-soleil entre des lanternes. Napoléon III n’est pas mis entre quatre lanternes ; mais le champ où il se meut est fort resserré. M. Barye n’était point libre ; il n’est point homme à sortir de son cadre. Le personnage s’enlève durement sur une table de marbre blanc. Le contraste du bronze vert et du marbre est violent. Les années l’apaiseront, on le sait. Le cheval a de longues jambes, l’homme est court, ramassé, trapu, petit, trop petit. La statuaire a des exigences impérieuses ; il ne faut pas que celui que cherchent d’abord les yeux disparaisse et soit effacé. Les muscles du cheval, découpés comme des lanières, sont indiqués avec précision et exactitude, avec une énergie un peu forcée. Du cavalier, ce qu’on saisit le mieux, c’est le manteau qui le drape à moitié, la tête couronnée de lauriers, la main qui tient le sceptre, et une cuisse grêle, flasque, pressant le flanc de la bête, qui marche d’un pas relevé.

Le public n’a point applaudi. L’œuvre est sérieuse. Est-elle incomplète ? Elle n’emporte point les suffrages. Nous avons vu un confrère qui ne passe pas pour un envieux la regarder avec un sourire qui eût fort déconcerté l’auteur. Elle est inférieure à d’autres du même genre, et notamment à un bas-relief équestre du Salon de cette année que tout le monde a pu remarquer, à un très beau Louis XII de M. Jacquemart destiné à l’hôtel de ville de Compiègne. Du reste, nous confessons ne pas avoir vu ce Louis XII encastré dans le mur de façade auquel il doit être adapté. L’emplacement restant à peu près pareil, il ne pourra être contemplé que d’en bas par le spectateur, et la question de perspective n’est pas encore résolue pour nous.

On a pu juger si M. Barye est en crédit aujourd’hui par les ouvrages de lui qui sont dans le rattachement du Louvre aux Tuileries et dans le jardin : groupes de pavillons, bas-relief de l’empereur, lion au serpent dans la verdure des arbres. Les animaux, aigles et lions, occupent d’ailleurs une grande place dans la décoration du vaste édifice. C’est à tel point que des lions ont été hissés jusque près des toits sur la place du Carrousel, au mépris de toute vraisemblance. Deux lions de Barye, dont l’un, à l’ébahissement des badauds, fait si bien un pendant à l’autre, — la similitude a été procurée par des procédés mécaniques, — sont en sentinelle à la porte ménagée sur le quai pour le passage du souverain.

Nous devons encore à M. Barye des travaux que nous ne voulons pas omettre et qui sont exécutés depuis peu. Marseille a eu les modèles de deux groupes d’un effet des plus remarquables. On les a peu vus à Paris ; nous n’en avons eu sous les yeux que des reproductions trop éloignées pour les apprécier avec certitude. Le statuaire lui-même n’en a point de photographie. La photographie ne lui convient point, et il a de bonnes raisons pour cela ; mais combien cependant elle servirait à répandre ses ouvrages ! Puis ce serait le moyen d’échapper plus tard à tant de fausses origines que les marchands attribuent sans scrupule aux objets qu’ils détiennent, et auxquelles tant de collectionneurs se sont laissé prendre. Des peintres soigneux de leur réputation n’ont pas cru inutile, en l’absence de ce procédé d’un usage si prompt, de consacrer leurs veilles à retracer leurs tableaux dans leur livre de vérité. Pour les groupes de Marseille, ces documens ne seraient pas tout à fait superflus. Jusqu’à ce jour, on dénie à l’auteur le droit de les éditer. Il siérait à des hommes tels que M. Barye de faire une fois pour toutes trancher ces questions de propriété spéciale qui n’ont point encore été résolues.

Si nous nous demandons avant de finir quel est le morceau capital de l’œuvre de M. Barye, nous répondrons que c’est celui du Centaure et du Lapithe. Coïncidence qui mérite d’être mise en lumière ! deux artistes de ce siècle, deux artistes éminens, ont tiré dans un genre différent, d’une conception analogue, l’idée-mère de deux des compositions qui leur feront le plus d’honneur. L’un et l’autre se sont inspirés de la lutte entre deux principes opposés. Un peu d’action, et leur drame s’est trouvé tout fait. Or tous les deux ont pris leurs sujets dans la légende hellénique, et voyez comme ils sont appropriés au tempérament du peintre et du statuaire, aux matériaux, aux ressources dont ils disposeront ! Ici les rayons et les ténèbres, ici la forme plus ou moins humaine. On prévoit ce qu’imagineront sur cette donnée de tels metteurs en œuvre.

Eugène Delacroix a représenté dans l’éther radieux la chaleur-lumière, le soleil Apollon luttant, archer divin, contre le serpent et les autres êtres nés de l’obscur et de l’humide. La terre n’est pas vieille encore ; elle enfante sans cesse, pleine de terreurs et de sourires. M. Barye, lui, nous montre dans leur corps tangible, à nu, sans les artifices de la couleur, sans les splendeurs de la mise en scène et de la perspective profonde, l’homme aux prises avec ces dieux inférieurs qui ne sont pas encore des hommes et qui sont encore des bêtes. Pour les Grecs, la forme humaine est au plus haut ; la beauté, perfection de cette forme, est le plus riche don qu’ils puissent faire aux supérieurs et aux immortels. Aux olympiens, la beauté sans fin, la joie, les festins et le rire ; aux plus grands, la majesté, l’harmonie ! L’homme est autre ; le Lapithe n’a point l’élégance raffinée, son élégance est mâle et sauvage. Il va frapper. Il a du plaisir à briser de sa massue la tête de son ennemi. Il fait métier de destructeur de monstres, de justicier, comme Hercule et comme Apollon. Une longue draperie traînante concourt à l’agrément des lignes, indique la direction du mouvement, et servirait au besoin d’appui aux jambes du centaure.

On a objecté vainement que dans ce groupe tout n’est pas entièrement neuf. Quelques parties rappellent des médailles. Nous croyons que ce dire n’a rien de fondé, M. Barye ne procède pas ainsi ; il n’ignore point les maîtres, et il fait bien. Il est trop honnête et trop franc pour se tailler un vêtement dans des lambeaux arrachés çà et là. Sa véritable pourvoyeuse est la nature. Il y retourne avec confiance afin de rester lui. C’est là son secret. Chacun ne peut-il puiser à la même source ? Il n’en fait pas mystère. D’ailleurs tout est dans la manière de traiter. Le thème non plus n’est pas neuf ; d’autres demain le traiteront encore sans pour cela commettre des plagiats. M. Barye nous semble plutôt apte à être créancier que débiteur. Que nous importe au surplus ? Cette récrimination n’est-elle pas la monnaie de mauvais aloi dont on a payé tant de chefs-d’œuvre ? Si nous ne pouvons être sans passions, nous devrions du moins essayer de les contenir, et ne pas emprunter chaque jour les pierres des tombeaux pour lapider les vivans.

Quelques-uns des chefs-d’œuvre de Barye deviendront aussi des antiques, et peut-être en retrouvera-t-on plus tard dans des fouilles menées avec ardeur à prix d’argent pour exhumer les trésors ou les débris de l’art actuel. Imaginez ce qu’on pensera si dans un sol fraîchement remué on découvre intact ou brisé un morceau comme celui-ci. Les délicats et les connaisseurs s’extasieront ; il s’en trouvera qui, ravis d’enthousiasme, croiront sincèrement y reconnaître l’inimitable antiquité. Et que serait-ce si le bronze était signé de quelque nom grec à peine visible ? Quel emportement, quel redoublement d’éloges ! Peut-être nous-mêmes ne saurions-nous nous défendre de pareilles erreurs ; elles sont si faciles à commettre ! De là les succès de tant de supercheries et de fraudes littéraires qui ont eu pour victimes des érudits désintéressés. En fait d’art, qui se flattera de n’avoir jamais été dupe ou jouet d’une illusion ? La critique allemande, minutieuse, froide, impassible en apparence, n’en est pas plus exempte que d’autres. Nos jugemens sont relatifs, les préventions se dissipent lentement.

Les petits bronzes de M. Barye, portés à bas prix dans toute l’Europe, y ont réveillé un certain goût pour la sculpture moderne en des pays qui ne la connaîtraient point, s’ils n’avaient pu les acheter. Ils ont chez nous moins excité les convoitises des amateurs. La vogue n’est pas là pour le moment ; la recherche du bric-à-brac de l’hôtel des ventes accapare le marché ; on paie volontiers des sommes exorbitantes pour des aiguières de faïence dont l’engouement passera demain. Qui peut mesurer ce que nous avons perdu à cette indifférence ? qui peut mesurer ce qu’y a perdu M. Barye lui-même, forcé de s’attarder à telle œuvre dans laquelle il a peu de chose à apprendre et à exprimer ? La France, à qui il reste aussi à apprendre et à oublier, ainsi que le déclare un écrivain anglais en parlant de M. Barye, aura peut-être un jour regret de l’abandon dans lequel elle l’a longtemps laissé. Nous n’avons point en vue en ce moment ni les débuts malaisés, ni cette période où la difficulté de vivre se compliquait de celle d’avoir un maître. Nul ne doit rien à qui n’a point lutté et produit ses preuves pour justifier la sympathie. Celui-là avait fourni des témoignages de toute sorte. Peu souple et pourtant si divers, ce dessinateur, ce fondeur, ce ciseleur, ce topographe, cet anatomiste, ce statuaire d’hommes et d’animaux, cet aquarelliste, ce peintre de portraits, — car il a peint aussi sur toile, non sans style et sans éclat, les images de quelques-uns des siens, — cet artiste enfin, supérieur en tant de genres, s’est livré à une besogne écrasante pour tant d’autres et souvent ingrate. Cet orfèvre s’est débarrassé d’un faire mesquin et un peu précieux ; ce sculpteur des bêtes, avec lesquelles on l’avait « relégué, » — c’est lui qui parle ici, — s’est trouvé propre à reproduire les traits des césars. Il a su rendre la beauté féminine, tendre et chaste dans l’Angélique aux yeux humides et dans des figures de candélabres.

Il a été quelquefois antique par le calme, par la précision et la fermeté de la main, plus souvent moderne par l’amour du drame et du pittoresque. Solitaire, peu causeur, peu discipliné, tenant peu de place et faisant peu de bruit, philosophe pénétrant, singulier mélange du citoyen de Sparte et de celui d’Athènes, il a permis aussi parfois qu’on l’oubliât. Il a peu de chose au Luxembourg. Pourtant les morceaux honnêtes, médiocres, abondent dansée musée, d’où ils partent pour enrichir, — c’est le mot consacré, — nos galeries de province. Une autre réflexion nous vient à l’esprit. Pourquoi un statuaire de cette valeur a-t-il besoin de vivre longtemps pour faire violence à la renommée et pour la conquérir ? Rappelez-vous cette exclamation de Virgile : « toi, tu seras Marcellus, si tu échappes à la mort cruelle. » Comptez ce qui serait arrivé si le terme de cette existence fût survenu à courte échéance, si les forces du corps n’eussent pas correspondu à celles de la volonté. Quoique M. Barye, dès sa jeunesse, ait beaucoup produit, serait-il connu, s’il était mort jeune ? Probablement non. Peu à peu l’oubli se serait fait sur ce nom encore obscur. Le silence n’eût pas tardé à suivre ce léger murmure qui accompagne dans leur chute ceux qui tombent avant l’heure ; le cercle d’agitation qui s’en allait grandissant autour de lui se serait lentement resserré. Que serait-il resté ? Combien de héros de luttes ignorées sont ainsi jetés à la mer ! combien de naufrages dont on aperçoit les épaves durant quelques instans et qui ne laissent rien après eux ! Combien même d’artistes dont les travaux sont attribués de bonne foi après leur mort à des collègues, à des rivaux plus féconds ou plus heureux, qui ont eu en partage assez d’années pour tenir plus longtemps en haleine et captiver l’opinion ! Il y aurait là matière à un singulier dénombrement qui ne sera jamais tenté, et dont les résultats, difficiles à établir d’ailleurs, seraient peu propres à servir d’encouragement à ceux qui se sont jetés dans la mêlée et supportent la chaleur du jour, confians dans l’avenir.

M. Barye a eu ce bonheur de toucher au but et de posséder en main l’objet de son rêve. Sans consentir à des concessions, sans s’amoindrir, il a lassé les résistances. Il n’a pas cherché la popularité ; la popularité est venue à lui, une popularité qui n’est point fragile, parce qu’elle n’est point artificielle. Il a vécu assez de jours pour voir enfin se lever celui de la réparation et de la justice. L’Académie des Beaux-Arts elle-même lui a ouvert ses portes. Il est parvenu par d’âpres sentiers presque au sommet de la montagne. Il est entré dans la région sereine, où l’on entend encore les rumeurs d’en bas mêlées de quelques acclamations, mais où l’on n’a plus rien à redouter des orages. Il peut croire qu’il montera plus haut encore : ses forces ne sont pas épuisées, et son œuvre n’est pas finie.


CH. D’HENRIET.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er  juillet 1851, l’article sur M. Barye, par Gustave Planche.