L’Art bouddhique/Art et religion

Henri Laurens (p. i-xvi).

ART ET RELIGION


M
algré les écoles et les groupements, l’art contemporain est avant tout l’expression de l’individu. Le XIXe siècle nous a habitués à concevoir l’art comme une manifestation de pure liberté, se suffisant à elle-même, et, bien avant les théoriciens de l’art pour l’art, la
Critique du Jugement présentait l’activité de jeu comme principe de la création esthétique. Nos plus récentes méthodes d’investigation, même lorsqu’elles s’appliquent aux œuvres du passé, tendent à s’inspirer de ces idées. Par réaction contre un excès d’intellectualisme et contre de faciles généralisations historiques, nous nous attachons de plus en plus à voir dans les chefs-d’œuvre du génie des réalités spécifiques nées d’un fiat échappant dans une large mesure aux nécessités des temps et aux habitudes des milieux. Nous sommes conduits à classer les maîtres selon qu’ils nous paraissent plus ou moins affranchis du déterminisme, et le monde de l’art est à nos yeux un univers à part, superposé au nôtre et n’ayant avec ce dernier que des relations de circonstance, de prétexte ou d’occasion. Quelle que soit sa valeur absolue, cette esthétique a le mérite de représenter l’attitude de l’homme moderne et l’état actuel de la conscience artistique ; elle met en évidence avec beaucoup d’autorité des valeurs techniques naguère négligées et sans lesquelles il n’y aurait pas de statues ni de tableaux.

Notre art est, d’autre part, presque purement laïque, j’entends qu’il n’est pas conduit par une théologie et qu’il n’est pas sous la dépendance d’une église. Nous avons même de la peine à concevoir qu’il en ait jamais pu être ainsi, et c’est une originalité de l’archéologie contemporaine que d’avoir réussi à nous convaincre que les cathédrales du XIIIe siècle étaient des édifices véritablement religieux. Quelle que soit sa profondeur ou sa vivacité, le sentiment confessionnel n’intervient plus qu’exceptionnellement dans les arts, et comme un don particulier de poésie. Sans doute l’immense bagage des sujets pieux et des attributs liturgiques continue à inspirer et à documenter les sculpteurs ou les peintres, et l’on verra longtemps encore des Vierges et des Crucifixions exécutées avec plus ou moins de talent. Mais, s’il est permis de les classer encore par habitude dans l’art religieux, l’art religieux, au sens profond et canonique du mot, n’existe plus guère, et, quand il mérite vraiment ce nom, quand il est fait pour l’église, sur la commande de l’église et sous son inspiration directe, mérite-t-il encore d’être appelé un art ? En traitant les thèmes chers à l’art chrétien, la Renaissance y avait fait circuler le génie du paganisme et fait éclater la joie de vivre dans des épisodes destinés à propager l’humilité et le renoncement. Le dernier grand effort original de l’église dans les arts, le style jésuite, n’est pas seulement nuancé par l’esprit du siècle, il se présente comme une spirituelle et romanesque apologie de la mondanité.

Lorsque nous étudions les sociétés primitives, les sociétés de l’antiquité et du moyen âge, et, de nos jours encore, les grandes civilisations non-européennes, nous voyons que ni la théorie kantienne du jeu ni l’esthétique romantique ni les caprices de l’individualisme laïque ne suffisent à expliquer les origines et les caractères fondamentaux de leur art. Il s’y présente, non comme une haute fantaisie de rêveurs créant des mondes pour se distraire, mais comme une fonction sociale et comme une fonction religieuse. C’est une des erreurs dogmatiques de la critique de ce temps que de considérer habituellement ces monuments lointains comme vides de tout contenu et doués d’une pure valeur décorative, alors que chacun d’eux répond à un système de croyances éthiques, de formules canoniques et d’interprétations générales de l’univers. En d’autres termes, l’art primitif, l’art ancien, comme l’art de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique et de la Polynésie, ne sont pas un réseau de graphiques indifférents, mais un ensemble de signes et de symboles. On ne songe pas à nier dans l’histoire de ces civilisations le beau développement des arts profanes, inspirés par les besoins et nés des ressources du sol. Mais ils sont eux-mêmes frappés d’un cachet social indélébile, et il ne faut pas entendre par là seulement qu’ils répondent plus ou moins, par le choix des matières, par la couleur, par le dessin, à ce que le XVIIIe siècle aurait appelé l’esprit des sociétés qui les créèrent : je veux dire qu’il y a en eux quelque chose de proprement rituel. Ils sont capables d’une large évolution, ils ne nous présentent pas forcément le spectacle d’une monotonie hiératique, — mais, outre qu’ils sont, au même titre que les arts sacrés, dépositaires d’une signification élevée, ils obéissent à des canons fixés par des valeurs sociologiques éminemment stables. Pour ne prendre qu’un exemple, — encore est-il emprunté à une époque de discussion et de tolérance relative et à l’histoire du peuple le plus ingénieux et le plus inventif, — l’art profane au Japon, sous les Tokougawa, est tout pénétré de rites anciens. Le plus social de tous les arts, l’étiquette, depuis la manière de saluer jusqu’à celle de s’ouvrir le ventre, est une liturgie inflexible, et cette liturgie n’a pas pour objet de dessiner d’élégantes ou héroïques arabesques, mais de maintenir la vie de l’individu en conformité avec une règle sociale et un idéal religieux. Les cérémonies du thé sont des sortes de messes, et les nombreux accessoires de ce petit culte raffiné ont un caractère sacré. Depuis des siècles leur forme n’a presque pas varié. On les dissimule aux yeux du vulgaire, on enveloppe avec soin les poteries rugueuses dans des étoffes de soie. Enfin, comment comprendre l’histoire de la céramique et de la peinture de paysage en Extrême-Orient en faisant abstraction de la philosophie et des rites du Bouddhisme ? Nulle part l’autorité des canons n’a été plus grande sur les arts, mais elle ne s’est pas exercée en Chine et au Japon seulement. Est-il besoin de rappeler le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire de la statuaire hellénique ? Exemples et symboles successifs de la perfection technique, ils peuvent être interprétés par les archéologues comme les points saillants de l’évolution, comme les plus beaux résumés des connaissances acquises : aux yeux des Grecs, ils fixaient une règle et formulaient une discipline.

Dans tous les aspects de la vie religieuse et sociale chez les peuples anciens, l’art est impliqué, non comme un agréable ornement, mais comme la technique la plus efficace. Les plus sèches des religions comme les plus prolixes, les plus détachées comme les plus ardentes, les plus hautement spéculatives et celles qui se limitent à quelques enseignements d’éthique positiviste, toutes se signifient par un art autant que par une doctrine. Et l’art n’est pas seulement pour elles un moyen de publicité populaire et de diffusion auprès des masses, mais le principe même de leur établissement et de leur grandeur. La pensée religieuse ne suffit pas à faire la religion : elle lui survit quelquefois, mais l’a-t-elle vraiment précédée ? En tous cas, deux éléments sont nécessaires : le dogme et le culte, ou, si l’on veut, l’esprit et la lettre, la croyance et le rite. Sans le rite, la pensée religieuse n’est qu’une poésie solitaire, une méditation ou une élévation personnelle. Le rite la cheville dans la vie sociale, où elle exerce son empire par des interdictions et des prescriptions. La liturgie, les langues ésotériques, les danses sacrées, les images miraculeuses, tels sont les procédés par lesquels le corps social pense et vit une métaphysique. Et, quand la métaphysique s’évanouit, l’art et le culte n’en subsistent pas moins.

Des religions à faible contenu métaphysique et mystique ne sauraient s’en passer. Le Confucianisme, j’entends le Confucianisme le plus sec, le plus détaché des rêveries sur l’absolu, donna un développement immense à la musique et fit naître une peinture propagatrice de bons exemples et de légendes édifiantes. Pour refréner l’idolatrie, fortifier la croyance au Dieu unique chez des nomades attachés aux petits dieux des tribus, et aussi par un scrupule qui prend sa source dans la magie, Mahomet proscrivit la représentation des êtres vivants : de cette interdiction, analogue sans doute à celle qui favorisa l’art décoratif du bronze dans l’Europe du nord, devait sortir une prodigieuse géométrie de formes abstraites. Le génie imagier des Iraniens ne put s’y plier : il se réfugia à l’intérieur d’un schisme, qui eut son art propre, comme ses règles, ses rites, toute sa liturgie. Les religions du renoncement, comme le Bouddhisme et le Christianisme, malgré leur indifférence aux vanités, ont créé une étonnante et luxueuse iconographie, et, il est curieux de le noter, c’est au moment même où la première était amenée par Nagarjuna à sa systématisation métaphysique la plus abstraite que les artistes gandhariens la dotaient de ces images vivantes, concrètes et populaires qui allaient la répandre au loin en Asie[1].

L’étude des rapports de l’art et de la religion a été rendue plus facile et plus féconde par la méthode sociologique et par la manière dont elle a traité ce que nous savons des coutumes des peuples barbares : j’emploie à dessein cette dernière expression avec le sens large et sans malveillance qu’elle a dans la langue grecque, ne pouvant appeler primitifs et encore moins sauvages des peuples dont les arts révèlent souvent une force secrète, supérieure à l’habileté. Les rites et les croyances qui subsistent chez eux, non à titre de dégénérescence de formules plus élevées, mais comme vestiges inébranlables de l’humanité ancienne, éclairent singulièrement toutes ces questions. En vertu du principe même de la magie sympathique, l’image d’un être ou d’un objet, à la suite d’une incantation ou d’un charme, peut être douée des mêmes qualités et des mêmes attributs que cet être ou cet objet. On s’explique dès lors pourquoi les grottes qui servaient d’abris aux chasseurs de rennes sont décorées d’images gravées et peintes dans l’ombre et sur lesquelles brillait rarement une faible lumière. Que l’art ait été rêvé, puis ébauché par un solitaire génial, désireux d’exprimer et peut-être de faire partager à d’autres son émotion en présence des formes vivantes, c’est là probablement une émouvante fiction romantique. L’homme primitif copia le bison, le mammouth et le renne, non par délassement ou par jeu, mais parce que leur image lui était directement utile et qu’il s’en servait pour se les concilier.

Une pareille interprétation ne serait qu’ingénieuse, si elle n’était confirmée par un grand nombre d’observations faites sur le fétichisme et si toutes les religions ne conservaient des traces de cette attitude primitive de l’homme en face des choses. La croyance, encore si vivace, aux statues miraculeuses en est la lointaine survivance. Avant d’être une élévation désintéressée du cœur, la prière adressée aux images fut une forme de conjuration. Ce que le vocabulaire des critiques appelle la magie de l’art n’est pas un vain mot pour l’Asie et même pour les civilisations de l’Orient classique. La religion fut la première technique de la vie sociale, et l’art fut la première technique de la religion. La magie est à l’origine du culte des images, elle a inventé les images mêmes. L’art funéraire de l’Egypte ancienne lui doit son ampleur et son éclat. Les belles peintures décoratives des tombes, à jamais murées dans le silence et dans la nuit, n’étaient pas destinées à procurer à des visiteurs d’agréables émotions, puisque toute visite était impossible : par des représentations fidèles, elles assuraient au mort les nourritures, les esclaves et les domaines nécessaires à sa vie posthume. Les statues fixaient l’existence du double et l’empêchaient de mourir pour toujours. La Chine médiévale conservait des traditions du même ordre. « Héritière des idées des Han, dit Petrucci[2], elle était pleine de rêveries singulières ; magiciens et sorciers y régnaient en maîtres… La vitalité des idées magiques sur la valeur de l’image nous est démontrée par l’histoire légendaire des vieux peintres, aussi bien en Chine qu’au Japon. On parle encore au VIIIe siècle d’un cheval de Han Kan s’échappant du papier ou d’un dragon de Wou Tao-tseu s’envolant de la soie, dans le tumulte et dans la nuée, dès que le maître eut, après que la peinture était achevée, peint les yeux. » Il n’est pas interdit d’interpréter dans un sens conforme à ces traditions les fameuses paroles d’Hokousaï : « À quatre-vingt-dix ans, je pénétrerai le mystère des choses ; à cent ans, je serai décidément parvenu à un degré de merveille, et, quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. »

L’idée de la vertu magique des images suffit-elle à expliquer d’une manière absolue les rapports de l’art et de la religion ? Le principe de la copie rendue identique à l’objet par un charme implique un élément d’inertie ou même de décadence pour les arts : la puissance du charme peut s’exercer sur des simulacres qui nont pas besoin d’être parfaits, si la conjuration est très forte, ou même sur des substituts très éloignés ; bien plus la conjuration peut, de toutes pièces, créer l’objet et se passer de son simulacre. Les peuples qui ont cru que la puissance du verbe était supérieure à la vertu des représentations figurées ont délibérément pris parti contre les images, mais ils n’ont pas pour cela renoncé à la magie. Même dans le monothéisme juif et dans le monothéisme islamique, elle a toujours fortement agi en sous-œuvre.

Mais l’animisme qui plaçait un dieu ou un démon dans les choses et plus particulièrement dans les puissances naturelles était amené à lui donner une forme, parce que le pouvoir d’abstraction de l’homme primitif était extrêmement limité. L’utilitarisme magique du chasseur de rennes a fait de lui un animalier exceptionnel. La peur du tonnerre, le culte du soleil, l’adoration des puissances cachées ont également excité l’homme à se les concilier par des procédés concrets : il ne pouvait se représenter les forces que comme des êtres, c’est-à-dire comme des bêtes ou comme des hommes. Pour les avoir à soi, à sa portée et pour exercer sur eux le pouvoir des conjurations, il devait du même coup donner satisfaction à son besoin instinctif de les concrétiser et de les dégager du chaos. De là le totémisme, religion de la bête dans laquelle le clan incarne la force divine, et, d’autre part, l’anthropomorphisme.

L’art totémique et l’art anthropomorphique ont d’abord été des moyens, des procédés ; ils ont fini par devenir un but et par se suffire. Du jour où la bête et l’homme incarnèrent des forces supérieures, leur image réclama un traitement particulier. Le clan qui adore le loup ou le serpent peut vouer son culte à un loup ou à un serpent quelconque, mais non pas à une image quelconque du loup ou du serpent. Le soleil est un homme ou un taureau, mais non pas n’importe quel taureau, n’importe quel passant de l’univers. C’est un taureau d’une grande force et d’une grande beauté, c’est un homme très fort et très beau. Ainsi l’image tend à se revêtir des attributs de l’excellence, et la notion désintéressée du parfait intervient comme une première note esthétique dans l’art religieux. Selon le génie des peuples, elle aboutit à une stylisation schématique, concentrée et puissante, ou à un naturalisme savant. La naïve prolixité de l’Inde a multiplié les têtes et les membres des dieux pour figurer leur vigilance, la multiplicité de leurs bienfaits, le caractère inévitable de leurs châtiments. D’autres races cherchèrent dans l’équilibre souverain des fonctions organiques et dans l’harmonie d’une jeunesse éternelle l’image d’une humanité vraiment digne d’incarner le divin.

Que les dieux grecs soient en partie redevables à l’Asie de leur sens primitif et de leur configuration originelle, et même que la mythologie classique ait conservé, dans les fondations de l’Olympe, les vieux monstres exubérants, — Géryon, les Hécatonchires, — c’est un fait, et l’on doit reconnaître aussi que, parvenu à une habileté supérieure, l’art religieux de la Grèce s’est longtemps incliné devant quelques-unes des formes vénérables qu’il avait prises à ses débuts. Même aux basses époques, l’Artémis éphésienne restait emprisonnée dans une gaine et couverte de mamelles. Ce qui est remarquable dans l’histoire de l’art grec, ce n’est pas seulement la rapidité de son évolution, c’est l’autorité avec laquelle il a fixé dans des formes humaines, merveilleusement équilibrées et choisies, un certain nombre de notions valables, non pour une peuplade, mais pour l’humanité tout entière, la lumière, la beauté, la sagesse. Que la chouette totémique subsiste au revers des monnaies d’Athènes et qu’elles portent au droit l’image de la Raison, quelle conciliation entre les dieux de la tribu et les dieux de tous les hommes ! En modelant des dieux parfaits, l’art grec modelait l’intelligence parfaite, sous les traits de l’homme accompli. Ce qui peut subsister de l’antique magie dans les soubassements de l’édifice s’enfonce et s’obscurcit à mesure que l’on s’élève, et le temple lui-même est doré par les rayons de l’air supérieur. L’idée de la liberté, dans la vie civique et dans la vie morale, appuyée sur l’idée de la loi délibérée et consentie, s’oppose, sans doute pour la première fois, à la notion de rite et de coutume. L’art, technique de la religion, devient une force capable de la dépasser, de la hausser avec lui et, dans une certaine mesure, de la supplanter. Les dieux ne sont plus que le prétexte de la beauté. L’art, selon la formule d’Aristote, est la joie des hommes libres. Les mythes les plus archaïques et d’origine barbare, — Arion, par exemple, — sont présentés comme de gracieux hommages aux Muses.

Des souvenirs laissés confusément aux générations postérieures par cette élite exceptionnelle naquit l’idée complexe de paganisme, où interviennent à la fois la nostalgie d’un âge d’or évanoui à jamais, une aspiration passionnée à la liberté des instincts et au bonheur, le culte de la beauté organique de l’homme, le goût des voluptés terrestres, enfin l’impatience de toute formule religieuse. À cet état diffus, le paganisme hanta les débuts de la Renaissance italienne. Le christianisme s’en accommoda comme il put, jusqu’au jour où l’art catholique en fut pénétré jusqu’au fond, mais son génie s’y opposait, et c’est d’un tout autre sens, c’est de vertus plus mystérieuses et plus profondes qu’il dota les chefs-d’œuvre des cathédrales d’Occident.

Comme toutes les grandes religions du renoncement, comme le Bouddhisme, il développait une force nouvelle, principe civilisateur et principe esthétique à la fois. La règle éthique du détachement des biens terrestres, pas plus que la doctrine du vide, n’a détruit le culte des images, parce que toute religion qui franchit la pure éthique et la pure métaphysique a besoin d’images, de rites et de formules, mais elle a superposé au culte une structure psychologique également précieuse pour les arts. Ce que nous appelons le sentiment religieux est d’un autre ordre que l’inquiétude du primitif en présence des forces naturelles ou l’angoisse philosophique du sage devant les problèmes de l’univers ; ce n’est pas non plus l’état sublime de nos passions (telle fut l’erreur de l’art catholique, dès la fin du XVIe siècle, — la transposition du drame ou de l’opéra dans la plastique religieuse), mais une aspiration indéterminée dont les vertus théologales, les « états parfaits » du catholicisme ne sont, si je puis dire, que les reliefs les plus évidents. Effusion, tendresse, désir, pitié vivifient les mythes et les images et ouvrent à l’art des horizons inconnus. Les hommes et les paysages en sont baignés. La vie spirituelle fait rayonner sur le front des saints, dans leurs regards, dans le ciel qui brille au-dessus des ermitages ombriens ou japonais, une espèce d’aube surhumaine. L’iconographie, qui conserve sa valeur d’indice, ne suffit pas à interpréter cet accent des profondeurs. Tandis que le rite maintient le caractère collectif de la croyance, le sentiment religieux peut devenir principe d’individualisation. Les attributs de l’image, son type, son style restent en fonction de la liturgie et de la dogmatique ; la qualité de la vie spirituelle qu’elle représente, tout en répondant à l’état et aux besoins d’une collectivité, est en fonction d’un sentiment personnel.

D’autre part, la tendance qui poussait l’art à se considérer comme son propre but, si elle a été qualifiée et mise en lumière par les esthéticiens modernes, est une tendance très ancienne. Les progrès de la technique l’objectivaient peu à peu, il cessait d’être instrument pour devenir fin en soi. Avant les Grecs, il y eut des artisans pour aimer les choses bien faites et des artistes pour aimer la beauté, pour se réjouir du contact d’une matière rendue plus fine, de la vue d’une symétrie ou d’une asymétrie volontaire. Toucher un objet soigné, le serrer chaudement entre les paumes, le caresser pour lui donner le poli, c’est là un instinct désintéressé, aussi ancien que l’homme conscient, et, sans lui, nous en serions toujours à la pierre éclatée. La commodité usuelle n’est pas toujours d’accord avec la régularité formelle, et pourtant l’on chercha des formes régulières. Il y a là un pur désir, dont l’utilitarisme magique ne donne pas la clef. Le sens profond du mythe de Pygmalion n’est pas dans l’animation de la statue, mais dans l’amour que le sculpteur conçut pour elle en la faisant. Même, il ne l’eût pas faite, s’il ne l’eût aimée. De même que le sentiment religieux se superposa aux rites, l’amour du beau se superposa au culte des images, non seulement comme une expression de plus de la piété, mais comme une force souveraine qui finit par dépasser son objet. Les religions eurent à compter avec cette force qui les dépassait quelquefois et qui, en les enrichissant, pouvait les dévier.

D’ailleurs chacune d’elles n’a pas forcément inventé son art. Beaucoup furent des réformes agissant dans des milieux déjà touffus. Les vieilles techniques savantes ont modelé les dieux récents. Mythes et icones sont monnaie d’échange. Il n’est pas de religion qui ait fait table rase et reconstruit de toutes pièces : l’Islam lui-même n’a pas commencé par abolir les images, et il n’a peut-être réussi à les abolir que chez les purs sémites. Quel dépôt de croyances séculaires, quel terme d’expériences lointaines que l’Hermès Criophore ! Le Christianisme l’adopte, fait de lui le Bon Pasteur, comme il fit des petits héros poliades les saints locaux des villages. Les bêtes de l’Asie, incarnant les évangélistes, écussonnent les tympans des basiliques romanes, les moulures provençales ont les mêmes profils que le vieil arc romain. Les reliefs bouddhiques du nord-ouest de l’Inde sont agencés par un sculpteur méditerranéen ; le Bouddha sommeillait dans des figurations symboliques : il se révèle à nous sous les traits d’un dieu grec ou d’un magistrat impérial. La Chine des Han, vouée à la magie, figure ses songes sous des formes empruntées tantôt à l’art totémiste du Pacifique, tantôt à l’inspiration mésopotamienne.

Ainsi l’histoire des arts religieux est pleine de rapports évidents ou cachés, de nuances et de contradictions apparentes, dont l’analyse ne nous éclaire pas seulement sur l’attitude de l’homme en face de l’absolu, mais sur les liens profonds qui unissent les diverses parties de la communauté humaine. Une métaphysique rudimentaire, qui avait besoin de représentations figurées et de charmes, jointe à l’instinct qui poussa le primitif à rendre concrètes à ses yeux les forces naturelles et les formules sociales, sous l’aspect symbolique ou naturaliste de l’homme et de la bête, explique dans une large mesure l’origine des images du culte, quelques-uns de leurs caractères permanents, certaines mystérieuses survivances. Le développement de la vie spirituelle, en même temps que les progrès de la technique, l’amour des choses bien faites et le désir du beau, les a douées de qualités plus profondes et d’une puissante vertu de suggestion.

À la veille du grand épanouissement hellénique[3], la déesse samienne, l’antique Héra du Louvre se dresse comme une commémoration et comme une promesse à la fois. Ses jambes restent jointes et noyées dans une gaine ; elle plonge dans le sol le plus ancien, on dirait que des bandelettes la serrent comme elles ont serré les morts et les vivants d’autrefois. Mais son buste et son visage s’épanouissent avec plénitude. Par le haut de son corps, elle est une force heureuse, elle est conscience, elle est esprit, la lumière des méditations éternelles l’enveloppe sans nous la dérober. Idole et déesse, peut-être est-elle plus chère à nos cœurs que les grands dieux libres, et plus religieuse aussi. La souplesse de la vie, la droite clarté du regard, l’harmonie des formes nobles, quelles conquêtes immortelles ! Mais la vénération des origines fait partie de notre trésor caché et de notre sentiment du divin.



  1. V. Grünwedel, Mythologie de Buddhisme au Tibet et en Mongolie, trad. franc., p. 34.
  2. Encyclopédie de la peinture chinoise, pp.  11-12.
  3. V. Henri Lechat, Au musée de l’Acropole d’Athènes, p. 407.