L’Art (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 13-20).
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L’ART



D’un bond,
Son pied cassant le sol profond,
Sa double aile dans la lumière,
Le cou tendu, le feu sous les paupières,
Partit, vers le soleil et vers l’extase,
Ce dévoreur d’espace et de splendeur, Pégase !

Molles, des danses
Alanguissaient leur grâce et leur cadence
Au vert sommet des collines, là-bas.
C’étaient les Muses d’or : leurs pas
S’entrecroisaient comme des fleurs mêlées,
L’amour, auprès d’elles, dormait sous un laurier,
Et les ombres du feuillage guerrier
Tombaient sur l’arc et sur les flèches étoilées.

L’Olympe et l’Hélicon brillaient dans l’air ;
Sur les versants, d’où les sources s’épanchent,
Des temples purs, ainsi que des couronnes blanches,
Illuminaient de souvenirs les vallons clairs.
La Grèce, avec ses Parthénons de marbre
Et ses gestes de Dieux qui agitaient les arbres
À Dodone, la Grèce entière, avec ses monts
Et ses villes dont la lyre berçait les noms,
Apparaissait, sous le galop du fol cheval,
Comme une arène familière
À son essor quotidien dans la lumière.
 
Mais tout à coup, plus loin que le pays natal,
Un jour, il vit, du fond des passés mornes,
Surgir, serrant un disque entre ses cornes,
L’inépuisable et lourde et maternelle Isis.
Et ce fut l’art de Thèbes ou de Memphis
Taillant Hator, la blanche, en de roses pylones,
Et ce fut Our et Babylone
Et leurs jardins pendus à quels clous d’astre d’or ?
Et puis Ninive et Tyr, et les décors
De l’Inde antique et les palais et les pagodes,
Sous la moiteur des saisons chaudes,
Tordant leur faîte, ainsi que des brasiers sculptés.

Et même au loin, ce fut cet Orient monté
En kiosques d’émail, en terrasses d’ivoire,
Où des sages et les sennins notoires
Miraient dans l’eau belle, mais transitoire,
Leurs visages de jouets ;
Et doucement, riaient à leur reflet,
Des gestes vains que dans la vie, ils avaient faits.

Et de cet inconnu vaste, montaient des Odes,
Suivant des jeux, suivant des modes,
Que Pégase scandait de son pas affermi ;
On eût dit qu’en ses hymnes anciens
Son chant quotidien
Avait longtemps dormi,
Avant de s’éveiller aux musiques sublimes
Qu’il propageait, de cime en cime,
À travers l’infini.

Sur ce monde d’émail, de bronze et de granit,
Passaient aussi des poètes lucides ;
Ils dévastaient la mort nocturne ainsi qu’Alcide ;
Leurs poèmes sacrés, qui résumaient les lois,
Serraient en textes d’or la volonté des rois ;
Leur front buttait contre la force inassouvie ;

Leur âme intense et douce avait prévu la vie
Et l’épandait déjà comme un beau rêve clair,
Sur le sommeil d’enfant que dormait l’univers.

Le cheval fou qu’aucun bond d’audace
Ne lasse,
D’un plus géant coup d’aile encor, grandit son vol
Et s’exalta, plus haut encor, parmi l’espace.

Alors, une autre mer, un autre sol,
À sa gauche, s’illimitèrent,
Et ce fut l’occident, et ce fut l’avenir
Dont la grandeur allait se définir
Qui s’éclairèrent.

Là-bas, en des plaines de brume et de rosée,
En des régions d’eaux, de montagnes, de bois,
Apparaissaient des temples blancs, d’où l’or des croix
Dardait une clarté nouvelle et baptisée.

Chaque ville se dessinait comme un bercail,
Où le troupeau des toits massait ses toisons rouges ;
De merveilleux palais y dominaient les bouges ;
Une abside s’y déployait comme un camail ;

Des jardins d’or y sommeillaient sous de grands arbres ;
Des rivières y sillonnaient des quais de marbre ;
Des pas massifs et réguliers de soldats roux
Couraient au loin, sous un envol de drapeaux fous ;
Sur des tertres, montaient de hauts laboratoires ;
Des usines brûlaient les vents, avec leurs feux,
Et tout cela priait, frappait, mordait les cieux,
Avec un élan tel, que souriait la gloire.

Et c’était Rome, et puis Florence et puis Paris,
Et puis Londres et puis, au loin, les Amériques ;
C’était le travail fou et ses fièvres lyriques
Et sa lueur énorme à travers les esprits.
Le globe était conquis. On savait l’étendue.
Des feux pareils aux feux des étoiles, là-haut,
Faisaient des gestes d’or : on eût dit des flambeaux
Fixés pour ramener la pensée éperdue ;
Comme autrefois, les poètes fervents et clairs
Passaient pareils aux dieux, dans l’étendue ardente,
Ils grandissaient leur siècle — Hugo, Shakespeare, Dante —
Et dédiaient leur vie au cœur de l’univers.

Et Pégase sentit ces visions nouvelles
Si largement éblouir ses prunelles

Qu’il fut comme inondé d’orgueil et de lumière,
Et que, les dents sans frein, le col sans rênes,
Il délaissa soudain sa route coutumière.

Et désormais, le monde entier fut son arène.