L’Arme invisible/Chapitre 12

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 183-193).


XII

Le colonel.


Les petites fêtes de l’hôtel d’Ornans se terminaient d’habitude par un souper intime où n’étaient admis que les amis très particuliers et les joueurs de whist de la marquise.

C’étaient tous gens de l’autre siècle : Louis XVII avait date certaine et le bon colonel Bozzo se vantait d’avoir marivaudé dans sa jeunesse avec Mme de Pompadour, qui était, à son dire, une très aimable femme.

Mme d’Ornans, elle-même, beaucoup moins âgée, aimait les modes de jadis.

Ces petits soupers, assurément, ne ressemblaient point à ceux de la régence, mais on y causait librement, surtout quand Valentine prenait la fuite pour aller se retirer dans sa chambre.

On se couchait alors au jour pour se lever Dieu sait à quelle heure.

La marquise, femme de vie discrète et parfaitement régulière, confessait qu’elle n’avait point entendu sonner midi depuis sa plus tendre jeunesse.

Le colonel, au contraire, entendait sonner toutes les heures de la journée et de la nuit.

Il avait un côté fantastique, ce charmant et doux vieillard : il passait pour ne jamais se mettre au lit.

Quarante minutes après que son coupé modeste avait quitté la cour de l’hôtel d’Ornans, vous l’eussiez trouvé en robe de chambre assis à son austère bureau, dans sa maison de la rue Thérèse, qu’il avait transformée en établissement de bienfaisance.
Cette nuit-là, les invités de la marquise avaient pris congé de bonne heure, peut-être parce Mlle de Villanove, qui était l’âme de ces petites fêtes, s’était retirée chez elle tout de suite après son entrevue avec M. Remy d’Arx.

La danse avait langui ; cette belle comtesse Corona n’était pas la femme qu’il fallait pour faire les honneurs d’une réunion de jeunes filles : elle était triste, dès qu’un intérêt vif et actuel ne la distrayait point de ses peines, et le drame de sa vie la préoccupait trop passionnément pour qu’elle pût prendre part à des amusements presque enfantins.

À l’heure du souper Mme la marquise se mit à table d’assez mauvaise humeur ; elle n’avait aujourd’hui, par hasard, qu’un seul fidèle, le colonel Bozzo, agréable causeur, mais médiocre convive, parce qu’il mangeait moins encore qu’il ne dormait.

Une alouette eût jeûné si on l’eût condamnée à son régime.

Il s’assit néanmoins gaillardement vis-à-vis de sa vieille amie et déclara qu’il était en disposition de faire une petite débauche cette nuit.

— Que vous a dit M. d’Arx ? demanda la marquise en lui servant un blanc de poulet mince comme une feuille de papier à lettre.

— Rien, répondit le colonel, le cher garçon n’y était plus du tout ; il avait l’air d’un homme qui vient de tomber d’un troisième étage.

— Mais enfin vous avez pu deviner ?…

— D’excellentes choses, oui, marquise. Il m’a jeté un regard effaré et s’est sauvé plus vite que si le diable eût été à ses trousses.

— Et cela vous fait supposer ?…

— Une réussite complète. Je le connais : il a le bonheur sauvage et l’allégresse mélancolique.

Il se prit à rire tout doucement et tendit son verre par-dessus son épaule en disant au domestique qui servait :

— Une véritable orgie, Germain ! je me sens gai comme un pinson et je veux boire un demi-doigt de vin pur.

— Moi, je ne suis pas gaie, bon ami, reprit la marquise avec impatience ; il y a des moments où toutes ces charades me fatiguent. Je suis fort mécontente de Mlle de Villanove.

— Merci, Germain, dit le colonel au domestique.

Puis il ajouta en approchant le verre de ses lèvres :

— Drôle de fillette !

Il but une gorgée.

— Quand vous avez lâché ce mot-là, murmura la marquise, il semblerait que vous avez tout dit.

— Eh ! eh ! eh ! fit le colonel ; savez-vous à quoi elle s’occupe maintenant !

— Je pense qu’elle est couchée.

— Non, elle fait tout uniment sa correspondance.

La marquise faillit avaler de travers, car il faut bien avouer que l’excellente dame, malgré l’agacement de ses nerfs, ne perdait pas une bouchée.

— À qui peut-elle écrire ainsi ? demanda-t-elle avec une véritable colère.

— Bonne amie, répondit paisiblement le colonel, je n’ai pas pu lire sa lettre par le trou de la serrure.

— Comment ! vous avez regardé par le trou de la serrure !

La manière dont ces mots furent accentués donnait une certaine âpreté au reproche qu’ils contenaient.

Le colonel se frotta les mains et répondit :

— Vous ne sauriez croire combien je m’intéresse à cette enfant-là. Vous n’êtes pas seule à être malade de curiosité, bonne amie ; je suis allé là-haut pendant qu’on dansait encore, la porte était fermée en dedans, j’ai glissé un regard d’aïeul… non, de bisaïeul, car elle pourrait être aisément mon arrière-petite-fille, et croyez-moi, marquise, ce regard-là vaut celui d’une mère.

— Vous arrangez tout avec votre excellent cœur, dit Mme d’Ornans.

— Je n’ai pas de nerfs, voilà tout, répondit malicieusement le vieil homme. Vous demandiez à qui elle peut écrire ? pensez-vous qu’il soit possible de supprimer sa vie passée ? Seize ans sur dix-huit ! huit cents pour cent, comme dirait notre financier, M. de la Perrière. La chère enfant a très probablement ses petits secrets.

Il s’interrompit et repoussa son assiette.

— Là ! fit-il, on peut dire que j’ai soupé comme un chasseur… Si j’allais faire de nouveau ma ronde, peut-être que j’apporterais des nouvelles.

— Vous voulez me laisser seule ! s’écria la marquise.

Elle eut comme un léger frisson.

— Est-ce que vous avez peur ? dit le colonel en riant.

Il mit en même temps les deux mains sur les bras de son fauteuil pour se lever avec lenteur et précaution.

— Mon Dieu, repartit Mme d’Ornans, je ne sais, il y a longtemps que je n’avais passé une soirée aussi maussade. Toutes ces histoires de voleurs… Avez-vous entendu ce que racontait M. Champion : l’habileté incroyable avec laquelle les Habits-Noirs s’introduisaient dans les maisons isolées ?

Le colonel, qui était debout, appela Germain et lui dit :

— Prends une pique, toi, et monte la garde autour de Mme la marquise, pendant que je vais opérer une sortie pour reconnaître l’ennemi.

Le valet resta bouche béante à le regarder, et Mme d’Ornans dit d’un ton offensé :

— Voici vraiment la première fois que je vous entends risquer une plaisanterie de mauvais goût, bon ami.

Le colonel fit le tour de la table et lui baisa la main avec un redoublement de gaîté en disant :

— Que voulez-vous ! les suites d’une débauche ! j’ai le vin tapageur.… Reste ici, Germain, je vais revenir.

Il traversa la salle à manger d’un pas tardif et lourd, mais aussitôt qu’il fut dans l’escalier, il en gravit les marches avec l’agilité d’un vieux chat.

Ses pieds, tout à l’heure si pesants, ne produisirent aucune espèce de bruit en foulant le parquet du deuxième étage.

La porte de l’appartement de Mlle de Villanove était la première dans le corridor ; le colonel s’en approcha sans en avoir fait crier une seule planche, et mit aussitôt son œil au trou de la serrure.

— La lettre est longue, pensa-t-il. Oui, oui, je veille sur toi, ma jolie fille, ma sollicitude égale celle d’une mère ; je te guette et j’ai mes raisons pour cela !

Il s’éloigna de la porte et descendit même deux ou trois marches de l’escalier, qu’il remonta en mettant de côté toute précaution, puis il revint vers l’appartement de Valentine en laissant sonner chacun de ses pas.

— Est-ce que vous êtes couchée, mignonne ? demanda-t-il.

— Non, répondit la jeune fille.

— Ne venez-vous point à table ?

— Je n’ai pas faim.

— Alors, ouvre-moi, petite, car je suis bien vieux pour qu’une gamine de ton âge me laisse sur le carré.

Deux ou trois secondes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit.

— J’aurais désiré être seule, dit Valentine, dont la voix était froide et presque rude ; que me voulez-vous ?

— On ne peut pas lancer quelqu’un dehors plus nettement, murmura le colonel, qui ajouta en la baisant au front : « Drôle de fillette ! »

Il entra et referma la porte.

Son regard s’était dirigé tout de suite vers le gentil bureau où Mlle de Villanove était naguère occupée à écrire.

Le bureau était fermé et la chaise où s’asseyait Valentine avait été remise contre la boiserie.

— Qu’est-ce que tu faisais-là ? demanda le colonel, dont l’accent était plein de paternelles caresses.

— Je pensais, répondit Valentine.

— À qui ? à ce beau Remy d’Arx ?

— Oui, répliqua encore Valentine.

— Et tu ne pensais qu’à lui ?

Elle garda le silence. Le vieillard s’assit en murmurant :

— Il y a vingt-deux marches de la salle à manger jusqu’ici, songe donc, je suis las.

Les sourcils délicats de Mlle de Villanove étaient froncés.

— Je vous ai demandé ce qu’on me voulait, dit-elle.

— Prête à faire des barricades si ce qu’on veut ne te convient pas, hein ? Et voilà la chose curieuse, les mauvaises têtes comme toi sont toujours adorées. Mignonne, tu as grand tort de te révolter, car ceux qui devraient te commander t’obéissent ; tu es la reine ici, on ne veut rien sinon savoir ta fantaisie pour s’y conformer humblement. Tu as refusé ce pauvre Remy ?

— Est-ce lui qui vous a appris cela ? demanda Valentine.

— Non ! c’est moi qui l’ai deviné, comme je devine tout ce qui te concerne… à l’exception d’une chose pourtant : je ne devine pas pourquoi tu as refusé l’homme que tu aimes.

Pour la seconde fois, Mlle de Villanove resta muette.

Le colonel lui prit la main, la força de s’asseoir auprès de lui et poursuivit d’un ton savamment calculé qui alliait une nuance de sévérité à l’affection la plus tendre :

— Tranquillisez-vous, mignonne ; je n’en ai pas pour longtemps, et comme je vous dispense de me répondre, cela abrégera encore notre entretien. Le cœur des jeunes filles est sujet à se tromper, interrogez le vôtre avec soin, écoutez bien ce qu’il vous répondra. Madame la marquise a pour vous la tendresse d’une mère, moi je ne vous dis même pas comme je vous aime. Si le jeune homme à qui vous écriviez tout à l’heure… ne frémis pas, va, petite, il n’y a pas de sorcellerie dans mon fait… si le jeune homme à qui tu as gardé ton petit cœur est digne de toi, compte sur moi. M’entends-tu bien ? Je suis avant tout du parti de ton bonheur.

Il pressa la main de Valentine qui restait froide entre les siennes et l’attira jusque sur son cœur.

— Voilà ce qu’on te voulait, ajouta-t-il dans un baiser ; on voulait te dire que tu n’as rien à craindre, que tes désirs sont des lois et qu’on se charge d’amener la marquise à trouver bon, convenable, parfait, tout ce que tu auras résolu dans ta sagesse. Et là-dessus, mademoiselle de Villanove, reprit-il en quittant son siège, on vous souhaite la bonne nuit en vous demandant bien pardon de vous avoir dérangée.

Le sein de Valentine battait violemment ; deux larmes jaillirent de ses yeux ; elle se jeta au cou du vieillard, entraînée par un irrésistible élan.

Le colonel, malgré toute sa prudence diplomatique, ne put défendre à son regard d’exprimer un espoir.

Mais l’espoir fut déçu ; Valentine ne parla point ou plutôt elle ne dit que ces seuls mots, prononcés avec une inexplicable froideur :

— Bon ami, je vous remercie.

Elle reconduisit le colonel jusqu’à la porte et la referma derrière lui.

En descendant l’escalier, le colonel fredonnait entre ses dents une petite ariette d’Italie.

— Eh bien ? demanda la marquise après avoir renvoyé Germain, son garde du corps, allez-vous me dire autre chose que : Drôle de fillette ?

— J’avais le mot sur les lèvres, répliqua le colonel. Sangodémi ! belle dame, plus drôle encore que vous ne le croyez !

— Qu’y a-t-il donc de nouveau ? vous m’inquiétez…

— Il y a une simple bagatelle : je sais pour qui était la lettre.

— Pour Remy ?

— Non, pour Maurice.

La marquise bondit sur sa chaise.

— Qu’est-ce que c’est que Maurice ? s’écria-t-elle.

— C’est un lieutenant de cavalerie.

— Un lieutenant ! répéta Mme d’Ornans avec une véritable horreur.

Le colonel consulta sa montre, qui marquait deux heures moins un quart.

— Et vous ne voulez pas, reprit-il avec un singulier sourire qu’il avait dans les grandes circonstances, vous ne voulez pas que je dise : drôle de fillette !

— Elle aime ce jeune homme ? balbutia la marquise.

— Ma foi, c’est supposable, belle dame, nous avons tous un cœur. Mais, s’il vous plaît, mettons de côté ces détails, l’important c’est de presser l’achat de la corbeille.

— Comment ! voulut interrompre la marquise stupéfaite.

— Parce que, poursuivit le vieillard avec son imperturbable tranquillité, grâce au lieutenant de cavalerie, le mariage de notre bon Remy avec Mlle de Villanove se fera peut-être plus vite que nous ne le pensions tous les deux.