L’Armoire (Banville)

Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 125-165).

L’ARMOIRE


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AU DOCTEUR GÉRARD PIOGEY


Ce conte est dédié comme le très-faible témoignage d’une reconnaissance infinie par son ami,
Th. de B.

En vérité, plus je la regardais, moins je pouvais détacher mes regards de cette tête charmante, et je ne saurais dire à quel point elle éveillait en moi des idées de calme profond, de volupté douloureuse, de repos mystérieux dans un lieu embelli par les recherches du luxe et de l’élégance. Non-seulement elle avait la beauté, mais elle avait aussi ce charme saisissant et incisif de l’étrangeté qui nous emporte dans des abîmes de rêverie. Autour du front bas et large, puissamment modelé, une chevelure démesurée, d’une finesse arachnéenne, crêpée et courte sur le devant comme dans les figures du XVIIIe siècle, enveloppait ce visage d’une nuée fauve ; les yeux, trop grands, couleur d’or bruni, encadrés par de larges sourcils rigoureusement droits et par une large frange de cils noirs, montraient dans leur pupille enflammée tout un ciel d’étoiles et d’étincelles magiques ; le nez droit, étroit, mais avec des narines ouvertes et baignées de lumière rose, accusait le plus pur type hébraïque, et légèrement inclinait vers l’aquilin sans rien perdre de sa grâce régulière. Les lèvres, coupées à l’autrichienne, d’une finesse inouïe aux extrémités, mais charnues, gonflées, écarlates de sang jeune ; savoureuses comme un fruit vivant, suscitaient dans l’esprit des poëmes de joie et comme une folie d’admiration sensuelle. La petite oreille, à peine entrevue sous le flot touffu de la chevelure, mais digne du plus beau buste grec, les rondeurs du menton coupé par une fossette pleine d’ombre, celles des joues où la pourpre du sang inondait de toute part les blancheurs argentées de la chair, accusaient une jeunesse enfantine et contrastaient de la manière la plus admirable avec le col, droit, large, d’une solidité héroïque, sur lequel posait la tête divine. Certes, s’il eût été possible de regretter quelque chose en face d’une peinture parfaite, on n’aurait pas pardonné au cadre implacable qui coupait brusquement là l’ineffable récit d’une telle enfance, mais cette tête seule était pour le regard une pâture inépuisable ; et d’ailleurs, qui n’eût deviné, en la voyant, le corps virginal de la petite nymphe, dansant sans doute au clair de lune dans les forêts sacrées, au son du luth, sur le gazon semé de pervenches et de violettes ? Comment ce rêve avait-il été fixé sur la toile ? c’est ce que je me demandais avec une véritable anxiété ; on l’eût dit dessiné, non pas avec des couleurs, mais réellement avec de l’imagination et avec de la lumière, car, sur cette toile enchantée, rien n’accusait le travail successif et la grossièreté des moyens matériels, mais il semblait que la pensée avait pu directement se traduire là par sa seule force expansive, et ce que je contemplais était bien, en effet, une impression et une vision. Vandevelle, chatouillé dans son plus cher orgueil, jouissait de mon admiration avec la complaisance d’un propriétaire de tableaux qui voit ses trésors enviés par un passant ; il se réjouissait béatement que la tête d’enfant du maître inconnu fût sa propriété et non pas la mienne, et il n’était pas difficile de deviner qu’il se proposait de savourer plusieurs fois un plaisir analogue en me montrant les richesses entassées dans son cabinet. Mais son attente fut cruellement déçue, car je repoussai énergiquement la première proposition qu’il me fit de passer à l’examen de nouveaux chefs-d’œuvre.

— Non, lui dis-je, les maîtres recueillis dans votre galerie en penseront ce qu’ils voudront ; mais, sans les avoir vues, je déclare d’avance que cette tête est supérieure à leurs œuvres les plus accomplies ; et d’ailleurs, je ne saurais rien leur apporter aujourd’hui qu’une indifférence parfaite. Supposez que je viens de lire le Cantique des cantiques, et que vous venez m’offrir la lecture d’un autre poème, de quelque livre inconnu, pour lequel j’irais sottement échanger cette vision d’ailes frissonnantes, de tours d’ivoire, de roses fleuries, de grands lys au bord des eaux vives, de formes amoureuses, de parfums parmi les meubles de cèdre et les étoffes ornées de broderies !

— Pourtant, ajouta Vandevelle un peu piqué, sans vous parler de mon Rembrandt, de mon Hobbéma et d’une tête bien authentique de Raphaël, n’ai-je pas ici un Murillo que tous les musées de l’Europe ont voulu m’enlever, et qui mettrait bien vite à néant votre tranquillité parfaite ?

— Laissez-moi, répondis-je exaspéré, Murillo n’existe pas !

— À la bonne heure, fit Vandevelle en souriant et en dépouillant tout à fait le visage gourmé de collectionneur de tableaux pour reprendre sa vraie physionomie d’homme d’esprit. Puisqu’il en est ainsi, parlons donc de ma tête d’enfant et d’elle seule ; restons en plein Cantique des cantiques, puisqu’il ne vous reste pas d’yeux et d’oreilles pour autre chose.

— Oh ! m’écriai-je, le peintre avait vingt ans, est-il besoin de le demander ? Voilà de ces éclairs de génie comme on en a dans la première jeunesse, alors que nous portons encore dans nos prunelles le rayonnement des paradis parcourus pendant les existences antérieures. Il était amoureux, il était aimé, le grand cri des poëtes emportait son âme dans les étoiles, l’admiration des maîtres le transportait d’une fureur impatiente. À ce moment-là, pas une larme humaine qu’il ne voulût enchâsser comme une perle dans les ciselures les plus précieuses, pas une rose nouvellement fleurie qui ne lui arrachât des pleurs d’attendrissement ! Hélas ! aujourd’hui, j’en suis sûr, il est ventru, chauve, membre de l’Institut, revenu de toutes les illusions, et il peint des batailles de Malakoff grandes comme un salon de quarante couverts !

— Non, me dit Vandevelle, son histoire est aussi commune que celle-là, aussi peu extraordinaire, et cependant elle mérite d’être racontée, car il n’est jamais sans intérêt de savoir par quels chemins un artiste a passé pour arriver à ces souveraines exaltations ou à ces chutes profondes qui sont au bout des plus belles vies. Ce récit pourrait tenir en trois mots, il ne contient que des incidents vulgaires, mais il montre une fois de plus ce qu’il y a d’infirmité dans les génies incomplets, où la faculté créatrice ne règne pas absolument comme une reine tyrannique !

— Je vois, répondis-je, où vous voulez en venir. La muse est justement la plus jalouse, la plus exclusive, la plus intolérante des maîtresses, elle ne veut pas des cœurs qui ne lui appartiennent pas tout entiers ; n’est-ce pas là ce qui fait sa grandeur ? Le don de concevoir et de traduire le beau est incompatible avec toute passion humaine, car toute chose humaine est imparfaite, et les objets de nos désirs nous attirent par leurs imperfections même ; c’est pourquoi notre âme perd dans ces vains attachements le pouvoir de s’élever jusqu’à la beauté immortelle, qui ne souffre aucun contact avec la chair ! Je suppose que votre artiste aura aimé une femme plus qu’il ne convient aux amants de celle qui est la source de tout rhythme et de toute grâce ! Mais faites-moi vite ce triste récit ; j’ai hâte de savoir comment celui qui s’élevait à l’azur d’un vol si furieux a pu voir fondre si vite la cire de ses pauvres ailes.

— Nul mieux que moi ne peut vous renseigner à ce sujet, mais je désire qu’auparavant vous ayez vu les autres ouvrages du même peintre.

— Ah ! dis-je avec étonnement, il existe des tableaux de lui ! Mais alors il est impossible qu’il ne soit pas célèbre !

— Il existe de lui trois tableaux, qui sont tous les trois réunis à Versailles dans la collection de M. Silveira, un de mes bons amis et de plus mon rival le plus acharné, comme vous le savez peut-être. Ce n’est pas ma faute s’il les possède, mais il n’a voulu entendre à aucun arrangement ! La tête que vous avez tant et si justement admirée n’est qu’une étude faite pour le premier de ces tableaux.

Comme Vandevelle l’avait bien pensé, je me sentis un violent désir de voir sans aucun retard la galerie de M. Silveira. Mon ami, cédant à mes sollicitations, consentit sans peine à m’accompagner sur-le-champ ; mais, comme il avait en même temps à s’acquitter à Versailles d’un devoir pressant, il fut convenu que je l’assisterais tout d’abord dans sa première visite. Il s’agissait précisément d’aller porter quelques secours à un autre artiste tombé dans la plus affreuse misère ; et malgré toute la complaisance qu’il voulait mettre à satisfaire ma curiosité, Vandevelle exigea que l’accomplissement de cette bonne œuvre passât avant toute chose, car il craignait d’arriver trop tard, comme on a coutume de faire quand on va secourir un artiste qui meurt de faim.

Oserai-je dire qu’en entrant dans la triste maison de la rue de Marly où demeurait le protégé de Vandevelle, je sentais presque un sentiment de haine contre le pauvre misérable à qui nous portions peut-être son dernier morceau de pain, tant j’étais avide du spectacle promis, et tant je m’irritais contre tout retard qui me séparait de ce plaisir souhaité avec une impatience folle. Par bonheur, ce mauvais sentiment ne dura pas, car au moment même où, après avoir traversé une allée noire et fétide, nous montions l’escalier de pierre en nous appuyant à la corde graisseuse qui servait de rampe, un pressentiment impérieux m’avertit que l’homme chez lequel nous montions était précisément le peintre de la tête ineffable possédée par Vandevelle. Je compris tout à coup que mon ami avait mis une puérile vanité de conteur à ménager ses effets dans un certain ordre, et qu’il avait voulu me montrer l’artiste avant les tableaux, afin de pouvoir me dire en terminant : « Eh bien ! l’auriez-vous cru, cet artiste inspiré, ce grand créateur est précisément le pauvre homme que vous avez vu dans un état si digne de pitié. » En un mot, Vandevelle avait résolu de m’étonner, oubliant en cela mon aversion décidée pour les surprises, que je hais de toute mon admiration pour les chefs-d’œuvre des maîtres, où ces moyens misérables sont toujours dédaignés. Vandevelle frappa à une porte isolée dans un long corridor poudreux, et l’homme lui-même, un grand spectre usé par je ne sais quels excès, enseveli dans une longue redingote brune en lambeaux, vint nous ouvrir avec tous les signes d’un grand embarras et d’une terreur enfantine.

— Ah ! monsieur, c’est vous, monsieur… donnez-vous donc la peine…

Il balbutiait ces paroles d’une voix hésitante, marchant au hasard et comme un homme égaré dans le grand taudis encombré d’objets grossiers de ménage, de plats où se voyaient des restes de nourriture, et surtout d’étoffes flétries, d’oripeaux crasseux à apparence théâtrale, et de toutes sortes d’objets à l’usage d’une femme, têtes de poupées, carcasses de chapeaux, aciers de jupes, bottines déchirées et poudreuses. Son œil bleu était tout à fait mort et atone, et il cherchait ses mots avec un effort inouï. Enfin arrivé à ceux-là : donnez-vous donc la peine… il renonça à une lutte évidemment trop pénible, et, prenant tout à coup son parti, il s’élança avec une agilité de clown vers un des coins de la grande chambre.

Ce coin seul pouvait donner à penser que l’habitant de ce bouge était un artiste. Un beau panneau de vieux chêne à moulures antiques, très-étroit et très-haut, était posé en encoignure de façon à supprimer l’angle de la chambre, et formait ainsi une armoire, sur laquelle je vis un buste de femme en marbre blanc, rappelant par son élégance riche et poétique les meilleures sculptures de Coysevox. La demi-obscurité de la chambre, où le jour pénétrait par une seule fenêtre étroite et très-haute, à petits carreaux de couleur verte, ne me permettait pas de distinguer sur ce buste les traits du visage, mais d’ailleurs je n’avais besoin d’aucun examen pour être certain que cette tête sculptée et la tête peinte du cabinet de Vandevelle représentaient une seule et même personne.

Notre hôte ouvrit l’armoire, saisit un flacon curieusement gravé, à moitié plein d’eau-de-vie, et prenant en même temps un verre à pied placé à côté du flacon, il versa un verre d’eau-de-vie et l’avala d’un trait. Aussitôt, il referma l’armoire, dans laquelle il n’y avait pas autre chose que ce flacon et ce verre, et nous le vîmes se redresser, son œil était brillant, son geste hardi. Il revint vers nous d’un pas ferme, et, cette fois, presque avec les façons d’un homme du monde.

— … De vous asseoir, dit-il, achevant sa phrase commencée, et il approcha des siéges, non sans une certaine grâce sénile, et en même temps avec une assurance que je n’avais pas soupçonnée en lui, tant elle contrastait vivement avec sa première attitude d’enfant troublé et pris en faute.

— Ah ! monsieur Vandevelle, continua-t-il, que c’est aimable à vous d’être venu visiter si loin un pauvre solitaire ! Dans une misère pareille à celle qui m’accable, on conserve si peu d’amis ! mais ils nous deviennent alors doublement précieux. Madame Margueritte, ma pauvre Aglaé, sera bien… sera bien… sera bien…

Encore une fois, M. Margueritte s’arrêta éperdu, affolé, cherchant en vain le mot qui le fuyait. Évidemment le petit discours qu’il venait de prononcer avait épuisé toutes ses forces. Sa prunelle était devenue morne, sans couleur : il s’affaissait sur lui-même et tendait les mains comme un enfant qui redoute une correction. Il regarda autour de lui et fit un effort désespéré pour trouver encore un mot, une parole, pour se souvenir, mais il fit en vain appel à sa mémoire. Alors il retourna à l’armoire, but coup sur coup deux verres d’eau-de-vie et, comme la première fois, parut subitement ranimé.

— … Fâchée de ne pas s’être trouvée ici, dit-il en s’inclinant, dès qu’il put revenir vers nous, car l’eau-de-vie lui rendait le fil de sa pensée ! Elle sait, monsieur, ajouta-t-il, que vous êtes notre sauveur. Obliger n’est rien, mais obliger d’une manière si délicate ! Ma mère aussi, croyez-le bien, la pauvre vieille madame Margueritte, sera certainement désolée… désolée… désolée… (Il alla à l’armoire et but encore) de n’avoir pu vous offrir ses respects. Elles sont toutes les deux en voyage pour une petite affaire de succession. Un parent éloigné qui nous laisse un souvenir ; mais presque rien. Oh ! leur absence ne sera pas longue ! Je les attends… je les attends… je les attends…

Et notre homme était déjà loin, et de nouveau je voyais briller dans l’armoire sinistrement vide le flacon d’eau-de-vie et le verre.

C’était quelque chose de poignant au delà de toute mesure que cette conversation banale échangée entre mon ami et M. Margueritte, conversation coupée à chaque instant par les allées et venues de ce malheureux, qui d’une façon automatique, avec la régularité d’une marionnette d’horloge, allait chercher à la fatale armoire une énergie factice de quelques secondes. Un chevalet était près de moi, supportant une toile couverte de barbouillages confus et insensés ; en y jetant les yeux, je fus bien vite convaincu décidément que nous avions affaire à la plus navrante des folies ; mais qu’y avait-il besoin de cette preuve ? Vandevelle, profitant d’un moment de lucidité donné à Margueritte par l’alcool, m’avait présenté comme un amateur d’art qui serait heureux d’acheter un tableau. Le fou me parla de peinture, quelquefois avec une véritable éloquence, mais bientôt je sus quelle était sa préoccupation constante, car à propos des choses les plus divergentes, et sans aucune transition, il faisait sans cesse allusion à une femme que son interlocuteur était censé connaître, à sa femme sans doute, sans doute à la femme représentée par le buste de l’armoire et par le tableau de Vandevelle ! Alors c’étaient les paroles de Roméo dans cette bouche édentée, sur ces lèvres blanches et pendantes où il n’y avait plus rien de la vie. De rares cheveux blonds complétement desséchés et coupés çà et là par un gros cheveu blanc comme la neige, se dressaient épars et confus sur le crâne aux tons d’ivoire ; Margueritte avait perdu presque entièrement les sourcils et les cils, ses paupières tombaient tout à fait sur ses yeux, et son nez gonflé, toute sa face noyée dans une bouffissure pâle et malsaine, accusait les ravages simultanés de l’ivrognerie et de la démence. Et pourtant, quelle poésie encore, lorsqu’il parlait de son amour ! En l’écoutant on rêvait de ces princesses des contes, accueillies dans un palais enchanté où quelque génie épris d’une mortelle emprisonne sa bien-aimée dans un paradis de délices. On le devinait, il aurait voulu, comme ces magiciens, mêler pour l’adorée les merveilles de l’art, les ciselures, les métaux, les étoffes, les parfums aux magnificences de la nature domptée, éternellement fleurie, offrant pour en faire un décor ses oiseaux, ses blanches étoiles, ses forêts de roses sous les rayons de lune. Et elle, sa divinité, à travers les discours du pauvre fou, elle apparaissait aussi comme ces reines de l’Ode aux éclatantes chevelures, aux colliers de perles, qui marchent sur les tapis d’or et sur le cœur des poëtes, les Béatrix, les Cassandre, les Elvire qui pour toute l’éternité se détachent sur un fond d’immuable azur.

Ainsi perdu dans une adoration extasiée, n’écoutant nos paroles que pour les rapporter à son idée fixe, il se berçait lui-même dans son rêve ; mais à chaque instant, à toutes les minutes, redevenu automate et marionnette, il allait à l’armoire, et, maintenant sans interrompre ses divagations, car il s’était enfin familiarisé avec nous, régulièrement, froidement, mécaniquement, sans repos, sans trêve, il avalait le breuvage brûlant, et chaque fois il refermait l’armoire et il revenait vers nous ressuscité pour une minute, comme s’il eût bu en effet la flamme même de la vie. En bas de l’armoire, posée sur le parquet, il y avait une dame-jeanne noire et luisante que je n’avais pas vue d’abord ; quand le flacon d’eau-de-vie était vide, Margueritte le remplissait avec la dame-jeanne, regardant sournoisement à droite et à gauche, comme pour s’assurer qu’il n’était pas épié, car il s’imaginait dans sa folie que nous ne pouvions rien saisir de tout ce manége. Mais comme il allait remplir le flacon pour la seconde fois, il leva et agita en vain l’énorme bouteille, elle était parfaitement vide, pas une goutte de liquide ne tomba de son goulot desséché. Alors le visage de Margueritte prit l’expression d’une stupéfaction désespérée ; il eut le regard fixe, comme ces naufragés perdu sur un frêle radeau, qui interrogent l’immensité des mers, les profondeurs de l’eau et du ciel, et se demandent avec épouvante si le salut pourra sortir pour eux de ces vastes abîmes. Vanvedelle s’approcha de lui et lui glissa quelque chose dans la main ; aussitôt sans le remercier, sans le regarder, Margueritte cacha la dame-jeanne sous sa longue redingote brune et sortit précipitamment avec la légèreté d’un fantôme, sans refermer la porte de sa chambre. Nous avions eu à peine le temps d’échanger quelques mots, Vanvedelle et moi, que déjà le fou était de retour, planté devant l’armoire, et que soulevant comme une plume la bouteille aux larges flancs, il remplissait le flacon avec une rare dextérité et sans répandre une seule goutte d’eau-de-vie. Il avait remis la dame-jeanne à sa place, il avait rempli son verre, et déjà il le portait à ses lèvres, quand ses yeux rencontrèrent directement les miens. Alors son bras s’abaissa et je le vis humble et troublé comme lorsqu’il était venu nous ouvrir sa porte à notre arrivée. Il se mit à balbutier, puis il chercha à la hâte sur un meuble encombré d’objets en désordre un verre qu’il lava avec soin et qu’il se mit à essuyer à tour de bras avec un chiffon tout déchiré, mais fort propre. Il sembla faire un très-pénible effort en versant un peu d’eau-de-vie dans ce verre, qu’il me présenta ensuite avec un empressement presque suppliant, comme s’il eût eu quelque chose à se faire pardonner.

— Monsieur, me dit-il, si j’osais me permettre… Monsieur (son geste devenait de plus en plus humble), celle-là est très-bonne… je vous assure, elle n’est vraiment pas mauvaise… pas du tout mauvaise…

Vanvedelle me faisait signe d’accepter, je pris le verre, et dès que je l’eus porté à mes lèvres, il me fut impossible de retenir une grimace significative. Jamais plus effroyable breuvage n’avait brûlé un palais humain, et ce fut pour moi un problème insoluble de me figurer où la police laissait fabriquer le poison innommé qui faisait vivre le pauvre Margueritte. Quant à lui, il était déjà à l’armoire, et il lappait son verre d’eau-de-vie avec une joie extatique, comme si cet odieux mélange eût été la pure ambroisie du ciel.

Sans lui donner le temps de revenir vers nous, Vandevelle, qui semblait exercer une sorte d’autorité sur Margueritte, alla à lui et lui posa sa main sur le bras pour le forcer à écouter.

— Eh bien, M. Margueritte, lui dit-il d’une voix ferme, est-ce que vous ne voulez plus faire de peinture ? Vous savez que vous m’avez promis un tableau, et voilà mon ami M. X… qui serait aussi très-heureux de vous en acheter un.

— Ah ! oui, fit Margueritte s’animant, un tableau, certainement, je veux faire un tableau, mais voyez-vous, c’est si difficile ! On le porte dans sa pensée… les ombres se dissipent… il est là devant vos yeux… et puis vous prenez les pinceaux, ça n’est plus ça… (Il alla à l’armoire et but.) Et puis, voyez-vous…, vous les adorez… elles vous trompent ! Un tableau, c’est un effort… un effort… d’amour. Nous n’avons pas… les mots, comme un poëte. Il faut trouver sur la palette… des tons… qui arrachent les larmes… qui exaltent, comme un cri de guerre ! (Il alla à l’armoire et but deux verres.) Trompé, ce n’est rien, c’est-à-dire… ah ! c’est horrible, mais ce n’est rien. L’enfer… c’est quand elle n’est pas là… alors le tableau… la pensée… vous déborde… vous tue à force d’amour !…

Il était retourné à l’armoire, et il vit mes yeux fixés sur les siens avec une expression de douloureuse pitié. Aussitôt il baissa la tête sans me quitter du regard, il se mit à agiter sa main, cherchant machinalement le verre dans lequel il m’avait une première fois offert de l’eau-de-vie.

— Monsieur, balbutiait-il, si j’osais vous offrir… vraiment elle est bonne… pas du tout mauvaise… on me la donne de confiance… pas du tout mauvaise… et s’adressant à Vandevelle : N’est-ce pas qu’elle est jolie… comme les anges ! C’est ce rose de sa lèvre qui vous… qui vous persuade… en voyant ce rose… Monsieur, on comprend bien… qu’elle a raison… qu’elle est bonne… vraiment, fit-il en me tendant le verre, pas mauvaise… je vous assure… pas du tout mauvaise !

Vandevelle m’avait fait un signe ; nous sortîmes sans dire adieu au pauvre fou, pour ne pas l’arracher à son rêve. Quand nous nous trouvâmes dans la rue, mon ami, très-curieux de savoir quelle impression j’en avais ressentie, se mit à me parler du singulier spectacle auquel nous venions d’assister, mais il m’était impossible de rien écouter patiemment ou plutôt de rien comprendre. Toujours j’avais devant les yeux ce spectre allant de la cheminée à l’armoire, buvant, revenant, avec la régularité automatique des personnages de bois que mettaient en mouvement les anciennes horloges d’Allemagne. Je marchais, poursuivi par ce cauchemar, qui ne me semblait plus avoir jamais eu rien de réel, mais qui avait pris possession de moi avec une tyrannie étrange ; si bien que je le regardais encore, lorsque nous arrivâmes chez M. Silveira.

Le célèbre collectionneur était absent, mais les honneurs de sa galerie nous furent faits par son fils, charmant jeune homme de vingt ans qui semble avoir dérobé une beauté presque surhumaine aux chefs-d’œuvre parmi lesquels il a été élevé et qui deviendra certainement un peintre, car il a su se nourrir de la moelle des lions, et vivre en communion de tous les instants avec Rembrandt, Léonard de Vinci et Rubens lui-même, sans laisser altérer jamais par la lèpre de l’imitation son originalité native. Rodrigue Silveira comprit tout de suite et à demi-mot que je désirais voir uniquement les trois tableaux annoncés par Vandevelle, et ces trois tableaux, Hélène, Dorimène, la Fille d’Hérodiade, il me les laissa examiner comme je le voulus et autant que je le voulus, admirable condescendance de la part d’un homme qui avait le droit de me faire subir tant de notices ! Inutile de dire que du premier coup d’œil j’avais reconnu dans les trois tableaux la tête si ardemment admirée chez Vandevelle, l’adorable tête d’enfant, mais trois fois embellie, transfigurée par la passion intérieure, et portant avec une joie sérieuse la fulgurante immortalité du chef-d’œuvre qui vivra autant que la race des hommes.

Hélène ! Hélène ! la Vénus terrestre sans cesse rajeunie dans un flot d’éternité ! la fiancée inviolée de toutes les nobles âmes, l’amante de Faustus bien avant cette vulgaire Gretchen qui ne sut que mourir ! Hélène, la vivante divinité attendue par ce grand Ange de la Renaissance, qu’Albert Durer condamne, elle absente, aux affres du découragement et au supplice de l’immobilité farouche ! Hélène ! Hélène ! elle vivait là, sur cette toile éclairée par la lumière du génie, mais jeune, mais vierge, échevelée, sauvage, enfant comme Juliette, telle que le géant Amour la regardait lui-même avec épouvante, lorsqu’elle allait fuir le palais de son père avec Thésée, le tueur de brigands, fière d’appuyer sa tête sur la large poitrine du héros et de baiser ses mains sanglantes. Attentive à chaque bruit, craignant d’être surprise, mais décidée à fuir, le front baigné dans le matin rose, elle dit à sa maison un dédaigneux adieu, et rassemble à la hâte des bijoux barbares. Certes, ce n’est pas là une figure grecque, copiée sur les bas-reliefs du Parthénon, et cependant c’est Hélène, et non une autre, car, quelle autre que celle-ci, éclatante comme le soleil et terrible comme une armée rangée en bataille, appelle d’une lèvre avide, attend comme une chose due, aspire d’une haleine embaumée de myrrhe les adorations de toutes les générations d’hommes ? Oh ! sa lèvre qui est pareille à un ruban d’écarlate ! sa tête couronnée d’un or très-pur ! quand nos lois, nos histoires, quand les vains monuments de notre poésie s’en seront allés à l’oubli et à la poussière, quand notre civilisation aura fait place à d’autres, des savants encore, dans des villes dont nul aujourd’hui ne peut deviner le nom, cacheront leur tête dans leurs mains brûlantes, dévorés d’amour pour la gloire impérissable d’Hélène ! Et cette amante de tous les siècles, cette reine que rien ne détrône, brillante de jeunesse, entourée de fleuves de sang, je la voyais sous mes yeux, vivante, évoquée par la toute-puissance d’un magicien qui, d’un vol effréné, a plongé dans le gouffre du temps pour en rapporter cette proie adorable ! Je la voyais, et près d’elle, également jeunes, belles et féroces, Dorimène et la fille d’Hérodiade. Dorimène la plus cruelle des créatures impitoyables enfantées par le doux Molière ; Dorimène, vêtue de satin fleuri, de pourpre et de métaux, étalant ses perles, ses dentelles, ses rubans d’or, portant sa tête comme une fleur, et laissant tomber ces paroles, dont l’écho ne s’arrêtera plus jamais tant que durera l’épouvantable représentation de la comédie humaine. « Adieu ; il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous envoierai les marchands. » Mais celle-ci, la plus chérie de toutes, celle dont le grand Heine fut le dernier amoureux, suivant sa chasse par les nuits d’étoiles, et, le jour, s’asseyant sur la pierre de son tombeau ; celle-ci, la fille d’Hérodiade, que pare la grâce ingénue du meurtre, vivante figure de l’Asie sanglante et voluptueuse, noyée dans les parfums, celle-ci n’est-elle pas vêtue d’étoffes plus riches que ses deux compagnes, n’a-t-elle pas des yeux plus fauves et des cils plus soyeux, ne porte-t-elle pas au cou des perles plus rares ? Celle-ci, le génie du peintre l’a créée tout entière, car l’évangile de saint Marc ne contient pas à propos d’elle un seul mot de description. « Car la fille d’Hérodiade y étant entrée et ayant dansé devant Hérode… » Et c’est tout. Ainsi le peintre l’a devinée, l’a faite de rien ? Oh ! non, je me trompe, déjà elle vivait dans toutes les âmes avec tous les enchantements de la forme divine, et pour cela, pour être vue plus brillante que l’Orient, plus jeune que l’Aurore, plus femme que ne fut Ève dans le jardin des parfums, il lui a suffi d’avoir tenu dans ses mains une tête coupée, car il est si vrai que nous ne pouvons rien aimer, sinon les petites mains teintes de notre sang ! Mais cet amour de parure, de musique, de danse effrénée, cette joie sereine et tranquille du meurtre accompli, comme il les avait compris à travers le poëme non écrit, l’artiste qui avait tiré ces trois femmes de son cœur déchiré ! Quel harem fait pour y rêver mille ans, la muraille où sourient ces trois femmes qui sont la même, avec leur nuage de cheveux crêpés sur le front, leur lèvre écarlate et leur prunelle d’or pleine d’étincelles ! Jamais, dans le plus complet délire causé par l’ivresse du vin, je n’ai aussi absolument oublié des circonstances insignifiantes de ma vie que je n’oubliai ce jour-là tout ce qui a pu se passer depuis le moment où je contemplai, fou d’amour, éperdu de douleur, ces trois tableaux dans la galerie de M. Silveira. Comment j’en sortis, comment je quittait mon ami, comment je revins à Paris, c’est ce qu’il me serait impossible de dire, quand même on me donnerait trois éternités pour me le rappeler ; car les heures passées devant ces figures suaves ne m’apparaissent plus que comme une sensation poignante, mortelle, infinie, dans laquelle l’idée de temps et de durée n’entre pour rien. Il me serait même bien difficile de déterminer le temps qui s’écoula entre ce moment unique dans ma vie et celui où Vanvedelle, m’ayant un jour mandé par une lettre pressante, me raconta enfin, tout en déjeunant, l’histoire du pauvre Margueritte, que je revoyais toujours ouvrant d’un geste effaré, pour y puiser la mort, la sinistre armoire, la porte de chêne sculpté que surmonte un buste de femme dans la manière de Coysevox, la porte de la sinistre armoire.

— Margueritte, me dit-il, avait dix-huit ans à l’époque où je le vis pour la première fois, c’est-à-dire en 1838. À ce moment-là, vous aurez peine à le croire, il était beau comme un prince de contes de fées. Je le vois encore, svelte, imberbe, blanc et rose comme une femme avec une forêt de cheveux châtains. Quoique peu parleur, nous le trouvions extrêmement spirituel, d’un esprit fait surtout de divination, car il nous étonnait tout à coup par des aperçus nouveaux et infinis sur des choses abstraites, qu’il n’avait pas étudiées et dont il ne devait avoir aucune notion. En ce qui concerne le côté pittoresque, son ingéniosité était plus inouïe encore et vous n’auriez pas trouvé un autre homme comme lui pour vous décrire pierre par pierre, après avoir bu quelques verres de punch, Babylone ou Palmyre, ou toute autre cité détruite depuis des milliers d’années. En temps ordinaire, et non animé par la conversation, il se montrait ignorant comme un danseur, et indifférent sur les affaires du temps au point de ne pas connaître le nom d’un seul des souverains de l’Europe. Mais le caractère distinctif de sa personnalité était surtout une paresse à toute épreuve et poussée jusqu’au paradoxe. Pauvre comme Job, il ne se serait pas baissé pour ramasser un billet de mille francs, et il n’aurait pas fait cinquante lieues en chemin de fer pour aller chercher une fortune. Il était peintre, ou passait pour un peintre, uniquement parce qu’il avait adopté le mot de « peintre » comme représentatif de la profession qu’il était censé exercer, car il ne peignait et même ne faisait absolument rien sur la terre, où il aurait semblé jouer un rôle tout à fait analogue à celui du lys de l’Écriture, si le délabrement excessif de sa toilette n’eût repoussé toute comparaison entre lui et la fleur plus splendidement vêtue que le roi Salomon. Il habitait, rue de Tournon, une grande chambre donnant sur des jardins ; mais on aurait vainement cherché dans ce galetas une chaise ou un chevalet ou une carafe. Un matelas posé à même sur le carreau, et sur lequel une couverture en lambeaux et des draps sales formaient un hideux fouillis, plus une masse de bouquins et quelques gravures souillées et déchirées, le tout épars sur le carreau, tel était son mobilier. Quelquefois, cinq ou six fois par an peut-être, Pierre Margueritte ébauchait à la sanguine une tête de femme très-purement dessinée, ou, sur quelque planche volée au hasard, brossait un tableau de fleurs, ne représentant aucunement des fleurs, mais offrant au regard des harmonies de couleurs très-amusantes, quelque chose comme une palette arrangée à souhait pour le plaisir des yeux. Ces travaux, il les faisait dans son lit, couché, puis il les jetait en quelque coin et ne tentait en aucun cas de les vendre, car il recevait d’un sien oncle une pension de cinquante francs par mois, pension qui suffisait amplement à ses besoins, puisqu’il n’avait aucune espèce de besoins. La suite dans les idées ne se révélait chez lui que par la ténacité vraiment digne d’éloges avec laquelle il fumait la cigarette, ne se lassant jamais de rouler une pincée de tabac dans ces petits morceaux de papier, d’allumer la cigarette, de la jeter à peine entamée et d’en faire une autre. On aurait dit qu’il était condamné à accomplir ce travail comme Sisyphe à rouler son rocher au haut de la montagne, et Ixion à tourner sur la roue ailée où il est retenu par des nœuds de serpents. En fait de littérature, il connaissait, par les traductions courantes, la Bible et les poëtes grecs et latins, mais il faisait sa seule lecture des romans de M. Paul de Kock, qui, selon lui, est, de tous les écrivains, celui dont les ouvrages sont le plus faciles à lire. Il fuyait l’amour, comme exigeant des démarches trop multipliées. Souvent, après avoir courtisé, au bal ou au concert de la Chartreuse, quelque fillette en bonnet de linge et l’avoir invitée à dîner, il s’excusait sous quelque prétexte et vidait sa bourse dans le tablier de son infante, pour se dispenser de l’accompagner chez le traiteur. En un mot, il jouait ici-bas les inutilités avec une conscience rare, quand se produisit le tout petit événement qui devait être le seul événement de sa vie.

Il y avait alors dans la rue de la Verrerie (je ne sais s’il existe encore), un petit bal presque exclusivement fréquenté par les jeunes filles juives qui servent de modèles aux peintres et aux statuaires. Margueritte y rencontra une enfant de treize à quatorze ans, belle, vous la voyez ! me dit Vandevelle, en me montrant la tête peinte que j’ai essayé de décrire au commencement de ce récit. Céliane Vion était une de ces créatures nées enchanteresses qui persuadent sans ouvrir la bouche, et qu’en les regardant on croit spirituelles. Elle n’a peut-être pas prononcé en sa vie quatre paroles qui eussent le sens commun, et dire qu’elle a été adorée, ce ne serait rien dire, elle a été admirée par les plus grands génies de ce temps. Quand elle murmurait : « Bonjour, Monsieur, » ou « Voulez-vous me couper du pain ? » on était tenté de s’écrier : « Quel mot ravissant ! » mais c’étaient ses cils, sa lèvre éclairée de rose, c’était la ligne ondoyante de son corps qui ravissaient les âmes. Margueritte et Céliane Vion s’aimèrent à première vue, comme des héros de Shakspeare, ce qui est bien permis à l’âge qu’ils avaient. Lui si paresseux, elle si peu éloquente, je suis sûr qu’ils n’avaient pas échangé vingt mots, lorsqu’on les vit s’en aller ensemble bras dessus bras dessous, mais ils ressemblaient à s’y méprendre à ce joli couple d’amants que la bonne fée bénit sur l’autel de vif-argent et de paillon rouge, à la fin des apothéoses. On aurait cru voir deux sylphes des premiers jours de printemps, quelque Titania enfant avec son page, et, en effet, c’était alors le commencement d’avril, et les feuilles des marronniers du Luxembourg commençaient à s’ouvrir. Margueritte ne raisonna pas plus son amour pour Céliane qu’il n’avait raisonné son goût pour la cigarette, la première fois qu’il avait fumé ; le charme l’avait saisi, et il fut évident qu’il y en avait pour sa vie. Pendant quelques jours, la chambrette de la rue de Tournon fut délicieuse à voir ; Céliane y avait apporté tout un jardin acheté sur le Quai aux fleurs ; Margueritte passait les heures à faire des croquis d’après elle, tandis que la fillette, folle de parure, rapetassait avec amour des oripeaux dorés, des rubans, des bijoux de strass et des perles à la douzaine. Les amis, assis sur le matelas de Margueritte, ne se lassaient pas de regarder ce nid d’amants épris ; mais, un beau matin, le peintre ferma sa porte en annonçant qu’il voulait travailler. Vous pensez si un pareil mot dans sa bouche dut étonner ceux qui le connaissaient ; mais cet étonnement ne fut rien auprès de celui qui nous attendait six semaines plus tard, quand Margueritte pria ses amis de revenir le voir ! Comme par un coup de baguette, le galetas poudreux avait été transformé en un atelier magnifique et sévère, tendu de vieilles tapisseries héroïques, meublé avec des bahuts du meilleur temps de la Renaissance, et décoré de belles armes orientales. Les sièges en cuir de Cordoue, les miroirs de Venise, le vin dans les carafes de Bohême, les assiettes de faïence sur le dressoir, le grand lustre de cuivre, les chandeliers à sept branches, les fleurs de pourpre dans les vases craquelés complétaient les harmonies d’un luxe sérieux ; enfin là où l’on avait si longtemps marché sur des bouquins blancs de poussière, les pieds foulaient un épais tapis, moelleux comme un lit de mousse. Vêtue d’une robe de brocard sur laquelle tombait une lourde chaîne d’or, Céliane avait l’air d’une jeune patricienne de Venise. Et sur un beau chevalet de chêne, au milieu de l’atelier, il y avait… devinez quoi ? Le tableau d’Hélène enfant ! improvisé dans cet éclair de bonheur. Sous le puissant aiguillon de la passion, Margueritte avait trouvé à la fois du génie, de l’argent, l’âpre foi au travail qui déplace les montagnes. Dans une encoignure, l’armoire que vous avez vue à Versailles supportait comme aujourd’hui le buste de Céliane ; pour elle, son amant avait deviné la statuaire comme la poésie, car il la chantait en des sonnets d’une superbe allure ! Sur les tables on voyait des bois commencés pour les éditeurs ; Margueritte avait entrepris des illustrations de La Fontaine et de Shakspeare, rien ne l’effrayait, il se serait chargé, si on avait voulu, de sertir les étoiles. À l’ouverture du salon de 1839, Margueritte, la veille obscur et inutile, était pour tout le monde un grand artiste ; la presse l’avait salué comme un maître, la foule le portait aux nues, les commandes pleuvaient chez lui dru comme grêle, et il était insulté dans les petits journaux. Mais il ne jouit pas de ce triomphe, ou plutôt il n’en eut même pas conscience, car il avait en ce moment-là bien d’autres affaires en tête. Céliane lui jouait ce drame, si banal à Paris, qui, pourtant, se joue et se raconte encore, de la maîtresse adorée qui vous trompe avec tous les passants de la rue, et qui revient à la maison deux ou trois fois par semaine, pour s’écrier avec des pleurs de crocodile : « Pardonne-moi, c’est toi seul que j’aime ! » Tandis qu’on parlait de lui dans tous les salons et que son nom défrayait les chroniques, l’amant de Céliane passait ses heures à interroger des commissionnaires, à se mettre en embuscade dans des allées de maisons suspectes et à suivre à pied des fiacres. Enfin, quand sa maîtresse eut disparu tout à fait, Margueritte, à bout de souffrances, tomba dans une indifférence complète ; on le rencontrait avec une barbe longue, avec une chemise de quinze jours, roulant son éternelle cigarette. Son mobilier s’en était allé comme il était venu ; quant au travail, il n’en voulait plus entendre parler. M. Silveira, qui avait acheté l’Hélène enfant, inventa des subterfuges impossibles pour forcer son peintre à reprendre les pinceaux ; tout fier d’avoir conquis la première œuvre du grand artiste, il convoitait déjà ses œuvres futures, et ne craignait rien tant que de les voir s’en aller en fumée. On accabla Margueritte d’invitations, d’avances d’argent, on voulut le convertir à la vie de château, peines inutiles ! M. Silveira proposa à l’artiste de lui faire obtenir un travail de décoration dans une église ; il mit sur son chemin vingt femmes très-désirables ; rien n’y fit, désormais la vie de Margueritte s’appelait Céliane. Cet homme, qui avait été grand une heure, marchait devant lui, échevelé, hébété, ne mangeant plus et se traînant de café en café pour y vider stupidement des carafons d’eau-de-vie. Comme tant d’autres, il demanda l’engourdissement à cette affreuse liqueur, et se laissa tout entier dévorer par elle. Mais, comme tous les malheureux qui se livrent à la sorcière blonde, il sentit bientôt son palais se blaser et ne le réveilla plus qu’en le déchirant avec des breuvages sans nom. L’eau-de-vie de l’estaminet et de la brasserie lui paraissait fade ; il lui fallait cet alcool au goût de poivre que le marchand de vins débite dans des verres qui peuvent tomber du cinquième étage sans se casser. Parfois, attablé dans une brasserie devant un flacon d’eau-de-vie avec deux ou trois camarades, Margueritte, sous un prétexte, les quittait, laissant son verre à demi plein, et traversait la rue pour aller boire du trois-six sur le comptoir d’un liquoriste. À ces tristes excès il demandait, ai-je dit, l’engourdissement ; oui, seulement cela, et non l’oubli ; heureux s’il eût pu oublier Céliane ; mais les femmes de cette trempe n’abandonnent jamais leur proie, et ces créatures aux appétits fauves ne manquent pas de revenir de loin en loin donner un coup de dent acérée dans la chair saignante. Ainsi faisait la juive, tombant du ciel pour un ou deux jours ; alors c’était chez Margueritte une joie, une ivresse, un délire ; il s’installait pour la vie, se remettait au travail, et nourrissait sa maîtresse de primeurs et de fruits réservés pour la table des rois. On voyait paraître chez les marchands quelque eau forte égratignée avec une pointe magistrale, on croyait le peintre ressuscité, puis toute cette fantasmagorie s’en allait en fumée, Céliane était partie, et, de nouveau, Margueritte se montrait dans les rues, ivre, pâle, muet, le visage enterré sous ses longs cheveux desséchés, se traînant de cabaret en cabaret, et roulant sa cigarette avec une dextérité qui vous donnait froid.

Il y avait cinq ans, cinq siècles, que l’Hélène enfant avait fait dans le monde artistique l’effet d’un coup de tonnerre, quand Margueritte, vieux, abruti, usé, n’ayant plus rien du jeune homme que nous avions connu, et n’étant même plus son propre fantôme, apprit la mort de son père. Il héritait d’une vingtaine de mille francs. Nous crûmes naturellement qu’il boirait pour vingt mille francs de verres d’eau-de-vie, mais sa folie se manifesta par de nouveaux caprices. Il se fit habiller par un tailleur en renom, sortit dans un coupé de louage, et porta des gants gris perle du matin au soir. On le vit dans les réunions, dans les foyers de théâtre : sans doute, il était las de ses haillons, et, comme Mercure, voulait se débarbouiller avec de l’ambroisie. Un soir, des compagnons de flânerie l’avaient entraîné dans les coulisses de l’École Lyrique. Une femme vêtue de satins splendides, superbe sous la dentelle et sous la frisure d’or, passait devant lui. Il n’avait vu qu’une robe et le port d’une femme inconnue, mais son cœur battait à se briser, c’est que c’était Céliane ! Elle se retourna et le vit, elle tomba dans ses bras en pleurant. Elle n’avait jamais aimé que lui, elle avait eu bien des regrets, bien des remords, bien des désespoirs, car elle avait bien deviné avec son instinct de femme la haute supériorité de Margueritte et sa bonté angélique, enfin tout le chapelet des calembredaines sublimes ! Ce n’était plus la Céliane du bal de la Verrerie ; toujours svelte, elle était devenue grande, imposante ; ses traits, en conservant toute leur grâce, avaient pris un caractère de noblesse farouche : sa coiffure seule, crêpée et courte sur le devant, frisée sur les joues en longues boucles fauves, n’avait pas changé, non plus que sur sa lèvre sanglante le charme du délicieux éclair rose !

Elle jouait Dorimène du Mariage forcé et jamais peut-être Molière n’a trouvé une incarnation si parfaite du type rêvé : « Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables pour quitter vite ces guenilles ! » La représentation finie, Margueritte enleva, emporta Céliane sans lui laisser le temps de quitter son costume, et ne remarqua même pas qu’au départ elle causait à voix basse avec un jeune dandy, en l’enveloppant de ce regard qui sert à accompagner les mensonges. Le surlendemain il était à son chevalet, créant, tout armée, la Dorimène de Molière. La vieillesse, l’abattement, la fatigue avaient disparu, c’était le jeune artiste Margueritte rafraîchi dans les eaux de Jouvence que garde l’amour, et recommençant une vie glorieuse. Il donna à ses amis un beau dîner dans lequel il leur présenta Céliane comme la compagne de tout son avenir ; là, il s’accusa, fit sa confession, demanda solennellement pardon pour les années gaspillées, et parla avec tant d’éloquence vraie qu’il arracha des larmes. Je compterais par trop sur votre naïveté, ajouta Vandevelle, si je me croyais obligé de vous dire que cette seconde liaison de Margueritte se gouverna et se termina absolument comme la première. Ces amours irrégulières se comportent avec une régularité parfaite, et rien n’est plus facile que de les réduire en équations algébriques. Une courtisane qui dévore un imbécile n’est pas plus injuste qu’un tigre avalant un mouton, et, qu’il le veuille ou non, chacun fait ici-bas son métier, car tout cela a été arrangé d’avance sur un scénario inflexible, tracé d’une main ferme. Céliane retourna à l’or, à la joie, au luxe, comme c’était son devoir, et, comme c’était son droit, Margueritte retourna à ses verres d’eau-de-vie versés sur le comptoir d’étain, sans cesser de rouler sa cigarette si bien roulée ! Que les moutons aillent à l’abattoir, c’est la règle, et il n’y a rien à redire à cela, le point original, c’est que le même mouton y retourne trois fois de suite, et c’est ce que Margueritte ne manqua pas de faire scrupuleusement ; aussi n’ai-je plus à vous raconter que le troisième acte de cette infernale comédie, c’est-à-dire le troisième tableau de Margueritte et ses troisièmes noces avec Céliane. Il y a maintenant douze années que s’est déroulé ce dernier épisode, dont certains incidents ont fait alors un assez grand bruit dans la Gazette des Tribunaux. Un matin, vers cinq ou six heures, Margueritte, devenu depuis longtemps un ivrogne honteux et solitaire, entend des cris épouvantables, partis d’un étage supérieur à celui qu’il habitait ; c’était sur le boulevard Mont-Parnasse, si désert, comme vous le savez, et où rien ne trouble d’ordinaire le profond silence. Éveillé comme d’autres voisins par les funèbres clameurs, Margueritte monte l’escalier, on venait d’enfoncer la porte. Il entre et voici l’affreux spectacle qui frappe ses yeux. Dans un appartement d’un aspect bourgeoisement élégant, où l’on voyait épars sur le parquet des lettres déchirées et des joyaux mis en pièces, un jeune homme était couché, mort, sur le lit, envahi déjà par la blancheur de cire du cadavre. Au cœur, dans la plaie saignante, était fiché encore le couteau avec lequel il s’était frappé. Une mère à cheveux blancs, en deuil, accablait de ses malédictions une femme éplorée, agenouillée aux pieds du mort, Céliane ! Margueritte resta là avec les autres voisins, il attendit l’arrivée des hommes de police, la fin des interrogatoires, et lorsqu’il fut dûment constaté que le jeune homme couché sur le lit sanglant était bien mort par un suicide, il prit Céliane par la main, et l’emmena. Jusqu’à présent elle n’avait eu que l’attrait du vice et de la haine, elle avait à présent celui du meurtre ; et voilà, mon ami, pourquoi vous avez trouvé peinte avec une réalité si poignante la tête de saint Jean-Baptiste que porte sur son bassin d’or la fille d’Hérodiade. Ce tableau, qui fut payé par M. Silveira dix mille francs, vaporisés en quinze jours par le modèle, obtint au salon un si prodigieux succès qu’il fut question de décerner à l’artiste les distinctions les plus enviées ; mais comme le flot du récit de Théramène, la commission des récompenses recula épouvantée en apprenant à quel homme elle avait affaire. Mais Margueritte ressemblait au héros du drame ; ce qu’il lui fallait, ce n’était pas faveurs vaines ! Tout entier à son rôle de Silvandre, il se débattait de plus belle dans le filet de Céliane. Il ne se lassait pas de regarder son sourire couleur de rose ; plus que jamais il la crut pure, dévouée, enfant, angélique, amoureuse ; plus que jamais il recommença à se blottir dans les allées, à payer des commissionnaires et à suivre des fiacres ! Personne cette fois ne prêta la moindre attention au dénoûment de ce long dépit amoureux : le sentiment parisien était fixé ! Sans rien demander, on sut bien que tout était fini, quand on revit Margueritte roulant sa cigarette chez les marchands de vin ; non pas que l’on pût reconnaître son visage, car, tourné vers le comptoir d’étain, il apparaissait toujours de dos, mais on le devinait à son échine courbée et à ses cheveux jaunes !

— Ah ! m’écriai-je, le malheureux !

— Et maintenant, dit Vandevelle, vous connaissez la simple histoire de Margueritte et de ses trois tableaux. Qu’a été ce pauvre homme, aujourd’hui tombé en ruine ? Un grand peintre ou un amoureux imbécile ? Les trois toiles sont d’incontestables chefs-d’œuvre, mais le véritable artiste existe-t-il sans la fécondité, qui seule fait de lui un créateur ? La nature, cette grande créatrice, s’arrête-t-elle jamais ? Une qualité a-t-elle été véritablement possédée, si elle peut s’endormir en de si longues léthargies ? Pour moi la question est résolue, malheureusement. N’eût-on jamais vu aucun tableau de Rubens, en en voyant un on devine qu’il en existe mille autres du même maître, et que celui-là a été tiré du néant par une main féconde !

— Oui, repris-je, votre artiste est un monstre adorable, mais enfin un monstre ! L’artiste peut aimer, mais à la condition d’adorer dans sa maîtresse la beauté, et non la chair ! Et quand même, au lieu d’être une courtisane haineuse, comme Céliane, l’idole serait une femme divine, il ne faut pas qu’elle devienne pour l’artiste l’incarnation palpable de son génie et la puissance créatrice elle-même, car alors vous vous exposez à voir votre génie voler des couverts d’argent et assassiner des fils de famille ! La seule et vraie Béatrix du poëte, c’est cette Vénus idéale, immatérielle et vierge, dont le pied se salirait en marchant sur les blanches nuées, et dont la forme surhumaine vivra encore dans les âmes, même après que se seront évanouis les marbres suprêmes dans lesquels la Grèce en a délicatement fixé les lignes toutes spirituelles. Excepté celle-là, toutes nos compagnes ne seront jamais que des concubines, quand même nous les aurions épousées devant les vingt maires des vingt arrondissements de Paris ! Mais à propos, il me manque un post-scriptum, car, pour compléter ces équipées, il me semble que votre Margueritte a fini par un mariage, comme les bons vaudevilles ?

— Oh ! fit Vandevelle, il s’est marié avec Céliane, naturellement ! Tous les deux avaient trop bien mérité cette punition du ciel pour qu’elle leur fût épargnée. Margueritte, chassé du logement garni qu’il habitait, avait trouvé un asile à Versailles chez sa mère, pauvre vieille femme qui l’aime encore comme lorsqu’il avait quatre ans, et qui volontiers le bercerait sur ses genoux ! Il y avait apporté son buste en marbre de Céliane et l’armoire qui lui servait de support, seul reste qu’il eût conservé de ses splendeurs, et il végétait dans un abrutissement sauvage, semant autour de lui des bouts de cigarettes que sa mère balayait avec une patience ineffable. En allant acheter de l’eau-de-vie dans un de ces mauvais lieux du plus bas étage, où le passant peut varier ses plaisirs comme sur les bateaux de fleurs de la Chine, et qui peuplent la rue de Marly, il y trouva Céliane en robe d’indienne, attablée entre des soldats, Céliane, vieille à trente-trois ans, presque chauve, défigurée par la petite vérole, enrouée et sale, et les joues peintes avec du rouge à deux sous. Mais lui, il la vit telle qu’elle était naguère au bal de la Verrerie, alors qu’il lui disait comme Faust à Marguerite : Ma belle demoiselle ! et que flottait, confuse encore dans son cerveau, la cruelle enfant Hélène, rassemblant ses bijoux barbares pour s’enfuir avec le fils d’Ethra, le long des fleuves bordés de lauriers-roses ! Cette fois-là, comme les autres, il la prit par la main et l’emmena. Ils se sont mariés un mois plus tard, et depuis lors Margueritte ne va plus chez les marchands de vin pour y boire l’eau-de-vie au goût de poivre ; il la boit chez lui, comme vous l’avez vu, dans l’armoire. Céliane, qui le méprise et le hait de tout l’amour qu’il a toujours eu pour elle, le brutalise avec d’horribles façons de mégère, tandis qu’au contraire sa mère le choie comme un bambino et l’endort le soir en lui chantant des chansons de nourrice. Mais, par un singulier caprice de sa folie, il se figure que c’est Céliane qui lui dit des choses douces et sa mère qui le maltraite ; quand sa mère lui adresse un de ces mots affectueux qui guérissent les plus cuisantes blessures, il lui lance en dessous un regard de haine, et, sous les injures de Céliane, il s’arrête extasié, comme s’il entendait la harpe d’un ange ! Enfin, il croit reconnaître la voix de Céliane dans cette voix qui chante des chansons de nourrice pour l’endormir ! Toutefois il se livre contre sa méchante femme à une vengeance à la fois terrible et bien involontaire. Comme, en entrant dans le cabaret où il l’a retrouvée, il a entendu les soldats attablés avec elle la nommer Aglaé, ce nom lui est resté dans la mémoire, et chaque fois que Céliane lui jette les épithètes de crétin ou de misérable, il la remercie avec un charmant sourire, mais toujours en l’appelant : Chère Aglaé ! Ainsi, dans son innocente manie, il lui rappelle à chaque instant le bourbier d’où il l’a tirée, car la vérité sort de la bouche des enfants !

— Allons ! dis-je avec mélancolie, en voilà un qui a fini sa tâche ! S’il doit peindre encore, ce sera « dans les cieux, » comme le poëte Ronsard.

— Qui sait ? me répondit Vandevelle d’un air de mystère. Si je vous ai prié de venir, si je vous ai fait ce récit aujourd’hui, c’est qu’il y a un grand événement. Voyez cette lettre à aspect bizarre, écrite sur du papier d’office, qui m’est arrivée par la poste ; elle est de Margueritte lui-même ! Tenez, regardez-la ; ne sent-on pas toute la peine qu’il a eue à l’écrire ? Et comme il est facile de deviner les repos qu’il a pris pour aller à l’armoire ! Voyez, au bout de tous les cinq ou six mots, l’encre devient pâle, l’écriture faiblit ; puis elle reprend, hardie et pleine de sûreté. Cette lettre, où il y a en tout dix-huit lignes, est d’un bout à l’autre transcrite avec deux écritures absolument différentes l’une de l’autre, si bien que, pour en donner une idée juste si on la reproduisait par la typographie, il faudrait composer en romain les mots tracés avec une ferme volonté, et en italique ceux qui ont été tremblés par une main défaillante.

Vandevelle me tendit la lettre, et je lus les lignes suivantes, où se mêlaient si étroitement, hélas ! la raison et la folie :

« Monsieur Vandevelle, 15, rue des Saints-Pères, Paris.

« Monsieur, vous avez eu pour moi tant de bontés, que j’ose m’adresser à votre cœur généreux. Ceci est la prière d’un mourant ; vous l’exaucerez, j’en suis certain, car aucune des souffrances de l’artiste ne vous est inconnue, et vous devinerez ce que j’ai subi de luttes intérieures avant de vous demander la seule chose qui puisse me donner ici-bas une heure d’apaisement. Il me faut deux mille francs, et je vous supplie de me les apporter ; mais s’il est vrai que vous ayez trouvé à mes tableaux un mérite au-dessus du vulgaire, vous ne perdrez pas complètement cet argent. Il y a encore un peintre en moi, quoique tout le monde l’ignore ; vous aurez donc un tableau. Il représente, sous sa figure de déesse, ma bien-aimée Aglaé, dont j’ai peint l’apothéose en plein ciel, où les génies l’adorent dans un jardin de délices fleuri et rayonnant, parmi le chœur émerveillé des étoiles. J’ai voulu assurer une immortalité glorieuse à celle qui a été mon ange sur cette terre de misère. J’espère, Monsieur, que cette vision, réalisée dans un moment d’inspiration fortifiante, ne vous déplaira pas, et que la possession de la seule toile où j’ai pu faire vivre mon âme compensera un peu le grand sacrifice que je vous demande. C’est le vœu ardent et réellement sincère de

« Votre très-humble, très-reconnaissant et très-dévoué serviteur,
« Pierre Margueritte. »

— Et, dis-je à Vandevelle, vous croyez au tableau ?

— Ma foi, fit-il, je ne sais que croire ; mais en tout cas, s’il existe, je ne le perdrai pas par avarice et faute de m’être exposé à sacrifier deux mille francs. Par malheur, sa description naïve donne l’idée d’un décor du spectacle de Séraphin, et, en supposant que tout ceci ne soit pas rêverie pure, j’ai bien peur que le pauvre Margueritte n’ait peint qu’une enseigne pour les baraque de la foire. Enfin, je jouerai sur cette carte ! D’ailleurs, les deux mille francs dussent-ils lui être offerts comme un présent, je les porterai encore au pauvre Margueritte. Je veux qu’il meure en paix et qu’il puisse satisfaire son dernier désir. Si les pauvres gens qui périssent dans un naufrage n’étaient pas séparés du monde vivant par l’immensité des mers, qui de nous leur refuserait quelque chose ? Eh bien, ce malheureux artiste est cela, un naufragé aux doigts crispés sur une planche qui sombre et que le gouffre engloutit. Partons pour Versailles.

Comme nous traversions le corridor noir qui conduit à la chambre de Margueritte, nous entendîmes une voix perçante et enrouée, rendue tremblante par la colère. C’était Céliane qui injuriait son mari, comme de coutume ; mais elle se tut en entendant frapper à la porte. Nous entrâmes, et tout de suite je vis cette affreuse créature, ô misère ! ajustée comme une baladine de tréteaux, avec des loques et des bijoux de cuivre, lissant de la main ses rares cheveux, roux sous la pommade, et nous regardant avec son œil stupide et féroce. À côté d’elle, sur la table, il y avait des oripeaux dorés qu’elle ravaudait, et sur lesquels elle cousait des paillettes, bleues de vert-de-gris. Comme l’autre fois, des casseroles, des plats non lavés étaient épars ; mais la mère, pâle, triste, très-digne sous ses cheveux blancs, surveillait, assise près de la cheminée, une marmite pleine d’eau, évidemment destinée à réparer ce désordre, et, tout en se livrant aux travaux du ménage, elle contemplait son fils avec des regards fous d’amour ; il n’était pas difficile de voir qu’elle avait aussi sa démence. Margueritte venait de refermer son armoire ; il marchait, et essuyait de sa main maigre ses lèvres pendantes, où perlaient encore des gouttes d’eau-de-vie.

— Pardon, monsieur Vandevelle, dit Céliane, de vous recevoir dans une chambre si mal rangée.

— C’est à nous, madame, de nous excuser, fit Vandevelle.

— Mais, continua la cruelle mégère, que voulez-vous que nous fassions avec ce crétin, avec ce méchant homme qui nous fait tourner les sangs ! Ah ! monsieur, si vous pouviez obtenir qu’on nous le mette aux Incurables ! À quoi est-ce bon, un ivrogne pareil ? À se faire du mal et à en faire aux autres. Ah ! fichue galère !

La vieille femme adressait à Céliane des gestes suppliants.

— Chère, chère Aglaé ! s’écria gracieusement Margueritte en s’approchant subitement de Vandevelle. Puis, lui tournant le dos par un mouvement exécuté avec beaucoup de prestesse, il tendit derrière lui sa main ouverte. Vandevelle y mit les deux billets de mille francs, que le fou escamota avec une adresse inouïe. Feignant alors de voir, sur le collet d’habit de Vandevelle, une peluche qu’il voulait enlever, il se baissa vers lui et lui jeta tout bas dans l’oreille ces mots étranges :

— Chez le chaudronnier ! chez le chaudronnier !

Il paraissait déjà arrivé au dernier degré de l’ivresse. Il alla à son armoire et but deux verres d’eau-de-vie, puis il revint vers nous, la taille droite et l’œil presque brillant.

— Ah ! nous dit-il, on est bien heureux d’être… d’être… d’être… (Il alla à l’armoire et but.) aimé comme je le suis, parce que, voyez-vous, il y a des… il y a des… (Il alla à l’armoire.) artistes… qui ne sont pas… heureux en… (Il alla à l’armoire.) ménage, et alors… (Puis, tout bas à Vandevelle.) Chez le chaudronnier ! chez le chaudronnier !

— Pierre, mon bon fils, dit la mère éperdue, prends garde, ne t’anime pas ainsi, par pitié !

Margueritte lui jeta un regard de haine. — Le scélérat ! s’écria Céliane, il ne mourra donc jamais !

Et toujours elle rapetassait ses oripeaux dorés.

— Ma vie ! mon âme ! chère, chère Aglaé ! murmura tendrement Margueritte.

Puis il retourna à l’armoire, et il parlait tout en buvant, ne s’interrompant plus de parler et de boire, tout en tournant la tête de tous côtés, comme un homme effaré.

— Il y a des artistes à qui leurs femmes mangent… mangent… mangent… (Il but.) le cœur ! Mais elle, mon Aglaé, ma chère… Aglaé… c’est le trésor… le trésor… (Il buvait.) de ma vie ! Sa beauté m’empêche de voir… de voir… (Il buvait encore.) le spectacle affreux… affreux… affreux.

Margueritte tomba ivre-mort. Cependant, il rouvrit encore les yeux, fit signe à Vandevelle de s’approcher, et lui dit d’une voix gutturale comme un râle de mort :

— Chez le chaudronnier ! chez le chaudronnier !

Nous voulions porter quelque secours à Margueritte, que sa femme laissait là par terre avec une indifférence sereine, ravaudant toujours ; mais la vieille mère courut à lui ; elle le prit dans ses bras comme un petit enfant, couvrit son front de baisers, et d’une voix extasiée :

— Laissez-le, dit-elle ; il est soûl !

Il est soûl ! Elle nous dit ces mots abominables du ton dont une jeune mère, le modèle de la Vierge à la Chaise, aurait dit : Il dort ! en parlant d’un ange enfant à la joue rose, couronné de ses boucles d’or ; et certes, cette tendre folie de la mère au cœur saignant était bien le dernier mot de l’épouvante humaine ! Céliane nous fit une belle révérence prétentieuse, comme si elle eût été encore au foyer de l’École Lyrique, dans son resplendissant costume de Dorimène.

J’avais hâte de fuir de cette maison de suppliciés. Je pris Vandevelle par le bras, et je l’entraînai d’un pas rapide.

— Ainsi, lui dis-je, ce malheureux meurt en vous volant, et il ne lui aura manqué aucune honte, aucune misère. Non-seulement le tableau promis n’existe pas et n’existera jamais, à coup sûr, mais aussi je n’ai pas revu cette toile couverte de barbouillages, triste monument de folie ! qui avait attristé nos yeux la première fois que nous sommes venus visiter Margueritte. Le chevalet même a disparu ; je suppose qu’on en aura fait du feu, et c’était bien le seul parti à prendre. D’ailleurs, ne dois-je pas vous féliciter pour vos deux mille francs perdus ? Jugez de ce que ç’aurait été si, par-dessus le marché, vous aviez été condamné à accrocher sur vos murs la composition insensée qu’aurait pu rêver le cerveau de ce spectre ! Pensez-vous qu’elle aurait été assez ridicule, cette apothéose de la farouche Aglaé parmi des pivoines et des anges de romance ?

— Je pense, dit Vandevelle, dont la réflexion m’ouvrit les yeux, je pense qu’il faut trouver le chaudronnier.

Nous le trouvâmes en effet, en nous renseignant dans la première boutique venue. C’était un chaudronnier en chambre, nommé Mestrezat, qui habitait un galetas situé précisément au-dessus de celui où vivait la famille de M. Margueritte. En nous voyant, il devina qui nous étions, et comprit tout de suite ce dont il s’agissait.

— Monsieur Vandevelle, sans doute ? demanda-t-il en regardant mon compagnon. — En effet, monsieur.

— Monsieur, reprit-il, mon voisin, le pauvre M. Margueritte, croit être votre débiteur. Vous savez que cet excellent homme a le cerveau affaibli. J’ignore donc si cette dette est réelle ou si elle n’existe que dans son imagination. Quoi qu’il en soit, il a entrepris de faire un tableau pour s’acquitter envers vous ; mais comme la vue de cet ouvrage commencé a mis dans une grande colère sa femme ou sa mère, je n’ai pas bien compris de laquelle il s’agit, M. Margueritte a profité d’une heure où il était seul à la maison pour apporter chez moi sa toile, son chevalet et ses brosses, et en même temps il m’a prié de lui acheter quelques couleurs. Depuis ce moment-là, chaque fois qu’il a pu s’échapper, il est venu travailler ici. Aujourd’hui, son ouvrage est terminé. Peut-être, monsieur, préférez-vous qu’il ne vaut pas votre argent. Moi, je ne puis juger cela qu’avec mon ignorance, il me semble que c’est vrai comme la vérité.

Le chaudronnier passa dans une pièce voisine, et revint apportant le chevalet sur lequel était posée une grande toile. Ô surprise de voir un pareil chef-d’œuvre ! Ce tableau, œuvre d’une vengeance involontaire et d’une haine inconsciente, c’était l’affreux intérieur de Margueritte, avec les plats non lavés, avec les casseroles sales, avec les oripeaux, les jupes d’acier, les bottines et les corsets avachis épars sur les meubles. Un seul personnage était là, Céliane ou plutôt Aglaé, cruelle, hideuse, cynique, chauve sous ses cheveux pommadés, levant amoureusement ses yeux sans cils et sans sourcils, gravée de la petite vérole sous son rouge, et ravaudant une étoffe rose ornée de paillettes vert-de-grisées, sur laquelle se détachait le bord noir de ses ongles. Dans un coin, on voyait le flacon d’eau-de-vie et le verre encore doré par le liquide, sur un rayon de la sinistre armoire, que couronnait le buste de Céliane. Ô mystères de la démence ! ce chef-d’œuvre, ce drame poignant, ce cri d’une âme ulcérée, Margueritte l’avait trouvé malgré lui, sans le savoir ; et tandis qu’il clouait son ennemie au pilori éternel, il avait cru la peindre en déesse triomphante, traînant sa robe de neige sur les bleus escaliers de saphir, blonde couronnée d’or échevelé, effarée au milieu des roses célestes, et ravissant vers les zones supérieures les anges entraînés dans le rhythme fulgurant de sa lyre et les chœurs éblouis et bondissants des froides étoiles !

Deux jours plus tard, une lettre de M. Mestrezat nous pressait, Vandevelle et moi, de nous rendre sans retard à Versailles. Margueritte était à sa dernière heure. Malgré toute la diligence possible, nous arrivâmes trop tard pour qu’il pût nous parler ; mais de sa main livide, et levant vers nous un œil éteint, il fit signe qu’il nous reconnaissait, et montra le chevet de son lit avec insistance ; puis il expira. Sous son chevet, il y avait une clef, la clef de l’armoire, et, sous une enveloppe sans cachet, un papier plié en quatre, dont Vandevelle fit immédiatement la lecture à haute voix. Voici ce qu’il contenait :

« Ceci est mon testament.

» Je nomme mon exécuteur testamentaire M. Mestrezat, chaudronnier, chez qui j’ai trouvé la bonté indulgente et la charité que le peuple conserve, comme le véritable héritage de Jésus.

» Je nomme ma chère mère, dame Marthe-Marie Margueritte, née Duménis, ma légataire universelle, et je lui donne et lègue expressément, pour en jouir et disposer à son gré, la rente de six cents francs que j’ai récemment héritée de mon cousin par alliance, M. Jacques Renevey. Reconnaissant que le peu d’objets trouvés en ma possession au jour de mon décès lui appartiendront légitimement, comme une faible compensation des sacrifices inouïs qu’elle a faits pour loger et héberger chez elle, pendant trois années, moi et ma femme, mais sachant quelle est son inaltérable affection pour moi, je la supplie néanmoins de disposer desdits objets en faveur des personnes dont les noms sont énoncés ci-dessous. Je supplie aussi ma chère et excellente mère de me pardonner toutes les peines que je lui ai causées en cette vie, et de me bénir à cette heure où je vais prier pour elle dans une vie inconnue. »

Céliane eut un imperceptible haussement d’épaules. La mère, immobile à force de douleur, trouva une énergie nouvelle ; chancelante, elle s’avança jusqu’au lit funèbre et couvrit de mille baisers la tête adorée de son fils mort. Vandevelle reprit :

« Ma chère mère voudra donc bien, pour l’amour de moi, délivrer en mon nom et le jour même de mon décès :

» 1° À M. Eugène Vandevelle, propriétaire, demeurant à Paris, rue des Saints-Pères, n° 15, en lui faisant l’abandon des droits de gravure et de reproduction y attachés, celui de mes tableaux qui est actuellement entre les mains de M. Mestrezat. »

Céliane nous dévora d’un regard fauve, et de son poing fermé frappa sur la table avec colère. Vandevelle continua :

« 2° À M. José Silveira, propriétaire, demeurant à Versailles, rue de la Paroisse, n° 3, pour sa galerie, le buste de femme en marbre qui sera trouvé chez moi, et l’armoire qui lui sert de support. 3° A mademoiselle Céliane Vion, ma femme… »

En entendant ces mots, je regardai l’armoire fermée, et la clef dans la main de Vandevelle, et, par une pensée soudaine, je devinai ce qu’était devenu l’argent emprunté par Margueritte mourant. Je compris, oh ! je compris bien tout de suite que, par un pieux effort d’amour, il avait voulu donner une dernière fois à Céliane la seule chose qu’elle aime, des joyaux !

« 3° A mademoiselle Céliane Vion, ma femme, ce que contiendra ladite armoire au jour de mon décès. »

Vandevelle remit la clef à la mère en pleurs, qui la tendit à Céliane. Celle-ci se précipita vers l’armoire, sa proie, et l’ouvrit convulsivement. Ce qu’il y avait dans l’armoire, c’étaient bien des joyaux, en effet ! Le flacon où Margueritte puisa la vie et la mort avait disparu, et à la même place il y avait un écrin de velours bleu tendre. Céliane l’ouvrit, y plongea ses mains frémissantes, et fit déborder à l’entour une magnifique parure de topazes, si semblables pour la couleur à l’eau-de-vie dorée de flammes qui avait été là si longtemps ! On eût dit que l’eau-de-vie elle-même était devenue ces pierreries, qui, flamboyantes, sinistres, pleines de reflets sanglants, enflammées et menaçantes, ruisselaient de l’armoire.