L’Arroseur (recueil)/Une curieuse Industrie physiologique

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Une curieuse Industrie physiologique


Lors de mon dernier tour en Belgique, on me conseilla fortement de pousser jusqu’aux environs de La Haye, où j’aurais à voir quelque chose de curieux.

J’écoutai les objurgations de mes amis. Bien m’en prit ; je ne regrettai pas mon voyage.

Je vis quelque chose de curieux, quelque chose de réellement curieux.

Dans quel ordre d’idée ? vous inquiétez-vous.

Une curiosité naturelle ? Non.

Un musée, une œuvre d’art quelconque ? Non.

Un très antique et très beau monument ? Non.

Une étrange cité ? Non.

Zut ! dites-vous.

Et vous avez bien raison de dire zut !

Donnez votre langue au chat (il adore ça) et ne cherchez plus.

Ce que je vis de si réellement curieux dans les environs de La Haye, c’est une industrie.

Une simple industrie. Oui, mais quelle industrie !

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Tout d’abord, je supplie les âmes sensibles et les natures facilement impressionnables de ne point poursuivre la lecture de ce factum.

Il y a, en apparence, dans l’industrie que je vais décrire, un petit côté pénible et même cruel, très susceptible de déchaîner les plus douloureuses compatissances.

J’ai dit en apparence, car, dans la réalité, ce côté pénible et cruel n’existe pour ainsi dire pas du tout.

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Ce fut au mois de septembre dernier que l’industrie sus-indiquée vit le jour.

La petite Wilhelmine, la jeune reine de Hollande, était venue passer un mois dans l’île de Walcheren.

En ce pays, c’est une vieille coutume chez les enfants pauvres de galoper les routes et les grèves avec les pieds nus.

Il résulte de ce parti pris une économie de chaussures fort sensible dans les petits ménages où l’on ne roule pas sur les ducats.

La jeune reine prenait un vif plaisir à contempler les ébats des petits nécessiteux zélandais. Son plus âpre désir était d’en faire autant.

Mais sa gouvernante appartenait à cette vieille race de gouvernantes hollandaises qui ne veulent rien savoir.

Or, un jour, cette duègne, légèrement indisposée, fut remplacée momentanément par une jeune institutrice française qui accompagna dès lors Sa Petite Majesté dans ses promenades.

L’institutrice française en question appartenait à cette vieille race d’institutrices françaises qui, du prestige, n’ont qu’une notion rudimentaire.

Wilhelmine manifesta le désir de courir dans la dune avec ses pieds nus. L’institutrice française aida Sa Majesté à se déchausser.

Mais, hélas ! la charmante monarquette ne sut aller bien loin, la peau de ses pauvres et délicats petits pieds se refusant à un exercice aussi inhabituel.

— Que n’ai-je, ragea-t-elle, la rude peau des pieds de ces bébés indigents !

Un vieux courtisan qui passait par là entendit le royal propos et se jura d’exaucer, dans la mesure du possible, le vœu de sa jeune souveraine.

Il choisit, parmi les enfants du pays, une fillette dont la pointure était exactement celle de la reine, l’installa confortablement chez lui et fit venir un célèbre chirurgien de ses amis.

Si vous êtes un peu au courant des progrès de la chirurgie, vous savez que c’est maintenant un jeu d’enfant d’enlever la peau des gens en vie, aussi facilement, et sans plus de souffrance, qu’on dépiaute un lapin mort.

Ce fut l’opération qu’on fit à la petite pauvresse, préalablement nettoyée et blanchie.

On lui leva la peau des pieds jusqu’à la cheville, de façon à former deux mignonnes sandales.

Un léger tannage à l’alun et ça y était !

Quant à la petite opérée, grâce à d’habiles pansements antiseptiques, quinze jours après, elle était sur ses pieds… ses pieds garnis d’une peau toute neuve et toute rose.

La jeune reine, à la vue des sandales naturelles, manifesta une vive allégresse, et, tout de suite, elle voulut les chausser.

Fort heureusement, la vieille gouvernante hollandaise, toujours souffrante, était encore remplacée par l’institutrice française.

Sa Majesté s’amusa ce jour-là, avec ses sandales, comme elle ne s’était jamais amusée.

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En dépit de la lenteur qu’on prête au tempérament hollandais, la vogue des sandales en peau de pauvre s’accrut rapidement dans la noblesse d’abord, dans la riche bourgeoisie ensuite.

Elle s’accrut au point de devenir une industrie des plus florissantes.

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C’est là qu’on enlève la peau.

… La manufacture que j’ai visitée aux environs de La Haye se compose de deux bâtiments distincts.

Le premier ressemble beaucoup à une sorte d’hôpital.

C’est là qu’on enlève la peau des pieds aux pauvres.

Tous les pauvres décidés à l’opération y sont reçus, sans question d’âge, de sexe, de nationalité ou de religion. Il leur suffit de pouvoir établir qu’ils marchent pieds nus depuis un certain temps et que leur peau possède à la fois toute la souplesse et toute la fermeté désirables.

L’autre bâtiment sert à l’industrie proprement dite.

C’est là qu’on prépare et qu’on tanne légèrement les sandales ainsi obtenues.

Le peu de place dont je dispose ici me contraint à écourter des explications sur lesquelles j’aurais bien désiré m’étendre.

Terminons en apportant tous nos vœux à cette nouvelle industrie qui, si elle venait à s’acclimater chez nous, pourrait apporter une source de bénéfices aux déshérités français.