L’Arme invisible/Chapitre 22

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 341-354).


XXII

La corbeille.


Quinze jours s’étaient à peine écoulés et c’était déjà la veille du mariage.

Les choses vont vite et bien quand on a dans sa manche un ami comme le colonel Bozzo ; il avait fait sa principale affaire de cette union qui rapprochait sa nièce chérie et le mieux aimé de ses amis, celui qu’il appelait volontiers son fils d’adoption : M. Remy d’Arx.

Tous les délais avaient été abrégés, toutes les dispenses obtenues à la mairie comme à l’église, et ce bon colonel était venu aujourd’hui à l’hôtel, dès le matin, échanger des congratulations avec Mme la marquise d’Ornans, tout heureuse d’un résultat si prompt et si complet.

Il y avait matinée chez la marquise ; la fameuse corbeille était exposée sur une manière d’autel dans le salon d’été, et tout à l’entour on avait étendu les robes de la mariée, les cachemires et les dentelles.

C’était riche et charmant ; la marquise avait fait des folies, le colonel s’était piqué d’émulation, et M. de Saint-Louis, brochant sur le tout, avait envoyé des cadeaux dignes d’un prince.

Les amis de la maison s’extasiaient à l’envi et admiraient tout haut ce gracieux étalage, mais tout bas ils se dédommageaient en distribuant des coups de dents à tout ce qui se pouvait mordre.

La marquise n’entendait que les compliments et disait de temps en temps au colonel, qui n’avait cédé à personne l’honneur d’être son cavalier :

— Ah ! bon ami, comme vous avez mené tout cela !

— Uranie, répondait le vieillard, exhumant pour la circonstance ce nom de baptême qui avait été poétique autrefois, le bonheur de nos deux chers enfants sera ma récompense.

— C’est stylé, disait M. de Champion (de Saumur), c’est artiste, c’est cossu, mais nous avons à Saumur des trousseaux qui valent celui-là.

La voix authentique de maître Constance-Isidore Souëf, notaire rédacteur du contrat, se faisait entendre à l’autre bout du salon.

Il savait par cœur les chiffres stipulés et additionnait pour qui voulait l’entendre :

— Du côté de Mme la marquise, la maison de la rue de Richelieu, qui vaut annuellement 35,000 fr. nets et quittes d’impôts ; les cinq fermes de Picardie, qu’on peut évaluer à 1,000 louis en bloc, et l’hôtel de la rue de Varennes où demeurera le jeune ménage ; côté du colonel Bozzo-Corona, la terre de Normandie qui, au train de poste que courent les biens ruraux, vaudra un demi-million avant une couple d’années, plus une inscription de rentes 5% au capital de 400,000 fr. ; du côté de M. de Saint-Louis, sa plantation de l’Ile-de-France qu’on ne peut pas évaluer à moins de 5,000 piastres de revenu, la piastre équivalant à peu près à notre écu de cinq francs ; tout cela nous donne, avec la fortune personnel de l’époux, un petit total qui dépasse gaillardement deux cent mille livres de rentes !

— C’est fort joli pour entrer en ménage, déclara Mme de Tresme, non sans une légère pointe d’amertume.

— Sans compter les espérances, dit en passant M. le baron de la Perrière, qui venait d’entrer et qui se dirigeait vers le colonel.

— Voilà un amour ! s’écria Marie de Tresme en contemplation devant une parure de pierres mêlées.

Elle ajouta en se penchant à l’oreille d’une autre petite demoiselle :

— Mettra-t-elle cela pour sortir le soir en fiacre ?…

L’autre petite demoiselle ricana et répondit :

— Tu es une méchante ! elle n’aura plus besoin de sortir en fiacre puisque son brigand sait entrer par les fenêtres.

Au-dessus de ces murmures, les paroles élogieuses éclataient dans tous les coins du salon :

— Charmant ! délicieux ! exquis !

— Idéal ! trouva même M. Ernest, l’échappé du collège, qui avait fait de grand progrès depuis deux semaines.

— Comme elle sera jolie avec cela !

— Elle qui porte si merveilleusement la toilette !

M. le baron de la Perrière, après avoir présenté son respect à la marquise, glissa rapidement à l’oreille du colonel :

— Il y a eu un petit incendie à l’hôtel Meurice, justement dans la chambre de lord Francis Godwin, et cette nuit on a profité du moment où le général Conrad soupait au Café anglais pour entrer chez lui et forcer son secrétaire. Il n’y a plus qu’un seul exemplaire du mémoire de Remy d’Arx.

— Baron, vous ne nous dites pas votre avis sur la corbeille ? répliqua le vieillard en comprimant un mouvement de triomphe.

— Délicieuse, adorable, inouïe de richesse et de bon goût ! s’écria aussitôt M. de la Perrière.

Mme de Tresme disait au cousin de Saumur :

— Moi, d’abord, je ne crois pas à tous ces bruits-là.

— Des cancans ! répondit M. de Champion, des bêtises ! nous avons à Saumur des gens qui passent leur vie à fabriquer des bourdes pareilles. Je ne dis pas qu’il n’y ait absolument rien, car enfin le lieutenant l’a appelée Fleurette, et ce n’était pas une erreur, puisqu’elle a répondu : Maurice !

— Quelque hasard… fit Mme de Tresme.

— Évidemment, et puis vous savez, cette chère Valentine a eu une enfance…

— Oui, oui… et une jeunesse…

— Voilà ! en bonne conscience, on ne peut pas la juger comme on jugerait Mlle de Tresme ou Mlle de Champion. Avez-vous remarqué comme M. Remy d’Arx est changé ?

— Il a vieilli de dix ans en quinze jours, tout uniment.

— Oh ! le bijou de robe ! s’écria Marie. Que fera-t-elle de tout cela !

Et de loin on entendit, comme un écho persistant, la voix de maître Constance-Isidore Souëf qui répétait la fin de sa chanson :

— … Un total qui dépasse, haut la main, 200,000 livres de rentes !

L’entretien de Mme de Tresme et du cousin de Saumur était devenu confidentiel.

— Moi, chuchotait M. de Champion, je vous répète ce qu’on m’a dit, la Gazette des Tribunaux n’en parle pas : il y a eu scandale au Palais. La chose était, en vérité, plus claire que le jour, et c’était presque un cas de flagrant délit.

— Puisqu’on avait suivi le malfaiteur, repartit Mme de Tresme, depuis la maison de la rue de l’Oratoire jusqu’ici ! C’est une bien singulière affaire !

Quelques habitués de l’hôtel s’étaient rapprochés d’eux et un groupe intime se formait.

— Est-ce que cela est bien vrai ? demanda un des joueurs de whist de la marquise, est-ce que l’ordonnance de non-lieu est rendue ?

— Si bel et si bien, répondit M. de Champion, qu’à l’heure présente le lieutenant Pagès se promène en toute liberté dans Paris.

— C’est impossible ! fit-on à la ronde.

Mme de Tresme appela du doigt monsieur Ernest et ajouta en manière d’explication :

— Ce petit bonhomme a un frère au parquet, et nous allons avoir des détails.

Elle s’interrompit pour crier à sa fille, qui s’approchait curieusement avec quelques compagnes :

— Regardez, mesdemoiselles, admirez, c’est de votre âge, nous n’avons pas besoin de vous.

Aussitôt interrogé, M. Ernest prit la pose d’un homme d’importance.

— Vous ne pouviez pas mieux vous adresser, dit-il ; c’est mon frère, le substitut, qui a occupé dans cette affaire-là. Une affaire tout bonnement incroyable ! M. Remy d’Arx est un homme d’un immense talent…

— Je crois bien ! fit le chœur.

— Mais, reprit M. Ernest, personne n’est à l’abri d’avoir un accident, une maladie, un coup de marteau… Enfin moi je ne sais pas ce qu’a eu M. d’Arx, mais il a eu quelque chose.

Le chœur demeura muet.

— Voici l’histoire, poursuivit le petit jeune homme, heureux d’être écouté : la procédure était plus claire que de l’eau de roche, les rapports de police ne laissaient pas l’ombre d’un doute, les divers témoignages concordaient avec un ensemble accablant…

— Il s’exprime bien, ce polisson-là, fit observer le cousin de Saumur.

Tout fier de cette caresse, M. Ernest redoubla d’éloquence.

— Mesdames, dit-il ex professo, vous ne connaissez probablement pas bien les formes de procéder, le mécanisme, je vais tâcher de me faire comprendre : le juge d’instruction forme à lui tout seul une sorte de tribunal préalable…

— Au fait ! au fait ! dit M. de Champion.

— Le juge, continua l’échappé de collège, résume son travail dans une pièce qu’on nomme une ordonnance de « soit communiqué ; » cette ordonnance saisit le ministère public, et le procureur du roi délègue un substitut pour examiner l’instruction ; le substitut fait un rapport dont les conclusions se nomment un réquisitoire…

— Les petits enfants savent cela ! gronda M. de Champion.

— Toutes ces dames, répartit aigrement M. Ernest, ne lisent pas la Gazette des Tribunaux avec la même assiduité que mademoiselle votre fille. On m’a prié de parler, je parle. Le réquisitoire de mon frère concluait au renvoi de l’assassin devant la cour d’assises, contrairement à quoi M. d’Arx a rendu une ordonnance de non-lieu pure et simple. Mon frère en a référé à son chef, le procureur du roi a lancé aussitôt un appel, mais M. d’Arx, usant d’un droit extrême, a délivré, je dois le dire, à la stupéfaction générale de tout le parquet, une mainlevée du mandat de dépôt et le lieutenant Pagès est aussi libre que vous et moi.

— Exact ! dit M. le baron de la Perrière en s’approchant, et cela ne laisse pas que de paraître un peu singulier à ceux qui connaissent…

Il fut interrompu par un murmure qui s’élevait dans le salon. M. Remy d’Arx entrait donnant le bras à la comtesse Corona.

Le petit conciliabule présidé par Mme de Tresme se dispersa aussitôt, et ses membres ne furent pas les moins empressés à entourer le nouvel arrivant.

Il n’y avait, en vérité, rien d’exagéré dans le dire de Mme de Tresme : en deux semaines, Remy d’Arx avait vieilli de dix ans, pour le moins.

Sa taille élégante s’était amaigrie ; ses traits, naguère si beaux, creusaient et tourmentaient leurs lignes ; des mèches grisonnantes marbraient le noir de ses cheveux, et son front s’inclinait sous je ne sais quel poids qui semblait écraser tout son être.

Il regarda d’un œil troublé ceux qui venaient à sa rencontre et qui, tout en lui faisant mille démonstrations affectueuses, l’examinaient avec une implacable curiosité. L’expression de sa physionomie était craintive et comme farouche.

Bien des regards d’intelligence furent échangés entre les intimes de l’hôtel d’Ornans.

Chacun remarqua le regard triste que Remy jetait sur la corbeille et ses accessoires.

Francesca dit, comme si elle eût voulu expliquer son morne accablement :

— Voilà un homme trop heureux !

— Il y a des personnes, murmura Mme de Tresme avec un grand sérieux, à qui la joie produit cet effet-là.

Mademoiselle Marie pinça le coude à l’autre demoiselle.

La marquise arrivait les deux mains tendues ; le colonel embrassa Remy avec effusion.

Ce dernier se laissait faire ; il demanda :

— Où donc est Mlle de Villanove ?

Et il n’y eut personne qui ne remarquât l’altération profonde de sa voix.

— Elle est à sa toilette, répondit la marquise ; ah ! nous voulons nous faire belle pour ce grand jour !

Remy passa comme s’il eût voulu éviter la fatigue d’un entretien, et cette conduite bizarre fit renaître les chuchotements.

Le colonel toucha le bras de Francesca qui répondit tout haut à cette question muette :

— Je viens de rencontrer Remy à la porte de l’hôtel ; nous n’avons pas encore eu le temps de causer, mais je vais l’emmener dans la serre et lui faire votre commission.

— Quelle commission ? demanda le juge, qui se retourna lentement.

Le colonel lui sourit et répliqua d’un ton caressant :

— Vous allez le savoir, mon cher enfant, suivez seulement ma petite Fanchette.

La comtesse serra le bras de Remy en souriant et l’entraîna vers la serre.

— C’est drôle, dit tout bas Mme de Tresme.

— Cette noce-là, repartit le cousin de Saumur, a l’air d’un enterrement.

La comtesse Corona, conduisant toujours Remy, traversa toute la serre et ne s’arrêta qu’à l’extrémité la plus éloignée du salon.

C’était l’endroit même où avait eu lieu, quinze jours auparavant, la première entrevue entre le juge et Mlle de Villanove.

Remy eut ce souvenir, car il porta la main à son front.

— Vous souffrez, lui dit Francesca en s’asseyant auprès de lui ; il y a tant de misères dans ma propre vie que j’ai bien peu de temps à donner à ceux que j’aime le mieux. Je suis peut-être ici la seule à ne point savoir ce qui se passe depuis quinze jours ; je vous croyais au comble du bonheur, Remy, et je m’applaudissais d’avoir été pour quelque chose dans votre joie. Dites-moi pourquoi vous souffrez.

Le juge avait les yeux baissés ; il répondit après un silence :

— Je sens qu’il y a sur moi un horrible malheur.

— Mais pourquoi ? s’écria la comtesse, vous avez l’esprit frappé…

— L’esprit, oui… et le cœur, le cœur surtout !

Il s’arrêta, et la comtesse demanda :

— N’avez-vous plus confiance en moi ?

Le juge releva sur elle son regard découragé.

— J’aurais dû fuir, murmura-t-il enfin, ou me tuer.

Et comme Francesca répétait ce dernier mot avec reproche, il ajouta dans un élan d’inexprimable angoisse :

— Je l’aimais trop ! cet amour n’a rien laissé en moi. Je ne vis que de cet amour, et j’en mourrai, c’est mon espoir.

— Mais puisque vous avez obtenu celle que vous aimez !

Le visage de Remy se contracta pendant qu’il répondait d’une voix sourde :

— Je n’ai pas commis le crime, et pourtant il y a en moi comme un cuisant remords. Je suis brave et j’ai peur. Ce mariage est-il celui d’un honnête homme ? dites, me regardez-vous comme un honnête homme ?

— Je vous regarde comme le dernier chevalier, dit la comtesse en lui prenant les deux mains ; vous êtes la bonté, vous êtes la loyauté même. Je connais assez Valentine pour savoir qu’elle ne vous a rien caché, car elle est digne de vous, Remy, j’en jurerais. Ce mariage la sauve d’elle-même, ce mariage la défend contre le monde…

— Ce mariage est un marché, prononça lentement Remy, qui avait des larmes dans la voix.

Francesca craignit d’interroger.

— Il y a des choses, reprit Remy, que vous ne comprendriez pas et qui, racontées sans préparation, vous sembleraient un symptôme de folie ; mais je ne suis pas fou, malheureusement. L’arme invisible est suspendue au-dessus de ma tête, elle m’a blessé déjà, blessé à mort !

Les beaux yeux de Francesca exprimèrent cette inquiétude caractéristique que font naître les paroles d’un malade qui délire.

Le juge sourit amèrement et murmura :

— Vous voyez bien ! et pourtant les effets de cette arme ne se montrent-ils pas assez cruellement ? Ce matin, je me suis regardé dans la glace et je ne me suis pas reconnu. Voici quinze jours entiers que je vis avec la fièvre, ou plutôt que je meurs peu à peu, empoisonné par la certitude de mon malheur et par le mépris de moi-même.

Je ne sais rien de Valentine, sinon, et très vaguement, les traverses de son enfance, son amour pour ce jeune homme… Oh ! ne la défendez pas, madame, je suis bien loin de l’accuser…

Une fois, Valentine me dit en m’apportant des papiers : « Ceci est ma confession, » mais elle se ravisa sans doute, car je ne retrouvai point ces papiers à la place où elle les avait mis, et depuis quinze jours, c’est à peine si nous avons échangé quelques paroles.

Elle m’évite, et, faut-il le dire, je crois que je la fuis. Notre union se fait en dehors de nous par les soins de ce bon, de cet excellent ami, le colonel Bozzo, votre père…

Francesca ouvrit précipitamment le sac de velours brodé d’acier, que toute femme élégante portait en ce temps-là. Elle en retira un large pli en disant :

— Pour cette fois, c’est vous qui m’y faites penser ! J’allais encore oublier la commission de mon bon père. Tout ce qui vient de lui fait du bien, qui sait si je ne vous apporte pas un remède à votre tristesse ? Il souriait quand il m’a remis cela pour vous, et il m’a dit : « Notre bien-aimé Remy doit lire cet écrit ce matin même ; quand tu le lui auras donné, chérie, tu le laisseras seul. »

Elle tendit le pli au juge en ajoutant :

— Je vous le donne et je vous laisse.

Remy ne fit point effort pour la retenir, il dit seulement :

— Je voudrais être prévenu quand Mlle de Villanove aura achevé sa toilette.

Il était seul, mais il n’ouvrit point encore le pli qu’on venait de lui remettre.

Les murmures du salon arrivaient à peine jusqu’à lui à travers la serre dont la comtesse avait refermé la porte.

Il avait croisé ses deux mains sur ses genoux, ses yeux regardaient le vide, ses lèvres s’agitaient par intervalles, murmurant un nom et deux mots :

— Valentine !… l’arme invisible !

Au bout de quelques minutes et machinalement, il déchira l’enveloppe qu’il tenait entre ses mains et dit :

— C’est elle… c’est l’amour que j’ai pour elle qui est l’arme invisible !

Son regard rencontra le papier et tout son corps eut un frémissement.

— C’est d’elle ! dit-il, c’est son écriture, c’est le cahier qu’elle m’avait apporté ! Et pourquoi avait-il disparu de mon cabinet ? et comment me revient-il maintenant par le colonel Bozzo ?

Un domestique à la livrée d’Ornans entra dans la serre ; il portait trois lettres sur un plateau.

— Le valet de chambre de monsieur vient d’apporter ceci, dit-il ; les trois lettres sont pressées.

Remy les prit et le congédia.

Il déposa les trois lettres auprès de lui, sur la caisse où était le yucca, sans même regarder les adresses.

L’instant d’après, il était plongé dans la lecture du manuscrit de Valentine.