Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 157-192).



CHAPITRE VII


ÂMES DE JADIS, ÂMES D’AUJOURD’HUI


Il y a quelques jours, j’accompagnai au Louvre Auguste Rodin qui allait y revoir les bustes de Houdon.

À peine fûmes-nous devant le Voltaire :


— Quelle merveille ! s’écria le maître. C’est la personnification de la malice. Les regards légèrement obliques semblent guetter quelque adversaire. Le nez pointu ressemble à celui d’un renard : il paraît se tirebouchonner pour flairer, de côté et d’autre, les abus et les ridicules ; on le voit palpiter. Et la bouche : quel chef-d’œuvre ! Elle est encadrée par deux sillons
VOLTAIRE, par Houdon, Louvre.
(Cliché Giraudon).
d’ironie. Elle a l’air de mâchonner je ne sais quel sarcasme. Une vieille commère très rusée, voilà l’impression produite par ce Voltaire à la fois si vif, si malingre et si peu masculin.


Et, après un moment de contemplation :


— Ces yeux ! j’y reviens… Ils sont diaphanes. Ils sont lumineux.

On pourrait d’ailleurs en dire autant à propos de tous les bustes de Houdon. Ce sculpteur a su rendre mieux qu’un peintre ou qu’un pastelliste la transparence des prunelles. Il les a perforées, taraudées, incisées ; il y a soulevé des bavochures spirituelles et singulières, qui, s’éclairant ou s’assombrissant, imitent à s’y méprendre le scintillement du jour dans la pupille. Et quelle diversité dans les regards de tous ces masques. Finesse chez Voltaire, bonhomie chez Franklin, autorité chez Mirabeau, gravité chez Washington, tendresse joyeuse chez Mme Houdon, espièglerie chez la fille du sculpteur et chez les deux ravissants petits Brongniart.

Le regard, c’est plus de la moitié de l’expression pour ce statuaire. À travers les yeux, il déchiffrait les âmes. Et elles ne gardaient pour lui aucun secret. Aussi, point n’est besoin de se demander si ses bustes étaient ressemblants.


À ce mot, j’arrêtai Rodin.

— Vous jugez donc que la ressemblance est une qualité très importante ?


— Certes,… indispensable !


— Beaucoup d’artistes disent pourtant que des bustes et des portraits dépourvus de ressemblance peuvent être fort beaux. Je me rappelle à ce sujet un mot qu’on prête à Henner. Comme une dame se plaignait à lui que le portrait qu’il venait de peindre d’après elle n’était pas ressemblant : Hé ! Matame,
Mlle BRONGNIART, par Houdon, Louvre.
(Cliché Giraudon).
répondit-il dans son jargon alsacien, quand fous serez morte, vos héritiers s’estimeront heureux de bosséder un beau portrait beint par Henner et s’inquiéteront fort peu de savoir s’il vous ressemblait.


— Il se peut que ce peintre ait ainsi parlé, mais c’était sans doute une boutade qui ne répondait pas à sa pensée : car je ne puis croire qu’il eût des idées fausses sur un art où il montra beaucoup de talent.

Il faut d’ailleurs s’entendre sur le genre de ressemblance qu’exigent le portrait et le buste.

Si l’artiste ne reproduit que des traits superficiels comme le peut faire la photographie, s’il consigne avec exactitude les divers linéaments d’une physionomie, mais sans les rapporter à un caractère, il ne mérite nullement qu’on l’admire. La ressemblance qu’il doit obtenir est celle de l’âme ; c’est celle-là seule qui importe : c’est celle-là que le sculpteur ou le peintre doit aller chercher à travers celle du masque.

En un mot, il faut que tous les traits soient expressifs, c’est-à-dire utiles à la révélation d’une conscience.


— Mais n’arrive-t-il point parfois que le visage soit en désaccord avec l’âme ?


— Jamais.


— Pourtant souvenez-vous du précepte de La Fontaine :


Il ne faut point juger les gens sur l’apparence.


— Cette maxime, à mon sens, ne s’adresse qu’aux observateurs frivoles. Car l’apparence peut tromper leur examen hâtif. La Fontaine écrit que le souriceau prit le chat pour la plus douce des créatures ; mais il parle d’un souriceau, c’est-à-dire d’un écervelé qui manque d’esprit critique. L’aspect même du chat avertit quiconque l’étudie attentivement qu’il y a de la cruauté cachée sous cette somnolence hypocrite. Un physionomiste sait parfaitement distinguer entre un air patelin et un air de bonté réelle, et c’est précisément le rôle de l’artiste de faire apparaître la vérité, même sous la dissimulation.

À vrai dire, il n’y a pas de travail artistique qui réclame tant de perspicacité que le buste et le portrait. On croit parfois que le métier d’artiste demande plus d’habileté manuelle que d’intelligence. Il suffit de regarder un bon buste pour revenir de cette erreur. Une telle œuvre vaut une biographie. Les bustes de Houdon, par exemple, sont écrits comme des chapitres de Mémoires. Époque, race, profession, caractère personnel, tout y est indiqué.

Voici Rousseau en face de Voltaire. Beaucoup de finesse dans le regard. C’est la qualité commune de tous les personnages du dix-huitième siècle. Ce sont des critiques : ils contrôlent tous les principes jusqu’alors admis ; ils ont des yeux scrutateurs.

Maintenant l’origine. C’est le plébéien genevois. Autant Voltaire est aristocratique et distingué, autant Rousseau est rude et presque vulgaire : pommettes saillantes, nez court, menton carré : on reconnaît le fils d’horloger et l’ancien domestique.

Profession. C’est le philosophe : front incliné et méditatif ; allure antique accusée par la bandelette classique qui ceint la tête : un aspect volontairement sauvage, cheveux négligés, une certaine ressemblance avec quelque Diogène ou quelque Ménippe : c’est le prédicateur du retour à la Nature et à la vie primitive.

Le caractère individuel. Une crispation générale de la face : c’est le misanthrope ; sourcils contractés, barre soucieuse sur le front : c’est l’homme qui se plaint, et souvent avec raison, d’être persécuté.

Je vous demande si ce n’est pas là le meilleur commentaire des Confessions.

Mirabeau.

L’époque. Attitude provocante, perruque en désordre, costume débraillé. Un souffle de tempête révolutionnaire passe sur ce fauve prêt à rugir.

L’origine. Un aspect dominateur, de beaux sourcils bien arqués, un front hautain : c’est l’ancien aristocrate. Mais la lourdeur démocratique des joues criblées de petite vérole et du cou engoncé
MIRABEAU, par Houdon, Louvre.
(Cliché Giraudon).
dans les épaules désigne le comte de Riquetti aux sympathies du Tiers dont il est devenu l’interprète.

La profession. C’est le tribun. La bouche s’avance en porte-voix, et, pour lancer au loin ses paroles, Mirabeau lève la tête, parce qu’il était petit comme la plupart des orateurs. Chez cette espèce d’hommes, en effet, la nature développe la poitrine, le coffre, aux dépens de la hauteur. Les yeux ne se fixent sur personne, mais planent sur une grande assemblée. C’est un regard à la fois imprécis et superbe. Et, dites-moi, n’est-ce pas un miraculeux tour de force que d’évoquer au moyen d’une tête toute une foule, mieux encore, tout un pays qui écoute ?

Enfin le caractère individuel. Observez la sensualité des lèvres, du double menton, des narines frémissantes : vous reconnaîtrez les tares du personnage : habitude de la débauche et besoin de jouissances.

Tout y est, vous dis-je.

Il serait facile d’esquisser la même série de remarques à propos de tous les bustes de Houdon.

Voici encore Franklin. Un air pesant, de grosses joues tombantes : c’est l’ancien ouvrier. De longs cheveux d’apôtre, une bienveillance benoîte : c’est le moralisateur populaire, c’est le bonhomme Richard. Un grand front têtu, penché en avant : indice de l’opiniâtreté dont Franklin a fait preuve pour s’instruire, s’élever, devenir un savant illustre, puis, pour émanciper sa patrie. De l’astuce dans les yeux et au coin des lèvres : Houdon n’a pas été dupe de la massivité générale et il a deviné le réalisme avisé du calculateur qui a fait fortune, la ruse du diplomate qui a cambriolé les secrets de la politique anglaise.

Voilà tout vif l’un des ancêtres de l’Amérique moderne.

Eh bien ! dans ces admirables bustes, ne trouve-t-on pas, par fragments, la chronique d’un demi-siècle ?

J’en convins.

Rodin poursuivit :


— Et comme dans les meilleures narrations écrites, ce qui plaît par-dessus tout dans ces Mémoires de terre cuite, de marbre et de bronze, c’est la grâce pétillante du style, c’est la légèreté de la main qui les rédigea, c’est la générosité de la belle âme si française qui les composa. Houdon, c’est Saint-Simon sans les préjugés nobiliaires ; c’est Saint-Simon aussi spirituel et plus magnanime. Ah ! le divin artiste !


Je ne me lassais pas de vérifier sur les bustes que nous avions devant nous l’interprétation passionnée qu’en donnait mon compagnon.

— Il doit être malaisé, lui dis-je, de pénétrer si profondément dans les consciences.

À quoi Rodin :


— Oui, sans doute. — Puis, avec une nuance d’ironie : — Les plus grandes difficultés pour l’artiste qui modèle un buste ou qui peint un portrait ne viennent pourtant pas de l’œuvre même qu’il exécute. Elles viennent… du client qui le fait travailler.

Par une loi étrange et fatale, celui qui commande son image, s’acharne toujours à combattre le talent de l’artiste qu’il a choisi.

Il est très rare qu’un homme se voie tel qu’il est, et, même s’il se connaît, il lui est désagréable qu’un artiste le figure avec sincérité.

Il demande à être représenté sous son aspect le plus neutre et le plus banal. Il veut être une marionnette officielle ou mondaine. Il lui plaît que la fonction qu’il exerce, le rang qu’il tient dans la société effacent complètement l’homme qui est en lui. Un magistrat veut être une robe, un général, une tunique soutachée d’or.

Ils se soucient peu qu’on lise dans leur âme. Ainsi s’explique d’ailleurs le succès de tant de médiocres portraitistes et faiseurs de bustes, qui se bornent à rendre l’aspect impersonnel de leurs clients, leur passementerie et leur attitude protocolaire. Ce sont ces artistes qui sont ordinairement le plus en faveur, parce qu’ils prêtent à leur modèle un masque de richesse et de solennité. Plus un buste ou un portrait est emphatique, plus il ressemble à une poupée raide et prétentieuse, et plus le client est satisfait.

Peut-être n’en fut-il pas toujours ainsi.
FRANÇOIS Ier, par Titien (Musée du Louvre).

Certains seigneurs du quinzième siècle, par exemple, prirent plaisir, semble-t-il, à se voir représentés sur les médailles de Pisanello comme des hyènes ou des vautours. Ils étaient fiers sans doute de ne ressembler à personne. Ou mieux, ils aimaient, ils vénéraient l’art, et ils acceptaient la rude franchise des artistes comme une pénitence imposée par un directeur religieux.

Titien n’hésita pas non plus à donner au pape Paul III un museau de fouine ni à souligner la dureté dominatrice de Charles-Quint ou la salicité de François Ier, et il n’apparaît pas que sa réputation en ait été diminuée auprès d’eux. Velazquez, qui figura son roi Philippe IV comme un homme fort élégant, mais très nul, et qui reproduisit sans flatterie sa mandibule pendante, conserva néanmoins ses bonnes grâces. Et ainsi le monarque espagnol s’est acquis devant la postérité la très grande gloire d’avoir été le protecteur d’un génie.

Mais les hommes d’aujourd’hui sont ainsi faits qu’ils ont peur de la vérité et qu’ils adorent le mensonge.

Cette répugnance pour la sincérité artistique se révèle même chez nos contemporains les plus intelligents.

Il semble qu’ils soient fâchés de paraître tels dans leurs bustes. Ils veulent avoir l’air de coiffeurs.

Et de même les femmes les plus belles, c’est-à-dire celles dont les lignes offrent le plus de style, ont horreur de leur propre beauté quand un statuaire de talent s’en fait l’interprète. Elles le supplient de les enlaidir en leur attribuant une physionomie poupine et insignifiante.

C’est donc une rude bataille à livrer que d’exécuter un bon buste. Il importe de ne pas faiblir et de rester honnête vis-à-vis de soi-même. Tant pis si l’œuvre est refusée ! Tant mieux plutôt : car, le plus souvent, c’est la preuve qu’elle est pleine de qualités.

Quant au client qui, bien que mécontent, accepte une œuvre réussie, sa méchante humeur n’est que passagère ; car les connaisseurs lui font bientôt tant de compliments au sujet de son buste qu’il finit par l’admirer. Et il déclare alors le plus naturellement du monde qu’il l’a toujours trouvé excellent.

Il est à remarquer, d’ailleurs, que les bustes exécutés gratuitement pour des amis ou des parents sont les meilleurs. Ce n’est pas seulement parce que l’artiste connaît mieux les modèles qu’il voit continuellement et qu’il chérit ; c’est surtout parce que la gratuité de son travail lui confère la liberté de le mener entièrement à sa guise.

Au reste, même offerts comme dons, les plus beaux bustes sont souvent refusés. Dans ce genre, les chefs-d’œuvre sont généralement considérés comme des insultes par ceux à qui on les destine. Il faut que le statuaire en prenne son parti et qu’il trouve tout son plaisir, toute sa récompense à bien faire.


Cette psychologie du public auquel les artistes ont affaire, me divertissait fort ; mais il entrait, à vrai dire, bien de l’amertume dans l’ironie de Rodin.


PUVIS DE CHAVANNES, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


— Maître, lui dis-je, parmi les ennuis du métier de sculpteur, il en est un que vous semblez avoir omis.

C’est de faire le buste d’un client dont la tête est inexpressive ou trahit même une sottise manifeste.

Rodin se prit à rire :


— Cela ne peut compter pour un ennui, répondit-il. N’oubliez pas, en effet, ma maxime favorite : la Nature est toujours belle : il suffit de comprendre ce qu’elle nous montre. Vous me parlez d’un visage inexpressif. Il n’en est pas de tel pour un artiste. Pour lui, toute tête humaine est intéressante. Qu’un sculpteur accuse, par exemple, la fadeur d’une physionomie ; qu’il nous montre un sot absorbé par le souci de parader dans le monde et voilà un beau buste.

D’ailleurs, ce qu’on appelle un esprit borné n’est souvent qu’une conscience qui ne s’est pas épanouie parce qu’elle n’a pas reçu l’éducation qui lui eût permis de se déployer, et, dans ce cas, le visage offre ce spectacle mystérieux et captivant d’une intelligence que semble envelopper un voile.

Enfin, que vous dirai-je ? même dans la tête la plus insignifiante, réside encore la vie, puissance magnifique, inépuisable matière à chefs-d’œuvre.



Quelques jours après, je revis dans l’atelier de Rodin à Meudon les moulages de plusieurs de ses plus beaux bustes, et je saisis cette occasion pour lui demander les souvenirs qu’ils évoquaient en lui.

Son Victor Hugo était là, concentré dans ses méditations, le front étrangement raviné et comme volcanique, les cheveux en tempête, semblables à des flammes blanches jaillies du crâne. C’était la personnification même du lyrisme moderne, profond et tumultueux.


— Ce fut mon ami Bazire, me dit Rodin, qui me présenta à Victor Hugo. Bazire fut le secrétaire du journal la Marseillaise, puis de l’Intransigeant. Il adorait Victor Hugo. Ce fut lui qui lança l’idée de célébrer publiquement les quatre-vingts ans du grand homme. La fête, vous le savez, fut à la fois touchante et solennelle. Le poète salua de son balcon la foule immense venue devant sa demeure pour l’acclamer : on eût dit un patriarche bénissant sa famille. Il garda de cette journée une reconnaissance attendrie à celui qui l’avait organisée. Et voilà comment Bazire m’introduisit sans peine auprès de lui.

Par malheur, Victor Hugo venait justement d’être martyrisé par un sculpteur médiocre nommé Villain. Celui-ci, pour faire un mauvais buste, lui avait infligé trente-huit séances de pose. Aussi quand j’exprimai timidement mon désir de reproduire à mon tour les traits de l’auteur des Contemplations, il fronça terriblement ses sourcils olympiens.

— Je ne puis vous empêcher de travailler, fit-il ; mais je vous avertis que je ne poserai pas. Je ne changerai pour vous aucune de mes habitudes : arrangez-vous comme il vous plaira.

Je vins donc et je crayonnai au vol un grand nombre de croquis afin de faciliter ensuite mon travail de modelage. Puis j’apportai ma selle de sculpteur et de la terre. Mais, naturellement, je ne pus installer cet outillage salissant que dans une vérandah, et comme c’était dans le salon que Victor Hugo se tenait d’ordinaire avec ses amis, vous imaginez quelle fut la difficulté de ma tâche. Je regardais attentivement le grand poète, j’essayais de graver son image dans ma mémoire, puis soudain, en courant, je gagnais la vérandah pour fixer dans la glaise le souvenir de ce que je venais de voir. Mais souvent, dans le trajet, mon impression s’affaiblissait, de sorte qu’arrivé devant ma selle, je n’osais plus donner un seul coup d’ébauchoir et je devais me résoudre à retourner auprès de mon modèle.

Comme j’allais achever mon travail, Dalou me demanda de lui donner accès auprès de Victor Hugo et je lui rendis volontiers ce service.

Mais le glorieux vieillard étant mort peu après, Dalou ne put faire son buste que d’après une empreinte prise sur le visage du défunt.


Rodin me conduisit alors devant une vitrine qui renfermait un singulier bloc de pierre. C’était une clé de voûte, un de ces coins que les architectes insèrent au centre de leurs porches pour en maintenir la courbe. Sur la face antérieure de cette pierre, était sculpté un masque équarri le long des joues et des tempes suivant la forme du bloc. Je reconnus le visage de Victor Hugo.


— Représentez-vous cette clé de voûte à l’entrée d’un édifice dédié à la poésie, me dit le maître statuaire.

Je n’eus pas de peine à imaginer cette belle vision. Le front de Victor Hugo soutenant ainsi la pesée d’une arche monumentale symboliserait le Génie sur qui s’appuient toute la pensée et toute l’activité d’une époque.


— Je donne cette idée à l’architecte qui voudra la mettre à exécution, me dit Rodin.


Tout près de là, il y avait dans l’atelier de mon hôte le moulage du buste de Henri Rochefort. On connaît cette tête d’insurgé, front bosselé comme celui d’un enfant batailleur qui se gourme sans cesse avec ses compagnons, toupet incendiaire qui semble s’agiter comme un signal d’émeute, bouche tordue par l’ironie, barbiche rageuse : une continuelle révolte, l’esprit même de la critique et de la combativité. Admirable masque sur lequel se reflète toute une partie de la mentalité contemporaine.


— C’est aussi par l’intermédiaire de Bazire, me dit Rodin, que j’entrai en relations avec Henri Rochefort qui était son directeur de journal. Le célèbre polémiste consentit à poser devant moi : c’était un enchantement de l’entendre, tant il avait de
HENRI ROCHEFORT. par A. Rodin
(Cliché Bulloz).
verve joyeuse, mais il ne pouvait rester immobile un seul instant. Il me reprochait plaisamment ma conscience professionnelle. Il disait en riant que je passais tour à tour une séance à ajouter une boulette de glaise et une autre à la retirer.

Lorsque, quelque temps après, son buste recueillit les suffrages de gens de goût, il s’associa sans réserve à leurs éloges, mais il ne voulut jamais croire que mon œuvre fût restée exactement ce qu’elle était quand je l’avais emportée de chez lui : Vous l’avez beaucoup retouchée, n’est-ce pas ? me répéta-t-il souvent. En réalité, je n’y avais même pas donné un coup d’ongle.

Rodin, mettant alors une de ses mains devant le toupet du buste et l’autre devant la barbiche, me demanda :


— Quelle impression vous produit-il ainsi ?


— On dirait un empereur romain.


— C’est précisément ce que je voulais vous faire dire. Jamais je n’ai retrouvé le type latin classique aussi pur que chez Rochefort.


Si l’ancien adversaire de l’Empire ne connaît pas encore cette paradoxale ressemblance de son profil avec celui des Césars, gageons qu’elle le fera sourire.

Quand Rodin, un moment auparavant, m’avait parlé de Dalou, j’avais revu dans ma pensée le buste qu’il a fait d’après ce sculpteur et qui est au Musée du Luxembourg.

C’est une tête fière et provocante, un cou maigre et tendineux d’enfant des faubourgs, une barbe broussailleuse d’artisan, un front crispé, des sourcils farouches d’ancien Communard, un air fiévreux et rogue de démocrate irréductible. Au reste, de
DALOU, par A. Rodin (Cliché Bulloz).
larges et nobles yeux et, dans le dessin des tempes, des incurvations délicates révélant l’amant passionné de la Beauté.

À une question que je lui posai, Rodin me répondit qu’il avait modelé ce buste au moment où Dalou, profitant de l’amnistie, était revenu d’Angleterre.


— Il n’en prit jamais possession, me dit-il ; car nos relations cessèrent aussitôt après que je l’eus présenté à Victor Hugo.

Dalou était un grand artiste, et plusieurs de ses sculptures sont d’une superbe allure décorative, qui les apparente avec les plus beaux groupes de notre dix-septième siècle.

Il n’eût jamais produit que des chefs-d’œuvre s’il n’avait eu la faiblesse d’ambitionner une situation officielle. Il aspirait à devenir le Le Brun de notre République, et comme le chef d’orchestre de tous les artistes contemporains. Il est mort avant d’y parvenir.

L’on ne peut exercer deux métiers à la fois. Toute l’activité que l’on dépense à acquérir des relations utiles et à jouer un rôle, on la perd pour l’Art. Les intrigants ne sont pas des sots : quand un artiste veut leur faire concurrence, il doit déployer autant d’efforts qu’eux-mêmes, et il ne lui reste presque plus de temps pour travailler.

Qui sait d’ailleurs ? Si Dalou était toujours demeuré dans son atelier à poursuivre paisiblement son labeur, il aurait sans doute enfanté de telles merveilles que la beauté en aurait soudain éclaté à tous les yeux, et que le jugement universel lui aurait peut-être décerné cette royauté artistique à la conquête de laquelle il usa toute son habileté.

Son ambition ne fut pourtant pas entièrement vaine, car son influence à l’Hôtel de Ville nous a valu l’un des plus augustes chefs-d’œuvre de notre temps. C’est lui qui, malgré l’hostilité non déguisée des commissions administratives, fit commander à Puvis de Chavannes la décoration de l’escalier du Préfet. Et vous savez de quelle céleste poésie ce grand peintre illumina les murailles de l’édifice municipal.


Ces derniers mots aiguillèrent l’entretien sur le buste de Puvis de Chavannes.

Pour ceux qui connurent l’homme, cette image est d’une ressemblance saisissante.


— Il portait, dit Rodin, la tête haute. Son crâne, solide et arrondi, semblait fait pour coiffer un casque. Son thorax bombé paraissait accoutumé à porter la cuirasse. On l’imaginait volontiers à Pavie se battant près de François Ier pour sauver l’honneur.


Dans son buste, on retrouve en effet l’aristocrate de vieille race ; le vaste front et les sourcils majestueux révèlent le philosophe, et le regard calme planant sur d’amples étendues décèle le grand décorateur, le sublime paysagiste.

Il n’est point d’artiste moderne pour qui Rodin professe plus d’admiration, plus de respect ému que pour le peintre de Sainte Geneviève.


— Dire qu’il a vécu parmi nous, s’écrie-t-il. Dire


JEAN-PAUL LAURENS, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


que ce génie digne des plus radieuses époques de l’art nous a parlé, que je l’ai vu, que je lui ai serré la main.

Il me semble que c’est comme si j’avais serré celle de Nicolas Poussin.


Ah ! la belle parole ! Reculer la figure d’un contemporain dans le passé pour l’égaler à l’une de celles qui y resplendissent le plus, et s’attendrir à la pensée du contact matériel qu’on eut avec ce demi-dieu, est-il un plus touchant hommage ?

Rodin reprend :


— Puvis de Chavannes n’aima pas mon buste et ce fut une des amertumes de ma carrière. Il jugea que je l’avais caricaturé. Et pourtant je suis certain d’avoir exprimé dans ma sculpture tout ce que je ressentais pour lui d’enthousiasme et de vénération.


Le buste de Puvis me fit songer à celui de Jean-Paul Laurens, qui est aussi au Musée du Luxembourg.

Tête ronde, visage mobile et exalté, presque haletant : c’est un méridional ; quelque chose d’archaïque et de rude dans l’expression ; des yeux qui semblent hantés de visions très lointaines : c’est le peintre des époques à demi sauvages où les hommes étaient robustes et impétueux.

Rodin me dit :


— Laurens est un de mes plus anciens amis. J’ai posé pour un des guerriers mérovingiens qui, dans sa décoration du Panthéon, assistent au trépas de sainte Geneviève.

Son affection m’a toujours été fidèle. C’est lui qui me fit obtenir la commande des Bourgeois de Calais. Et sans doute elle ne me rapporta guère, puisque je livrai six personnages de bronze au prix qu’on m’avait proposé pour un seul ; mais je lui garde une reconnaissance profonde de m’avoir poussé à créer une de mes meilleures œuvres.

J’eus grand plaisir à faire son buste. Il me reprocha amicalement de l’avoir représenté la bouche ouverte. Je lui répondis que, d’après le dessin de son crâne, il descendait très probablement des anciens Wisigoths d’Espagne, et que ce type était caractérisé par la saillie de la mâchoire inférieure. Mais je ne sais s’il se rendit à la justesse de cette observation ethnographique.
FALGUIÈRE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).

À ce moment, j’aperçus un moulage du buste de Falguière.

Caractère bouillant et éruptif, visage sillonné de rides et de bourrelets comme une terre bouleversée par les orages, moustaches de grognard, cheveux drus et courts.


— C’était un petit taureau, me dit Rodin.


Et, en effet, je remarquai la largeur du cou, devant lequel les plis de la peau forment comme un fanon, le front carré, la tête penchée, obstinée, prête à foncer en avant.

Un petit taureau ! Rodin a souvent de ces comparaisons avec le règne animal. Un tel, avec son grand cou et ses gestes automatiques, est un oiseau qui picore de droite et de gauche ; tel autre personnage trop aimable, trop coquet, est un King-Charles, etc. Ces rapprochements facilitent évidemment le travail de la pensée qui cherche à classer les physionomies dans des catégories générales.

Rodin m’apprit dans quelles circonstances il se lia avec Falguière.


— Ce fut, dit-il, quand la Société des Gens de Lettres me refusa mon Balzac. Falguière, à qui la commande fut alors confiée, tint à me témoigner par son amitié qu’il n’approuvait nullement mes détracteurs. Par réciprocité de sympathie, je lui proposai de faire son buste. Il le trouva d’ailleurs fort réussi quand il fut achevé ; il le défendit même, je le sais, contre ceux qui le critiquèrent en sa présence ; et, à son tour, il exécuta le mien, qui est très beau.


Enfin, je vis encore chez Rodin un exemplaire en bronze du buste de Berthelot.

Il le fit un an seulement avant la mort du grand chimiste. Le savant se recueille dans le sentiment de l’œuvre accomplie. Il médite. Il est seul en face de lui-même, seul en face de l’écroulement des anciennes croyances, seul devant la Nature dont il a pénétré quelques secrets, mais qui reste si immensément mystérieuse, seul au bord de l’abîme infini des cieux ; et son front tourmenté, ses yeux baissés sont douloureusement mélancoliques. Cette belle tête est comme l’emblème de l’intelligence moderne, qui, rassasiée de savoir, presque lasse de pensée, finit par se demander : À quoi bon ?

Les bustes dont je venais d’admirer les reproductions et dont mon hôte venait de m’entretenir se groupaient maintenant dans mon esprit et m’apparaissaient comme le plus riche trésor de documents sur notre époque.

— Si Houdon, dis-je à Rodin, a écrit les Mémoires du dix-huitième siècle, vous avez rédigé, vous, ceux de la fin du dix-neuvième.

Votre style est plus âpre, plus violent que celui de votre devancier ; les expressions en sont moins élégantes, mais plus naturelles encore et plus dramatiques, si je puis dire.

Le scepticisme, qui au dix-huitième siècle était distingué et frondeur, est devenu chez vous rude et poignant. Les personnages de Houdon étaient plus sociables, les vôtres sont plus concentrés. Ceux de Houdon portaient leur critique sur les abus d’un régime ; les vôtres semblent mettre en question la valeur même de la vie humaine et ressentir l’angoisse d’irréalisables désirs.

Alors Rodin :


— J’ai fait de mon mieux. Je n’ai jamais menti. Je n’ai jamais flatté mes contemporains. Mes bustes ont souvent déplu parce qu’ils furent toujours très sincères. Ils ont certainement un mérite : la véracité. Qu’elle leur serve de beauté !