L’Arrière-saison de la poésie - poètes et vers nouveaux
Avez-vous quelquefois contemplé les campagnes au déclin des beaux jours, à ce moment qui n’est plus déjà l’été et qui n’est pas encore l’hiver ? La terre n’est plus telle que la fît le printemps dans son luxe de fraîcheur et de fécondité. De longues plaines s’étendent dépouillées de leurs moissons. À la place des blés disparus, les végétations parasites croissent confusément. Les tiges, en se multipliant sur un même tronc, ont moins de vigueur et ne produisent plus de fruits. Les plantes fatiguées retombent sur elles-mêmes, et les ondées qui viennent les rafraîchir ne leur communiquent qu’un éphémère et pâle éclat. Les chaleurs dévorantes, les poussières de l’été et les orages meurtriers ont passé par là. La nature, avec des dehors de plénitude et de calme, apparaît dans cette heure singulière de désordre où tout ce qui reste de fleurs, de verdure, de végétation nouée et excentrique, atteste un travail qui finit, une sève qui s’épuise ou s’égare sans se renouveler désormais. Il y a des momens semblables dans le monde de l’imagination et de l’art. Les grandes moissons de l’esprit ont eu leur jour, puis l’élan s’arrête, et voici l’arrière-saison qui commence avec tout ce qui décèle l’indécision et la lassitude. La force créatrice, qui naguère se concentrait en jets vigoureux et précis, semble maintenant suspendue, ou se disperse et se multiplie en efforts sans direction et sans maturité. Ce qui germe est moins le fruit d’un travail nouveau que la déperdition incohérente de la sève d’autrefois, décomposée et subtilisée à l’infini. Là aussi les branches folles poussent sur l’arbre épuisé. Entre ce monde de l’imagination et le monde physique, il y a seulement une différence notable. Chaque année, la terre retrouve son printemps ; pour elle, le déclin et la stérilité ne sont que d’un moment. Hier encore elle était dépouillée et inerte, aujourd’hui elle s’épanouit dans sa jeunesse nouvelle ; mai est revenu. Malheureusement l’imagination humaine n’a pas tous les ans son mois de mai ; elle ne connaît pas le secret de ces gracieuses résurrections d’une périodicité si fidèle. La force de création et de vie dort plus longtemps au sein de la nature morale que dans la nature visible. La terre, en retrouvant sa verdure et ses fleurs, a beau rouvrir une des sources inspiratrices de l’imagination et appeler la poésie à renaître avec elle : la poésie en est toujours à son arrière-saison d’autrefois ; elle se traîne alanguie, elle se répète et se fait écho à elle-même, et c’est pour elle surtout, dans l’ordre des choses de l’esprit, que les rajeunissemens sont lents à venir. Il n’y a que l’Académie des jeux floraux qui croie au mois de mai et qui depuis cinq siècles, à travers toutes les révolutions, s’obstine, avec une fidélité plus touchante qu’efficace, à célébrer chaque année tout ensemble la fête de la poésie perpétuellement renaissante et la fête des fleurs.
Ce que nous voyons, c’est une arrière-saison, disais-je, — une arrière-saison qui ne date ni d’aujourd’hui, ni d’hier, qui a commencé il y a quelque vingt ans, et où, à travers le mélange de toutes les influences, de tous les tons, de tous les procédés, l’inspiration première va en s’affaiblissant et en se perdant par degré. La poésie de ce siècle a eu assurément son glorieux printemps dans ces années d’heureuse audace et de féconde rénovation qui virent jaillir presque à la fois les Méditations et les Harmonies avec leur puissance d’épanchement lyrique, les Orientales et les Feuilles d’Automne avec leur chaud coloris, les Iambes brûlans et le Pianto, les vers étincelans et passionnés d’Alfred de Musset, le poème de Marie dans sa grâce pudique, les Consolations avec leur charme intime et pénétrant. Entre ces œuvres si différentes de couleur et d’inspiration, il y avait un trait commun : elles procédaient de la même source, elles étaient la poésie d’un siècle nouveau. Et, qu’on l’observe bien, il y avait alors entre les poètes et le monde qui les écoutait cette secrète intelligence qui fait d’une œuvre d’art l’expression saisissante et consacrée de tout un ordre d’impressions et de sentimens. Les contemporains s’intéressaient à ces tentatives hardies d’un esprit plein de jeunesse ; les poètes à leur tour entraînaient leurs contemporains dans des sphères où ils n’avaient pas pénétré jusque-là. Cet âge fabuleux s’est bientôt évanoui, et la poésie, enivrée d’elle-même, moins écoutée à mesure qu’elle s’exaltait dans ses audaces, défaillante à mesure qu’elle s’éloignait de la vérité, la poésie a fini par devenir comme étrangère au sein d’un mouvement où elle a régné, et où elle risque en ce moment de n’être considérée que comme une noble inconnue.
Ce n’est pas que le nombre des poètes ait diminué ; il s’accroît peut-être chaque jour au contraire. Les générations se succèdent sans se décourager. Ouvrez le recueil le plus récent de cette Académie des jeux floraux dont je parlais, et vous verrez qu’en cette année même où nous vivons, cinq cents morceaux ont été présentés au concours. Cinq cents odes, élégies, idylles, épîtres, fables et dithyrambes (vous étonnerez-vous après cela que l’académie toulousaine croie toujours à la poésie et aux fleurs ? Tous les jours dans le champ de l’imagination ce sont de nouveau-venus et de nouveaux volumes : Feuilles au vent, Premières poésies, Drames et Comédies, Brumes et Soleils, Sillons et Débris, etc. Malheureusement le nombre ne suffit pas dans la poésie. C’est Töpffer, ce me semble, qui a dit que dans une œuvre d’art il y avait trois choses : l’auteur, le sujet et le public. Le sujet n’existe pas le plus souvent ici, le public est affairé, je crains même que l’auteur ne soit absent dans ces feuilles volantes, ou qu’il ne soit jeune que par l’âge. À travers tout, que distinguerez-vous donc ? Des reflets, des imitations, des excentricités qui se prennent quelquefois pour de l’audace, des tentatives d’archaïsme, deux ou trois influences prédominantes qui s’allongent sur ces pages comme les ombres du soir. C’est l’arrière-saison qui continue.
Le destin de quelques volumes qui vont tourbillonnant au vent n’est pas ce qui importe précisément au fond ; ce qui est plus grave, c’est le caractère de cette dégénérescence momentanée de l’imagination. Quel est donc le secret de cette crise où est entrée depuis près d’un quart de siècle la poésie contemporaine ? Ce n’est pas la politique, comme on le dit quelquefois, qui, en subjuguant les hommes, en détournant leurs facultés, les rend moins propres à sentir et à exprimer la poésie des choses. Dante fut un politique ; il eut toutes les passions, toutes les haines politiques de son temps, et il n’est pas moins l’auteur de la Divine Comédie. Pétrarque lui-même était un politique, et il n’a pas moins laissé le plus mélodieux poème de l’amour. La vie active, en familiarisant l’intelligence avec les spectacles de la réalité humaine, n’a rien qui émousse les facultés créatrices et la vivacité féconde de l’imagination. Est-ce le contact des agitations prolongées qui devient mortel pour la poésie ? Aucun temps ne fut plus agité que le XVIe siècle, qui produisit Shakspeare. Cette période même qui de nos jours s’est appelée la révolution est, à proprement parler, la source de la littérature moderne. Tout ce qui vit, — poésie lyrique, drame, roman, — n’est que l’expression des ébranlemens imprimés à l’âme humaine par la catastrophe de la fin du dernier siècle. La cause des défaillances de la poésie contemporaine n’est-elle pas plutôt dans la nature démocratique et industrielle de ce mouvement, si singulièrement accéléré depuis vingt ans, et où l’individualité humaine semble disparaître de plus en plus ? Tout concourt à diminuer chez l’homme moderne, avec le sentiment de son individualité, la fécondité créatrice de son esprit, l’indépendance de sa pensée, les qualités supérieures et délicates qui sont l’essence de son être moral et font l’originalité de son imagination. Tous les genres littéraires souffrent nécessairement de cette dépression, passagère sans doute, de la personnalité humaine ; la poésie en souffre plus que tous les autres, parce qu’elle est le produit de ce qu’il y a de plus exquis, de plus aristocratique, dirai-je, dans l’intelligence. C’est là, si l’on veut, une cause générale inhérente à une crise de la civilisation.
La poésie contemporaine elle-même d’ailleurs n’a-t-elle point été la complice de sa propre décadence ? Aux causes générales qui viennent du temps, elle a ajouté ses propres erreurs. Lorsque le moment était venu pour elle de se renouveler par une conception plus forte du monde moral, par l’observation de la nature humaine et de tout ce qui la fait vivre, elle s’est livrée à de puérils passe-temps. Elle s’est prise elle-même pour objet d’adoration, proclamant la souveraineté de sa fantaisie, défigurant la vérité au lieu de la peindre fidèlement, et substituant l’affectation au sentiment sincère, à l’émotion simple et juste. Entraînée par degré et cédant déjà à l’esprit qui soufflait de toutes parts, elle en est venue à subordonner entièrement l’inspiration morale à la partie matérielle de l’art. La pensée n’a plus été la lumière intérieure de toute création : tout a résidé désormais dans la combinaison de rhythmes bizarres ou de couleurs imprévues, dans les procédés techniques, dans les recherches de la forme. Ainsi la poésie s’est isolée en quelque sorte au milieu de tout ce qui l’entourait, ne parlant ni à l’esprit ni au cœur et parlant à peine aux sens ou à une curiosité frivole. Tandis que le monde se transformait autour d’elle, allant où le poussaient ses préoccupations et ses désirs, elle est restée une chose entièrement artificielle ; elle n’a plus vécu que d’une vie factice, et, par une singularité curieuse, cette rénovation d’autrefois, qui commençait en déclarant la guerre au despotisme des écoles, en est venue elle-même à n’être plus qu’une école où sont accourus les imitateurs se modelant sur les maîtres, — l’un prenant le ton sceptique et cavalier, l’autre se livrant à un vague et mélancolique amour de la nature, celui-ci affectant le fanatisme de la forme et de la matière, celui-là s’abandonnant aux épanchemens intimes, — tous arrivant, par l’assimilation des procédés, à un certain degré d’habileté technique, et répétant sur des modes divers une chanson qui a été redite bien souvent, à laquelle il ne manque que l’inspiration de ceux qui la chantèrent pour la première fois voici quelque trente ans. La révolution littéraire a eu promptement son école de l’empire. Le secret merveilleux qui fait l’originalité et la fécondité de l’art s’est évanoui ; il est resté ce qui s’imite le plus aisément, le mécanisme, le procédé de reproduction extérieure, une langue rompue et assouplie à une certaine allure. On a ainsi, ce me semble, l’explication de cet état singulier qui montre tout à la fois la multitude des poètes et l’indigence de la poésie, la profusion apparente du talent suppléant à l’originalité absente de l’imagination et le délaissement du public, trop heureux de se justifier de son indifférence pour l’art par l’impuissance de l’artiste.
Je ne veux pas dire que, dans quelques-unes des tentatives les plus récentes, il n’y ait parfois les marques d’une sérieuse vocation poétique, qui eût trouvé sans doute une autre fortune dans le premier essor de l’inspiration contemporaine. M. Leconte de Lisle est par exemple un des meilleurs parmi les nouveau-venus. Il s’est révélé tout d’abord par les Poèmes antiques, et il y a joint depuis quelques fragmens nouveaux, qui, réunis à ses premiers essais, forment ce qu’on appelle assez légèrement des poésies complètes. Qui n’a point aujourd’hui ses poésies complètes ? Si petite soit-elle, on veut lier sa moisson. M. Leconte de Lisle, sans avoir eu beaucoup de peine à rassembler ses œuvres complètes, a du moins le mérite d’une certaine hauteur d’inspiration et d’une pensée qui n’a rien de vulgaire, combinée avec un large sentiment de la nature et une réelle puissance de description. Ce que fit autrefois André Chénier avec une grâce lumineuse, M. Leconte de Lisle l’a tenté de nouveau en cherchant à ressaisir l’inspiration antique, en allant, par-delà les siècles, jusque dans la Grèce primitive et même jusque vers l’extrême Orient, la région aux profondeurs mystérieuses. De cet aventureux voyage, il a rapporté ces poèmes d’un intérêt inégal, Hélène, Niobé, le Baghavat. L’imagination de l’auteur se promène vraiment à l’aise dans ce monde de cyclopes, de centaures, de dieux océaniques et d’incarnations indiennes. Je ne crois pas que M. Leconte de Lisle ait réussi particulièrement à découvrir des élémens poétiques dans les Visions de Brahma et dans la Genèse polynésienne. Pour tout dire, le Baghavat, avec ses profusions descriptives et ses interprétations philosophiques, laisse l’esprit flottant dans une somnolence sans émotion et sans rêves. Le talent du poète gagnerait, je pense, à effacer l’Inde de la carte de ses explorations. M. Leconte de Lisle est évidemment plus heureux dans ses tableaux antiques, et ce n’est pas sans un art savant qu’il reproduit les scènes, fabuleuses de la Grèce, tout empreintes de grâce et de beauté.
Il faut en convenir toutefois, ce n’est pas sans péril qu’on revient d’un esprit exclusif à cet ordre d’inspirations où l’érudition archéologique joue souvent un plus grand rôle que l’art lui-même. M. Leconte de Lisle, sous ce rapport, représente assez exactement, dans ce qu’elle a de plus élevé et de moins frivole, une des tendances de la poésie contemporaine : c’est l’archaïsme, qui s’est manifesté sous des formes diverses, et s’est attaché tour à tour à toutes les époques anciennes. Après le moyen âge, que nous avons vu renaître de ses cendres et se relever dans sa reluisante armure, est venu le monde grec, puis le monde romain, et voici même qu’il faut revenir, avec l’auteur des Poèmes antiques, jusqu’à la Grèce primitive pour retrouver la vraie et pure beauté. Avec ces époques merveilleuses, la beauté s’en est allée, et il paraît qu’elle a cessé tout à fait d’exister dans nos âges modernes, simplement livrés à la barbarie.
- Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
- Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
- Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,
- Et nous avons perdu le chemin de Paros.
Le danger n’est point de s’inspirer de l’antiquité, de l’interroger même avec passion, et de lui demander quelques-uns des secrets de la beauté, mais de s’y absorber et de s’y perdre jusqu’à laisser périr en soi le sentiment de l’homme moderne. Alors la poésie n’est plus vraiment qu’une fiction d’initiés, un artifice d’esprit où l’inspiration filtre péniblement à travers une langue tissée d’érudition. Elle cesse d’être cette chose vivante qui s’allume au foyer du cœur et de l’âme, et qui y trouve un aliment toujours nouveau. Cette poésie, toute d’archaïsme et d’artifice, est promptement envahie par une teinte d’uniformité et de froideur qu’il est aisé de remarquer dans les vers de M. Leconte de Lisle. Et qu’arrive-t-il enfin ? C’est que le talent, accoutumé à cette atmosphère factice, concentré dans cette tension artificielle, et tournant toujours dans le même cercle d’idées et d’images, ne se développe ni ne s’agrandit : il reste immobile. Après Thyoné et Hélène, il chante la Mort de Penthée, et les Plaintes du Cyclope après Khiron. Ainsi fait M. Leconte de Lisle. Ses derniers vers ressemblent aux premiers, et ne révèlent aucun progrès sensible. Le thème n’a point changé, les procédés et les couleurs sont les mêmes, et c’est sans doute moins la faute de l’auteur que de l’ordre d’idées auquel il s’est voué. Qu’est-ce donc là où un certain souffle d’inspiration ne soutient pas le poète, et où l’art se réduit à n’être qu’un assemblage de mots familiers, exhumés et enluminés pour faire honneur à la vérité locale ?
Le tout n’est pas pourtant d’échapper au despotisme fascinateur de l’esprit antique et des fictions de la Grèce païenne pour réaliser l’idéal de la poésie nouvelle. S’il ne fallait que cela et s’il suffisait encore de chercher la beauté dans d’étranges choses, M. Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, serait, à n’en pas douter, un des précurseurs des nouvelles générations poétiques, car M. Charles Baudelaire est vraiment un poète à part, très moderne par la forme aussi bien que par le genre d’impressions qu’il exprime. Autant les vers de M. Leconte de Lisle sont empreints d’une sorte de placidité stoïque, autant la poésie de M. Baudelaire se déchaîne et s’agite, comme dans une crise nerveuse perpétuellement intense. Les nerfs en effet ont visiblement une aussi grande part que l’imagination dans ces fragmens étranges qui forment tout un poème plein de crudité. Il faut que les systèmes et les procédés littéraires arrivent à leurs plus extrêmes limites pour qu’on puisse apercevoir distinctement ce qu’ils ont de dangereux ou de puéril, ce qui se cache dans les théories à l’apparence superbe. Les Fleurs du Mal sont vraisemblablement le dernier mot d’une double tendance de la poésie moderne, le matérialisme de l’art combiné avec l’analyse subtile et violente des désirs, des tourmens, de toutes les agitations malsaines de l’être intérieur. On pourra broder des variations sur le même thème, il sera difficile d’aller plus loin.
Et ne croyez pas au surplus que l’auteur des Fleurs du Mal soit un talent inhabile. Si ce qu’il appelle lui-même « son grand amour de l’art » n’est le plus souvent que le fanatisme de la forme plastique, de l’expression crue et de l’image inexorable, il a du moins la science et tous les raffinemens de ce matérialisme poétique dont il représente exactement la métamorphose la plus récente. M. Charles Baudelaire s’est fait une langue singulièrement libre et hardie, ou plutôt il s’est approprié avec une verve dangereuse cette langue de l’école, qui a l’ambition d’être tout à la fois une peinture et une sculpture, et de rendre sensible même ce qui est immatériel et impalpable. On dirait seulement que, maître de la forme, ouvrier expert dans l’art de tailler curieusement des phrases et d’enrouler des épithètes comme des festons bizarres, il s’est trouvé tout à coup embarrassé et s’est demandé quelle idée il allait envelopper de ce luxe de sonorités et de ciselures. « Je veux vous chanter un chant nouveau, » dit le poète allemand. M. Baudelaire, à son tour, a voulu chanter à tout prix une chanson nouvelle, et quelle chanson ! L’hallucination sinistre, la légion des vices grouillant dans la nature humaine comme un peuple de démons, comme un million d’helminthes, la haine inextinguible et semblable au tonneau des pâles Danaïdes, l’ennui qui rêve d’échafauds en fumant son houka, et qui dans un bâillement avalerait le monde, la femme racontant le dur métier de la beauté, l’égoïsme s’infiltrant partout, l’amour faisant des bulles avec la cervelle de l’humanité et les soufflant dans l’air, ce sont là les motifs habituels des Fleurs du Mal. Vous avez la note fondamentale ; elle n’est point faite pour rehausser ou réjouir le cœur. Un poète de la même école, qui est passé presque au rang d’ancêtre dont on recueille les œuvres complètes, — tant il est facile aujourd’hui de devenir un ancêtre ! — M. Théodore de Banville, a certes, lui aussi, le culte de l’art matérialiste :
- O poète, il le faut, honorons la matière !
Ainsi dit-il pieusement à l’auteur des Fleurs du Mal lui-même. Du moins, en honorant la matière, M. Théodore de Banville la montre dans sa grâce extérieure et dans ses sourires. C’est un amant de la beauté visible et de la lumière, dont la fantaisie païenne ne va pas se promener dans les régions hideuses, et même quand par hasard il rencontre au passage une inspiration simple et juste, il lui donne un tour gracieux comme dans les souvenirs familiers de la Font-Georges. M. Charles Baudelaire, le frère puîné de M. Th. de Banville dans le matérialisme poétique, est un réaliste de l’espèce sombre. Il s’est pris d’un étrange amour d’artiste pour toutes les choses malsaines de l’humanité, et il les fait resplendir dans ses vers comme les écailles reluisantes d’un serpent monstrueux. Son opinion sur l’homme est médiocre :
- Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie
- N’ont pas encor brodé de leurs plaisans dessins
- Le canevas banal de nos piteux destins,
- C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.
C’est Henri Heine qui dit dans un de ses Nocturnes : « Oh ! que je puisse avoir le spectacle de grands vices, de crimes sanglans et immenses ! » Mais le railleur allemand, qui a des familiarités avec les nixes et les kobolds tout comme M. Baudelaire avec les helminthes, et qui invoque le spectacle des perversités imprévues pour rassasier un moment son ennui, l’impitoyable railleur se moque ici et toujours. Il se moque de tout, des grands vices aussi bien que de la « vertu qui a bien dîné, » des nuages qu’il supplie de l’emporter dans leur course aérienne et de la ville qui l’enveloppe de ses corruptions, de ce monde et de l’autre, de tous les dieux et de lui-même. Son désir farouche s’évapore en étincelante ironie. M. Charles Baudelaire effeuille les fleurs du mal dans son herbier, et se livre à l’anatomie des laideurs humaines avec un sérieux inquiétant, il a commencé peut-être, comme on commence quelquefois, par une fantaisie de paradoxe, croyant aller à la découverte de la nouveauté ; son imagination a fini par se faire une habitude de cette impiété monotone, qui apparaîtrait dans sa vulgarité, si elle n’était enveloppée d’un vers énergique et coloré. « Je recherche le vide et le froid et le nu : » c’est là le dernier mot de sa poétique tel qu’il l’exprimait naguère dans une boutade lugubre. Je sais bien que dans un certain monde ce mépris des choses humaines s’appelle le sentiment moderne, l’amour de l’idéal, l’inquiétude ardente de l’esprit cherchant l’énigme de la vie : étrange façon, vous en conviendrez, de faire germer l’idéal, cette fleur de l’âme humaine, dans l’atmosphère de la corruption universelle !
L’idéal de M. Baudelaire est d’une nature équivoque comme sa poésie, où la préoccupation de l’effet violent et de la couleur crue domine plus que la pensée. Ce qui obsède visiblement l’auteur des Fleurs du Mal, c’est l’amour de tout ce qui est artificiel et scabreux, le goût du rêve et du cauchemar, cette passion de bizarrerie qui lui faisait dire récemment qu’il voudrait n’écrire que pour les morts, — ce qui dispenserait à la rigueurs les vivans de le lire. M. Charles Baudelaire aura eu plus d’une fois, je le crains, la visite nocturne de quelqu’une de ces Euménides, ou gracieuses déesses, dont il parle dans un livre d’hier sur les Paradis artificiels, où l’on voit décrits tous les effets de l’opium et du haschich, — et cette Notre-Dame des ténèbres l’aura touché de sa main pesante en lui révélant « les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables. » Le poète des Fleurs du Mal, l’auteur de ce singulier livre des Paradis artificiels ou Opium et Haschich, ne parle pas toujours sérieusement peut-être ; je veux dire qu’il se fait un rôle de l’excentricité : il revient du moins à un sentiment plus juste des conditions réelles de ce monde quand il montre lui-même ce qu’il y a d’immoral et de corrupteur dans ces surexcitations factices par lesquelles l’homme croit dérober le bonheur ou le génie là où tout au contraire est l’œuvre d’une âme saine, d’une volonté droite et d’une inspiration naturelle fécondée par le travail. Rien n’est plus vrai ; ni la poésie ni le bonheur ne sont une magie noire ou une hallucination fiévreuse des sens, et l’auteur de ces pages sur le haschich pourrait sans se déranger donner plus d’un conseil utile au poète des Fleurs du Mal.
La poésie ! Elle est tout simplement dans la vérité, dans l’expression fidèle de l’âme humaine et de tous ses mouvemens. La poésie contemporaine n’a eu dans ses commencemens un si merveilleux essor que parce qu’elle s’est rapprochée de la vérité et de la nature. C’est ce qui lui donna le charme tout-puissant de la vie et de l’originalité. En dehors de cette source, où se rajeunit perpétuellement l’imagination créatrice, il n’y a que l’originalité artificielle, obtenue par la bizarrerie violente, ou la répétition, l’imitation qui gagne, qui s’étend et se subdivise en imperceptibles nuances. Vous aurez les Fleurs du Mal ou ce pâle essaim de volumes qui disparaissent sans bruit dans un monde affairé. Ils n’ont pour eux qu’une chose, ces petits volumes dont l’existence est à peine soupçonnée le plus souvent ; ils expriment le besoin intime et permanent de poésie qui agite les âmes même quand l’inspiration générale d’un temps décline et se disperse comme les rayons brisés d’un faisceau lumineux. Ils représentent des rêves, des illusions et une bonne volonté qui ont du moins le mérite de n’avoir point l’intérêt pour mobile. Cette petite poésie ressemble toujours à une sorte de devoir de jeunesse. Malheureusement c’est tout, et en feuilletant les pages des Ombres de Poésie de M. Forneret, des Sillons et Débris de M. du Pontavice de Heussey, des Brumes et Soleils de M. Charles Varin, et bien d’autres encore, que de fois saisirez-vous au passage des thèmes, des images et des airs connus !
Un phénomène qu’il serait peut-être curieux de suivre dans cet ordre de compositions, ce serait le travail successif des influences poétiques prédominantes depuis près d’un demi-siècle. Chaque inspiration a eu son jour et s’est survécu pour ainsi dire à elle-même dans une multitude d’œuvres nées de son souffle. L’astre des Méditations a longtemps régné, et l’auteur des Feuilles d’Automne a eu toute une école dont les restes vivent encore, à laquelle il a livré quelques-uns de ses procédés sans lui communiquer sa puissance de vibration lyrique. Il y a eu des contrefaçons d’ïambes, et l’intimité familière des Consolations a laissé plus d’une trace. Aujourd’hui, dans ce travail d’influences qui ont fini par se mêler et se confondre, c’est après tout Alfred de Musset qui l’emporte. L’ombre de Rolla ne gagne pas des batailles, mais elle est partout visible. Le poète a disparu dans sa popularité. Lui, l’indiscipliné et le révolté de la ballade à la lune, il passe au rang de modèle classique, d’inspirateur de tous les vers nouveaux. Cette langue passionnée et cavalière qu’il faisait étinceler, chacun s’essaie à la parler. Quand M. Becq de Fouquières se hasarde à écrire ses Drames et Comédies, il fait de son mieux sans doute, et il arrive à quelque chose qui est un Spectacle dam un fauteuil diminué ; sa Comédie de la Mort n’est point sans quelque parenté avec la Coupe et les Lèvres, et ce qu’il appelle les Illusions de l’Amour se rattache de loin à cette autre comédie charmante faite avec des rêves de jeunes filles. M. Auguste Villiers de l’Isle-Adam est un jeune homme de vingt ans qui s’essaie dans ses Premières Poésies ; il serait difficile de lui demander la maturité de l’inspiration, et en attendant il subit la fascination. Il a, lui aussi, son don Juan, dernier-né de tous les dons Juans, et qui ne serait pas vraisemblablement venu au monde, si l’auteur de Namouna n’avait point un jour lancé ses strophes étincelantes. Alfred de Musset est donc le dieu des vers du moment ; ce merveilleux génie hante l’imagination de ceux qui commencent et même de ceux qui n’en sont plus à leur premier essai, comme M. Louis Bouilhet, l’auteur d’un drame plein de tous les souvenirs romantiques et du poème antique de Melœnis, où se révèle cette habileté de facture devenue moins un indice de la supériorité de l’artiste que le signe du triomphe des procédés matériels de l’art. Le jeune Paulus, le héros de Melœnis, avait déjà reçu de l’auteur un air d’élégante audace qui le faisait ressembler étrangement à quelque Mardoche, à quelque don Paëz déguisé en Romain. Ce qu’il y a de plus distinct et de plus vivant, dirai-je, dans les Poésies que M. Louis Bouilhet vient de recueillir en leur donnant cet autre nom de Festons et Astragales, c’est encore l’esprit d’Alfred de Musset, qui erre dans ces pages, mettant l’ironie dans la sensibilité, prodiguant la fantaisie et reprenant ses vertes apostrophes à Mathurin Régnier. L’esprit du maître est partout, hormis, je pense, dans un morceau final, — les Fossiles, — où se dessine quelque vague conception de la destinée humaine d’une nouveauté douteuse. M. Louis Bouilhet ne se fait pas peut-être une idée bien exacte de la nature et des nuances essentielles de l’art. On le croirait du moins à voir ce qu’il dit du statuaire Pradier, qui, malgré son talent, sera difficilement reconnu dans l’élu
- … De cette forte race
- Qui peupla le ciel vide et nous tailla des dieux !
Et cette indécision du sens de l’art n’est-elle point en vérité le propre de ceux chez qui la poésie naît moins par une inspiration spontanée et directe que comme une réminiscence ?
C’est la grande difficulté, je ne l’ignore pas, de secouer le joug de toutes les influences, d’avoir son verre, quand il ne serait pas grand, et de boire dans son verre, suivant le mot d’Alfred de Musset lui-même, le poète le plus imité aujourd’hui et le moins fait pour être imité. Cette originalité qui est la vie de la poésie, elle est peut-être à quelque degré dans un livre récent que l’auteur a eu la fantaisie de baptiser d’un titre singulier : A la Grand’Pinte ! Le verre de M. Auguste de Châtillon n’est pas grand, mais le poète nouveau boit dans son verre, et c’est le charme particulier de ces pages, nées au hasard, au souffle d’une inspiration capricieuse. M. Auguste de Châtillon n’est en effet d’aucune des écoles régnantes, il ne relève ni de Lamartine, ni de l’auteur de la Légende des Siècles, ni d’Alfred de Musset, ni même de Béranger, quoique la plupart de ses morceaux, et les meilleurs, aient des chansons. Son originalité est dans un mélange de bonne humeur gauloise et de fine mélancolie, de fraîcheur et de liberté piquante, de gaieté sans fiel et de philosophie sans amertume. Il ne faut pas trop s’arrêter au titre, un peu bachique. La Grand’Pinte est un cabaret qui existe sans doute quelque part, dans un village autour de Paris, vers Enghien ou Montmorency ; mais elle n’est pas l’asile des épaisses ivresses et des vulgaires refrains. C’est un cabaret propre, reluisant, animé, que ne désavouerait pas un vieux peintre de Hollande, et où l’on ne va pas même jusqu’à déraisonner. Et puis la Grand’ Pinte n’est qu’une étiquette ; elle n’est que la première de cette série de chansons qui se succèdent au courant de l’inspiration et se déploient légèrement : Alain, la Sieste, les Deux Centenaires, le Scieur de pierre, l’Orpheline, Veprée, Oasis. Chacune de ces chansons est un petit tableau d’un trait juste et coloré, où tout est en action, où tout vit et a une physionomie distincte, depuis le charretier Alain, le jeune géant breton aux longs cheveux, aux guêtres de cuir fauve, qui fouette ses douze chevaux sur la route et se sent embarrassé du regard des jeunes filles, jusqu’au scieur de pierre qui fait entendre dans la nuit la cadence mélancolique de son instrument, depuis le tonnelier qui le soir, sous le tilleul séculaire de sa maison, calcule ce que produira la vendange, jusqu’à la jeune fille travaillant et rêvant dans son coin noir :
- Si j’étais la chevrette blanche
- Qui passe une clochette au cou
- Chaque dimanche,
- Lorsque je couds…
- Quel temps superbe !
- Comme j’irais
- Courir dans l’herbe
- Et les forêts !
Ce n’est pas la chanson de Béranger, il y a un sentiment tout autre dans ces pages nouvelles. Béranger a l’esprit fin et industrieux bien plus que poétique ; il a été réellement et il reste le poète du bourgeois d’une certaine époque, du bourgeois épicurien et philosophe, patriote sans doute, mais aussi singulièrement vulgaire dans un certain ordre moral. La poésie de Béranger représente dans sa fleur cet ordre de sentimens et de goûts bourgeois, et elle ne va guère au-delà, si ce n’est quand elle éclate en quelque cri patriotique. Elle ne parle ni au cœur ni à l’imagination ; elle ne révèle point surtout une nature d’artiste qui ne fût jamais celle de Béranger, on peut le voir à chaque page de sa Correspondance, récemment mise au jour. C’est après tout la poésie d’hommes qui ont l’âme satisfaite et réjouie quand ils ont chanté le Dieu des bonnes gens et des vers à Lisette, dernier mot à leurs yeux de la philosophie et de l’amour. Je ne sais ce qui arrivera de cette gloire tant disputée aujourd’hui : elle se lie évidemment à une heure précise du siècle depuis longtemps évanouie. La chanson renaîtra, elle est dans l’esprit français ; elle renaîtra seulement d’une autre inspiration, elle aura une autre couleur. L’auteur de la Grand’ Pinte a, lui aussi, sa chanson, et il y met un vif instinct des choses, une mélancolie légère ; un sentiment très fin d’artiste. Dans ce monde dont le centre est à la butte Montmartre, qui a son lac à Enghien et qui va jusqu’à Mortefontaine, l’imagination de M. de Châtillon va librement, tirant la poésie de tout, de la maison connue assise au bord du chemin aussi bien que du moulin qui bat la rivière, et quelquefois la chanson devient sans effort une élégie familière comme dans ces strophes sur Saint-Gratien ou Coup d’œil à travers une grille :
- Voici la maison, le jardin
- Où les sentiers bordés de thym
- Embaumaient jusqu’à ma pensée !
- Alors que j’allais le matin,
- Suivant et perdant en chemin
- Ma chansonnette commencée.
- Et novembre a tout éclairci,
- Les buissons et les gens d’ici ;
- Plus de feuilles, plus de famille !
- Je vois les murs de ce jardin
- Que les noisetiers en gradin
- Masquaient d’une épaisse charmille.
- Il me semble que la maison
- Me reproche son abandon,
- Surtout l’humble perron de pierre.
- Les portes, les volets fermés,
- Naguère aux chants accoutumés,
- Sont mornes comme un cimetière.
- Voici le gazon vert encor
- Où mes amis sonnaient du cor
- En chœur pendant les soirs d’automne.
- La bise bruit à présent,
- Se plaint comme un agonisant,
- Et la feuille au loin tourbillonne.
- — Allons ! passons notre chemin…
- Adieu, maison ! adieu, jardin !
- — Un bon souvenir est encore
- Ainsi qu’un ami sans pareil,
- Ou comme un rayon de soleil
- Où l’amertume s’évapore !
Mettez à côté quelque gaie chanson, comme la Ronde de l’Oiseaun ou la Grand’Pinte elle-même, et vous aurez, sinon un faisceau de grande et haute poésie, du moins un gracieux bouquet de dernière saison. C’est la finesse et la fraîcheur dans la gaieté ou dans l’émotion simple. Les vers de M. Auguste de Châtillon ont pour eux cet avantage qu’ils sont l’œuvre d’un art délicat, et qu’ils ont quelques reflets de cette originalité devenue si rare dans la poésie légère aussi bien que dans un ordre d’inspirations plus sérieuses.
Il est un mot fait toujours pour porter bonheur à ceux qui le prononceront, c’est ce sursum corda des âmes jeunes qui ne désespèrent pas, qui portent en elles-mêmes la bonne volonté de l’art, l’instinct de ce qu’il y a de plus élevé dans la poésie, et c’est ce mot que redit M. Edmond Py en résumant l’esprit de ses vers dans cette double parole inscrite à la première page d’un livre nouveau : Foi et Patrie. M. Edmond Py est jeune encore, et il n’a point sans doute cette expérience du talent maître de lui-même, toujours habile à choisir et à diriger son inspiration. Ses vers ont cependant un accent généreux qui plaît, qui tient a la nature même des sujets familiers à ce jeune esprit. L’auteur aime d’un amour intelligent et sincère tout ce qui est vrai et juste, tout ce qui peut faire battre le cœur en l’élevant, — la religion maternelle, la patrie, la famille, la beauté dans l’art. L’idée de l’un de ses principaux fragmens n’est pas sans élévation. Dans sa poésie, l’auteur de Foi et Patrie a voulu représenter en quelque sorte l’attitude de l’âme humaine en face de la mort, sous la triple influence de l’impassibilité stoïque, de l’amour du plaisir et du sentiment chrétien : Caton, Cléopâtre et Jésus passent successivement, comme dans une vision, devant le vieil homme que rien ne satisfait d’abord, et qui ne finit par être subjugué qu’au spectacle du juste exalté et purifié par le sacrifice. Concevoir de telles idées, ce n’est pas tout : il faut leur donner la forme de l’art, l’enveloppe poétique, et M. Edmond Py a le mérite de l’avoir tenté, d’avoir trouvé des développemens souvent heureux. Une chose est à remarquer dans ce livre d’une honnête et sincère inspiration, c’est que l’auteur, dans l’ardeur de ses croyances religieuses et dans ses prédilections pour tout ce qui est idéal, n’a point d’humeur chagrine contre son siècle : il ne veut pas voir la fin de la poésie dans l’ère des grandeurs matérielles, et ici M. Edmond Py nous ramène, ce me semble, à ce problème dont je parlais, qui est celui des destinées mêmes de la poésie.
Les tendances du monde contemporain sont-elles donc définitivement mortelles pour l’esprit poétique ? C’est le grand débat sur lequel se fixent tant d’intelligences incertaines ; c’est la question qui s’agite entre la Muse et le poète dans un morceau que l’auteur appelle le Progrès moral et le Progrès matériel, — faute d’avoir trouvé sans doute un titre plus dégagé et moins prosaïque. La Muse découragée est toute prête à s’envoler de ce monde. Pourquoi resterait-elle ? Elle n’aime ni le bruit de la forge, ni les batailles de l’industrie. Elle n’a point de place au festin des prospérités matérielles. Qu’a-t-elle à faire lorsque dans les âmes règne l’unique passion de l’or et de la jouissance, lorsque toutes les volontés n’ont qu’un mobile, et ne s’efforcent à la fois de surprendre tous les secrets de la nature que pour en faire un moyen de richesse ? Les solitudes elles-mêmes ont perdu leur prestige ; le sein des mers a été violé, la cime des monts a été dépouillée, tout a été livré à l’exploitation ardente de l’esprit nouveau. Qu’a donc à faire la Muse dans les aventures présentes de la race humaine ? — Et le poète à son tour cherche à retenir la Muse. Pourquoi s’enfuirait-elle ? Ce siècle est plus tourmenté sans être pire que les autres. Cette gigantesque transformation du monde par le travail est-elle donc sans poésie ? Et les hommes ne sont-ils pas toujours des hommes ayant dans le cœur les mêmes affections, les mêmes désirs et les mêmes douleurs ? L’âme n’a point changé d’essence, et ses luttes, ses agitations sont l’éternel aliment de la poésie. Le drapeau du pays ne flotte-t-il pas toujours sans souillure ? Le berceau ne réjouit-il pas la maison ? Les sources de la foi et du dévouement sont-elles donc taries parce que tous les bras se lèvent pour le travail, parce que la terre, embellie sous nos pas, nous livre des moissons plus abondantes ? — Ainsi se poursuit ce dialogue à travers lequel on entrevoit un des plus délicats et des plus sérieux problèmes du moment, celui même qu’on est toujours tenté d’évoquer quand on feuillette tous les vers nouveaux. La Muse, nous assure l’auteur de Foi et Patrie, consent à rester sur cette terre. Heureux dénoûment de cet ingénieux débat !
La plus éloquente réponse serait sans doute encore quelque belle œuvre apparaissant tout à coup, venant sceller la réconciliation de la poésie et du siècle. Ce serait un blasphème contre le genre humain de dire que cette œuvre n’apparaîtra pas. Vous vous souvenez, — et qui ne se souvient ? — de cette haute et fière parole de Pascal : « l’homme n’est qu’un roseau, mais c’est un roseau pensant… Quand l’univers s’écroulerait sur lui, l’homme est encore plus noble que ce qui le tue parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. » Là est le nœud de ce problème des destinées de la poésie et de bien d’autres problèmes qui troublent l’esprit moderne. Le mal de notre temps n’est pas dans le déploiement de toutes les forces matérielles, dans les luttes engagées partout pour dompter la nature, pour percer les monts, fendre les mers et assujettir la foudre. Ces spectacles, au contraire, ouvrent à l’imagination de nouvelles sphères qu’elle ne connaît pas. Le mal est plutôt en ce que le sentiment moral ne s’accroît pas dans la même proportion et ne reste pas au niveau ou au-dessus du travail matériel. L’homme disparaît dans ce mouvement, qui est l’œuvre de son intelligence et qui échappe à sa direction ; il semble opprimé par quelque puissance inconnue. Dans les aventures de l’humanité, il y a des momens où c’est l’individualité morale qui règne, et il y a des momens où c’est l’univers qui a l’avantage. Rien n’est changé, il est vrai, dans ces rapports si merveilleusement décrits par Pascal. L’univers n’a pas plus la conscience des révolutions qu’on lui impose que de ses magnificences naturelles ; c’est l’homme qui est diminué et qui n’a pas son rôle naturel, parce qu’il sent moins ce qui fait sa noblesse et sa force. Alors surviennent ces époques d’indécision et d’affaissement littéraire qui peuvent très bien coïncider avec la splendeur des œuvres matérielles. Alors commencent ces arrière-saisons dont on peut pour ainsi dire compter les étapes dans des œuvres multipliées où il y a plus de talent que de génie ; mais des arrière-saisons n’ont qu’un temps, même dans les choses de l’esprit et de l’imagination, et c’est là surtout que les crises préparent quelquefois les rajeunissemens.
CH. DE MAZADE.