L’Arroseur (recueil)/Simplement

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L’ArroseurJuven et Cie (p. 107-110).

Simplement


Le jeune homme qui remontait ainsi l’avenue de l’Opéra, avait l’air de s’embêter dans les grandes largeurs. Et il n’en avait pas que l’air, le pauvre gars, il en avait fichtre bien la chanson, la triste et consternante chanson.

Et pour éviter tout malentendu avec lui-même, parfois il se murmurait :

— Mon Dieu, que je m’embête !

Il parvint, en cet état d’âme, jusqu’aux boulevards, tourna à droite et vint s’affaler à la terrasse de Julien, où il commanda un sherry-gobbler.

Des hommes et des femmes passaient devant lui, et même des vieillards et des jeunes enfants ; des fois, un ecclésiastique piquait cette coulée humaine de sa note noire.

Les hommes lui paraissaient communs et d’esprit bas ; les femmes vilaines et pas rythmiques pour un sou ; les vieillards odieux et les bébés intolérables. Quant au prêtre, il lui rappelait le mot de Gambetta : Le cléricalisme, voilà l’ennemi.

— Mon Dieu, que je m’embête ! Mon Dieu, que je… !

Il n’eut pas le temps de finir.

Une jeune femme en grand deuil passait lentement.

Vous avez probablement, mesdames et messieurs, vu, à de fréquentes reprises, passer des jeunes femmes en grand deuil. Je doute que vous en ayez seulement aperçu une capable de dénouer les cordons des souliers de celle-là !

Ah ! mes pauvres amis, la jolie femme en deuil !

L’amour, comme la foudre, et aussi comme le génie, procède volontiers par brusques lueurs.

Ce fut le cas.

Le jeune spleenétique, sans se donner la peine de terminer son sherry-gobbler, se précipita sur les traces de cette jeune femme blonde (ai-je dit qu’elle était blonde ?) Ses traits (au jeune homme) s’étaient modifiés du tout au tout ! Il rayonnait de bonheur espéré !

Très poliment, son chapeau à la main, il aborda la petite dame et lui dit :

— Pardon, madame, je crois m’apercevoir que vous êtes en deuil.

— Votre remarque est on ne peut plus juste.

— Serait-ce point de votre défunt mari ?

— De lui-même, monsieur.

— Ah ! je respire !… Alors, madame, une seule ressource nous demeure à tous les deux : c’est de nous épouser dans les délais légaux.

— Mon Dieu, monsieur, cette proposition n’a rien qui me répugne particulièrement, j’y réfléchirai.

— Non, madame, pas de réflexion. Votre parole tout de suite !

— Eh bien ! soit, nous nous marierons dans huit mois.

— Huit mois ! Comme c’est long !

— Ah ! dame, si vous voulez obtenir qu’on change la loi !…

Comme il faisait extrêmement chaud, la jeune femme en deuil accepta un bock.

Et puis, les deux fiancés allèrent dîner aux Ambassadeurs, après quoi ils terminèrent leur soirée dans des endroits gais.

— Au fait, dit brusquement la jeune femme, comment vous appelez-vous ?

Si ce soir on prenait un léger accompte…

— Je m’appelle Hippolyte Cosmeau, pour vous servir, madame.

— Vos amis ne vous ont-ils jamais appelé, pour se divertir, Cosmeau (Polyte) ?

Ce simple petit calembour les mit tous deux en belle humeur.

Au moment de se quitter, Cosmeau demanda à la jeune femme, simplement :

— Si on prenait, dès ce soir, un léger acompte sur notre bonheur futur ?

— Pourquoi pas ? répondit-elle simplement.