L’Arroseur (recueil)/Avec des Briques

Pour les autres éditions de ce texte, voir Avec des briques.

L’ArroseurJuven et Cie (p. 46-49).


Avec des briques


La princière hospitalité que j’offre aux communications d’autrui semble décidément plaire à ce dernier, car, depuis quelques jours, il ne cesse de m’accabler de missives plus ou moins réussies.

L’une d’elles m’a semblé digne d’une flatteuse publicité.

« Rouen, le 10 juillet.
« Mon cher monsieur Allais,

« Je ne sais si vous m’avez rencontré parfois avec une vieille femme rousse, laide, mais obtuse, et qui était ma bonne petite amie ? Eh bien ! je l’ai tuée, hier.

« Ceux qui sont admis dans mon intimité savent que jamais une expression commune, un vocable argotique ne trouvent place en ma conversation. Aussi souffrais-je étrangement des termes vulgaires et des propos poissards de ma compagne : ma délicate nature se blessait aux aspérités de son langage hirsute.

« Une expression surtout avait le privilège de m’exacerber. Pour me reprocher mon éloquence relative et critiquer mon métier de poète peu rémunéré, Angélique ne cessait de dire : « Je ne peux pourtant pas me caler les joues avec des briques ! »

« Il est certain que ces humbles parallélépipèdes de terre cuite ne sauraient constituer une alimentation facile et profitable. Toutefois, la phrase sonnait funèbrement à mon oreille, plus funèbrement encore que cette autre : « Tu sais, j’en ai soupé, de ta fiole ! » qui revenait en ses propos avec une égale fréquence.

« Hier, ma douce amie s’était montrée particulièrement nerveuse et insupportable. J’avais eu le tort de lui payer à déjeuner le matin, et comme l’appétit vient en mangeant, elle avait la prétention de dîner !

« En proie à ses gourmandes préoccupations, Angélique grognait entre ses dents :

« Tu sais, j’en ai soupé, de ta fiole ! »

« Très embêté, j’eus l’envie de la gifler.

« Toutefois, — Messieurs de la cour, Messieurs les jurés, notez ce détail — j’eus assez de force pour dissimuler. J’observai même, spirituellement :

« — Puisque tu as soupé de ma fiole, tu ne dois plus avoir faim !

« Loin de se rendre à l’évidence de ce délicat à-propos, elle monologua lentement :

« — Je ne peux pourtant pas me caler les joues avec des briques !

« Voilà ce que je craignais.

« Le hasard voulut que mes yeux se portassent sur les briques qui forment la base de ma fenêtre. Parmi elles, deux ne tenaient plus que par la force de l’habitude, insuffisamment scellées par un frivole ciment qui s’effritait chaque jour davantage.

« Et la malheureuse répétait toujours la phrase fatale.

« Alors, je vis rouge (rouge brique, naturellement).

« — Soit ! fis-je, résigné. Il le faut…

« Et j’ajoutai :

« — Ah ! tu ne peux pas te caler les joues avec des briques !… Alors, je vais te les caler moi-même !

« Je détachai sans effort les deux briques précitées et les appliquai sur les joues et les tempes d’Angélique.

J’écrasai sa face inexpressive.

« En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, j’écrasai sa face inexpressive.

« Elle n’eut pas le temps de dire ouf.

« Elle est morte en riant, sans comprendre, croyant sans doute à quelque spirituelle plaisanterie.

« Maintenant, messieurs de la Cour, messieurs les jurés, sans réclamer un verdict d’acquittement, permettez-moi de faire valoir cette circonstance, très atténuante en l’espèce : J’ai tué ma victime avec des briques.

« Qu’en pensez-vous, mon cher monsieur Allais ?

« Agréez, etc., etc.

« Hugues Delorme. »

Ce que j’en pense, mon cher Delorme ? C’est bien simple.

Vous avez agi comme tout homme de cœur eût fait à votre place et vous conserverez l’estime des honnêtes gens de tous les partis, moi le premier.