L’Arme du fou/Texte entier

La Revue populaire (p. 35-111).

L’ARME DU FOU

Par Berthe de PUYBUSQUE


PREMIÈRE PARTIE

I


C’était dans l’un des paysages les plus accidentés et les plus sauvages du pays de Foix que s’élevait le manoir de Gabach.

Gabach est le vieux nom ariégeois du blé noir, du sarrasin.

Dans les terrains pauvres de ces hautes altitudes, où la vigne ne mûrit pas, où le blé reste misérable, le sarrasin, moins exigeant, est cultivé avec succès ; sobres autant que leurs frères lointains d’Armorique, les Ariégeois de jadis vivaient de bouillie de ce blé noir, alternant dans leur alimentation avec le maïs et les pommes de terre, et, sur ses petites fleurs blanches, les abeilles, recueillaient le miel brun de l’arrière-saison, tout parfumé du thym et du serpolet des hauts plateaux.

De ces petits champs de sarrasin, cultivés autour de ses murailles dans l’intervalle des bois touffus, le manoir, très anciennement, avait été nommé Gobach.

Un manoir, au début du siècle précédent, presque en ruines. Deux tours en poivrières y défendaient un corps de logis vaste, massif et lézardé. Le fossé profond qui l’isolait de son vieux parc n’existait presque plus ; les douves brisées des ponts, les amas de terre éboulée qui l’avaient comblé en maints endroits, s’étaient couverts d’une végétation de plantes sauvages, de ronces, de chardons, au milieu desquels avaient poussé des touffes d’ormes, de bouleaux et d’aulnes devenus arbres à leur tour. Tout cela ne faisait plus qu’un prolongement du parc abandonné, montant à l’assaut de la bâtisse où, par les fenêtres brisées, se hasardaient parfois, avec l’audace des intrus qu’on n’a pas la force de chasser, de longues branches de lierre, ou de vigoureux rejetons d’ormeaux.

Les réparations s’imposaient, mais la fortune, toujours plus obérée, des propriétaires ne leur permettait pas de songer à les accomplir. Amoindris dans leur train et dans leur influence, les Lissac vivaient en habereaux assez désargentés, peu à peu aliénant des parcelles de leurs terres.

Vers 1850, les choses changèrent de face par le mariage de François de Lissac, fils unique du propriétaire de Gabach, avec une juive rencontrée fortuitement aux eaux d’Ussat.

Éblouie par la bonne mine et la noblesse authentique de François, Noémie Muller consentait bien vite à échanger, contre celui de Lissac, le nom du boursicotier véreux qu’était son père. Elle apportait cinquante mille livres de rente dans sa corbeille.

Les honnêtes Français savaient déjà en quelle mince considération il fallait tenir les Juifs. Néanmoins, M. Édouard Drumont, le Pierre l’Ermite de cette grande croisade contre les empiètements d’Israël, n’avait pas encore crié son vibrant : « Dieu le veut ! » En pénétrant dans le Ghetto pour y choisir sa femme, François de Lissac ne souleva donc aucune protestation indignée ; au contraire, ses voisins, tout en essayant timidement de le dénigrer, étaient peut-être un peu jaloux de sa bonne fortune.

Les brèches des vieux murs de Gabach furent réparées, on recoiffa de chapeaux neufs les tours en ruines, et, s’il sembla superflu de creuser à nouveau les fossés et de rétablir le pont-levis, du moins les hordes de végétation parasite furent-elles repoussées avec succès et désormais contenues à leur place.


En même temps, les terres qui avaient composé le domaine primitif, des mains de paysans plus ou moins obérés, retournèrent doucement dans celles des premiers propriétaires. Au bout de quelques années, le domaine avait recouvré ses belles proportions anciennes et François de Lissac y recommençait la vie seigneuriale de ses ancêtres — un peu modernisée — tout en trouvant le moyen de faire des économies.

Il avait eu deux fils, Maurice et Raymond, de cinq ou six ans plus jeune que son frère.

On ne pouvait voir deux natures plus dissemblables que celle de ces deux enfants. Généreux et loyal, l’aîné semblait bien devoir perpétuer le caractère français dans ses plus nobles manifestations ; au contraire, chez Raymond parurent de bonne heure l’astuce, la cruauté, la cupidité, défauts dont un autre atavisme eût peut-être facilement décelé l’origine.

Toutefois, si de sa famille maternelle, Raymond avait hérité l’amour de l’argent, il n’en avait pas, du moins pendant sa jeunesse, hérité la faculté de le conserver et de l’accroître.

Bientôt après leur majorité, les deux frères se trouvèrent orphelins.


Maurice, que son amour des traditions ancestrales attachait au vieux manoir, désirant le conserver en propriété exclusive, offrit à son frère de le désintéresser. Raymond accepta l’argent et partit pour Paris.

Là il dépensa d’abord largement sa jeunesse, sa santé et sa fortune, mais les instincts de la race ayant subsisté jusqu’au milieu de ses désordres de viveur, il dut s’arrêter avant d’avoir dévoré tout son capital et se lança dans des entreprises financières, où son nom lui fournissait un rapport plus considérable encore que son argent.

Toute intimité avait cessé depuis longtemps entre ces deux frères si dissemblables. Si Maurice considérait un nom ancien comme un héritage inaltérable, un fidéi-commis que tout homme doit transmettre à son fils aussi pur qu’il l’a reçu, Raymond, enclin par nature et par habitude à n’estimer des choses que leur valeur vénale, taxait de maladresse le fait de laisser improductif un capital quelconque ; pour lui, son nom et son argent n’étaient rien de plus.

II


Pendant que Raymond, à Paris, voyait sa fortune onduler aux fluctuations des cours de la Bourse, Maurice s’était marié.

Très riche, il n’avait pas cherché la fortune chez sa femme. Une jeune orpheline du voisinage, dotée seulement de ses charmes et de ses vertus, avait fixé son choix. Ils vécurent heureux une année, attendant l’enfant que Dieu leur promettait. L’enfant naquit, ce fut une fille ; ils l’appelèrent Marie.

— Je veux nourrir moi-même mon enfant, avait déclaré Mme de Lissac.

Ce vœu maternel ne devait pas être exaucé, Une mauvaise fièvre s’empara de la jeune mère et il fallut chercher une nourrice.

On la trouva chez des tenanciers du domaine ; les parents de Madeleine servaient la famille de Lissac depuis plusieurs générations ; mariée quelques mois avant Maurice, Madeleine avait une fille presque du même âge que la petite Marie : on lui proposa d’entrer comme nourrice au château.

— Mais, dit-elle, et mon enfant ?

— Nous trouverons pour l’allaiter une femme dans le voisinage.

— Non, monsieur, non dit Madeleine, pour mes maîtres je donnerais ma vie, mais non ma fille. Seulement, je crois que je pourrai les nourrir toutes les deux. Fanchette a déjà cinq mois, je la ferai manger bientôt ; en attendant, j’aurai assez de lait pour ne laisser souffrir aucune des deux mignonnes.

Madeleine prit délicatement l’enfant dans son berceau et commença à l’allaiter.

Allongée sur son lit de repos, très pâle et très faible, Alix de Lissac se sentit au cœur un peu de jalousie à la vue de cette jeune paysanne, si fraîche, si débordante de santé, prête à infuser à son enfant cette vie qu’elle-même se sentait impuissante à lui conserver.

Madeleine avait là sa fille, un poupon aux membres fermes et aux joues roses sur lequel Alix jetait des regards d’envie.

— Vous ne voulez pas que nous lui cherchions une nourrice ?

— Non, madame, je suis pauvre, mais je ne me séparerai pas de mon enfant.

— Et vous croyez pouvoir les nourrir toutes les deux ?

— Ah ! j’en suis bien très sûre.

Et sa bouche rose, aux dents saines, se ferma en un gros baiser sur le visage souffreteux de la petite Marie :

— Pauvre amour !

Cette prise de possession par la tendresse remua le cœur de la pauvre Alix, dolente sur ses coussins.

— Vous croyez que vous l’aimerez ?

— Autant que la mienne, notre dame. Qui est-ce qui ne l’aimerait pas, ce petit ange du bon Dieu ! Autant que la mienne !

Déjà conquise, la malade tourna la tête vers son mari qui, muet, regardait, appuyé des deux bras sur le dossier du lit de repos.

— Que décidons-nous, Maurice ?

— Je crois que tu es toute décidée, ma chérie.

— Tu vois, elle l’aime déjà.

Madeleine fut choisie comme nourrice et autorisée à la garder avec sa petite Fanchette.

Les Lissac n’eurent pas à se repentir de lui avoir laissé son enfant.

Quand la jeune femme, accoutumée aux rudes travaux n’eut plus qu’à nourrir les deux bébés, à se promener oisive, sous les grands arbres du pare, quand la nourriture choisie du château remplaça son alimentation grossière, son lait suffit à l’appétit croissant des deux petites filles. Marie, rose, joufflue, avec de gros bourrelets empâtant ses poignets mignons et ses fines chevilles, n’eut bientôt plus rien à envier à sa sœur de lait.

Demeurée frêle et maladive, sa mère la voyait s’épanouir comme une jolie fleur dans les matinées ensoleillées de mai, et n’avait plus le courage d’être jalouse de la nourrice.

Dans une grande chambre claire, Madeleine avait son lit, au milieu d’un panneau, appuyé au mur par la tête.

De chaque côté du lit, un berceau.

À droite, la bercelonnette de palissandre aux vaporeux rideaux roses, avec sa courte pointe où froufroutait une dentelle retenue par des nœuds de ruban ; à gauche la corbeille d’osier, sous ses draperies de percale blanche, propre et riante à l’œil. La vaillante femme avait repoussé l’offre de se faire aider dans la nuit, et, tour à tour se penchait à droite, se penchait à gauche pour élever jusqu’à elle les deux petites affamées.

Maurice et Alix surveillèrent ces progrès quotidiens si doux et si importants au cœur des parents ; ils connurent l’ivresse du premier regard conscient qui, cessant de s’attacher aux choses mystérieuses et lointaines du monde ignoré, s’arrête avec une lueur d’intelligence, sur les yeux qui l’épient ; la surprise des premières dents, visibles à peine ; que l’on sent seulement sous le bout des doigts, doucement glissé dans cette petite bouche, mouillée comme une fleur ; la joie d’entendre les bégaiements où l’on cherche à deviner le Papa mama, verbe premier de ce langage enfantin.

Plus avancée, Fanchette gardait ses distances. Avant sa sœur, elle sut regarder et sourire, balbutier ses premiers mots ; mais bientôt comme une émulation poussa Marie à limiter : elle sourit en la voyant sourire et, quand elle l’entendit parler essaya de parler aussi.

C’était merveille de voir, au matin, ces deux mignonnes, placées côte à côte sur le grand lit de Madeleine, tels des oiseaux jasant au bord du nid, se parler en des gazouillements sans fin, en un langage particulier, obscur encore, où les grands ne savaient rien entendre tandis que, sans doute, elles se comprenaient entre elles.

— Madame ! Madame ! cria Madeleine un jour, Madame, Fanchette « s’en va seule ».

Alix, accourue, distingua le petit paquet titubant qu’était Fanchette, se dirigeant penchée en avant, vers Madeleine qui lui tendait les bras, tandis que, dans son berceau, Marie, les yeux grands ouverts, intéressée, comprenait vaguement qu’un grand fait venait de se produire.

Le premier pas de l’enfant est une liberté.

Alix vint à son tour, les bras ouverts, à la petite émancipée qui, tête en avant, s’y jeta éperdument, comme on tombe, tandis que la nourrice détournée saisissait Marie, l’enlevait, l’embrassait.

— Oh ! le pauvre amour ! tu ne sais pas encore marcher toi ! Mais vous verrez, Madame, maintenant que Fanchette marche, vous verrez que Marie « s’en ira » bientôt, vous les verrez courir et se poursuivre comme deux petits rats.

Donc, Fanchette marchait, et Marie sut bientôt marcher. Elles se suivaient, la plus jeune tenant la robe de l’aînée pour assurer ses pas mal affermis. Toutes les deux, aux jours d’été, sur la pelouse qui s’étendait devant la porte du château jouaient et se roulaient, tantôt se pelotonnant ensemble, gracieuses comme deux jeunes chats, tantôt, de leurs mains potelées, arrachant maladroitement des fleurettes qu’elles portaient à leur nez, l’air attentif, en disant : « sent bon » et qu’elles rejetaient tout de suite déchiquetées et flétries.


III


La santé de Mme de Lissac déclinait chaque jour. Bientôt, Maurice ne put conserver d’illusion : le mal était sans remède, la fin proche.

Et cette jeune femme de vingt-quatre ans, qui avait fait ce beau rêve d’épouser un mari amoureux et bon, très riche, et qui l’entourait de soins et d’affection ; cette jeune femme, mère d’une enfant en qui s’éveillaient la raison et la tendresse, sentit que son heure était venue, et, chrétiennement fit à Dieu le sacrifice de tout le bonheur d’ici-bas.

Maurice souffrit cruellement. Il n’était pas l’homme de deux amours et ne songea pas un instant à se remarier. À peine rattaché à la terre par sa fille il continua d’administrer ses biens, et surtout de répandre des aumônes, mais toutes les fleurs de la vie avaient, pour lui, perdu leur parfum.

Il vécut renfermé, silencieux, négligé dans sa personne, n’attachant plus aucun prix au confort, ni à l’élégance de son installation. Ses domestiques se relâchaient dans leur tenue et dans leur service, il n’en avait cure ; ses chevaux, dans l’inaction, s’alourdissaient, sans qu’il s’en aperçut ; les voitures laissées sous la remise, perdaient de leur lustre, il n’y songeait pas, et s’en allait, cahoté dans la « jardinière » de son régisseur, pour peu qu’un scrupule — assez rare, — le poussait vers quelqu’une de ses métairies.

Il s’avisa bientôt que son cocher lui devenait inutile et le renvoya.

Le jardinier fut chargé de cumuler les deux fonctions qui, bientôt, devinrent une double sinécure.

— Quelle rage, lui disait-il, vous pousse à peigner et à tondre mon parc comme un carlin ? Laissez pousser à leur aise tous ces arbres qui ne vous ont rien fait, j’aime ces touffes d’herbe dans les allées, elles sont très douces, le sable est bruyant et chaud sous les pieds. Allez, si vous voulez, sarcler les asperges et écheniller les pommiers.

C’était une chose odieuse pour Maurice, quand il errait, seul et triste, que de rencontrer presque toujours le visage indifférent de son jardinier, de recevoir le salut de son tôpe de laine et d’entendre toujours grincer une brouette et râteler un râteau.

Ainsi renvoyé au potager, Jacques, avec un peu d’humiliation d’abord, obéit, puis s’accommoda des loisirs que lui laissait la fantaisie du maître. Dans les allées sablées, l’herbe, tout doucement repoussa ; les végétations parasites, émergeant des vieux fossés, revinrent à la charge, et, toujours plus envahissantes, cernèrent la maison, eurent bientôt repris possession des murailles et curieusement, purent regarder par les fenêtres des chambres inoccupées.

C’était seulement à l’époque de l’ouverture de la chasse que Maurice retrouvait un peu d’animation et de vie. Chasseur, ainsi que tous ses ancêtres, il avait conservé le goût de ce noble passe-temps, mais encore, l’exerçait-il en désabusé, en misanthrope. Les forêts entourant Gabach, ne voyaient plus ces nombreuses chasses au chien courant que François de Lissac, aux jours de sa prospérité, avait rétablies, non sans quelque ostentation : on s’était défait de la meute et Maurice avait rompu toutes relations avec le voisinage. Seul, havresac au dos et fusil sur l’épaule, suivi de sa chienne d’arrêt qui s’en allait, quêtant dans les chaumes, seul comme le dernier des braconniers, Maurice partait de grand matin et, souvent ne rentrait qu’à la nuit, ayant mangé au dehors, dans quelque auberge des villages environnants.

Il lui semblait que la marche, rompant ses forces jusqu’à l’extrême fatigue, que les émotions entraînantes de ce sport primitif, la poursuite du gibier, avaient par fois raison de sa douleur. Ces soirs-là, il rentrait avec une lueur de contentement sur le visage quand, dans la grande cuisine voûtée, il jetait sur la table toute une pannerée de gibier où se confondaient la plume rousse des cailles, la plume grise des perdrix ou le poil fauve des lièvres.

Et puis, il pouvait tout oublier dans un sommeil invincible, ce sommeil bestial du corps fatigué, qui a raison même des plus douloureuses préoccupations de l’esprit.


IV


La bonne nourrice, Madeleine, n’avait pas quitté la maison.

Maurice avait voulu conserver à sa fille les soins dévoués qui l’avaient suivie depuis sa naissance, et la camaraderie de sa sœur de lait.

Les deux enfants grandirent donc ensemble, et, très vite s’affirmèrent les diversités de leurs caractères. Fanchette était gaie, exubérante, audacieuse dans ses jeux, et promettait d’avoir une intelligence vive et prompte. Marie, comme si la mort prématurée de sa mère eût mis sur elle une ombre, se montrait mélancolique, timide et d’esprit paresseux, craintive des gens et des bêtes.

Chez toutes les deux, on pouvait discerner un bon cœur, mais, en Marie, très douce, cette bonté ne se démentait jamais ; plus impétueuse, Fanchette se laissait parfois emporter par l’ardeur du jeu ; la réflexion seule ramenait la pitié pour les souffrants.

Fanchette avait sept ans, Marie six et demi.

Toujours l’une suivant l’autre — c’était habituellement Marie qui suivait, — elles erraient autour du château un peu à toutes les heures, dans le parc, sans embûches.

Fanchette aimait à courir après les papillons et à les piquer d’une épingle pour les voir agiter leurs ailes éperdument. Mais si Marie en avait le temps, elle rendait la liberté aux papillons.

Fanchette, aux jours d’orage, n’avait pas de plus grand plaisir que de s’exposer, cheveux au vent, sous les averses de pluie cinglante, riant aux éclats. Marie, impressionnable et épeurée la rappelait avec angoisse.

— Si tu savais, Marie, dit Fanchette, le joli nid de « cardines » qu’il y a dans ce marronnier !

Les deux enfants, par cette brillante matinée de juin, jouaient dans les vieux fossés du château.

— Comment sais-tu qu’il y a un nid ?

— Je l’ai vu.

— Tu as vu les petits ?

— Oui, il y en a quatre. Ils commencent à mettre la plume.

— Montre-les-moi.

— C’est qu’il est là-haut, dans cette branche.

— Alors, tu es donc montée ?

— Pardi !

— Tu sais pourtant que maman Madeleine nous défend de monter aux arbres.

Un peu confuse, Fanchette fit des épaules le geste qui constate la brutalité inéluctable du fait accompli.

— Alors, tu ne veux pas monter, toi, pour voir le nid ?

— Non, c’est défendu, et puis, je pourrais tomber.

— Peureuse ! Tiens, j’aurai bientôt fait, personne ne me verra, je vais aller le chercher.

— Oh ! non Fanchette, ne fais pas ça, c’est mal de désobéir ; et puis les pauvres parents oiseaux seraient si malheureux quand ils reviendront, de ne pas trouver leurs petits.

— Oui, mais nous les aurons, nous, les petites cardines ! Nous les mettrons dans une cage, et nous leur tiendrons toujours de l’eau propre dans la petite auge de verre, et puis, quand ils sauront manger tout seuls, ils chanteront toute la journée, dans leur cage suspendue au contrevent de notre chambre. Et puis, tu ne sais pas, nous achèterons un petit nid, on en vend, des nids tout faits, pour le mettre dans la sage, et l’année prochaine, la femelle pondra, tu verras les jolis œufs, et elle couvera, et nous aurons toute une nichée de petits.

Les yeux de Fanchette brillaient de convoitise et Marie elle-même était un peu tentée. Déjà Fanchette s’accrochait au tronc du marronnier, des mains, des genoux, leste comme un chat.

— Non, Fanchette, cria Marie, non n’y va pas, les pauvres petits ! et puis c’est défendu, redescends Fanchette, mon Dieu que j’ai peur, tu vas tomber !

— Sois tranquille.

Mais en Marie, tous les sentiments se réunissaient pour condamner l’aventure. L’image des pauvres chardonnerets, venant à leurs petits et trouvant le nid vide s’imposa surtout à sa sensibilité avec tant de force, qu’elle s’assit au pied de l’arbre et se mit à pleurer.

— Qu’as-tu, Marie ?

— Les pauvres petits, les pauvres petits. Tu es méchante, Fanchette !

Aussi vite qu’elle était montée, l’enfant dégringola et vint s’abattre sur l’herbe auprès de sa sœur :

Tu es bête de pleurer pour si peu, mais tu as raison tout de même, c’est vrai que le papa et la maman cardines auraient eu trop de chagrin. Et puis, je ne veux pas que tu pleures, je ne le veux pas !

Et elle l’embrassait la serrant à l’étouffer.

Ainsi elles grandissaient ensemble. Fanchette, en toute occasion, à l’avant-garde, Marie la suivant comme son ombre. La première, hardie, combative, cherchant l’obstacle, attirée par le danger ; la seconde, plus douce, timorée, un peu passive, préférant la souffrance à la lutte, se privant d’un bien, plutôt que de le conquérir. Fanchette grimpait aux arbres fruitiers ; Marie la suppliait de ne point s’aventurer et l’attendait au pied de l’arbre, angoissée de crainte ; Fanchette aurait voulu entraîner sa petite compagne en des expéditions aventureuses dans les parties lointaines du parc, Marie revenait tôt vers la maison sûre que sa sœur renoncerait à la promenade pour ne pas la laisser rentrer seule. Si quelques autres petites filles du voisinage venaient jouer avec elles, Fanchette prétendait les régenter et, en cas de révolte, tout de suite, leur administrait de copieuses bourrades ; Marie la rappelait à la sagesse et, tout doucement, apaisait les conflits.

Elles s’aimaient tendrement. Fanchette renonçait à ses plus séduisantes escapades pour ne pas faire pleurer Marie et, Marie, si Fanchette eût persisté, Marie, épeurée et tremblante, l’aurait suivie jusqu’au milieu du danger pour ne pas l’abandonner.


V


Marie avait dix ans.

C’était par un bel après-midi d’octobre : les deux petites filles, dans un champ s’amusaient à voir faire la récolte du maïs.

Les ouvriers coupaient au pied les grandes tiges, les réunissaient par paquets que l’on devait emporter à la ferme et remiser sous un hangar. Là, durant les veillées de l’hiver, tout le personnel de la ferme, souvent augmenté de voisins qui venaient aider et que l’on aidait ensuite, devait s’occuper à dégager les épis dorés du milieu de leurs nids de feuilles. Tiges et feuilles séchées constituent une nourriture substantielle pour les animaux.

Ces veillées sont l’occasion de grandes réjouissances, pendant les longues soirées : on s’y réunit, à la clarté des lanternes ; on y chante les chansons patoises du vieux temps ; les vieillards y racontent les antiques légendes, et les jeunes, nouant entre eux, les liens de rustiques fiançailles, y redisent l’éternelle histoire toujours antique et toujours nouvelle.

Mais pour l’instant, sous le soleil encore chaud, au milieu du guéret où chatoyait la soie jaune des feuilles, filles et garçons coupaient les tiges d’une main preste, tandis que le métayer, sur sa charrette traînée par les petites bœufs bruns aux cornes fines, venait avec sa fourche, charger le tout pour l’engranger avant la nuit.


Marie et Fanchette s’amusaient à recueillir, au milieu du maïs, la longue chevelure qui, souvent, s’échappe de l’épi comme un écheveau de soie jaune ou mordorée, avec une odeur d’herbe un peu âcre.

Madeleine arriva, elle cherchait les enfants.

— Marie, il faut rentrer, ton papa te demande.

— Papa ? il n’est donc pas allé à la chasse, aujourd’hui ?

— Non, il est au château, il a besoin de toi.

Une gravité inaccoutumée se lisait sur le visage jovial de la nourrice.

— Allons, petite, ne fais pas attendre monsieur.

— J’y vais, j’y vais, Fanchette, papa nous demande, dépêche-toi.

— C’est toi que demande ton papa, Fanchette peut rester ici.

Marie leva son petit visage étonné.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on n’a pas besoin d’elle ; de toi seulement.

— Ah ! Eh bien, j’y vais.

Quelque chose comme un pressentiment agitait l’enfant.

— Fanchette, viens tout de même, tu m’attendras dans notre chambre et j’irai te retrouver aussitôt que papa m’aura parlé. Qu’est-ce qu’il me veut ?

Tout en monologuant cette question, à petits pas, Marie remontait vers le château, le cœur battant, et la tête toujours tournée en arrière pour voir si Fanchette la suivait.

Mais Fanchette, tête baissée, serrant contre elle le petit tablier d’où s’échappaient çà et là, quelques chevelures jaunes de maïs, écoutait sa mère qui semblait lui dire des choses très sérieuses, des choses qui, sans doute, ne lui agréaient pas, car ses lèvres se serraient en une moue boudeuse et gardèrent ensuite cette crispation des larmes réprimées.

Toujours lente, toujours regardant derrière elle si Fanchette ne venait pas, Marie pénétra dans la maison, traversa le vestibule et, par un passage contournant le grand salon, toujours fermé, s’approcha du cabinet de travail où se tenait habituellement son père.

Un murmure de voix résonnait à travers la porte. Timide, un peu sauvage, Marie hésitait à entrer, mais son pas léger l’avait trahie :

— C’est toi, Marie ?

— Oui, papa.

Elle poussa la porte.

Maurice de Lissac était assis devant sa table de travail ; en face de lui, une dame que Marie ne connaissait pas.

— Approche, mon enfant.

Après un petit salut adressé à l’étrangère, Marie se serra contre son père craintivement.

— Mademoiselle, je vous présente votre élève. Marie, Mademoiselle veut bien se charger de ton éducation. Il faudra, n’est-ce pas, lui obéir et l’aimer.

Il avait passé un bras autour de la taille de sa fille et, de l’autre main, doucement, caressait ses cheveux. C’était un père tendre que Maurice de Lissac, et, bien que gardant de sa douleur jamais apaisée, un aspect parfois sévère et un goût pour la solitude, soigneux du bien-être de son enfant et désireux de son affection.

Les grands yeux de Marie, un peu effarés, dévisagèrent l’inconnue.

C’était une jeune femme d’aspect délicat, petite, sans fraîcheur ni beauté. Elle avait dans sa physionomie, cette douceur profonde de ceux qui ont souffert, mais que la souffrance n’a point aigris.

Avec l’instinct sûr des enfants, Marie comprit qu’elle était bonne.

— Je crois que Marie sera vite accoutumée à vous, Mademoiselle, et je vous demande d’aimer, à votre tour, ma petite orpheline.

Les yeux gris, un peu ternes de « Mademoiselle », tout à coup s’éclairèrent du brillant des larmes.

Marie se détacha de son père pour aller vers l’institutrice ; celle-ci l’attira et la baisa au front :

— Chère enfant, je vous aime déjà, nous nous entendrons, j’en suis certaine.

L’organe musical, un peu voilé, acheva de conquérir le cœur de Marie. Elles sortirent ensemble.

Pendant que la nouvelle venue s’installait dans l’appartement qu’on lui avait préparé, Marie courait à la recherche de Fanchette pour lui faire part de la grande nouvelle.

Marie était sans inquiétude ; son institutrice paraissait bonne, elle sentait qu’elle pourrait l’aimer et ne prévoyait rien des modifications que la présence de « Mademoiselle » allait apporter dans sa vie.

Rien n’était changé depuis sa petite enfance, sauf la dimension des deux couchettes qui voisinaient avec le lit de Madeleine dans la grande chambre claire. M. de Lissac avait indiqué vaguement le désir que Marie eût son appartement particulier et cessât de partager celui de la nourrice et de sa fille.

Madeleine comprenait qu’il faudrait en venir là, mais l’exécution se retardait encore. Marie était si enfant !

La bonne nourrice la gardait avec un soin plus tendre, plus attentif que celui qu’elle prodiguait à sa propre fille. Fanchette, du soir au matin, dormait d’un sommeil robuste comme sa santé et son esprit ; mais Marie, plus frêle et très nerveuse, était sujette à des insomnies, à des frayeurs soudaines, sortes de spasmes qui, brusquement, l’éveillaient en pleine nuit.

Attentive au moindre mouvement, au moindre soupir de l’enfant, Madeleine savait les moyens à prendre pour la calmer. Quelques gouttes d’éther, une infusion de tilleul, surtout sa présence, la petite main de Marie tenue dans les siennes, des paroles familières, murmurées tout bas, sous la lueur rassurante de la veilleuse ; et les battements du pouls devenaient plus espacés, plus larges ; l’oppression nerveuse se desserrait, le sommeil venait enfin.

Comment Madeleine se fût-elle décidée à s’éloigner de ce pauvre petit être faible auquel elle se sentait si nécessaire !

Marie se précipita dans la chambre avec une vivacité assez rare chez elle :

— Fanchette, Fanchette, où es-tu ? Ah ! te voilà, tant mieux, écoute…

Fanchette était assise sur une chaise basse, près de son lit, aussi étrangement tranquille que Marie paraissait étrangement excitée. Madeleine, très absorbée en des rangements, le nez dans un grand placard, écouta la conversation des deux enfants sans y prendre part.

— Tu ne sais pas, Fanchette, demanda Marie en se plantant debout devant sa sœur de lait, tu ne sais pas ? J’ai une institutrice.

— Si répondit Fanchette, la voix composée, je sais.

— Tu sais ! Comment sais-tu ? Papa vient seulement de me le dire en me présentant à Mademoiselle.


Elle fit une pause, comme prévoyant une question. Fanchette ne dit rien.

— Tu verras comme Mademoiselle paraît bonne ! Elle a dit qu’elle m’aimerait, et elle m’a embrassée. Je crois qu’elle ne va pas être sévère.

Fanchette ne parlait toujours pas, lentement, sa bouche se contractait de plus en plus, et des larmes, de ces larmes d’enfant toujours prêtes à s’épancher, comme les pluies printanières, des larmes coulèrent sur ses joues.

— Qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ? demanda Marie, atterrée de surprise.

Que Marie pleurât elle-même, Marie, souvent triste, toujours plus ou moins inquiète ou énervée, c’était bien. Mais Fanchette ! Fanchette, la joyeuse fille, jamais à bout d’expédients, Fanchette, à qui Marie venait pour être consolée ! Que Fanchette pleurât ainsi ! Non cela ne devait pas être ! Il fallait que quelque chose allât très mal pour faire pleurer Fanchette.

Et Marie continuait à la regarder avec une frayeur toujours accrue.

— Mais qu’as-tu, Fanchette, enfin, qu’as-tu ?

La bouche se tordit tout à fait, les sanglots éclatèrent, la réponse vint, étranglée, hachée, presque inintelligible.

— Ah ! elle paraît bonne ! ah ! elle va t’aimer et tu l’aimeras aussi ! Eh bien, je la déteste, moi, ta dame, je la déteste !

Marie regardait Fanchette en s’effarant de plus en plus.

Bondissant de sur sa chaise, Fanchette se dressa :

— Oui, je la déteste, cria-t-elle, parce qu’elle va te prendre à moi, ta dame ; elle ne vient que pour ça, maman me l’a dit ; parce que toi, tu es une demoiselle et que moi je suis une paysanne, et qu’il faut que tu apprennes une foule de choses, l’histoire, les jolis ouvrages, le piano et tout, et comment on se tient dans un salon et comment on parle quand on est une demoiselle. Moi, c’est bien assez que je sache lire, écrire et coudre, et rapiécer les sacs et garder les bêtes aux champs. Et tu resteras, toi, avec ta dame, et je ne te verrai plus et tu l’aimeras, ta dame, et tu ne voudras plus m’aimer.

Marie se sentait émue aussi, prête à pleurer, mais elle essaya de se raidir. Quel les idées étranges se faisait Fanchette ! Il fallait être plus raisonnable ; il semblait à Marie qu’elle venait de conquérir une dignité nouvelle, une supériorité sur sa petite compagne, il fallait la consoler sans se laisser attendrir :

— Moi, ne plus t’aimer, et pourquoi ? Quelle sottise ! Tu es folle, comment veux-tu que je cesse de t’aimer ?

— Non, tu ne m’aimeras plus ! Non, bien sûr, tu ne m’aimeras plus ! Ta dame ne te permettra pas, d’abord ; je ne suis qu’une paysanne, et toi, tu dois « faire société » avec les demoiselles. Et je ne pourrai plus rester toujours avec toi, maman me l’a dit ; la preuve, c’est qu’on va te faire une chambre pour toi seule, à côté de ton institutrice, et qu’on va ôter ton lit d’ici où je resterai seule avec maman, si on veut encore nous y laisser, ainsi tu vois…

Tout à fait impuissante à en dire plus long, et sa colère un peu noyée dans les larmes, Fanchette se jeta sur son petit lit et pleura abondamment.

Pour Marie, c’était trop. Aucun des petits avantages d’amour-propre que lui conférait l’acquisition d’une institutrice ne put tenir devant le chagrin de Fanchette, devant la perspective de la séparation, de l’exil, loin de cette chambre, loin de ce premier nid de toute son enfance. Elle entrevit des modifications terrifiantes qui devaient se faire dans sa vie et qui ne lui étaient pas apparues d’abord.

Tout son nouveau et fragile courage s’effondrait brusquement, elle courut au lit de Fanchette, et se précipita sur elle avec des sanglots éperdus.

— Mon Dieu, mon Dieu, ne pleure pas, toujours. Je veux rester avec toi, je ne m’en irai pas de la chambre, je n’aimerai pas la dame, je ne veux plus la voir, je ne pleure pas, va ; je t’aime, je t’aimerai veux que toi, je n’y tiens pas, va, à la société des demoiselles, non, je n’y tiens pas du tout ; mais je ne veux pas que tu pleures ! Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir si tu pleures comme ça !

C’était elle, maintenant, la plus désolée, car ses baisers et ses promesses avaient déjà réconforté Fanchette qui se calmait Un peu. Elles s’étreignirent en sanglotant.

Tout à coup, Fanchette, animée, toujours prête à la lutte, se détacha de Marie, et, relevée sur ses coudes, avec ses cheveux tombants jusqu’à ses yeux qui étincelaient :

— C’est vrai, tu ne veux pas qu’on emporte ton lit dans une autre chambre, dit, Marie, c’est bien vrai ?

— Oui, c’est vrai, je veux rester ici.

— Et c’est vrai que tu ne veux pas la dame, et qu’elle s’en ira ?

Marie voulait consoler Fanchette et lui eût fait volontiers le sacrifice de son institutrice. Cependant elle n’osa pas promettre qu’elle s’en irait. Néanmoins, soucieuse de ne pas démentir les serments qu’elle venait de faire au milieu de ses larmes :

— Non, je ne la veux pas, mais comment pourrai-je la faire partir ?

L’ardeur combative se réveillait en Fanchette consolée.

— Oh ! on ne peut te la faire accepter par force ; par exemple, si tu fais la muette avec elle, si tu refuses de lui parler, toujours, toujours, sans qu’elle puisse te faire dire un mot, on sera bien obligé de te l’ôter.

Marie hochait la tête, l’entreprise lui paraissait au-dessus de ses forces.

Elles étaient assises, maintenant, côte à côte, sur le lit, Fanchette leva les épaules, l’air méprisant :

— Tu ne feras jamais ça, toi, ma pauvre petite, tu n’as pas de volonté ; si c’était moi, tu verrais ! On pourrait me punir, me priver de dessert, me battre, me hacher, oui, je me laisserais hacher plutôt, mais je ne céderais pas. Je ne dirais pas une parole.

Dans l’ardeur de leur émotion, les deux enfants avaient oublié Madeleine, toujours farfouillant dans son armoire. Elle en tira une pile de linge qu’elle déposa sur la table prochaine, et vint aux deux enfants. On voyait à ses yeux qu’elle avait pleuré, son visage sévère :

— Tais-toi, Fanchette, dit-elle à sa fille ; tais-toi, ne donne pas de mauvais conseils à Marie. Oublies-tu ce que tu m’as promis ?

— Mais, puisque Marie ne la veut pas, son institutrice, cria Fanchette comme en triomphe, et puisqu’elle ne veut pas aller dans une chambre seule, non plus ; alors ?

— Alors, Marie comprendra qu’elle doit obéir, qu’elle doit prendre des leçons avec cette demoiselle, et l’aimer ; elle comprendra qu’elle doit avoir sa chambre, rien que pour elle, et vous serez deux bonnes petites filles bien raisonnables, toutes les deux. Tout ça n’empêchera pas Marie de nous aimer, n’est-ce pas, mon amour ?

Marie vint se jeter, pleurant encore, au cou de sa nourrice :

— Bien sûr, maman Madeleine, bien sûr, mais je voudrais rester ici, dans ta chambre, avec vous deux, et je ne veux pas que Fanchette ait du chagrin, et tu en as, toi aussi, je le vois bien, je ne veux pas que tu pleures.

— C’est un premier moment à passer pour s’accoutumer, Fanchette se consolera.

— Non, cria Fanchette, non je ne me consolerai pas, je ne veux pas m’accoutumer, et je détesterai toujours la dame. Ah ! si Marie avait du courage ! Mais elle est comme une feuille de blette, Marie !

— Tais-toi, soyez raisonnables, plus tard, vous comprendrez. Voyons, vous savez bien que vous devez vous séparer. Tu vois, Marie, que, Fanchette et moi, nous ne nous mettons pas à table à la salle à manger avec toi et ton papa.

— C’est vrai, dit Marie.

— Tu sais bien que, s’il vient une visite, nous n’allons pas nous asseoir au salon.

Il n’en vient jamais ici, dit Fanchette, l’air farouche.

Mais il faut qu’il en vienne. Chacun doit avoir sa place dans ce monde, vous pouvez le comprendre toutes les deux. Et toi, Fanchette, si tu aimes Marie, dois-tu vouloir qu’elle soit une ignorante, qu’elle n’ait pas l’éducation que doit avoir une demoiselle ? Ça te ferait-il plaisir qu’on se moquât d’elle, plus tard, qu’on la trouvât grossière et mal élevée ? Est-ce que ça s’appelle l’aimer cela ?

L’argument fit son chemin dans l’intelligence des deux enfants, mais Fanchette demeurait révoltée et Marie, méditative, s’écria tout à coup :

— J’ai trouvé, c’est bien simple ! Je demanderai à Mademoiselle de donner des leçons à Fanchette, comme à moi, et nous n’aurons pas besoin de nous séparer, veux-tu, Fanchette, que je le lui demande ?

— Tu peux le lui demander, dit froidement Fanchette, rebutée, mais c’est égal, je ne serai jamais une demoiselle, moi.


Madeleine n’intervint pas de nouveau. Elle voyait Marie décidée à accepter son institutrice et laissait au temps le soin de calmer Fanchette, peu à peu. Elle avait assez à faire de se résigner elle-même, la pauvre nourrice, et continuait, les yeux mouillés et le cœur malade, le déménagement commencé des effets de Marie dans la chambre qu’elle devait habiter désormais.

— Ma petite, dit-elle à Marie, tu dois aller retrouver ton institutrice ; ce n’est pas poli de la laisser seule si longtemps.

— Viens, Fanchette, dit Marie, je te présenterai à Mademoiselle.

— Je ne veux pas. Je ne l’aime pas.

— Viens, je t’en prie.

— Non.

— Je n’ose pas aller seule.

— Eh bien, reste ici.

— Mais, Fanchette, si tu ne veux jamais voir Mademoiselle, puisque je dois passer avec elle presque tout mon temps, je ne te verrai plus.

— Je te verrai pendant les récréations.

— Ce n’est pas assez, il faut que tu travailles avec moi, que ce soit comme avant, que nous ne nous quittions jamais. Tu ne veux pas ?

Fanchette était tentée, mais la rancune et l’amour-propre luttaient en elle contre son désir.

— Non, dit-elle rudement.

— C’est donc toi qui ne veux pas m’aimer à présent ! que je suis malheureuse !…

Et Marie recommençant à pleurer, soudain Fanchette se décida :

— Console-toi, Marie, je ne veux pas te voir pleurer, j’irai, si cela te fait plaisir, je vais aller tout de suite avec toi…

Tout en prenant la main de Marie pour l’accompagner, Fanchette, pour bien affirmer sa conviction et maintenir sa dignité, marmottait à demi voix :

— Mais, je ne l’aimerai pas, j’y vais, mais je suis sûre que je ne l’aimerai jamais.

Il en est des serments de haine comme des serments d’amour.

Fanchette oublia le sien et bientôt, aima l’institutrice autant que l’aimait Marie elle-même.

C’était une femme de tact et de cœur que Mlle  le Estevenard. Sous cet aspect de douceur qu’ont les gens très maîtres d’eux-mêmes, elle cachait une grande fermeté de caractère.

Loin de heurter en face cette tendresse qu’avaient l’une pour l’autre les deux fillettes, et ce désir assez naturel de n’être jamais séparées dans la vie, elle y fut d’abord indulgente. Pour conquérir Marie, elle voulut plaire à Fanchette, et réussit à apprivoiser l’ombrageuse enfant.

Ainsi que Marie l’avait désiré, le travail fut d’abord partagé, les récréations prises en commun, Fanchette était de toutes les promenades, et la séparation qui s’imposait, ne se fit que très lentement, avec la connivence de Madeleine, gagnée à son tour par l’adroite circonspection de l’institutrice et surtout par sa réelle bonté !

Mlle  Estevenard acquit bientôt sur l’esprit de son élève l’empire qui appartient toujours aux volontés fortes sur les caractères timides, mais cette influence s’exerça d’une manière si discrète, et d’abord si peu sensible, que Marie n’en fut pas consciente, et que Fanchette elle-même, n’en conçut point de jalousie. Fanchette était ardente et généreuse, dès que les bons procédés de Mlle  Estevenard lui eurent ouvert son cœur, ce fut pour toujours.

M. de Lissac, né avec ce tempérament un peu passif dont sa fille avait hérité, depuis son veuvage était devenu indifférent et misanthrope. De même qu’il avait pendant dix ans abandonné à Madeleine tous les soins réclamés par la petite Marie, de même, à présent se reposait-il sur Mlle  Estevenard de tout ce qui regardait ses études et son éducation, content de voir régner la paix dans son intérieur, affectueux pour sa fille et n’intervenant jamais en ce qui la concernait.


VI


Accessible seulement par le côté nord, où il s’ouvrait sur une pelouse en pente que contournait le chemin d’arrivée, des trois autres côtés environné de bois, le manoir de Gabach dominait le rude pays.

Plus bas, sur les pentes, un peu dans toutes les directions, s’étageaient les fermes du domaine. À quinze cents mètres environ du château, le village d’Aulos, réunion de vingt-cinq ou trente feux, tout au plus, presque un hameau, avec son se au clocher pointu gardant les maisons.

Âpre et méchante était l’après-midi du 2 février, quand, vers le soir, l’institutrice et ses deux élèves, par un chemin à peine tracé au milieu des bois, après les vêpres de la Chandeleur revenaient de l’église vers le château.

Un peu pâle, à l’ordinaire, ses cheveux noirs s’échappant du béret de drap gros bleu, Marie s’en allait, serrée dans le grand manteau qui enveloppait toute sa délicate personne.

Fanchette ne portait pas de béret. Cette coiffure masculine, adoptée par les femmes de la classe élevée, Madeleine, avec raison, l’interdisait à sa fille :

— Tu te coifferas et t’habilleras comme celles de ta condition, je ne veux entendre parler ni de béret ni de chapeau, tu porteras la coiffe de dentelle et, pour l’hiver, la cape, comme nous l’avons portée, maman et moi.

Pour l’instant, un grand tablier de toile bleu sombre, à longues manches, vêtait l’enfant des pieds au cou. À peine, en prévision du froid, avait-elle noué sur sa tête un fichu de laine brune qu’elle repoussait inconsciemment, rude aux intempéries, et laissant flotter au gré de la bise les mèches rebelles de ses cheveux roux.

De petits flocons de neige glacée se mirent à tomber, menus et piquants sous le souffle de la bise.

— Pressons-nous un peu, mes enfants, disait Mlle Estevenard, serrant contre elle sa pelisse fourrée, la nuit approche et voilà un vilain temps.

Un cri de Marie lui répondit, la petite fille se serra contre son institutrice, un peu effrayée, montrant au milieu des arbres, une forme, la forme d’un homme assez mal accoutré et portant un fusil.

— Oh ! j’ai eu peur ! dit-elle.

Fanchette s’élança vers le fourré avant que Mlle Estevenard, un peu émue, ait pu réussir à l’arrêter, mais elle revint tout de suite, elle riait haussant les épaules.

— Peureuse ! Je le pensais bien ; ce n’est que le Loup.

— Un loup ! Quel loup ? demanda l’institutrice, assez peu rassurée.

— J’avais bien reconnu le Loup, répondit sur un ton d’apologie Marie encore tremblante, mais, tu sais que je n’aime pas à le rencontrer, il a l’air féroce avec sa barbe jaune, son chapeau effiloché, ses haillons, et ce grand chien noir qui le suit tout le temps, comme un diable.

— Il n’est pas méchant, dit Fanchette.

— Qui sait ? on dit qu’il est fou.

— Oui, il a l’esprit un peu détraqué, mais il n’est pas fou tout à fait. Tu vois bien qu’il est capable de chasser, c’est même un braconnier très fin. Si tu étais lièvre, je comprendrais que tu ne sois pas très rassurée ; s’il pouvait aussi donner un mauvais coup au vieux Volusien le garde, je crois qu’il le ferait : Volusien est toujours « après lui » ; mais, pour ceux qui ne lui font rien, il n’est pas méchant. Ah ! voilà maman.

— Madeleine, dit l’institutrice, qu’est-ce que c’est que ce Loup dont parlent les enfants, et qui a effrayé Marie tout à l’heure ?

— Ah ! dit Madeleine en riant, vous avez vu le Loup. Marie est un peu trop impressionnable, Mademoiselle, le Loup n’a jamais fait de mal à personne. C’est un peu innocent ; avec de l’instruction, et cher de vingt-cinq ans, à présent, — un peu simple d’esprit. Sa mère était veuve, maladive, très pauvre ; elle habitait une cabane dans les bois. Une brave femme, d’ailleurs, elle se louait, autant qu’elle le pouvait, pour les travaux, et puis on lui faisait l’aumône. Le garçon, Louiset, était un peu innocent ; avec de l’instruction, et fort comme il est, il aurait pu faire un bon valet, comme les autres, mais sa mère le laissait, tout jeune, vagabonder dans les bois, s’en aller en maraude, tuer des oiseaux avec le fusil de son père. L’enfant est devenu un fainéant, mais il avait bon cœur, il n’y a pas à dire, adorant sa mère et partageant son morceau de pain avec le premier mendiant venu, qui n’était jamais aussi pauvre que lui.

Louiset pouvait avoir seize ou dix-sept ans quand il arriva un grand malheur dans ce pays. Le facteur des postes fut assassiné. Un soir d’hiver on le trouva sur la neige, mort, avec une balle dans la tête, le sac des dépêches avait disparu.

Au premier moment, les soupçons des gens de justice se portèrent sur Louiset. Il fallait être étranger à la commune pour accuser cet innocent ; il tuait du gibier, c’est vrai, mais, après ça, il n’aurait pas levé le doigt sur un enfant au berceau et n’avait jamais rien volé à personne. Pas moins que ses allures donnèrent à penser, qu’on l’arrêta et qu’on le mit en prison.

Oh ! ça ne dura pas. On découvrit bientôt le meurtrier, le vrai, et on relâcha Louiset après quinze jours de… de… je ne me souviens pas du mot.

— De prévention.

— Oui, c’est ça de prévention. La prison l’avait déjà beaucoup éprouvé dans le corps et dans l’esprit, mais quand il revint, il ne trouva plus sa mère. De voir emmener son fils comme un meurtrier, la pauvre femme, ça lui avait fait une révolution dans tout son sang et elle était morte. Alors, quand le garçon, en revenant trouva sa mère morte at sa cabane vide, son esprit acheva de se détraquer. On comprit bien alors qu’il ne serait jamais comme un autre.

— Comment vit-il ? Est-il demeuré Seul ?

— Il est trop sauvage pour aller avec qui que ce soit. Comment il vit ? Dans sa cabane ruinée, les bonnes âmes l’assistent, on lui donne à peu près son pain. Pour le reste, il chasse, il pêche, il est très adroit et fin comme un renard. Tout le monde sait bien qu’il fait du braconnage. Très doux avec ceux qui lui témoignent de l’intérêt, il n’en veut qu’aux gendarmes, parce qu’ils l’ont conduit en prison, au garde champêtre, qui le traque — on ne peut pas lui laisser détruire trop de gibier, non plus ; — il y a aussi le garde particulier de M. de Lissac, Volusien, qui n’est pas de ses amis. Eh bien ! Mademoiselle ne le croirait pas, on a jamais pu le prendre en faute ; pourtant, on sait qu’il tend des collets aux lapins et fusille, en tout temps, lièvres et perdrix.

— Je comprends que son genre de vie et son aspect lui aient fait donner ce surnom : le Loup.

— On peut bien dire qu’il court toute la nuit, comme un loup farouche ; mais, pour le reste, il n’est pas méchant, et ce serait péché que de lui faire du mal.

Ainsi, ma petite Marie, dit Mlle  Estevenard en s’adressant à son élève, votre frayeur n’est pas raisonnable, il faut la vaincre. Les pauvres, les malheureux, ceux dont l’esprit est faible, tous ceux-là, comme les enfants, sont les amis de Notre-Seigneur ; il faut les aimer, leur faire du bien, et réprimer une aversion injuste.

— C’est vrai, Mademoiselle, je vous promets d’essayer.

Marie était bonne et pieuse, ce qui la rendait capable de vaincre sa nature pour l’amour de Dieu.


VII


Les sonneries joyeuses des cloches s’étaient envolées de bonne heure dans le ciel clair de cette matinée de juin. On était au jeudi de la Fête-Dieu et les gracieuses pompes de la première communion venaient de se dérouler à l’église d’Aulos.

Marie et Fanchette rentraient au château après la messe, émues et recueillies.

Leurs toilettes étaient semblables, de la couleur de leurs âmes. Marie, brune et frêle, déjà plus grande que sa compagne, blanche avec des cheveux noirs, sous la couronne de roses et le voile vaporeux, Fanchette, plus petite et plus robuste, ses cheveux blonds faisant comme un transparent d’or au tulle illusion, fraîche et rose ; mais les yeux des deux enfants étaient pareillement éclairés d’un céleste rayon.

Le ciel était de ce bleu pur que les vieux peintres donnaient au manteau de la Vierge, traversé de nuages légers comme des gazes fines. Un vent très doux inclinait les épis des blés, dont la couleur verte déjà s’irisait de lumières dorées. Quelques gouttes de rosée, çà et là, étincelaient encore sur les herbes… Oh ! la beauté de la nature ! l’harmonie de cet hymne d’amour auquel les deux communiantes s’associaient aujourd’hui dans le sanctuaire de leur âme où vivait le créateur même de la nature.

Elles ne parlaient pas. Chacun de leurs soupirs était une prière ; elles comprenaient le ciel, leurs pensées d’amour s’emplissant d’éternité.

Marie monta dans la grande chambre claire qu’elle ne partageait plus avec sa nourrice. Là, seule avec Fanchette, elle lui montra dans un miroir leurs deux figures que rendaient semblables la couronne, le voile, la simple robe :

— Regarde. Diras-tu encore que nous ne sommes pas égales ? Vois, nous voilà pareilles de vêtements et d’âmes, pareilles devant Dieu, devant notre maître, notre amour, notre tout. Tu vois bien que nous sommes sœurs, et que je t’aimerai toujours.

Elle l’embrassa et toutes les deux, enlacées, descendirent pour le déjeuner.

M. de Lissac les attendait, Marie avait eu la joie de le voir près d’elle à la messe. La sévérité habituelle de son visage s’était adoucie : on l’eût dit illuminé du reflet blanc de la robe de sa fille. Madeleine et Fanchette étaient là : Marie avait voulu les avoir auprès d’elle, et Mlle Estevenard, toute émue d’une joie presque maternelle.

Le dîner commença. Tous les visages étaient heureux.

Tout à coup, un vacarme éclata, se rapprochant, une dissonance de cris, de pas et de jurons, troublant la paix d’un si beau jour.

— Monsieur est là, Jacques, laissez-moi passer, il faut que Monsieur le voie.

Par la porte poussée violemment, le vieux garde Volusien, guêtré de cuir, rouge de colère sous les mèches désordonnées de ses cheveux gris, se précipita dans la salle.

D’une poigne encore vigoureuse, il tenait au collet et chassait devant lui un être à l’air fantastique et sauvage, le Loup, dépenaillé, hirsute, les lèvres noires de la poudre des cartouches déchirées avec ses dents, l’air peureux d’une bête traquée, le visage blême, les mains agitées de tremblements convulsifs.

— Enfin, je le tiens, cria le vieux garde, haletant de fureur, hachant ses paroles, le bandit ! Je l’ai pris et je vous l’amène.

— Qu’a-t-il fait encore ce pauvre diable ?

Pour un chasseur comme M. de Lissac, c’était un crime que de s’attaquer au gibier ; néanmoins, conscient de l’état d’es­ prit de ce pauvre être, il s’applaudissait tout bas qu’il eût jusque-là dépisté la surveillance de son garde.

— Qu’est-ce qu’il a fait !… Je vais faire voir à Monsieur ce qu’il a fait… Maintiens-le un peu par les pattes, dis donc, Jacques, la bête pourrait mordre. Ah ! ce qu’il a fait ! vous allez voir.

Jacques, non sans quelque répugnance, prit les deux mains du délinquant, mais le malheureux ne songeait point à se défendre. Il paraissait plutôt chercher des yeux une issue, un trou pour s’y terrer, et le tremblement de ses membres s’accentuait.

Brutal, le garde arracha de sur ses épaules le havre-sac déchiré, attaché par des ficelles qui se rompaient.

Il en vida par terre le contenu.

— Voilà un lapin pris au traquenard, deux perdrix, massacre et mort, trois mois avant l’ouverture de la chasse ! les jeunes sont à peine nés, croyez-vous ! Et ceci ! — Il tira par les oreilles un beau lièvre encore chaud. Ah ! ce qu’il a fait, tonnerre ! Va-t’en, toi, sale bête !

Ces derniers mots, ponctués d’un coup de pied, s’adressaient au chien du braconnier, un beau chien d’arrêt, qui s’était, à la faveur du désordre, faufilé dans la salle à manger et tentait d’approcher son maître.

— Ne touchez pas à mon chien, hurla celui-ci d’une voix rauque, canaille, ne touchez pas à mon chien !

— On te le tuera ton chien, vaurien, oui, on te le tuera !

Le vieux garde s’exaltait dans une fureur qui ne trouvait guère d’écho autour de lui. Le pauvre innocent qui l’avait provoquée, était pour tous un objet de pitié plutôt que d’aversion. Les visages de Mlle Estevenard et ceux de ses élèves n’exprimaient que de la commisération ; Marthe, la cuisinière, et Madeleine hochaient la tête, scandalisées d’une pareille scène en un tel jour.

À la vue du gibier éparpillé, une lueur de colère passa cependant dans les yeux de M. de Lissac.

— Ce malheureux ne me laissera pas une pièce de gibier d’ici à l’ouverture, il faut lui faire peur une bonne fois pour qu’il se tienne tranquille.

Et clignant de l’œil du côté de Volusien, qui s’apaisait un peu en voyant son maître décidé à un simulacre de répression, il ajouta, la voix sévère :

— Tu entends, Louiset, on va te mener aux gendarmes.

La face du pauvre idiot devint terreuse ; une immense terreur passa dans son regard. Que comprenait-il dans ce mot redouté : les gendarmes ? Sans doute, d’horribles réminiscences, flottant dans l’ombre de son faible cerveau : les menottes, la prison, l’évocation de sa mère morte…

— Oh ! non, oh ! non, cria-t-il, pas les gendarmes, oh ! pas les gendarmes.

— Si, insista M. de Lissac, voulant que, du moins la leçon fût profitable, si, les gendarmes, emmenez-le.

— Et on te tuera ton chien, ajouta le vieux garde.

Ce n’était pas un méchant homme que le vieux Volusien, mais son orgueil professionnel avait subi de rudes atteintes depuis longtemps par le fait de cet homme.

— Allons, allons, en route pour la gendarmerie. La prison le corrigera.

Au mot de « prison », Louiset, tout à coup lâché par le poignet de Jacques qui le repassait à Volusien, chancela, s’affala, comme une pauvre loque, secoué de tressaillements.

Tous, jusqu’au garde, demeurèrent un moment désorientés par cette chute ; un murmure de pitié s’éleva. Marie, dont les pieds touchaient presque à cette tête grimaçante, tressaillit d’horreur, mais la force divine qui était en elle eut vite raison de sa frayeur.

Frémissante, elle alla vers son père :

— Papa, il faut faire grâce, aujourd’hui. Ce malheureux est inconscient mais pas mauvais, il deviendra peut-être dangereux si on n’est pas bon pour lui.

— Pourtant, ma fille, je ne peux pas supporter…

— Oh ! papa, un jour comme aujourd’hui, tu me refuserais ce que je te demande ! Laisse-moi lui parler doucement. Il me comprendra et peut-être pourrai-je obtenir qu’il promette de ne pas recommencer.

— Il ne comprendra rien.

— Papa, je t’en supplie.

Elle entourait de ses bras le cou de son père, qui, d’ailleurs, n’était pas éloigné du pardon. Des poitrines, autour d’eux, montait une rumeur de pitié.

— Eh bien ! soit, mon enfant, je ne te refuserai rien, aujourd’hui, surtout la permission de faire une œuvre charitable.

On avait relevé Louiset ; comme s’il eût deviné les intentions de Marie, son œil, moins hébété s’attachait à la robe blan­che.

— Asseyez-le, dit-elle.

Et le corps tremblant fut assis sur une chaise. Marie alla vers la table, versa du vin dans un verre et, non sans peine, domptant sa répulsion, s’approcha de Louiset et le lui tendit en lui disant très doucement :

— Bois ceci, mon ami.

Volusien grommelait un peu dans un coin de la salle, mais il s’était senti honteux de sa colère, en voyant la faiblesse de sa victime, et d’ailleurs, n’eût pas osé protester.

Très docile, le Loup prit le verre dans sa main qui tremblait, le porta à ses lèvres et but le vin.

L’effet s’en manifesta promptement ; le visage perdit cette pâleur que la terreur y avait amenée, l’œil fou reprit une lueur de raison.

— Louiset, dit Marie, de sa voix claire et douce, Louiset, me comprends-tu ?

— Oui, fit-il.

— On ne te mènera pas aux gendarmes.

— C’est vrai ?

— C’est vrai. Je te promets que tu n’iras pas en prison.

Quelque chose comme un sourire releva le coin des lèvres, au milieu de la barbe désordonnée ; les deux mains se joignirent dans une action de grâce.

— Pas en prison !

— Non, pas en prison.

Peu à peu, la parole revenait, et la pensée, une pensée rudimentaire, très simple, une pensée pourtant.

— Alors, qu’est-ce qu’on me fera ?

— On ne te fera rien.

— On ne me fera rien ? Le garde m’a attrapé et on ne me fera rien, pourquoi ?

Marie désigna son père.

— Parce que le bon monsieur te pardonne. ­ Il médita quelques instants. Dans le faible entendement de ce paria, l’idée d’un pardon spontané avait peine à pénétrer.

Enfin ses yeux se fixèrent sur Marie. Il comprenait.

— C’est vous, demoiselle, qui avez voulu que le monsieur me pardonne.

Et Marie s’apercevant que l’intelligence du pauvre innocent venait de s’éclairer d’une lueur, dit doucement :

— Oui, c’est moi, nous te pardonnons, mais il faut être sage.

— Sage ?

Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

— Oui il ne faut pas retourner chasser la nuit, ni tendre des pièges, ni attendre, à l’affût, le gibier dans les bois.

Marie ne se rendit pas compte tout de suite si le Loup avait ou non compris ce qu’elle attendait de lui, il demeurait tête baissée, sans bouger, ni parler. Elle comprit qu’il hésitait :

— Voyons, tu ne veux pas me promettre, à moi, de ne plus chasser ?

Il avait compris, mais on lui demandait ce qui était toute sa vie.

— Je ne peux pas.

— Écoute, Louiset. — Marie parla d’une voix persuasive, très lentement, comme pour ouvrir peu à peu l’entendement obtus, — écoute, tu n’es pas bon, moi, je t’ai fait pardonner, on ne te conduira pas aux gendarmes, ni en prison ; tu pourras t’en aller, on ne te fera rien, et toi, tu ne veux pas me rendre contente, tu ne veux pas ?

Il ne répondit pas d’abord, mais, soudain tourné vers Marie :

— Le chien ?

Cette pensée le hantait qu’on allait le lui tuer.

— Apelle ton chien, commanda Marie.

Le Loup hésita, et, la voix soupçonneuse :

— Pour le tuer ?

— Non, on ne le tuera pas. Appelle-le.

Strident, un sifflement sortit des lèvres du braconnier.

Le chien qui rôdait, tête basse aux environs, reconnaissant l’appel de son maître, se précipita, bousculant ceux qui masquaient la porte ; il vint caresser Louiset ; la queue frétillante et les dents claires sous sa lèvre retroussée. On eût dit que le chien riait ; quant à l’homme, deux larmes coulèrent de ses yeux et se perdirent dans les broussailles fauves de sa barbe.

— C’est vrai qu’on ne me le tuera pas ?

— C’est vrai, dit Marie.

Sa petite main caressa la tête du chien qui se mit à la lécher.

Alors, toutes les hésitations de Louiset s’évanouirent.

Debout, l’œil animé, avant que Marie eût compris ce qu’il voulait faire, dans la main que l’enfant tenait encore sur la tête du chien, il mit la sienne, ainsi qu’il l’avait vu faire dans les foires, entre paysans concluant un marché.

— Eh bien, tope, dit-il ; — il parlait encore par saccades, comme malhabile à se servir de sa langue — je ferai tout pour vous, notre demoiselle ; je ne chasserai plus, ni le jour, ni la nuit ; que Volusien garde mon fusil je n’en ai pas besoin. On nous donnera du pain à moi et au chien. Je ne chasserai plus.

Le pauvre être n’en avait, depuis longtemps, pas dit aussi long. Marie le regarda avec bonté :

— Bien, Louiset : tu es un brave garçon. Tu viendras ici demain, je te donnerai des habits et des souliers, et de la soupe ; et puis on t’enseignera à travailler. Va maintenant, mon ami, je suis contente de toi.

Louiset sortit, suivi de son chien, sans qu’on pût comprendre lequel était le plus joyeux des deux.

Volusien emporta le fusil en grognant tout bas :

— C’est égal, il aurait fallu une punition, cette mauvaise graine recommencera.


VIII


Louiset garda sa parole avec une fidélité qui mettait ce simple au-dessus de bien des gens d’une mentalité moins embryonnaire que la sienne. Dans ce cerveau confus, une notion, très clairement, se dégageait des brumes : celle de la reconnaissance. Il comprenait que Marie l’avait sauvé de ce qu’il redoutait plus que la mort : les gendarmes et la prison ; que Marie lui avait conservé ce qu’il aimait autant que la vie, son chien, le compagnon de sa solitude, le seul être qui, depuis la mort de sa mère, l’eût aimé ; aussi tenait-il la promesse faite à Marie parce qu’il la vénérait avec une sorte d’admiration fervente, et que sur un signe d’elle il se fût jeté dans l’eau ou dans le feu.

Du reste, toutes les tentatives de la jeune fille pour le civiliser échouèrent à peu près complétement. Il se laissa munir par elle de vêtements plus décents, mais sa vie ne changea pas. Marie avait voulu qu’on l’employât dans le parc ou dans les champs, à des travaux à sa portée, mais on vit très vite qu’il faudrait renoncer à lui confier des besognes régulières. Bientôt lassé de tout travail, il abandonnait l’outil qu’on lui avait mis entre les mains, et retournait à sa cabane en ruines, reprenait dans les bois son existence de fauve, grimpant aux arbres, courant dans les ronces, où il mettait en lambeaux les vêtements que sa protectrice s’obstinait à renouveler ; parfois acceptant la nourriture qu’on lui donnait au château, parfois demeurant invisible pendant des semaines entières sans qu’on pût deviner comment il vivait.

Mais, chaque matin, Mairie trouvait sous sa fenêtre un bouquet de fleurs fraîches, humble tribut du culte touchant qu’elle lui avait inspiré ; s’il la rencontrait en promenade, ses yeux brillaient, il attendait, l’épiait derrière les branches ; si elle faisait un signe, il accourait ; si elle lui parlait, bien qu’il ne répondit guère, sa langue étant rebelle aux paroles comme son cerveau à la pensée, il était heureux.

Une sorte d’intuition semblait parfois l’avertir des désirs de la jeune fille. Un jour, s’étant égarée avec Mlle Estevenard dans l’une des parties les moins fréquentées du parc, un coin d’ombre, où sourdait une eau fraîche qu’entouraient de vieux chênes verts, séduite par le charme de cet endroit, elle avait dit, dans une fantaisie passagère :

— Comme il fait bon ici ! Je ne sais pourquoi nous n’y venons jamais. J’ai envie de faire abattre les ronces et, sur ce gazon si frais, d’établir quelques sièges rustiques. Qu’en pensez-vous ?

— Ce serait un charmant salon d’été.

Elles passèrent. Mais deux jours plus tard, revenant au même lieu, Marie fut très surprise de voir les ronces, les chardons soigneusement enlevés et, non loin de la source, à l’ombre des vieux arbres, un siège en terre nouvellement transportée, recouvert de gazon et de mousse.

— Qui donc a arrangé cela ? dit-elle, je n’ai donné aucun ordre.

Fanchette aperçut entre les arbres la barbe faunesque et les yeux brillants de Louiset :

— Parions que c’est le Loup qui t’aura fait cette surprise.

— Le Loup ! comment y aurait-il pensé ? Il était peut-être par là, avant-hier, quand j’ai parlé.

— Bien sûr, il devait être par là. Ne sais-tu pas combien il est fin quand il veut, et combien il cherche à te faire plaisir. À preuve, le voilà qui nous « veille », là, dans ce fourré.

— Louiset, appela Marie. Viens un peu par ici.

Il arriva très vite et se tint debout silencieux, à quelque distance des jeunes filles. Plus hardi, le chien vint flairer Marie et l’entourer de caresses bruyantes.

— Louiset, qui est-ce qui a si bien nettoyé ce joli endroit, qui est-ce qui a construit ce siège ?

Le Loup dans un rire joyeux montra ses grandes dents blanches.

— C’est donc toi. Comment as-tu pensé que j’avais envie de faire un petit salon ici ?

— Vous l’aviez dit, demoiselle.

— Et tu as bien travaillé pour moi, mon garçon, comme je te remercie !

— Vous êtes contente, alors ?

— Très contente, mon cher Louiset ; il fait bon ici, j’y viendrai souvent.

Comme un cabri joyeux, bondissant, l’étrange garçon se précipita à travers bois, répétant avec son rire habituel.

— Bon, contente, la demoiselle, très contente !

Depuis ce jour, Marie, avec Mlle Estevenard et Fanchette, vint souvent se reposer sous cet ombrage. Parfois, elle apercevait Louiset, rôdant aux alentours, souvent elle trouvait un bouquet sur le siège rustique, ou bien quelques fruits sauvages, mûres, brugnons ou fraises des bois, proprement déposés sur une feuille. Elle savait bien quelle main les avait cueillis, Louiset ne se civilisait guère, mais s’il voyait Marie respirer les fleurs ou goûter aux fruits, il gambadait de plaisir, et démonstratif à sa manière, tirait les oreilles de son chien pour l’associer à sa satisfaction.

Un soir d’automne, où, dans le paysage embrumé, les chênes verts semblaient plus vieux et plus sombres encore, quand Marie vit le Loup, perdu au milieu des pousses sauvages, elle l’appela :

— Louiset, viens.

Elle prit à côté d’elle le vieux fusil du braconnier qu’elle avait fait apporter :

— Tiens, je vois que tu es sage, que tu n’oublies pas ce que tu m’as promis ; tu ne tends ni pièges aux oiseaux, ni collets aux lapins. Je vais te rendre ton fusil.

Une grande joie dilata la physionomie du pauvre Loup, cependant il semblait ne pas oser toucher à l’arme.

— Pourquoi faire ?

— Écoute, je ne veux pas que tu détruises le gibier, mais tu peux tuer les pies, ces voleuses, les vilains corbeaux qui croassent tout l’hiver en troupes noires, les canards sauvages, toutes les bêtes qui passent, les bécasses, mais pas les lièvres, ni les cailles, ni les perdrix.

Elle savait l’innocent très capable d’établir la distinction entre les animaux migrateurs et les paisibles hôtes des bois environnants.

— Bon, dit-il, je comprends.

Il s’empara du fusil, le serra contre sa blouse étroitement, tel un ami retrouvé, et toujours sobre de paroles, s’apprêtait à quitter la clairière. Fanchette l’interpella :

— Comment Loup, tu t’en vas sans seulement remercier la demoiselle ! Malhonnête que tu es.

Louiset se gratta la tête, l’air très embarrassé, les formules de politesse n’étaient pas son fait.

Enfin, de sa voix gutturale, avec un regard d’adoration, dans ses yeux qui brillaient comme deux escarboucles, il dit :

— Merci, mademoiselle, je ne tuerai que le gibier de passage avec ce fusil, je l’ai promis ; mais si quelqu’un voulait vous faire du mal… le Loup sait viser, et il ne manque jamais son coup.

— J’ai peut-être eu tort de lui rendre son fusil, dit Marie, comme il a l’air farouche.

Le loup s’en allait à grands pas dans la brousse, la jeune fille était toute frissonnante.

Prématurément grandie, un peu frêle, Marie, à cet âge où se dessine la femme, demeurait enfant, avec l’impressionnabilité, les frayeurs puériles, et cette passivité qui faisait d’elle une élève docile aux mains de Mlle Estevenard, et parfois une esclave aux volontés de Fanchette. Heureusement, celle-ci n’abusait pas de son ascendant sur Marie qu’elle aimait d’un dévouement absolu, et Mlle Estevenard n’usait de son influence que pour le perfectionnement intellectuel et moral de la jeune fille.

Mais la bonne institutrice déplorait la faiblesse de ce caractère et en concevait des craintes pour l’avenir.

— Marie ne manque pas d’intelligence, disait-elle à M. de Lissac, encore moins manque-t-elle de cœur la chère petite, mais elle manque d’énergie ; c’est une tige frêle qui ploie à tous les vents, une cire molle, prête à subir toutes les empreintes. Un instant, à l’heure de sa première communion, j’ai cru que la piété allait tremper cette pâture sans ressort, mais non, elle est restée pieuse sans devenir forte.

Sa pauvre mère était ainsi, dit Maurice avec un soupir, ne se rendant pas compte que, de qui surtout sa fille tenait ce caractère trop faible.

— Hélas, reprit Mlle Estevenard, la vie a tant d’embûches ! Qui peut connaître l’avenir, les obstacles dressés, les luttes futures ?… la chère enfant est encore bien mal armée pour cet inévitable combat.

— C’est une grande tranquillité pour moi que de vous avoir auprès d’elle, chère Mademoiselle !

Instinctivement, ce père comprenait qu’il ne pouvait pas beaucoup pour le bien de l’enfant qu’il aimait.


IX


Marie entra dans la grande chambre claire de sa nourrice, elle y trouva Madeleine occupée à ravauder du vieux linge.

— Où est Fanchette ?

— Elle est allée à la machine à battre. On manquait de monde, je l’ai envoyée pour aider. Qu’est-ce que tu veux à Fanchette ?

Marie avait exigé que sa nourrice et sa sœur de lait lui continuassent le tutoiement tendre de sa petite enfance.

— Je ne sais pas précisément, je suis toute chose ce matin. Je m’ennuie.

— Tu ne travailles pas avec Mademoiselle ?

— J’ai travaillé, Mademoiselle a vu que j’étais énervée, elle m’a proposé une lecture, j’en ai été fatiguée tout de suite, alors, elle m’a demandé si je n’avais pas envié de sortir, mais je sais que Mademoiselle est toujours malade avec la chaleur et je n’ai pas voulu qu’elle sortit à cause de moi, alors je suis venue chercher Fanchette. J’ai envie d’aller la rejoindre.

— Non, tu aurais trop chaud. Reste avec moi.

— Tu crois. Eh bien, je vais rester.

Marie s’assit sur une chaise basse, à côté de la nourrice et regarda autour d’elle.

— Il y a beaucoup plus de place ici, depuis qu’on a ôté mon petit lit, pauvre « maman poupon », combien de fois n’as-tu pas veillé à côté de moi, en me tenant par la main, en me racontant des histoires pour m’endormir.

— Je serais bien contente de le faire encore, va ma petite enfant, mais je sais que Mademoiselle est très bonne pour toi. Dors-tu bien, à présent ?

— Pas toujours. Tiens, toute cette nuit, j’ai eu des cauchemars, des spasmes, c’était peut-être la chaleur. Mademoiselle est restée dans ma chambre une partie de la nuit, — c’est là, sans doute, qu’elle a gagné sa migraine — et tout ce matin, je ne sais ce que j’ai, je suis agitée, inquiète, il me semble qu’il va m’arriver malheur, si j’entends une porte s’ouvrir, ou un pas précipité dans les corridors, je tremble tout entière.

— Ne t’en tourmente pas, ce sont tes nerfs que la chaleur excite, elle est si mauvaise, aujourd’hui, la chaleur.

Comme une lame de fer rougie à la forge, un rai de soleil entrant par la petite fente des contrevents ; l’air du dehors était du feu. Les mouches, elles-mêmes, n’avaient plus la force de voler, et cherchaient pour se tapir des trous d’ombre dans les murs. On n’entendait que les crissements aigus des cigales et le vacarmes trépidant de la machine à vapeur qui battait le grain à la métairie.

— Fanchette doit bien souffrir au battage, dit Marie.

— C’est vrai qu’il fait une rude journée, mais Fanchette est forte, et puis, il faut bien qu’elle s’accoutume.

Marie quitta sa chaise et fit le tour de la chambre, s’attardant à l’examen des menues choses à côté desquelles s’était passée son enfance : meubles modestes, bibelots grossiers, tasses peintes, gagnées au tourniquet dans les fêtes voisines, statuettes pieuses qu’honoraient des bouquets en fleurs artificielles et en plumes, lithographies d’un goût artistique très contestable, mises au rebut par M. de Lissac, soigneusement recueillies par la nourrice, et piquées de deux épingles aux murs de la chambre, photographies des parents de Madeleine, de son mari, mort depuis quelques années, de Fanchette, toute raide dans ses vêtements des dimanches, de Marie, elle-même, toute petite, demi-nue, en boucles brunes.

Et Marie ne se lassait pas de revoir ces choses banales, que la magie de l’accoutumance rendait à ses yeux douces et jolies, dont l’aspect familier apaisait son agitation présente, cette sorte de pressentiment obscur et douloureux d’un malheur imminent.

Le bruit de la machine avait cessé ; un coup de sifflet strident, déchirant l’air, venait d’annoncer l’heure du repos aux ouvriers. Marie descendit pour rejoindre dans la salle à manger son père et son institutrice.

Dans l’escalier, elle rencontra Fanchette, son teint de blonde teinté d’écarlate, des pailles mêlées à ses cheveux roux.

— Comme tu dois avoir chaud, Fanchette.

— Oh ! moi, tu sais, je n’en souffre pas, j’aime la chaleur ; mais il en fait presque trop aujourd’hui. Les ouvriers sont obligés de demander du repos à tout moment pour aller plonger leurs bras dans l’eau, ils n’y peuvent tenir ; et Monsieur qui a voulu rester à surveiller le batteur, avait l’air très fatigué ; si ça continue, il y a des hommes et des bêtes qui mourront dans les champs. Le vieux Guillaume, le sacristain, qui est venu pour demander au machiniste quel jour il voulait battre son blé, disait que, depuis cinquante ans, il ne se souvient que d’un autre été aussi chaud que celui-ci.

— Vous m’excuserez, mesdames, dit à moitié du déjeuner M. de Lissac, qui jusque-là avait repoussé tous les plats sans se servir ; vous m’excuserez de vous laisser terminer sans moi ; cette chaleur m’a donné des vertiges. Je ne me sens pas bien.

Marie regarda son père avec émoi : il semblait congestionné. Ayant repoussé sa chaise, il se leva pour se retirer, fit deux pas et soudain s’abattit sur le sol.

— Une insolation ! s’écria Mlle Estevenard.

Le malade fut déposé sur son lit, on entoura sa tête de compresses d’eau glacée, son corps de révulsifs énergiques, tandis qu’on courait chez le médecin.

Couché sur le dos, livide à présent, et les yeux absents, la tête agitée d’un côté à l’autre avec une plainte incessante sortant de ses lèvres, le père de Marie ne reprenait pas connaissance.

Le médecin jugea le mal très grave.

— Le cerveau est atteint, déclara-t-il, la méningite est déclarée, je n’ose me prononcer sur le résultat.

— Je sentais qu’il y avait un malheur au-dessus de nous sanglotait Marie.

C’était un spectacle terrible que celui de cet homme foudroyé pour la sensible enfant qui pourtant se refusait à quitter la chambre.

Cinq jours et cinq nuits, le malade demeura ainsi, inconscient : de temps en temps, il portait ses mains à sa tête, toute entourée de glace et on croyait distinguer, au milieu de ses plaintes, ce mot, toujours le même : « De l’eau, de l’eau froide, très froide. »

Il ne redevint pas assez lucide pour se confesser et recevoir le Saint Viatique.

Seule, la merveilleuse vertu de l’Extrême-Onction parut calmer un peu ses souffrances, une lueur d’intelligence un instant traversa son regard, sa main chercha la main de sa fille ; on eût dit qu’il voulait parler.

Ce fut une indicible douleur que d’assister à cette lutte d’intelligence contre la paralysie. Sourdement, la voix empâtée, rigide et lointaine, murmura :

— Marie… Raymond… tuteur…

Et la paralysie fut la plus forte, et les ombres s’épaissirent davantage, l’agonie comme un couvercle de plomb scellé sur la pensée, pétrifia le cerveau impuissant et, quelques heures plus tard, Maurice de Lissac était mort.


X


Raymond vint, de Paris, assister aux obsèques de son frère.

Marie connaissait très peu cet oncle depuis longtemps éloigné du pays natal. Sans être absolument rompus, ses rapports avec Maurice n’avaient été ni affectueux, ni fréquents. Il avait fait de très courtes apparitions à Gabach depuis que Marie était née ; elle n’avait aucune raison de l’aimer, elle n’en avait aucune pour le haïr ou pour le craindre ; son père lui avait rarement parlé de lui, — c’était un différent. Pourtant dans l’exaltation de son chagrin, elle alla vers ce seul parent qui lui restât, le frère de son père, le représentant de sa famille et de son nom, et se jeta dans ses bras avec une sorte d’abandon désespéré. Les scènes funèbres qui venaient de se dérouler devant elle l’avaient plongée dans un chaos de chagrin et d’horreur, Marie, à quinze ans, était toujours l’enfant impressionnable et nerveuse, la frêle sensitive blessée au contact des aspérités de la vie, l’être faible en quête d’un soutien.

Raymond de Lissac avait alors trente-neuf ans. Depuis longtemps guéri des folies de sa jeunesse, il réussissait à refaire dans l’agiotage une partie de sa fortune. Son exclusive passion pour l’argent avait détruit en lui tous les scrupules qui, dans le monde où il fréquentait habituellement, portent le nom de préjugés. Il était de ces financiers adroits plus que délicats, qui restent en rapports courtois avec la justice de leur pays, évoluent en marge des lois, et se hâtent à la conquête du « veau d’or » par des raccourcis hasardeux, plus prompts à les conduire au but que n’est la grande route de la vulgaire honnêteté.

À l’époque déjà lointaine où son frère et lui durent procéder au partage du bien paternel, — Raymond avait alors vingt-deux ans — séduit par la perspective d’une fortune en beaux titres, en solides espèces, il avait très volontiers abandonné ses droits sur le manoir patrimonial, mais, au bout de trois ou quatre années, quand son argent follement gaspillé, il songea à refaire sa fortune, il revit, avec son intelligence pratique des affaires, le grand et beau domaine dont son frère n’avait rien aliéné.

Alors, il comprit quel tremplin la possession d’une pareille propriété devait offrir aux évolutions d’un brasseur d’affaires et quel poids, elle devait ajouter à sa personnalité. Un regret lui vint alors d’avoir si bénévolement renoncé à sa part, en même temps qu’une âpre jalousie contre son frère, le grand seigneur établi, respecté, devant qui s’ouvraient à son choix, largement, les carrières de la politique ou de la spéculation, tandis qu’il n’était plus, lui, qu’une épave, désespérément raccrochée à la dernière bouée de son bateau en dérive, une sorte d’agioteur « marron » sans moyens et sans influence.

Pourtant, il avait surnagé, servi par une volonté tenace et par une grande élasticité de principes. L’édifice renversé, il le reconstruisait, mais combien péniblement ! Et son frère, maintenant veuf, seul et triste, ne songeait même pas à tirer parti de tous les avantages que « le sort » — disait Raymond — lui avait mis entre les mains.

De la jalousie, de l’envie, quand il réfléchit que Maurice n’avait qu’une fille et ne songeait pas à se remarier, lentement, Raymond revint à l’espérance. Sans abandonner les opérations financières qui lui réussissaient, il se sentit toujours plus ancré dans l’idée fixe de rentrer en possession de Gabach.

Sans bien savoir encore par quels moyens il atteindrait le but souhaité, il essaya de se rapprocher de la maison paternelle ; Maurice le tint à distance.

Cauteleux, il s’éloigna sans apparent dépit, mais continua d’attendre et d’épier une occasion. Son frère mort, brusquement, il vit une éclaircie se faire dans son avenir. La tutelle de l’orpheline lui revenait de droit et, tandis qu’il lui prodiguait des marques d’affection et de bonnes paroles, il exultait, se disant en son for intérieur :

« Gabach est à moi ! »

Il n’eut besoin que de deux jours pour s’apercevoir combien le caractère malléable de sa nièce allait merveilleusement servir ses desseins.

Les dernières paroles de Maurice avaient été rares et confuses ; à peine les amies de Marie, la fidèle Madeleine, la clairvoyante Mlle Estevenard eurent-elles cette intuition qu’il eût désiré peut-être écarter son frère ; mais, si cette idée traversa leur esprit un instant, elles n’eurent du moins aucune raison à invoquer contre un arrangement qui s’imposait ; Raymond fut nommé tuteur. Le conseil de famille, composé de parents éloignés et indifférents, n’était de nature à lui créer aucun embarras ; il se sentit fort et résolut d’agir en maître.


XI


Le glas de la messe de neuvaine, au milieu de la glorieuse matinée d’août, faisait encore vibrer le vieux clocher d’Aulos ; on quittait l’église après la cérémonie.

Voilée de crêpe et les yeux rougis, Marie, laissant le cortège de deuil rentrer sans elle au château, voulut, sous la conduite de Madeleine, se diriger vers le cimetière.

Marie n’était pas encore allée prier sur la chère tombe ; ceux qui l’aimaient avaient redouté pour elle ce nouveau contact avec la mort ; maintenant, elle exigeait, et nul ne se sentait le droit de refuser à l’orpheline cette visite à tout ce qui lui restait de ses parents.

Au milieu des tombes modestes, se dressait le caveau où reposaient déjà plusieurs générations de Lissac. Une ceinture de cyprès le protégeait de son ombre épaisse et deux saules-pleureurs aux angles, mettaient une note pâle au milieu des arbres noirs. L’enclos était plein de chants d’oiseaux. Dans cette paix, Marie, agenouillée sur les marches de marbre du mausolée, sentit son chagrin s’atténuer tout à coup. Instinctivement craintive de la vie, l’image du calme éternel se présenta, séduisante, à son esprit.

« — Comme je serai tranquille, pensa-t-elle, quand on me couchera là, avec maman, avec mon pauvre papa ! »

Elle avait, dans son enfance maladive, connu peu de joies, l’avenir terrestre ne la flattait d’aucune espérance ; c’est pour­quoi, maintenant, elle aimait la mort, et soupirait après l’infini repos.

Et, comme figée elle-même, elle s’oubliait dans une sorte de prostration qui n’était plus la prière, qui n’était pas même l’entretient avec les âmes des absents, mais seulement l’annihilation de son être, une espèce de mort anticipée et partielle dans laquelle sa personnalité semblait s’abolir pour faire d’elle une pauvre chose inconsciente, sans souffrance et sans volonté.

Madeleine, inquiète, dut l’emmener ; elle la suivit, passive, et, tout le jour durant, garda cette attitude effacée, et, sans larmes, continua à vivre de cette vie machinale, d’où l’âme paraît absente. On eût dit la fleur délicate de cette âme flétrie irrémissiblement par le premier passage de la douleur.


XII


— Vous plaîrait-il d’accepter un cigare ? demanda Raymond de Lissac à M. de Vèbre.

Dans la grande salle à manger fraîche de Gabach, ils étaient seuls tous les deux. Marie n’avait pu assister au déjeuner après la cérémonie. Une réserve de commande d’abord avait régné à cette table d’où la mort venait de ravir celui qui en eût été le naturel amphitryon. Mais Maurice s’était si complétement tenu à l’écart de ses parents et de ses voisins que nul regret profond ne pouvait le suivre.

Peu à peu, le bruit terrestre des petites préoccupations journalières, des ambitions ou des intérêts s’était levé sur cette tombe à peine close, on avait mangé, bu, causé, oublié ce pauvre mort d’une semaine ; les convives, pour laisser fuir les heures chaudes s’étaient répandus sous les ombrages du parc ; seul, Raymond, attentif à la poursuite de ses projets, demeurait auprès du subrogé-tuteur de sa nièce, de l’oncle d’Alix de Lissac, que des rhumatismes retenaient sur son fauteuil.

— Merci, dit M. de Vèbre, depuis longtemps je ne fume plus que le cigare de goudron, mais je vous prie, que cela ne vous prive pas d’allumer le vôtre, j’en jouirai du moins par le parfum, puisqu’il ne me reste plus, ainsi qu’au César de Bazan du drame de Victor Hugo que :

« L’odeur du festin et l’ombre de l’amour ».

— En somme, tout cela n’est que fumée, dit Raymond. Il vint coller étroitement sa chaise au fauteuil du vieillard et, s’approchant de la moins paresseuse de ses deux oreilles.

— Je désire, dit-il, causer avec vous de ma pupille, au sujet de laquelle je me trouve dans un cruel embarras.

— Plaît-il ? demanda M. de Vèbre qui, pendant que Raymond avait allumé son cigare et préparé son exorde, déjà s’était légèrement assoupi.

— Oui, je suis embarrassé au sujet de ce que nous allons faire de cette pauvre petite, là-haut.

— Ah ! oui, j’entends, mais pourquoi ?

— Parce que je ne puis la laisser seule ici, et que, d’autre part, il m’est très difficile de lui donner une place à Paris, dans ma vie de garçon ; et je voulais vous demander s’il ne vous serait pas possible chez vous…

Le fauteuil de canne geignit, cria, dans un mouvement aussi vif que le put opérer le corps obèse du vieux gentilhomme. Il avait bien entendu, cette fois, et la main étendue en un geste de prohibition.

— Ah ! mais non, par exemple, je vous vois venir, vous voudriez… pardonnez-moi, corrigea-t-il d’une voix plus courtoise, ne me croyez pas indifférent à la fille de ma pauvre nièce. Je serais heureux, cher Monsieur, très heureux de lui être utile, et agréable à vous ; mais jugez de ma situation : dans ma maison de vieux maniaque, introduire cette enfant avec toute sa suite obligée de gouvernantes et de chambrières… Non, voyez-vous, cela n’est pas possible, n’est pas réellement possible ! Ce n’est pas à soixante-quinze ans qu’on peut changer ainsi toutes les conditions de son existence. Croyez, d’ailleurs, que l’enfant serait chez moi très mal, et, dans son propre intérêt…

— Sans doute, sans doute, je comprends tout cela, mais je ne vois pas…

Pensivement, Raymond, de l’ongle de son petit doigt qu’il avait très long et crochu, secouait la cendre de son cigare.

— Mais qui vous empêche de la laisser à Gabach ?

— Abandonner seule l’enfant de mon frère, et dans l’état où je la vois !

— Vous dites ?…

— Mon Dieu, Monsieur, puisque nous parlons de ceci, mon devoir est de vous faire envisager toutes les faces de la question. Vous avez vu Marie ?

— Un instant, oui, ce matin.

— Eh bien ! que vous en semble ?

— De Marie ? Hum ! Vous savez, j’ai passé l’âge, moi, où l’on se pique d’être un appréciateur de jeunes filles. Elle m’a paru une gentille enfant, très douce.

— Cher monsieur, nous sommes en famille, les plus proches parents de Marie, les plus dévoués, tout peut se dire entre nous : l’esprit de cette pauvre enfant ne me semble ne pas être tout à fait dans son assiette.

— Mon Dieu ! voudriez-vous dire qu’elle est ?…

Il toucha son front chauve d’un doigt significatif.

— Oh ! non, non, entendons-nous ; Marie est une neurasthénique, vous savez que sa pauvre mère a toujours été maladive et qu’elle est morte si jeune ! Maintenant, la mort prompte de mon frère a donné une terrible secousse à tout l’organisme de la pauvre enfant. Ce sont là des troubles passagers, je l’espère et dont nous triompherons ; mais elle a besoin, pour l’instant, d’être suivie de près et mise entre des mains expérimentées, je m’étais permis de compter un peu sur vous…

— Moi, moi, le rhumatisme m’immobilise et l’apoplexie me guette ; à quoi, grand Dieu, pourrai-je être bon pour cette pauvre petite, si vraiment, ainsi que vous le pensez, son cerveau… car, j’y songe, son père avait le moral très affecté depuis quelques années, c’était une misanthropie qui confrontait presque à… autre chose ; il y a peut-être là un atavisme dont il faudrait tenir compte.

— Permettez-moi d’être moins pessimiste, dit Raymond, radieux de voir M. de Vèbre entrer aussi abondamment dans ses vues, laissez-moi espérer la guérison. Je n’en suis que plus déterminé à n’épargner rien pour atteindre ce résultat, et, puisque — je le comprends, du reste, — vous jugez que l’installation de cette pauvre enfant auprès de vous n’est pas possible, je la prendrai à Paris avec moi.

— Sa présence va terriblement changer votre existence, à vous aussi ; c’est une responsabilité grande, une surveillance que votre genre de vie ne vous permettra guère d’exercer, moi, j’opinerais toujours pour la laisser ici.

— Non, cher Monsieur, non je ne m’y résignerai pas. La responsabilité, quoi que j’en fasse, est inéluctable pour moi ; elle sera moins lourde si Marie est sous mes yeux. C’est mon devoir de la suivre de près, seulement, j’ai tenu absolument à m’assurer de l’appui moral de votre approbation.

— Vous l’avez pleinement, mon cher enfant, vous agissez en bon parent.

Content, dans l’élasticité de sa conscience, de voir l’avenir de Marie arrangé sans sa participation, le vieux gentilhomme tendit la main à Raymond. Il ne se faisait aucune illusion sur la valeur morale de Raymond ; les grandes lignes de sa vie d’agioteur sans scrupules et de noceur sur le retour, étaient connues dans le pays de Foix. M. de Vèbre ne lui eût très probablement pas confié sa bourse, mais, dans la préoccupation égoïste qui le dominait de se débarrasser d’un soin troublant pour son âge et pour sa santé, il ne s’opposait pas à laisser dans ses mains la fille de sa propre nièce, la frêle orpheline, seul obstacle qui s’élevait entre cette grande fortune et cet homme rapace.

— Son institutrice et Madeleine, sans doute, la suivront chez vous ?

— Non, dit Raymond, carrément. Je crois utile, au contraire, à son mieux moral de modifier l’entourage, de changer complétement l’habitat ; d’autres conditions produiront des résultats meilleurs. Du reste, vous pouvez compter que je ne négligerai rien. J’ai pour ami un médecin qui fait sa spécialité des maladies mentales, des neurasthénies, c’est un aliéniste distingué. Je n’agirai que d’après ses conseils. Il choisira la personne que je compte mettre auprès de ma nièce.

— Et vous serez bon pour notre chère petite, n’est-ce pas, mon ami ? je vous le demande au nom de sa pauvre mère.

Raymond s’inclina d’un air confit qui répondait très suffisamment à la recommandation « en manière d’acquit » faite par le subrogé-tuteur. La conférence s’était d’ailleurs terminée à l’entière satisfaction des deux parties.


XIII


Mlle Estevenard était déjà partie : très poliment, mais très catégoriquement remerciée par Raymond de Lissac. Il emmenait sa nièce à Paris où il devait lui choisir une autre institutrice ; il disait parfois, comme distrait : « une gardienne ».

Avec ce regard un peu éteint qu’elle avait, surtout depuis la mort de son père, de sa voix sans timbre, toujours hésitante et basse, Marie avait annoncé à tous qu’elle suivait son oncle à Paris, librement, de son plein gré ; non sans doute qu’elle n’eût préféré demeurer dans son cher Gabach, mais elle avait, disait-elle, compris les motifs expliqués par son oncle et elle se soumettait, non pas à la violence, mais à la raison.

Elle regardait Madeleine et Fanchette préparer ses bagages.

Impuissante devant la volonté du maître, la bonne nourrice avait essayé, pour obtenir un sursis, avec quelque vague et folle espérance qu’un événement inter­viendrait, un événement imprévu et merveilleux, pour détourner cette douleur, avait essayé de dire qu’elle n’était pas préparée, qu’il fallut à Marie un trousseau convenable, que, dans peu de jours, elle la conduirait à Paris elle-même.

Raymond avait été très péremptoire.

— Ne vous inquiétez pas de cela, nourrice, ce qui manquera nous l’achèterons, il faut que ma nièce et moi soyons partis dans trois jours.

Et Madeleine préparait les malles, maternellement en mouillant de ses larmes les effets qu’elle emballait, le linge, les modestes vêtements de deuil.

Assise sur sa petite chaise accoutumée, un peu lasse toujours très calme, Marie présidait à ces préparatifs, tandis que Fanchette, debout, l’œil ardent avec une flamme de révolte, ne voulait pas admettre encore que ce fut vrai que Marie dut réellement s’en aller.

— Ce qui me met en colère, Marie, c’est que tu as consenti de ton plein gré à partir.

— Je comprends que mon oncle a raison, Fanchette.

— Tu comprends ! tu ne comprends rien du tout, mais tu seras toujours la même, on te fait marcher au doigt, tu n’as pas de caractère.

— Que voulais-tu que je fisse ? Mon oncle m’aurait emmenée de force, si je ne l’avais pas suivi de bon gré.

— C’est vrai, il est le maître, mais si tu avais tenu bon, peut-être ne t’aurait-il pas forcée. Il fallait dire que tu ne voulais pas partir, faire affirmer par le médecin que le séjour de Paris ne te vaudrait rien, que tu avais besoin de vivre à la campagne.

— Mon oncle m’a dit qu’il voulait me prendre à Paris pour me faire soigner, justement, tôt ou tard il aurait bien fallu le suivre ; il n’a pas été dur avec moi, il m’a dit qu’il se trouvait bien seul et serait heureux de m’avoir auprès de lui.

— Des bêtises ! Il n’a aucun besoin de toi. Il s’en est bien passé jusqu’ici, tandis que nous… Est-ce que ça te fait de la peine de nous quitter ?

— Oh ! comment peux-tu croire ! Tais-toi, Fanchette, ne parle pas comme ça, tu me fais mal. Donne-moi plutôt du courage. Pense aux vacances ; mon oncle m’a dit que nous reviendrions passer quelques jours ici.

Madeleine intervint :

— Marie a raison, ma fille, ne la tourmente pas, la chère petite. Dès l’instant que son oncle veut l’emmener, nous n’y pouvons rien. Marie trouvera, je l’espère, une institutrice aussi bonne, que Mlle Estevenard et qui l’aimera, tout le monde l’aime, le pauvre agneau. Tiens, Marie, regarde où je place tes bas de fil, tu en auras encore besoin pendant quelques jours. Allons, ne nous faisons pas de chagrin, pense seulement à te bien soigner, ne travaille pas trop, surtout. Dis à ta nouvelle institutrice que tu as toujours été délicate, mon Dieu, si je pouvais la voir, lui parler ! Je voudrais que ce fût une mère de famille, si elle avait eu des enfants, elle comprendrait que tu as besoin de soins et serait meilleure pour toi. Dans ce petit nécessaire, j’enferme ton flacon d’éther, tu sais que cela te calme, quand tu ne peux pas dormir pendant la nuit ; une goutte sur un morceau de sucre. Tiens, ce petit paquet, dans un coin de la malle plate, à gauche, ce sont tes corsages de flanelle, aussitôt qu’il fera un peu froid, ne manque pas de les porter. Je ne sais pas si je dois mettre ces deux jupons brodés dans ta malle. Dieu ! cette broderie, je la vois encore, garnissant un peignoir de ta pauvre maman, elle le portait le jour où je vins me présenter ici comme nourrice, mon petit chevreau !… Non, décidément, tu ne les porteras pas ces jupons, je les garde, tu les retrouveras aux vacances.

— Pourvu seulement qu’il te ramène l’été prochain ! gronda Fanchette, mal résignée.

Au milieu des préparatifs, des larmes, des protestations, des promesses de lettres fréquentes, les trois jours passèrent, ainsi que passent les jours heureux, ainsi que passent les jours tristes.

Jacques amena devant le perron la « victoria », — qui, depuis longtemps, n’avait pas roulé sur les chemins et qui, maintenant, y roulerait moins encore, — et que Marie certainement ne retrouverait plus à Gabach, car son oncle avait ordonné qu’on les allât vendre à la foire la plus prochaine.

— Il est inutile de garder dans les écuries ces deux bêtes qui mangent sans profit. Le cheval du régisseur suffira pour le moment. Plus tard, nous nous remonterons.

Le vieux garde était là, sombre et désapprobateur — tous regrettaient de voir Marie emmenée par son oncle. Marthe, la cuisinière, à la large carrure et à la taille replète, faisant des bourrelets à l’entour du cordon de tablier bleu ; Madeleine et Fanchette, surtout, silencieuses, craintives de sangloter.

Elles avaient dû déménager aussi la chambre claire, les tasses peintes, les photographies dans leurs cadres, les statuettes avec leurs bouquets de papier rose et de plumes blanches ; les chers puérils souvenirs. De même que les vieux chevaux, la nourrice et sa fille devenaient des bouches inutiles, à Gabach ; elles allaient habiter dans le village, une maison que le mari de Madeleine lui avait laissée en mourant.

Oh ! la douleur de se déprendre des grands arbres, aux choses où se sont reposés nos yeux, aux graviers qu’ont foulés nos pieds. Oh ! la séparation d’avec les êtres chers, les cœurs familiers, amis ; le vertige de s’en aller dans l’ombre, dans le froid de l’ombre, de l’inconnu !

Toutes ces amertumes noyèrent le cœur de Marie, le cœur très tendre qu’elle cachait sous son caractère sans ressort, quand son oncle, d’un geste nerveux et hâté, ouvrit devant elle la portière et s’effaça pour la laisser monter :

— Adieu ! Fanchette, adieu ! Madeleine, adieu tous, au revoir, à l’été prochain !

— Dieu te bénisse, cher amour.

La nourrice pouvait à peine répondre, le cœur gonflé de sanglots.

Lestement, avec un geste de prise de possession, Raymond, étant monté auprès de sa nièce, ferma la portière qui fit un bruit sec, et Fanchette, à travers la buée humectant ses yeux, ne vit plus que le grand voile de crêpe baissé sur le visage de sa sœur.

Dissimulé derrière un gros ormeau, ayant à ses talons son chien grondeur, museau baissé, le Loup, qui n’affrontait pas volontiers la présence de Volusien, le Loup, de loin, montra le poing à Raymond dont le chapeau masquait Marie, affalée sur les coussins de la voiture.



DEUXIÈME PARTIE

I


Le petit village d’Aulos célébrait sa fête nationale.

Diminutif de fête, comme Aulos était un diminutif de village. L’église très pauvre, même sous les parures de ses plus beaux atours. Le temps n’était plus où M.  le curé trouvait au manoir de Gach tout ce qui pouvait rehausser le culte, tout le nécessaire, voire un peu de superflu.[1] vieilles habitudes, le meilleur de nous qui s’émiette et reste pris aux murs, aux

Depuis que Raymond de Lissac était le maître, les aumônières traditions s’étaient perdues, qui faisaient à plusieurs lieues à la ronde, bénir le nom des châtelains de Gabach. Devant les portes closes depuis cinq ans, les mendiants égrenaient en vain les mélopées traînantes de leurs prières, et si parfois, la cuisinière, Marthe, qui cachait un cœur pitoyable dans sa poitrine rebondie, mettait quelque monnaie de sa poche pour secourir une trop lamentable misère, c’était l’exception, et encore l’aumône était-elle accompagnée de larmoyants commentaires sur le contraste que présentait le temps présent avec le temps passé.

M. le curé avait fait de son mieux, les vêpres s’achevaient, et le soleil de cette belle journée d’août, inclinant déjà vers le couchant, par la porte d’entrée laissée grande ouverte, poudrait d’or la moitié de la nef, se jouant au milieu des cheveux noirs ou blonds des enfants et avec les toilettes claires des jeunes filles, lutinant la statue qui, près de la porte, représentait saint Antoine de Padoue, tout blanc et rose dans sa robe brune, et l’air très doux avec l’Enfant-Jésus sur son bras.

Dans le chœur plus sombre, les cierges brillaient comme des points lumineux, au milieu de la vapeur flottante de l’encens.

Quand la sonnette d’argent eut fini de vibrer des tintements de la bénédiction, très vite, les jeunes filles quittèrent leur place, s’agitant, se pressant pour sortir et rejoindre les garçons à la danse.

On était venu des communes voisines de Larcat et d’Aston, d’Appy, de Bestiac, et trois musiciens des Cabannes, l’un raclant du violon, les autres s’époumonant aux embouchures d’un piston et d’une flûte, se tenaient rangés sur la place même de l’église, l’air important, prêts à marquer le pas des danseurs.

En groupe, entourant les musiciens, les jeunes gens en vestes des dimanches, avec la ceinture écarlate ceignant la taille et retenant le pantalon collant à « pieds d’éléphant », regardaient sortir les filles, chacun choisissant sa partenaire et s’appariant par couples, prêts du quadrille.

L’un d’entre eux, un beau garçon brun, avec des cheveux drus coupés ras, une fine moustache, retroussée cavalièrement, l’œil vif, franchement ouvert devant lui, ne se pressait pas de choisir sa danseuse, malgré les œillades engageantes des champêtres jeunes beautés. Un peu dédaigneux, il se promenait sous les platanes de la petite esplanade, regardant de haut, et répondant du tac au tac, aux plaisanteries des rieuses passantes.

— Écarquille tes yeux, va mon beau coq, tu ne la verras pas encore ta poulette, tu as le temps de venir faire un tour avec nous.

— J’attends parce qu’il me plaît : la Toinette et personne n’a rien à y voir.

— Tout de même, il te la garde un peu longtemps, le curé.

— C’est affaire à moi. Je suis au frais. Je sais bien que si je voulais vous seriez toutes folles de venir faire un en-avant-deux avec moi.

— Ces gens de Vicdessos, s’ils se croient ! essaie un peu, pour voir !

— Ce serait bientôt vu ; toi la première, Jenny, qui tournes autour de moi depuis que tu es sortie de vêpres, tu serais trop contente si je t’invitais.

Jenny, furieuse, lui envoya une bourrade dans les côtes.

— Voyez-vous le « bouhano ! » Je ne suis pas bonne pour un monsieur comme toi, moi, il te faut quelque chose de plus distingué. Tiens, elle a fini de ranger la sacristie plus tôt qu’à l’ordinaire, cours bien vite, la voilà ta parionne.

Fanchette sortait de l’église, l’une des dernières, modeste et jolie à ravir, avec sa belle couronne de cheveux blonds, ses yeux bleus regardant devant elle, sans effronterie, et son teint éclatant qui se rosa encore quand elle se vit attendue.

Jean Savignac était fiancé à Fanchette depuis peu. Sa famille habitait le canton de Vicdessos ; lui-même, récemment rentré au service, avait été choisi comme garde particulier par un grand propriétaire du voisinage. Il avait rencontré Fanchette à la foire de Tarascon, elle lui avait plu, et, dès lors, il ne regardait plus aucune autre fille. Fanchette avait vingt ans passés ; elle était bonne ouvrière et très sage.

Elle accueillit la recherche de Jean, et ils échangèrent leurs promesses.

Madeleine trouvait que c’était là un bon parti pour sa fille, la famille de Jean ne désapprouvait pas son choix, d’ailleurs, les paysans ont sur les bourgeois cet avantages qu’ils ne se marient ordinairement pas par intérêt. Les gens riches sont liés par des convenances de position et de fortune, embarrassés d’impedimenta de toutes sortes. Chez les pauvres, il en va plus simplement :

« Tu me plais, je te plais, tope. »

Et les parents, bonasses et philosophes, avec un souvenir donné à leur lointain passé :

— Ça les regarde, ces jeunesses ils auront à travailler partout, et, partout, en travaillant, ils mangeront du pain, qu’ils s’épousent, s’ils se conviennent ».

Or, Jean et Fanchette, incontestablement « se convenaient » et trouvaient très souriante la perspective d’être l’un à l’autre. Il y avait bien, parmi les garçons du pays, un peu de jalousie contre cet étranger qui venait enlever ainsi l’une des plus jolies filles d’Aulos, celle que plusieurs, déjà, peut-être, avaient choisie ; mais Fanchette ne s’était jusque-là promise à personne, n’avait encouragé aucune recherche et Jean était de taille à tenir à distance les jaloux.

Très vite, très joyeux, il s’approcha de sa jolie fiancée et tous les deux se mirent à marcher sous l’ombre des arbres, côte à côte, en parlant tout bas :

— Je ne t’avais pas aperçu avant les vêpres, mais j’étais sûre que tu viendrais.

— C’est donc pour ça que tu ne te décidais pas à sortir de l’église, méchante !

— Oh ! si l’on peut dire ! mais je me suis beaucoup pressée, au contraire. Tu sais que je suis marguillière de la chapelle de Notre-Dame, j’avais paré l’autel de ses plus beaux bouquets, il a fallu tout remettre en place, mais il me semblait que j’avais des fourmis dans les jambes, je crains d’avoir tout mis « fourrebure » à la sacristie pour venir plus tôt te retrouver. Je me doutais bien que tu étais là, et que tu « te languissais de moi ».

— Pas tant Fanchette, et Jean retroussa sa moustache d’un air suffisant, pas tant, je n’aurais pas manqué de société si j’avais voulu, pas même de danseuses. Tiens, Jenny, de l’Hospitalet ; justement, la voilà devant nous avec Pierre, le frisé, eh bien, elle tournait autour de moi, elle espérais que j’allais l’inviter.

— Il fallait le faire, riposta vite Fanchette, un peu sèchement, qui t’empêchait ?

— Tu ne vas pas te fâcher, dis donc ! Je me fiche de Jenny, et de la Toinette avec ce chapeau à fleurs et cette robe traînante qui la fait ressembler à un chien habillé, et de Marie-Anne, cette nas-lebado qui regarde tout le monde sans baisser les yeux, je me fiche de tous les autres, tu sais bien.

— Pourquoi es-tu mauvaise langue, mon Jean ?

— Je ne suis pas mauvaise langue, seulement, quand je les compare à toi, les autres filles, je n’en trouve aucune aussi jolie que toi, ni aussi modeste, et je t’aime tant, que, des fois, ça me fait déparler.

Le cœur de Fanchette battit délicieusement, c’est qu’elle aussi, l’aimait tant, son promis ; elle ne pensait pas qu’il y eût au monde un autre garçon aussi brave, aussi beau, elle ne pensait pas même à le comparer à d’autres, ne voyant que lui.

— Veux-tu que nous allions retrouver maman, dis ?

— Oui, je veux bien. Tu ne danses pas, décidément ?

— Non, tu le sais bien ; je suis de la congrégation, je n’ai jamais dansé ; mais ça me fâche de t’en priver. Écoute, va-t’en danser quelques quadrilles, si tu en as envie, je ne serai pas jalouse. Va, tu viendras ensuite me retrouver à la maison.

— Oh ! la vilaine qui veut me renvoyer ! Tu sais bien que ça m’est égal de danser, que je suis content, pourvu que je sois avec toi. Au fond, même, je préfère que tu ne danses pas. Tu ne pourrais pas refuser autres jeunes gens une contredanse, et je n’aime pas te voir avec d’autres.

— Hou ! le jaloux ! maman, voici Jean.

Toute petite, pauvre, mais riante à l’œil, la maisonnette de Madeleine, avec ses fenêtres aux carreaux brillants protégés par des rideaux de mousseline, et sa treille luxuriante dont les raisins commençaient à mûrir.

Un banc était devant la porte, sous l’ombre des pampres, Madeleine s’y tenait assise, les deux fiancés s’y placèrent à ses côtés.

— Bonjour, mes enfants, tu as donc eu la permission de venir nous voir, Jean !

— Oui, j’ai toute la soirée, pourvu que je sois rentré à l’aube de demain.

— Alors, tu souperas avec nous, mon garçon. As-tu raconté la nouvelle à ton bon ami, Fanchette ?

— Pas encore, maman. Jean, tu ne sais pas, Marie va revenir.

— Vrai ? Et quand ça ?

— Bientôt, dans cinq ou six jours ; elle nous a écrit. Où est la lettre, maman ? Non, non, ne te déranges pas, ça ne fait rien, je vais le lui raconter ; elle n’écrit que deux mots, son oncle a fini par se décider, ils vont revenir, elle est très contente, et peut-être qu’ils ne repartiront pas.

Jean n’avait jamais vu Mlle de Lissac, mais pouvait-il avoir depuis deux mois fréquenté chez Madeleine sans la connaître ? Madeleine et sa fille faisaient partie des serviteurs de ce que l’on est convenu d’appeler : « Le bon vieux temps », sans que personne se puisse faire une idée nette de l’époque où s’est terminé ce « bon vieux temps », dont nous avons tous entendu chanter les louanges, mais qui, pour tous, se tient reculé dans un passé légendaire ; tous, néanmoins, comprennent la signification de ce terme : il implique le dévouement, le respect, l’affection du serviteur pour le maître, l’intérêt du maître, passant avant l’intérêt propre du serviteur. Madeleine et sa fille étaient essentiellement de ce temps-là, et, de plus, Madeleine avait nourri Marie de son lait, et les deux enfants avaient vécu toujours comme des sœurs. Elles aimaient donc Marie pour cela, et elles l’aimaient encore de cette tendresse tutélaire dont le fort environne le faible, et elles l’aimaient de toutes les sortes et de toutes les façons et, après Dieu, plus que tout au monde.

Si bien que, Madeleine étant rentrée pour préparer le souper, — le souper choisi du jour de la fête locale, et qui, ce soir, devait être partagé par Jean, — Fanchette, assise tout près de son fiancé, la main dans sa main, sous l’ombre de la treille, lui parlait encore de Marie, et de son bonheur, à la pensée de la revoir :

— Pense donc, elle n’est revenue qu’une fois depuis son départ, et seulement une semaine, dans cinq ans ! Pauvre mignonne ! et maintenant, elle dit qu’elle ne repartira plus. Oh ! Jean, je suis contente !

— Prends garde, Fanchon, tu vas me rendre jaloux de Mlle Marie, si tu l’aimes autant que ça.

Fanchette serra doucement la main de Jean :

— Nigaud, va ! est-ce que ça m’empêche de t’aimer ! Est-ce que tu ne dois pas être content que je te mette de moitié dans toutes mes pensées ? Quand tu verras Marie, tu l’aimeras aussi. Elle assistera à notre mariage, d’abord, et puis sais-tu ce que j’ai pensé ? On n’a pas remplacé le vieux Volusien qui est mort l’année dernière, il faudra bien, tôt ou tard, un garde particulier à la propriété ; quand nous serons mariés, je demanderai à Marie de te donner la place, puisque, tout de même, tu dois chercher une occupation par ici.

— Mais, mon enfant, ce n’est pas Mlle Marie qui est bourgeoise, et son tuteur n’est pas « un bon type », à ce qu’on dit…

— Non, oh ! non, on ne le connaît pas beaucoup, mais on l’aime encore moins et tous disent que c’est un méchant homme. Seulement, Marie a vingt ans, elle va donc bientôt commander ici ; il faut espérer qu’elle trouvera un mari, elle aussi, un bon mari…

— Comme moi, hein ?

— Comme toi, oui, tu dis bien, et qui sera un bon maître pour le pays de Gabach et… mon Dieu, comme nous allons être heureux !


II


Depuis le départ de Marie, aucune influence n’était venue adoucir la sauvagerie de son protégé, Louiset, dit Le Loup.

Rôdant jour et nuit, surtout la nuit, aux alentours de sa cabane en ruines, barbu comme un fauve, dépenaillé comme un bandit, sombre depuis que la robe blanche de sa protectrice ne mettait plus une clarté dans son horizon, personne n’aurait pu dire comment il vivait. Pendant les beaux jours, il dormait étendu sur le pauvre lit de sa masure, mais dans la nuit, si quelque paysan attardé se hâtait à travers bois, il était à peu près sûr de rencontrer le Loup, suivi de son chien noir, surtout pendant les nuits d’orage, au milieu des éclairs aveuglants, du tonnerre, de la pluie cinglante, il riait d’un rire effrayant, inexplicable, comme si quelque merveilleuse affinité eût rapproché cette âme obscure de cette nature troublée.

Mais on le tolérait, il n’était point malfaisant, et, chose étrange, n’avait jamais enfreint sa promesse. Terrible aux vanneaux, volant en larges troupes disciplinées, adroit à capturer les canards sauvages, dans les brumes étendues au bord des étangs pendant les froides matinées d’hiver, assez fin pour décimer les corbeaux soupçonneux qui tourbillonnent dans le ciel gris, après les semailles, et, le soir, font d’innombrables taches noires à la cime des grands chênes, il respectait le gibier paisible et stationnaire du parc de Gabach, où maintenant pullulaient lièvres et lapins.

On avait pu voir le Loup, dissimulé derrière la haie du cimetière rire silencieusement, tandis qu’on couvrait de terre le cer­cueil du vieux garde Volusien, auquel, depuis le jour mémorable de la première communion de Marie, il n’avait jamais pardonné.

— Le loup ne pardonnait rien, — mais la disparition du vieil homme n’avait rien enlevé à la fidélité qu’il mettait à garder son serment.

Qu’avait donc ce sauvage à roder, par cet après-midi de septembre, aux abords de la gare des Cabannes ? Quelque instinct, sûr comme l’instinct d’un animal, l’avait averti que Marie arriverait ce jour-là. Pour la voir, ce fauve bravait même la société des hommes.

Quand stoppa le train de Foix, quand il vit descendre d’un wagon une forme svelte vêtue de gris et voilée de blanc, son large rire, derrière le feuillage des lauriers-thyms, reparut, découvrant ses dents redoutables.

À côté de Marie marchait son oncle, maigri, un peu voûté, le nez busqué, le sceau de l’avarice sur sa face bistrée ; une inconnue les accompagnait, grande et forte, l’air imposant.

Tous les trois prirent place dans la jardinière de Jacques. Raymond de Lissac n’avait commandé aucune autre voiture, il conduisit lui-même, la lourde jument pie aux jambes poilues, la tondeuse n’ayant jamais passé que sur la partie supérieure de son corps.

Une forte ânesse, menée par Jacques, suivait la « voiture », en traînant un petit char à bancs où s’était juchée, au milieu des malles, une femme de chambre entre deux âges, à l’aspect de vieille anglaise, avec sa stature maigre, dans un long « cache-poussière », et le banal « canotier » sur­ montant des mèches grisonnantes.

Et, quand les deux véhicules, à lente allure, s’engagèrent sur la route accidentée qui, par Aulos, devait les conduire à Gabach, le Loup, de son pas tranquille, invisible dans les fourrés avoisinants, suivit Marie et, pour la voir encore descendre à son arrivée, se posta au milieu des grands arbres qui avaient poussé de toutes leurs branches, enserrant le château d’une ceinture plus inextricable que jamais.

Devant le perron, tout le petit groupe des fidèles : la volumineuse cuisinière, avec des larmes de joie sur sa figure de pleine lune, Madeleine, heureuse, mais au fond un peu inquiète, agitée de pressentiments, Fanchette, sautant comme une bergeronnette d’un endroit à l’autre. Elle avait préparé la chambre de Marie, l’avait ornée de fleurs comme une chapelle, et maintenant, écoutait le clocher d’Aulos marteler cinq coups dans l’air léger :

— Maman, Marthe, il est cinq heures, ils vont venir, il me semble que j’entends un roulement. Quelle idée il a eue, monsieur, de ne pas commander autre chose que cette vilaine jardinière, comme Marie va être secouée là-dedans !

Hélas, Madeleine essayait vainement de deviner quelles seraient désormais les « idées » de Monsieur, et ne voulait pas associer Fanchette à ses inquiétudes pour ne pas troubler son bonheur.

— Maman, ils arrivent, regarde le Loup se glisser derrière cet arbre, à droite. Comment a-t-il pu savoir ? Il est plus fin que les bêtes.

Un pli de mécontentement se creusa entre les deux sourcils de Raymond de Lissac. Il n’avait pas donné l’ordre qu’on vint l’attendre ainsi, au débotté.

— Marie, Marie, oh ! Marie !

— Ma Fanchette !

La joie du revoir passait, impétueuse, à peine la voiture arrêtée, Marie était dans les bras de sa sœur de lait, dans ceux de la nourrice, Marthe elle-même, écrasait son nez replet sur le voile de tulle blanc.

Et Raymond, debout à côté de la jument pie, attendant Jacques et son ânesse, en retard de deux longueurs, regardait, en mordant sa moustache, l’empressement de sa nièce à recevoir tant de caresses, et l’exubérance des transports, et les baisers, et, les larmes de joie dans tous les yeux.

Il profita du moment où Marie venait de se dégager, entre deux embrassements, pour venir à elle et lui dire quelques mots, en lui montrant d’un geste autoritaire, la dame étrangère, son petit sac à la main, attendant, l’air indifférent, devant le perron.

Avec une docilité d’automate, Marie, non sans glisser vers ses trois amies un timide regard de regret, marcha vers la dame, s’excusa poliment et la pria de la suivre.

Toutes les deux montèrent le perron.

Fanchette s’élança sur leurs pas ; M. de Lissac l’arrêta dès la première marche.

— Un instant, dit-il, et, s’adressant moins à Fanchette qu’à sa mère qui venait de la rejoindre :

— Demain, quand Mlle de Lissac sera reposée de sa fatigue, peut-être pourra-t-elle vous recevoir ; mais pas en ce moment.

Un incarnat monta au joli visage de Fanchette : les yeux étincelants, en des formes à peine contenues par la prudence.

— Mais, Monsieur, ne puis-je aller auprès de Marie ? Elle aura certainement besoin de quelqu’un pour la servir, elle est accoutumée à mes soins et bien loin de la déranger, je pourrai lui être utile. Elle sera contente de me voir, je le sais. Veuillez donc me permettre de monter.

Avec un calme impatientant, M. de Lissac avait écouté la petite tirade de Fanchette ; quand elle eut terminé, comme dédaigneux de lui répondre, il se tourna vers Madeleine :

— Nourrice, vous avez là une fille fort mal élevée ; tâchez de lui enseigner, si toutefois vous le connaissez vous-même, le ton sur lequel on s’adresse à des maîtres et comment on parle d’eux. Mlle de Lissac, — il appuya sur ce mot, — n’a besoin de personne, elle a amené de Paris sa femme de chambre, la voilà.

Il montrait la maigre soubrette au canotier, fort affairée à reconnaître les malles, un peu plus loin, devant la porte de service.

— Du reste, ajouta-t-il la voix coupante, il vaut mieux que tout soit dit le premier jour, je n’avais ni ordonné, ni permis votre présence au pied du perron au moment de notre arrivée ; Mlle de Lissac est dans un état de santé qui ne lui permet aucune émotion, ce sont là, d’ailleurs, des familiarités qui me déplaisent. Tâchez de vous en souvenir, c’est encore moi qui suis le maître, ici.


III


— J’espère, Madame, que vous m’avez compris, dit Raymond.

Il était installé dans son cabinet de travail, cette pièce du rez-de-chaussée dont la fenêtre ouvrait sur la partie la plus ombreuse du parc, Maurice avait aimé cet appartement, isolé dans un angle du château, paisible, un peu triste sous l’ombre des grands arbres qui l’entouraient de très près ; son hypocondrie se plaisait à cette solitude. Raymond l’avait à son tour choisi, et, dans ce moment, y donnait audience à Mme Guilleminot assise en face de lui, sur un fauteuil que remplissait sa puissante personne.

Les yeux de la dame, presque fermés sous la poussée des joues pleines, eurent un clignement.

— Sans doute, Monsieur, je vous ai compris, et je suis prête à vous servir de mon mieux, mais qui me dit que je réussirai ?

— Je n’aime que les bons outils, Madame, quand je vous ai choisie, c’est que je vous ai jugée propre à me seconder dans mes vues, si je me suis trompé, c’est à vous à m’en avertir.

— Non, Monsieur, non, j’espère que vous n’aurez pas mal placé votre confiance ; mais allez-vous me laisser toute la besogne, et ne ferez-vous rien, vous-même, pour disposer en votre faveur le cœur de votre nièce ?

— Je ferai pour cela ce qui me regarde, c’est mon affaire. Ce que je vous demande, c’est une surveillance active, toujours en éveil, pour écarter les influences qui pourraient me nuire, c’est une pression incessante sur cet esprit infirme…

— Eh bien, non, je ne veux pas me laisser payer d’illusions, l’esprit est sain.

— L’esprit est infirme, vous dis-je, il faut que tout le monde pense ainsi dans notre entourage ; je disais donc, sur cet esprit infirme et sur ce caractère sans énergie. Je sais qu’avec ce caractère-là, je dois réussir. J’aurais, à la rigueur, pu agir seul, mais il faut que Marie soit entourée à toute heure et soigneusement isolée du dehors. À monter moi-même la garde autour d’elle, je me rendrais odieux, c’est surtout pour cela que j’ai compté sur vous. Êtes-vous femme à me servir, oui ou non ?

Mme Guilleminot eut un regard expressif vers le coffre-fort aux serrures compliquées.

— Cela dépendra, dit-elle carrément.

Raymond ne sourcilla pas. La pensée de l’institutrice, il la comprenait, le marchandage étant son élément, elle avait le droit d’agir ainsi qu’elle agissait.

— Combien ? dit-il brièvement, cinq mille ?

— Oh ! Monsieur ! pour si peu, vous ne le voudriez pas !

— Mettons huit, et pas un mot de plus.

— Eh bien, huit. Vous allez bien me donner un bout de papier.

— C’est trop juste, je sais que vous serez discrète, pour vous autant que pour moi, vous ne laisserez pas traîner ces secrets au vent.

Il écrivit quelques lignes, signa et, par-dessus la table qui les séparait, tendit le papier à sa complice. Elle eut une grimace.

— Vous promettez sous forme conditionnelle, j’aurais préféré quelque chose de plus ferme.

— Pensez-vous que j’achète chat en poche ? Rien n’est plus ferme que ceci, dans l’hypothèse, naturellement, que la chose réussisse.

— Et si elle ne réussit pas je n’aurai rien.

— Vous aurez toujours votre traitement.

— Oui, mais je vais me donner beaucoup de peine, et peut-être sans résultat.

Il faut réussir, je le veux, arrangez-vous en conséquence. Veillez jour et nuit, défiez-vous de tout et de tout le monde. Marthe, la cuisinière ne m’inspire aucune confiance, je l’aurai remplacée dans huit jours ; mais le plus grand danger, c’est la nourrice et sa fille. Cette dernière surtout est capable de pousser Marie à la révolte. Faites en sorte qu’elle la voie le moins possible, et toujours en votre présence : n’oubliez pas que ma nièce est malade, que son esprit n’est pas entièrement sain, qu’elle ne doit, sous aucun prétexte, ni sortir, ni adresser la parole à âme qui vive sans que vous soyez là. Du reste, les choses ne traîneront pas ; avant la majorité de ma pupille, c’est-à-dire avant un an d’ici — neuf mois plus précisément, il faut que je sois son mari.

Le ton péremptoire, à lui seul, donnait congé.

— Vous pouvez compter sur mon concours, Monsieur, je ferai tout le possible.

Et tandis que la forme imposante de l’institutrice disparaissait derrière la porte refermée.

— Parbleu, se disait in petto Raymond de Lissac en haussant les épaules, parbleu promettre sans conditions ! quelque sot ! Autant eût valu payer d’avance. Non, on ne fait pas manger les chiens avant la chasse et la pâtée n’est distribuée que quand le gibier est à terre.

Raymond de Lissac qui avait géré la fortune de sa nièce en financier consommé, qui avait lésiné sur son entretien comme un avare, n’entendait en aucune façon, quand Marie aurait vingt-et-un ans, voir sortir de ses mains cette fortune conservée, augmentée par ses soins, ce beau domaine, en tout temps, l’objet de ses convoitises et la situation de propriétaire influent qui était attachée à la possession de ce domaine.

Puisque Marie s’était obstinée, bien que toujours un peu maladive, à vivre ; puisque, en dépit du tour faible et un peu passif de son caractère, elle se montrait, il en convenait, vis-à-vis de lui-même, fort sensée, et qu’il n’existait aucune bonne raison, l’heure venue de sa majorité, pour ne pas la remettre en possession de ses biens, du moins le tuteur ne pouvait supporter la pensée que tout cela s’en allât aux mains d’un mari, et le meilleur moyen qu’il eût trouvé pour écarter de lui ce désastre, c’était d’épouser lui-même sa nièce.

Ainsi la race se perpétuerait dans le domaine patrimonial, et lui, Raymond, ne se dessaisirait jamais.

Était-il moral de faire sa femme de la fille de son propre frère ? Était-il juste d’associer les vingt ans de Marie à ses quarante-cinq ans, à sa vie d’homme usé par toutes sortes d’excès ? Sa nièce pourrait-elle être heureuse avec lui, avare, ainsi qu’il l’était, autoritaire et quinteux !

Ces questions ne le préoccupaient pas, Raymond de Lissac était sans scrupules. Il savait qu’il serait le maître de Gabach, qu’il pourrait jouer dans le pays le rôle politique dès longtemps ambitionné, qu’il pourrait surtout économiser beaucoup d’or, et il se disait :

— Grâce à moi, Marie sera l’une des propriétaires les plus riches du département, et puis, cette petite a toujours eu besoin d’être dominée et conduite.

De tendresse pour la pauvre enfant dont il voulait faire sa femme, il n’en avait aucune, et cela, du reste, ne lui semblait pas nécessaire pour vivre heureux.

Jusque-là, Marie s’était montrée en tout docile à ses volontés ; habituellement, il arrivait en toutes choses à la convaincre et à l’engager, sans violence apparente, dans la voie qu’il avait choisie. Il espérait donc qu’elle l’accepterait pour mari assez volontiers, sinon avec un enthousiasme qu’il n’était pas dans sa nature d’éprouver, et qu’il ne lui demandait pas.

Mais, résolu maintenant à habiter Gabach, où sa présence devenait indispensable aux divers intérêts qui, pour lui, s’y trouvaient en jeu, et redoutant l’influence que pourraient exercer sur Marie sa nourrice, et surtout Fanchette, cette fille dévouée, hardie et forte, Raymond comprit qu’un auxiliaire lui devenait indispensable.

Il le trouva en Mme Guilleminot.

Imposante et nulle ; sous les dehors d’une excellente éducation, cupide et servile ; incapable de s’attacher, mais prête à se vendre ; imbue de la morale mondaine, mais dépourvue de tout principe religieux, Raymond la jugea tout à fait propre à le servir dans ses desseins.

Il la plaça auprès de Marie en qualité de dame de compagnie, et Marie, sans l’aimer, l’accepta, ainsi qu’elle acceptait tout.

Elle eut pourtant comme une velléité de rébellion, le lendemain de son retour, quand Madeleine et Fanchette, s’étant présentées pour la voir, furent admises, mais avec des formes cérémonieuses, et sous le petit œil vigilant de Mme Guilleminot.


IV


Le retour, la vue des amies de son enfance, des lieux chers, avaient un peu dilaté le cœur déprimé de la pauvre enfant. Elle avait goûté comme un repos exquis ce silence nocturne de la campagne au milieu duquel les murmures coutumiers du vent et des bêtes sont une musique calmante plutôt qu’un bruit.

À sa fenêtre, devant une aube de septembre lumineuse, odorante et baignée de rosée comme une matinée d’avril, elle avait entendu, de tous les coins du vieux parc, de toutes les ramures nombreuses, enchevêtrées dans cette partie des anciens fossés, sous sa fenêtre, se lever la douce théorie de ses souvenirs : là elle avait joué enfant, s’ébattant dans toute la liberté qu’ont les chevreaux et les poulains sautant autour de leurs mères, là souvent, elle avait réprimé la fantaisie disciplinée de Fanchette ; voilà justement l’arbre où l’aventureuse enfant avait essayé de capturer le nid de ces chardonnerets auxquels pourtant Marie avait réussi à conserver leur liberté. Il était déjà grand, à cette époque-là, cet aulne, montant vers la lumière, au milieu de l’inextricable fourré, aux épines duquel Fanchette avait laissé plus d’un lambeau de ses petits jupons, mais combien plus grand maintenant ! Du fossé en contre-bas, ses premières branches atteignaient d’abord les fondations des murailles, puis, toujours, plus vigoureuses, s’étaient déployées et faisaient à présent un moutonnement de verdure splendide, à portée de la main, devant la fenêtre de la chambre de Marie. Mais c’était bien le même aulne, elle ne pouvait s’y tromper, gardant en sa mémoire cette scène, si lointaine, avec la netteté qu’ont les souvenirs enfantins, incrustés en nous.

Et cette vieille pierre ébréchée, au pied même de l’aulne, ne la reconnaissait-elle pas aussi ? Les herbes parasites et les ronces qui, sans cesse, tentaient de l’envahir, étaient autrefois sans cesse coupés et enlevés. Marie savait bien par quelle main.

Et voilà que, ce matin même, elle croyait voir, et, comme pour préciser délicieusement ce rappel d’un passé disparu, elle voyait, en effet, la pierre dégagée, conservant à peine ces mousses rares, dorées au soleil, qui la faisaient au regard plus veloutée et plus douce, nette d’ailleurs comme un autel, et sur cet autel, en témoignage du naïf culte d’antan, le bouquet coutumier, un faisceau de bruyères roses, de clochettes mauves, de pâles saponaires et d’odorantes branches de sureau, un bouquet pieux, tout étincelant de rosée :

— Mon pauvre Loup ! avait pensé Marie, toute émue, et vite elle sortit, altérée de respirer ces fleurs fidèles.

— Où courez-vous, chère enfant, êtes-vous souffrante ? interrogea, de la chambre voisine, la voix de Mme Guilleminot, une voix grasse, enrouée, encore tout empâtée de sommeil.

— Non, madame, non merci, ne vous dérangez pas, je vais remonter à l’instant.

— Mais je ne veux pas que vous sortiez, Marie, êtes-vous folle ?… de si grand matin, et dans la rosée, et faite comme vous voilà.

L’institutrice s’était arrachée aux douceurs de son lit et apparaissait à la porte de la chambre de Marie dans un « simple appareil » d’où toute séduction était absente.

— Oh ! nous n’y mettons pas tant de formes ici, dit Marie contrariée.

— N’importe, je vous prie de ne pas descendre avant moi ; où donc couriez-vous ?

— Eh bien, j’attendrai, dit Marie sans vouloir autrement s’expliquer, et, en dépit de ses habitudes de soumission, un peu révoltée.

En geignant l’institutrice regagna son lit. L’observation des ordres du maître ne promettait pas d’être une sinécure, s’il allait falloir veiller jour et nuit.

— Six heures, marmottait-elle en consultant sa montre, il fait grand jour, comment me rendormirai-je à présent ! Sans parler de ce bouvier qui n’en finit pas de crier après ces bœufs et de ces coqs qui s’égosillent dans la basse-cours.

Elle se pelotonna dans ses couvertures sous lesquelles saillait grotesquement sa rotondité et s’obstina à fermer étroitement ses paupières.

— J’aurai, pour sûr, la migraine tout aujourd’hui !…

Une heure plus tard, quand Louise, la grisonnante femme de chambre, entra chez elle avec le plateau du déjeuner et la bouillotte d’eau chaude, Marie, découragée de son premier essai d’indépendance, lui montra le bouquet sur la pierre, en lui indiquant par où elle devait passer pour aller le prendre et le lui apporter. Avec une mauvaise grâce très certaine, bien que dissimulée sous un air de soumission, Louise s’exécuta.

Mais, du moins, Madeleine allait venir et Fanchette, ses deux fidèles, ses deux chères, la veille à peine entrevues, celles à qui l’on disait tout, celles qui tenaient en réserve pour l’orpheline la tendresse dont elle était avide, la franchise et le courage qui devaient la vivifier.

La nourrice de Mademoiselle et sa fille demandent si Mademoiselle veut les recevoir, dit Louise, entr’ouvrant la porte du petit salon où Marie travaillait à l’aiguille auprès de Mme Guilleminot.

Marie s’élança, jetant son ouvrage :

— Je crois bien que je veux, où sont-elles ?

Doucement, Marie, asseyez-vous, je vous prie. Faites monter ces personnes, Louise.

Oh ! la domination était établie et solidement établie. Marie se rassit, découragée, et fit à ses deux amies un accueil, où la contrainte se percevait sous la tendresse.

Impassible, inébranlable comme un roc monumental dans son fauteuil, la lèvre dédaigneuse, mais l’œil acéré et l’oreille tendue, l’institutrice était là, comptant dans une sorte de murmure énervant, les points de sa tapisserie. Devant ce témoin muet, l’entretien se poursuivit banal et pénible, avec des amplifications sur ce qui n’intéressait pas, et des réticences dans les seuls sujets qui tinssent à cœur.

Marie avait apporté quelques objets qu’elle pensait devoir plaire à Madeleine et à Fanchette ; elle les leur offrit, mais comme gênée de donner et, elles, les acceptèrent, sans élan de cœur, comme confuses de les recevoir.

Quand Fanchette embrassa Marie, à la fin de cette entrevue si tristement gâtée :

— Sors avec nous, lui glissa-t-elle tout bas.

Et Marie enhardie par la présence d’alliées aussi chères, prit son chapeau de jardin, et, s’adressant à Mme Guilleminot, du ton dégagé que l’on prend pour formuler une avertissement plutôt que pour solliciter une permission :

— Je sors une instant avec ma nourrice et sa fille, madame.

Déjà, elle touchait à la porte, mais l’institutrice faisait bonne garde :

— Nous nous promènerons tout à l’heure, mon enfant. Il fait encore un peu chaud.

— Je vais rentrer à l’instant et je vous accompagnerai à la promenade quand vous le désirerez, madame.

— Veuillez ne pas sortir maintenant.

— Comment, Madame, ne puis-je faire quelques pas avec ma nourrice et ma sœur de lait ?

— Pas aujourd’hui, Marie.

— Mais c’est trop fort, à la fin. Je n’entends pas endurer un pareil esclavage, sachez-le, madame, et…

D’une main preste, l’institutrice montra la porte à Madeleine, qui n’osa résister, et comme Fanchette, combative et décidée, restait, prête à répondre :

— M’avez-vous comprise, mademoiselle, dit seulement Madame Guilleminot ; dans l’intérêt même de Mlle de Lissac, je vous engage à n’être pas récalcitrante.

Et Fanchette, révoltée, furieuse, mais par prudence contenant sa colère, sortit à son tour avec des larmes dans les yeux, et une foule de projets de résistance déjà levant dans son âme énergique.

Madame Guilleminot se retourna vers Marie et la vit debout, les joues brûlantes, toute frémissante d’indignation :

— Je ne saurais souffrir, madame, dit-elle, de voir traiter ainsi, chez moi, des personnes que j’aime, qui me sont dévouées, et que j’entends voir librement et quand il me conviendra.

L’institutrice continuait son travail, paisible en apparence et ne répondant rien. Elle connaissait alors le faible pouvoir de résistance qui était en Marie.

— Je ne comprends pas votre silence, madame. Est-ce de votre inspiration que vous agissez ainsi vis-à-vis de moi, ou dois-je comprendre que mon tuteur a donné des ordres pour que je sois contrariée dans mes désirs les plus chers ?

Devant ce ton acerbe, Mme Guilleminot fit montre de la plus angélique patien­ce :

— Votre tuteur n’a rien à faire en ceci, ma chère enfant, directement du moins. Il est très vrai, d’ailleurs, que j’ai reçu mission de vivre auprès de vous, justement pour vous maintenir dans les principes d’éducation qui doivent être les vôtres. Vous les inculper, au besoin, achever de faire de vous la femme distinguée, la grande dame que vous êtes appelée à devenir. Comment, dès lors, pourrai-je tolérer des rapports intimes avec ces paysannes ? de braves femmes, je ne le nie pas, qui peuvent vous être attachées, mais qui ont une manière bien familière, pour ne pas dire davantage, de vous témoigner leur attachement. Pendant quelque temps je vous l’avoue, oui, je désire que vous ne les voyez que sous mon contrôle ; ne vous en plaignez pas, c’est pour votre bien. Et dans quelques mois, vous serez votre maîtresse, Marie. Quelle joie pour moi et quel honneur de vous remettre bien élevée, parfaite aux mains d’un mari digne de vous, qui vous fera riche et heureuse.

Pendant ce petit discours, si bien limé, si modéré et si correct, toute la pauvre ardeur combative de Marie tombait comme un feu de paille. La couleur qui était montée à ses joues, s’évanouit ; assise, boudeuse encore, mais déjà matée, elle réfléchissait. Parfois, révoltée dans un premier mouvement, ses réflexions avaient toujours pour effet de la replacer plus docilement sous le joug.

Elle ne détestait pas son oncle elle ne l’aimait pas non plus, elle le redoutait un peu. Il était resté le maître, et Marie trouvait assez naturel d’être soumise à l’autorité d’un maître. Mais elle n’était pas heureuse. Elle se mouvait comme dans un air chargé de miasmes, insuffisants à provoquer la mort, mais assez malfaisants pour empêcher le développement normal et la plénitude de la vie.

D’ailleurs, Marie connaissait assez peu la signification de cette plénitude de la vie et ne s’y croyait pas appelée. Elle se souvenait peu de sa mère qu’elle avait à peine connue, toujours maladive, et qui était morte à vingt-quatre ans. Sa mémoire lui retraçait mieux les traits de son père, mais elle le lui montrait assombri par le chagrin, misanthrope, dépourvu d’activité et d’élan et de si faible cerveau qu’il avait suffi du soleil d’une matinée de juillet pour l’abattre.

Et sa sensibilité n’était pas encore guérie de la commotion qu’elle-même avait ressentie ce jour-là.

Depuis, elle avait été toujours tenue dans cette conviction que son propre état mental n’était pas dans un parfait équilibre :

« Je serai pareille à mes parents, pensait-elle dans une sorte de fatalisme, je vivrai faible et mourrai jeune. »

Marie était chrétienne et pieuse, mais plus affective qu’énergique et, telle qu’autrefois auprès du tombeau de son père, voulait conquérir le ciel sans lutte et n’aspirait qu’au repos éternel.


V


Raymond de Lissac songeait à rendre au manoir l’animation et la vie qu’il avait connues en d’autres temps, mais l’heure n’était pas venue.

Vis-à-vis du conseil de famille, il n’eût pas voulu à quelques mois de la majorité de sa pupille, faire montre d’ostentation ; d’ailleurs, il était dans son caractère de toujours rogner sur les dépenses.

Surtout il n’était point pressé de remettre Marie en rapports avec les familles du voisinage. Pour demeurer libre et tranquille dans l’accomplissement de ses projets, il avait accrédité cette légende que sa nièce était un être infirme au faible cerveau. Il savait bien que cette légende s’évanouirait si l’on voyait Marie. À se trouver mêlée au monde, à ses pareilles, elle-même sans doute acquerrait plus d’indépendance et de confiance en son propre esprit ; riche ainsi qu’elle l’était, les propositions de mariage n’auraient point tardé à venir jusqu’à elle. Prudemment, Raymond avait résolu de la tenir dans la retraite, avec ce cerbère qu’était Mme Guilleminot, jusqu’au jour où elle serait sa femme, ou du moins jusqu’au jour où elle serait engagée à lui par une promesse formelle. Il ne doutait pas qu’il ne fût en son pouvoir de l’y amener.

Pour l’instant, il se faisait accompagner par son régisseur dans les nombreuses métairies du domaine, et là sous prétexte de donner des conseils, de décider des réparations aux bâtisses ou des amendements aux terres, il se faisait un terrible redresseur d’abus, ouvrait des yeux de lynx pour prendre en faute les pauvres métayers, et des griffes de tigre pour tirer d’eux un peu plus qu’il ne lui était dû.

La chasse ne passionnait pas cet homme d’argent, il y trouvait une fatigue sans profit. Il chassait, néanmoins, autant par snobisme que pour avoir une occasion de se rapprocher peu à peu des voisins qu’il ne voulait pas encore attirer chez lui.

Dans ces contrées giboyeuses où la chasse est la principale occupation des jours d’automne, il liait modestement partie avec tel ou tel des propriétaires environnants, s’excusant auprès d’eux que l’état de santé de sa pauvre nièce ne lui permit pas encore d’inviter à Gabach, eux et leurs femmes.

Sans avoir encore remplacé son garde particulier — c’était l’économie d’un traitement et le garde-champêtre de la commune était là, — il se montrait fort jaloux de son gibier comme il l’était de toute source de revenu, petit ou grand, et poussait furieusement à la répression du braconnage.

D’ailleurs actif, tracassier, toujours en éveil, il s’enquérait de tout, voyait tout, savait tout, et n’avait pas de plaisir plus vif que de prendre quelqu’un en faute. La répression lui était plaisir de roi.

Il rôdait un matin, autour des fossés du château, dans une partie attenant au jardin fruitier. La lisière de ce jardin était formée de grands pommiers, cette année couverts de fruits. Durant l’absence des maîtres, la surveillance s’était quelque peu relâchée et les enfants du village étaient venus parfois, ramasser les pommes qui pleuvaient sous les arbres aux jours de vent ; il leur arrivait même de donner aux arbres une petite saccade ou de grimper dans les branches pour augmenter leur récolte mal acquise.

Raymond se cachait ce matin afin de surveiller les petits maraudeurs et de faire ensuite payer aux parents les dégradations commises.

Ses yeux furent arrêtés par le joli bouquet, tout frais cueilli, qui reposait sur la pierre plate, et que, bon gré, mal gré, la femme de chambre était tenue d’apporter à Marie chaque matin.

Cette vue ne l’eût peut-être pas occupé, si, justement, il n’eût aperçu Louise qui s’approchait de la pierre et s’emparait du bouquet pour le montrer à sa gardienne.

Il l’interrogea, et elle ne se fit pas prier pour répondre. Connaissant ainsi que le connaissait tout le voisinage, la provenance de ce bouquet quotidien, elle en informa son maître.

Un domestique du pays eût hésité à trahir ce secret d’humble et touchante vénération ; Louise ne vit, dans cette confidence qu’un moyen de se dispenser peut-être de la matinale corvée, et s’arrangea fort bien d’être interrogée.

Jaloux ainsi qu’il l’était de tout ce qui pouvait constituer pour sa nièce un contact avec le monde extérieur, et peut-être créer un élément de résistance, Raymond s’inquiéta de l’exactitude du pauvre Loup à témoigner son culte à Marie, et résolut de sévir.

La nuit suivante, il veilla lui-même, deux hommes de confiance l’accompagnaient.

Quand, à l’aube naissante, émergèrent de la brousse la barbe fauve et les yeux brillants du sauvage, venant sans défiance déposer son offrande, les deux domestiques se jetèrent sur lui et lui administrèrent une maîtresse volée de coups de bâton.

Louiset ne se plaignait pas ; dans son obscur et fruste dévouement, il comprenait que tout bruit de lutte eût troublé le repos de Marie, là-haut dans sa chambre, dont la fenêtre dominait la grande pierre.

Quand Raymond jugea la correction suffisante, il se montra et se mit à admonester l’idiot.

— Que je t’y reprenne, mauvaise bête, à venir rôder autour du château ; je sais de tes nouvelles, vaurien, tu braconnes dans mon parc toute la nuit, c’est pour épier, c’est pour traquer le gibier que tu viens par ici. Je ne veux plus t’y voir et si tu as le malheur d’y revenir, tu auras affaire à moi. Je sais que tu me comprends, gibier de potence, tu tâteras de la prison, c’est moi qui te le promets. Allons, vous autres lâchez-le, mais qu’il se le tienne pour dit.

Le Loup fit un grand saut de côté et, tout moulu de coups, suivi de son chien, hérissé de fureur, il se perdit dans les fourrés, mais en lançant à Raymond un regard de haine si brûlant, si terrible, que celui-ci eût peut-être tremblé s’il l’avait vu luire sous bois.

Mais il ne regardait pas de ce côté et s’en allait, en marmottant tout bas :

— Il aurait peut-être été plus prudent de le faire coffrer tout de suite ; oui, mais sous quel prétexte ?

Comment s’y prit le Loup ? de quel flair de bête était donc doué ce pauvre être sylvestre pour dépister toute surveillance ? Bénéficia-t-il de quelque sourde complicité parmi les gens du château, tous plus ou moins indignés ou lassés de la méchanceté du maître ?

Quelle que fût la vigilance de Raymond, chaque matin, Marie, en ouvrant sa fenêtre, continua de voir sourire sur la grande pierre le bouquet tout baigné de rosée et fleurant les agrestes senteurs des bois.


VI


Marie fut réveillée par un bruit léger, comme des petits coups qui auraient été frappés à sa fenêtre.

Le brouillard, encore presque tiède d’une tranquille nuit de novembre, atténuait les rayons de la lune qui ne répandait qu’une sorte de clarté pâle, diffuse et sans ombres.

Marie se dressa, écouta un instant pour se rendre compte de la nature du bruit, discret, comme des coups d’ailes d’un oiseau qui se serait débattu, captif, dans quelque main méchante.

Trop indifférente pour être sensible à la frayeur, Marie pensa d’abord, en effet, à quelque oiseau demandant asile. Elle se leva doucement et crut, sur les carreaux où venait la lueur pâle du dehors, distinguer comme une main qui aurait heurté à son carreau.

Une terreur pourtant l’étreignit ; la terreur superstitieuse de quelque chose de surnaturel, de quelque âme en peine, ainsi qu’aux environs de la Toussaint, il en est, disent les vieilles légendes, qui viennent se rapprocher des vivants afin d’implorer des prières.

Elle demeurait donc frémissante et muette, quand elle entendit à la fenêtre une voix dire son nom impatiemment.

— Marie, Marie !

La voix de Fanchette, mais qui donc ? L’âme de Fanchette, alors ?

Plus pressante, la voix continua :

— Marie, n’aie pas peur, c’est moi, ouvre, ne fais pas de bruit.

Un peu rassurée, Marie, très doucement, fit tourner l’espagnolette. Elle n’avait pas allumé de lumière et la lune répandait assez de clarté pour lui permettre de voir Fanchette, la tête et la main émergeant des ramures de l’aulne au niveau de la fenêtre.

— Grand Dieu, comment es-tu là ?

— Parle bas, j’ai voulu te voir et je suis montée sur l’arbre.

— Mais tu es folle, mais tu vas te tuer, comment es-tu arrivée jusqu’ici ?

— Pas de danger. Je suis bien établie sur une grosse branche, en sûreté comme à terre.

— Peux-tu venir dans ma chambre ?

— Non, c’est un peu trop haut, mais nous pouvons causer. Couvre-toi d’abord, tu vas avoir froid, et puis, reviens vite. Où est la niche de ton chien de garde ?

— Tu veux dire Mlle Guilleminot. Là, tout près, voilà sa porte.

— Ah bon, je l’entends ronfler, il me semble ; puisqu’elle dort, ça va bien, dépêche-toi seulement.

Marie s’était rapidement couverte et revenait vers la fenêtre.

— Fanchette, quel bonheur de te voir, je n’ai pu te dire un mot depuis mon arrivée ; on me garde comme une prisonnière, — elle frissonna, — comme une folle.

— C’est ta faute ; pourquoi es-tu si docile ! tu n’as jamais eu de caractère. Mais c’est trop bête, à la fin ; moi, à ta place, je sauterais par-dessus les murailles, je me révolterais, je ne me laisserais pas mener comme ça.

— Je ne peux pas, dit Marie.

— Et tu as plus de vingt ans ! Quand donc seras-tu forte ? Enfin, dans quelques mois tu seras ta maîtresse, j’espère que tu mettras tout ce monde à la porte et que tu apprendras à avoir de la volonté, à ne pas supporter cette grosse femme toujours cousue à tes jupes. Nous ne nous voyons presque jamais. J’avais besoin de te parler librement ; tu vois, j’ai trouvé le moyen.

— Un moyen terrible, Fanchette ! maintenant, en causant avec toi, je tremble, j’ai une sueur froide sur tout le corps, je crains toujours de te voir perdre l’équilibre et t’écraser en bas.

— Ne crains rien, je suis solide. Tu sais que j’ai toujours été fameuse pour grimper aux arbres. Mais ce n’est pas pour te dire ça que je suis venue ; c’est pour parler de toi et de moi. Tu ne sais pas, je suis fiancée.

— Non, je ne savais pas. Que je suis contente ! C’est un garçon de par ici ?

— Non, il est de Vicdessos. Nous nous sommes connus à la foire de Tarascon, il s’appelle Jean Savignac, il a vingt-sept ans, il est revenu du service il y a trois ans. Si tu savais comme il est bon, comme il est beau et comme nous nous aimons !

Pauvre Marie ! Être une jeune fille vivace, libre et joyeuse, avoir un fiancé, l’aimer, en être aimée, sourire à un avenir heureux ! Elle avait bien de la peine à se figurer un semblable « état d’âme » et ne savait que répéter :

— Fanchette, oh ! que je suis contente ! Quand vous mariez-vous ? Bientôt ?

— Oui, bientôt. Le moment n’est pas encore fixé ! Il faudra que tu viennes à mon mariage.

— Bien sûr ; c’est-à-dire, je ne sais si on voudra me le permettre.

Fanchette eut un mouvement d’indignation si vif qu’il faillit la précipiter ; Marie réprima un cri.

— Redescends, tu vas te tuer, redescends, je t’en conjure, mais, à propos, ton mari va t’emmener à Vicdessos.

— Non, ma mère ne veut pas se séparer de moi ; c’est Jean qui viendra chez nous s’il trouve à s’occuper ici ; cela dépend un peu de toi.

— De moi ?

Marie avait peine à comprendre qu’une chose, n’importe laquelle, put dépendre d’elle, d’elle si dépendante de tous.

— Écoute, on n’a pas encore donné la place de garde particulier à Gabach, de­puis la mort de Volusien, et je voulais te demander cette place pour Jean.

— Oh ! ce serait avec bonheur, mais que veux-tu que je fasse, ce n’est pas moi qui nommerai le garde.

— Nom de nom ! fit Fanchette qui, à l’occasion, savait rondement parler, mauvais chiffon que tu es. Ah ! ce n’est pas toi qui nomme le garde ! Ce n’est pas toi ceci, ce n’est pas toi cela, tu as vingt ans et demi, tu vas être maîtresse de ta fortune et de ta vie et tu n’es rien, et tu ne sais rien vouloir, et tu te laisses mener comme un bébé. C’est trop fort à la fin ! Comment feras-tu quand toute l’administration va te tomber dans les mains ?

Marie baissa la tête, écrasée.

— Oh ! comment ferais-je ? Je n’ai pas d’intelligence, je ne suis capable de rien. Il faudra bien que je prie mon oncle de continuer à mener mes affaires.

— Ton oncle ! Ah ! vraiment, ton oncle dur au pauvre monde, et méchant comme un mauvais chien, ton oncle qui a renvoyé Marthe…

— Oh ! ma pauvre vieille Marthe, soupira Marie pour qui le départ de la cuisinière avait été un réel chagrin.

— Oui, la pauvre vieille Marthe qui est partie en pleurant, parce qu’elle t’aimait ; ton oncle, qui te sépare de ceux qui te sont dévoués, ton oncle qui a défendu à cette grosse fainéante qui ronfle là, tout près de te quitter plus que ton ombre et de te laisser échanger un mot avec maman et moi qui t’aimons plus que tout le monde.

Oui, plus que tout le monde, continua Fanchette avec véhémence, tandis que Marie pleurait, accablée, à ce point que, si, pour te voir libre, bien portante, heureuse, il fallait renoncer à mon fiancé, à mon Jean que j’aime tant, je crois que j’y renoncerais !

Au risque de perdre l’équilibre, Fanchette se haussa un peu, et de sa main inoccupée, l’autre s’agrippant toujours aux branches de l’arbre, elle vint découvrir les yeux de Marie qui pleurait toujours la tête dans ses mains, sur l’accoudoir de la fenêtre.

— Ne pleure pas ainsi, bête, reprit-elle avec les mots familiers de sa petite enfance. Je ne viens pas pour te faire pleurer, mais pour te donner du courage. Promets-moi seulement que tu sauras être forte à ta majorité, tu es aussi intelligente que qui que ce soit, va, sois-en persuadée, je te connais bien peut-être ! Promets-moi que tu sauras te débarrasser de cette grosse dondon qui t’écrase, et faire revenir la bonne Mlle  Estevenard, et surtout, laisse-moi te le dire, te débarrasser de ton oncle. Est-ce que tu l’aimes, toi, ton oncle ?

— Non, dit franchement Marie, je ne l’aime pas. Il n’est cependant pas méchant avec moi ; je ne l’aime pas, mais il me semble que je ne pourrai jamais lui résister en face, ni dire non à une de ses volontés.

— Marie, il faut être plus forte, dans six mois ton oncle n’aura plus aucun droit sur toi ni sur tes biens… Il est méchant, crois-moi, et il est avare ; il ne se souciera pas du tout de te rendre toute ta fortune et de cesser d’être le maître ici, mais si tu sais vouloir, il ne pourra rien faire. Compte sur nous. Nous te sommes tous dévoués, ici : le vieux Jacques, maman, moi, Marthe, qui est retournée à Aulos chez son fils, et son fils qui t’est dévoué comme elle, et Jean à qui j’ai tant parlé de toi. Tu le prendras à ton service, il te défendra et fera tout bien marcher ici, si tu savais comme il est intelligent et « entendu » pour tout ! Tout s’arrangera, prends seulement courage, et surtout ne signe rien à ton oncle, ne lui promets aucune maîtrise ici, quand tu seras majeure.

— J’essayerai d’avoir du courage, mais si mon oncle me demande quoi que ce soit, moi, toute seule, en face de lui, je ne résisterai pas.

— Eh bien, n’as-tu pas un subrogé tuteur ? Écris-lui, je me charge de lui faire parvenir ta lettre.

— Oh ! c’est mon pauvre oncle de Vèbre, il est très vieux. Et puis que lui dirais-je ? mon oncle Raymond a été un parfait administrateur de mes biens, je n’ai pas de réclamation à faire, et mon oncle de Vèbre ne voit que par ses yeux.

— Voyons, dit Fanchette, qui commençait à se trouver assez inconfortablement sur son perchoir, voyons, où, comment pourrions-nous nous rencontrer pour causer en paix, cherchons.

— Pas maintenant, j’y songerai, mais je vois que tu te fatigues, tu pourrais tomber ; va-t’en, je t’en conjure, va-t’en, chérie, et ne reviens pas ici, c’est trop dangereux, tu me fais mourir !

— Je reviendrai pourtant si je ne trouve pas d’autre moyen de te voir, adieu chérie.

— Adieu Fanchette, que tu es bonne, tu es bien toujours la même. Marie se pencha pour embrasser le front de sa sœur. Et que tu es heureuse d’avoir autant de courage ! Mais tu m’as fait du bien, il me semble que je serai plus forte désormais ; va très doucement ; je vais dire une dizaine de chapelet pendant que tu descendras ; prends bien garde…

— Bonne nuit, chérie, sois courageuse.

Avec précaution, savamment, Fanchette commença à descendre de branche en branche, comme par des échelons successifs. Le brouillard, plus dense, permettait à peine à Marie de distinguer, comme une tache blanche dans la verdure sombre de l’aulne, le fichu de laine qui couvrait la tête de sa sœur, et puis cette tache s’estompa, se perdit dans la masse brumeuse.

Penchée, haletante, Marie égrenait matinalement son chapelet, craignant le bruit d’une chute, mais bientôt Fanchette lui disait de sa voix Claire, montant dans la nuit, à travers les frondaisons.

— J’y suis. Bonsoir, chérie.


VII

Comme des lucioles, de petites clartés éparpillées brillaient dans les sentiers de la montagne avoisinant l’église d’Aulos.

Ce n’était pourtant pas une de ces nuits d’été pendant lesquelles s’allument les vers luisants sous les herbes chaudes. La neige, récemment tombée, persistait encore, par places, sur les troncs d’arbres exposés au nord, en lisière au bord des talus, et faisait des places blanches au milieu des sombres massifs de sapin. La bise s’était calmée, tout était tranquille, de cette tranquillité des nuits d’hiver suggérant la pensée de la mort.

Mais ce soir, tout était joie. La montagne était pleine de lumières, l’air était plein de vibrations, la nuit était palpitante de vie ; on était au 24 décembre, partout se commémorait la nuit auguste où, sous la forme d’un enfant, souriant dans les bras de sa mère le salut était descendu sur le monde. Les vibrations dans l’air, c’était le chant des cloches, s’élevant des clochers, se répercutant aux échos, se mariant harmonieusement aux chants des cloches voisines qui éveillaient d’autres échos, rencontraient plus loin d’autres sonneries, et ainsi, de proche en proche, toute la montagne vibrait.

Les lueurs, c’étaient les petites lanternes aux mains des habitants de la campagne en route pour la messe de minuit ; il y en avait partout, en haut, en bas, dans les combes et sur les coteaux, elles tremblotaient comme de lointaines étoiles, ou luisaient, plus près entre les branches dépouillées des arbres. Il y en avait dans toutes les paroisses, autour des Cabannes, autour de Lassus et de Larnat, autour de Sinsat et de Verdun, par groupes, ou solitaires, ainsi, toute la montagne brillait.

Oh ! la joyeuse nuit dans laquelle on croyait entendre passer des anges, oh ! la blancheur de la neige et la blancheur des consciences, et la paix, dans les cieux, et sur la terre aux hommes de bonne volonté !

Jean Savignac escortait Madeleine et Fanchette. Elles n’avaient pas un long chemin à faire, puisque leur maison était dans le village, mais c’était une occasion de se rapprocher ; tout ce qui était espoir et joie semblait plus tendrement unir les deux fiancés, et Fanchette toute contrite des graves souvenirs de l’absolution d’hier et de l’attente de la communion proche, sentait, en cette nuit de rénovation et d’espérance, se sanctifier en elle son affection sacrée pour l’homme auquel elle avait donné sa foi, et qui devait former avec elle une nouvelle famille, une nouvelle manifestation de vie et d’avenir.

Comme ils allaient atteindre la porte de l’église, Fanchette toucha le bras de son fiancé :

— Jean, voilà la voiture de Gabach ; maman, arrêtons-nous un peu, veux-tu, attends, Jean, tu vas voir Marie.

Mme Guilleminot se fut volontiers dispensée de cette sortie dans la nuit froide, mais Marie, cette fois, s’était adressée à son oncle, et Raymond, désireux de paraître complaire à sa nièce, avait intimé à l’institutrice l’ordre de l’accompagner à la messe de minuit.

— Restons ici, dit Fanchette, accotée avec sa mère et son fiancé à l’un des angles du petit porche, on a allumé une lampe à l’intérieur, tu pourras la voir.

Marie descendit de la voiture et, lentement, suivie de sa gardienne, monta les deux marches : sa taille élevée, svelte encore, en dépit du lourd manteau et le visage lassé, tout blanc sous le voile épais.

— Elle est belle et blanche comme Notre-Dame d’Orlu, dit Jean, la voix admirative.

— Comme elle est pâle, murmura, les mains jointes, la nourrice apitoyée ; je crois qu’elle a encore maigri depuis que je ne l’ai vue.

Madeleine ne voyait pas souvent Marie, découragée qu’elle était par l’accueil hostile de la dame de compagnie et la contrainte qui gênait les expansions souhaitées.

Quand se fut déroulée la pompe naïve du saint office, tandis que Marie priait encore dans la foi tendre de son âme, fortifiée un peu par la présence en elle du divin consolateur, elle sentit frôlée par la robe de Fanchette qui sortait, suivant sa mère.

Sans se laisser intimider par le regard sévère de Mme Guilleminot, Fanchette se pencha vers Marie et lui dit très bas :

— Comment es-tu, chérie ? Je te trouve très pâle.

— J’ai de la peine.

— Du nouveau alors ?

— Oui.

J’irai te voir une de ces nuits.

Et elle passa, sans attendre les protestations de Marie, toujours effrayée de ses entreprises hasardeuses.

Le surlendemain, en effet, dans la nuit, Marie entendit à ses vitres le petit tapotement qui lui révélait la présence de Fanchette. L’audacieuse fille, une fois encore, avait grimpé dans l’aulne et sa tête hardie effleurait le niveau de la croisée.

— Fanchette ! Oh ! Fanchette, je ne veux pas que tu viennes ainsi, c’est trop dangereux, et par cette nuit glaciale !

— Ce n’est rien, au contraire, l’arbre n’a plus de feuilles, on voit les branches à présent, c’est comme un escalier. Que t’a-t-on fait encore ? dis vite.

— Tu ne sais pas ! Mon oncle m’a demandé de l’épouser.

— Tu vois bien, cria Fanchette indignée, voilà comment il veut s’y prendre pour rester le maître à Gabach. Malheureuse Marie ! Tu lui as dit non, j’espère ?

— Je n’ai pas dit oui. Je ne voudrais pas devenir la femme de mon oncle, l’église le défend ; je ne l’aime pas et je tremble devant lui, je préférerais être morte, mais je n’ai pas dit non.

— Il faut oser, il faut dire non, et très haut, et très décidément encore. Courage, du n’as plus que quatre mois d’ici à ta majorité, alors tu seras sauvée, il faut dire non.

— Je ne sais pas si je dois refuser réellement.

— Comment, « tu ne sais pas », mais c’est ignoble que ton oncle ose te violenter pareillement !

— Il m’a dit qu’il ne me violenterait pas, que j’étais libre, mais qu’il espérait me persuader : qu’il serait bon et juste que Gabach restât à la famille, à ceux de notre nom, et ne s’en allât pas à des étrangers ; qu’il a donné tous ses soins à mes intérêts et que maintenant, pour récompense, j’allais, si je me mariais, tout apporter à un mari qui profiterait de mon faible état d’esprit pour me tromper et me ruiner, tandis qu’avec lui, qui m’aimait, je serais tranquille et heureuse.

— Heureuse ! Mais tu ne le connais pas, ton oncle, tu ne sais pas à quel point il est dur et méchant. Ce serait le malheur du pays s’il restait le maître ici, ce serait surtout ton malheur, à toi d’être sa femme, car tu ne peux l’aimer.

Marie frissonna.

— Oh non, je te dis qu’il me fait peur, que je préférerais mourir que d’être sa femme et de passer ma vie avec lui, mais je ne voudrais pas que cette impression me rendit injuste à son égard. Il y a quelque chose de vrai dans ce qu’il dit.

— Non, cria Fanchette, non, il n’y a rien de vrai. Ton oncle est avare, il veut garder Gabach, et il n’a d’autre moyen que de t’épouser ; il ne t’aime pas, il n’aime que ton argent. Si tu es ferme, il ne peut rien contre toi. Nous aimerions mieux nous aussi, te voir morte que de te voir entre ses mains pour toujours, et si tu n’es pas bien décidée à résister, nous t’enlèverons plutôt ; oui, nous ferons cela, je te le jure, si tu ne veux pas te sauver toi-même.

— Tu me donnes du courage. Oh ! que je voudrais être énergique comme toi.

— Oh moi, si j’étais à ta place !… d’abord, je m’échapperais.

— C’est vrai ; il me semble que si je n’étais plus ici, si je ne voyais sans cesse mon oncle et Mme Guilleminot qui travaillent à me persuader, je pourrais mieux résister ; mais je suis si lasse, si lasse !

— Résiste, Marie, sois énergique, nous t’aiderons. Je ne sais encore ce que je ferai, j’organiserai quelque chose avec Jean, avec Marthe et son fils, sois forte encore un peu de temps. Promets-moi de ne pas t’engager avant de m’avoir revue. Je reviendrai bientôt.

— Non, je te défends de remonter là où tu es, j’ai des cauchemars à la pensée que tu peux tomber et te tuer. Ne reviens pas comme cela.

— Eh bien, je reviendrai ouvertement, par la porte, ton « chien de garde » ne me fais pas peur, et il sera bien habile si je ne parviens pas à te dire un mot, à te faire un signe.

— Oui, reviens ainsi, et reviens bientôt ; j’essayerai de ne rien promettre.

Adroite et souple comme un chat, Fanchette, de branche en branche, atteignit bientôt la pierre plate, où justement Louiset venait de déposer son bouquet.

La jeune fille mit un doigt sur ses lèvres.

— Chut, dit-elle, je l’ai vue.

Le sauvage ouvrit des yeux attentifs.

— Tu viens ici chaque nuit ?

Il fit signe que oui.

— Bien, continue de venir, il faut veiller, Loup.

— Je veille, répondit le fauve.


VIII


— Madame, demanda Louise, entrouvrant avec précaution la porte de la chambre de Marie, Fanchette demande à voir Mademoiselle, dois-je la faire monter ?

— Non, dit Mme Guilleminot, Mademoiselle a besoin de repos et ne peut voir personne.

Marie était couchée. Au milieu de ses épais cheveux noirs, se détachait, sur la blancheur des toiles son visage émacié, ses paupières closes se soulevèrent et d’une voix faible, toute en notes incertaines et cassées :

— Je ne dors pas, Madame, et, s’il vous plaît, je voudrais voir Fanchette.

— Le médecin a défendu qu’on vous laissât parler.

— Je ne parlerai pas, je la regarderai seulement.

— Elle voudra parler et vous fatiguera.

Marie se releva un peu, l’ardeur de son désir, le chagrin de sa déception mirent comme une légère animation sur sa joue.

— Je veux voir Fanchette, répéta-t-elle plaintivement, Louise, dites-lui d’entrer.

Et comme, entre ces deux ordres contradictoires, Louise hésitait, Marie comprenant que l’autorité de Mme Guilleminot allait l’emporter dans l’esprit mercenaire de cette fille :

— Eh bien, dit-elle sur le ton très faible d’une enfant malade et mutine, si vous ne laissez pas venir Fanchette, je ne veux plus obéir au médecin, je ne prendrai plus un seul remède.

Mme Guilleminot comprit qu’il était plus sage de capituler.

Quelques minutes plus tard, Fanchette entrait et, comme elle courait vers le lit :

— Arrêtez, dit la sévère gardienne de Marie, Mademoiselle a voulu vous voir, mais elle vient d’avoir trois jours de fièvre, elle est très affaiblie, si vous essayez de la faire parler, si vous prononcez vous-même une parole, je vous fais sortir à l’instant.

Fanchette s’assit sur une chaise basse, non loin du lit, et contempla Marie en silence. Marie lui sourit d’un petit sourire si tendre, mais si découragé, si détaché de tout, avec ses lèvres blanches aux coins déprimés, que Marie étouffa ses larmes qui montaient :

— Qu’a-t-elle, Madame ?

— Je vous l’ai dit, elle a un peu de fièvre. Taisez-vous.

Ainsi se poursuivit la visite silencieuse de Fanchette. Pas un mot ; le pétillement du bois qui brûlait dans la cheminée, la plainte du vent d’hiver et le bruit de la pluie, une pluie triste, qui durait depuis deux jours ; une pluie persistante, et l’écoulement monotone des eaux le long des tuyaux de descente.

Entre les deux jeunes filles, l’échange de muets regards, Fanchette mettant dans les siens toute la tendresse, tout le réconfort que peut faire monter aux yeux l’ardeur passionnée d’une âme.

— C’est assez maintenant, dit Mme Guilleminot.

Fanchette s’approcha sans parler, elle baisa le front de Marie où ses lèvres fermes et fraîches furent comme une caresse de fleur, et sortit de la chambre.

La porte refermée elle éclata en sanglots.

IX


On tenait conseil, dans l’après-midi de ce dimanche de février, autour du foyer de Madeleine.

Il y avait là, Jean, qui, presque chaque dimanche, faisait à pied le chemin assez long de Vicdessos à Aulos, pour venir voir sa fiancée ; il y avait Marthe et son fils Louis, robuste montagnard à la tête carrée, aux larges épaules, aux muscles de taureau. Dans sa jeunesse, il avait été employé chez un éleveur d’ours, à Ustou, et n’était pas en peine pour remettre à la raison, d’un coup de poing, les pensionnaires insubordonnés ; il y avait le sacristain, Guillaume, tête blanche, homme de bon conseil, ayant vu beaucoup de choses puisque c’était déjà lui qui avait sonné les cloches pour le baptême de Maurice et Raymond de Lissac.

Tout ce petit cénacle était formé de cœurs dévoués à l’héritière de Gabach, ardents à défendre sa personne et ses biens contre les entreprises de son tuteur.

On n’aimait pas Raymond. Il avait, tout jeune, déserté le pays, et, depuis son retour, s’était montré dédaigneux, avare et dur au pauvre monde. Lui, maître de Gabach, on savait que tous ceux d’Aulos et des environs auraient à souffrir.

— Ainsi, disait Marthe, la pauvre petite est « sur le mieux » ?

— Elle est sur le mieux, répondait Madeleine, mais pâle et maigre à faire pitié. Je l’ai vue hier. Je n’y vais pas souvent ; quand Fanchette est rentrée en pleurant, l’autre jour, l’ayant trouvée si souffrante, J’ai essayé d’aller m’offrir pour la soigner et on m’a repoussée comme un chien, moi qui l’ai nourrie, le pauvre agneau, moi qui l’aime comme la mienne.

— Puisqu’elle est sur le mieux, opina Guillaume, on pourrait attendre encore et voir venir.

Sur ce mot, Fanchette s’emporta.

— Qu’est-ce que vous voulez voir venir ? attendez-vous qu’elle soit morte ? Mieux un jour, le lendemain plus malade ; je vous dis que ces démons pensent à l’empoisonner.

Un frisson secoua l’assemblée.

— L’empoisonner, reprit Fanchette avec force, c’est comme je vous le dis. Et qui sait s’ils n’ont pas commencé ? Ils ont toujours un tas de mauvaises fioles à lui faire prendre.

Le fait est, dit Marthe, que pour garder le domaine, son oncle est capable de tout. Il a trouvé celle qui faut pour l’aider dans cette grosse institutrice, une méchante, une rusée, une infernale créature.

— Une vendue.

— Une scélérate.

— On ne la voit jamais à l’église.

— Elle ne va pas à confesse.

— Elle ne fait pas ses pâques.

— Que voulez-vous attendre d’une personne sans religion ?

— Moi, dit Madeleine posément, je ne crois pas qu’ils osent l’empoisonner, son oncle est trop prudent, et puis il sait, et voilà précisément ce qui me fait peur, qu’il peut l’avoir quand même. Il a mis dans sa tête de l’épouser et la pauvre petite n’aura jamais le courage de dire non.

— Et c’est là ce qui la ronge, dit Fanchette, elle a peur de son oncle et n’est pas capable de lui résister en face. Il faudrait la tirer de là.

À ces mots, articulés d’une voix claire, tous se regardèrent :

— C’est bien difficile.

— C’est bien audacieux.

— Je vous dis que c’est possible, affirma Fanchette, si nous prenons bien nos mesures, si elle y consent, et que vous soyez tous de bonne volonté pour y aider. Une fois sortie du château, nous la cacherons jusqu’à sa majorité, quand elle sera majeure, elle se rendra maîtresse.

— Savoir ? dit Guillaume.

— Et puis, dit Jean, s’il faut aller la chercher dans le château, on peut s’attirer une mauvaise affaire. Vous savez que je ne suis pas un poltron ; au dehors, à découvert, je ne crains ni gens, ni bêtes, mais aller s’introduire chez le monde…

Fanchette se retourna vers lui prestement :

— Écoute, Jean, nous sommes accordés, tous deux, et tu sais que je t’aime, mais si tu n’oses rien risquer pour sauver Marie, tu n’as pas besoin de compter sur moi ; et, je t’en avertis, tant qu’elle ne sera pas libre, je ne voudrai pas entendre parler de la noce.

— Eh bien, la petite a raison, dit rondement le fils de Marthe, nous serions les derniers des misérables, si nous ne tirions pas de ce pétrin notre pauvre demoiselle, la fille de nos maîtres, et si nous laissions ce Juif de malheur mettre sa griffe sur tout le domaine et sur tout le pays. Nous essayerons, et nous réussirons, et si quelqu’un veut se mettre en travers, je l’assomme !

Il leva son gros poing, et le laissa re­tomber sur la table, comme une massue.

— Doucement, mon petit, ne parlons pas si vite d’assommer le monde, je pense aussi que nous devons enlever la demoiselle, mais sans rien casser, autant que possible. Moi, voici mon idée :

Tous écoutèrent, car le vieux Guillaume était un homme prudent et de bon conseil. Comme il était à la place d’honneur au coin du feu, il tisonna un moment avec les pincettes, et prit un gros charbon de braise pour allumer sa pipe.

— Tu dis que tu as un moyen de lui parler en tête-à-tête, petite ?

— Oui, je monte au grand arbre qui est juste sous sa fenêtre et nous nous parlons dans la nuit.

— Elle se tuera ! murmura Madeleine avec angoisse.

— Non, il n’y a pas de danger, la petite est adroite et leste comme un isard. Pour une fois, ma fille, il faut remonter à l’arbre, voir la demoiselle et la faire consentir à tout. Si nous ne sommes pas d’accord avec elle, il n’y a rien à tenter.

— Je la déciderai.

— Il faudra bien convenir du jour, c’est-à-dire de la nuit, et de l’heure et qu’elle trouve le moyen de sortir du château. Le mieux, c’est la petite porte qui s’ouvre dans la tour du nord, je connais la porte, c’est moi qui ai posé la serrure, — le sacristain était adroit et, dans sa longue vie, avait fait un peu tous les métiers manuels, — une serrure pas méchante, un peu rouillée, il faudrait, par précaution que la demoiselle pût avoir une goutte d’huile. Elle n’aura qu’à faire deux tours, à lever la barre de fer, et la voilà dehors. Il ne manque pas de ronces et de branches devant cette porte, on peut s’y cacher. Le tout est que Mademoiselle puisse tourner la clef et lever la barre.

Louis se mit à rire :

— Ne vous tracassez pas de ces détails, j’aurai un bon plan, et si la porte me résiste, vous pourrez dire que je ne m’appelle pas Louis Eychenne.

— Ça, c’est une ressource « dé cap ou aouté », mon fils, et si nous pouvons nous passer de l’effraction, ça vaudra mieux. Enfin, je ne dis pas, au besoin.

— Tout ça, dit Jean, c’est assez simple, le tout est de décider la demoiselle.

— Oui, avant qu’elle ait refusé d’épouser son oncle. Tant qu’il aura quelque espoir de la faire consentir, il n’entreprendra rien contre sa vie.

— Je reconnais que tu as raison, maman, avoua Fanchette. Je monterai à la fenêtre de Marie ce soir, mais il faut avoir fixé le jour.

— Voyons, — le vieux Guillaume calcula mentalement en comptant sur ses doigts, — nous sommes aujourd’hui dimanche, mettons que tu lui parles ce soir, il faut qu’elle soit assez rétablie pour pouvoir descendre, pour qu’on ne reste pas auprès d’elle pendant la nuit, après ça, le plus tôt sera le mieux.

— Ça va, et l’heure ?

— L’heure ? Minuit ?

— C’est trop tôt. Ce vilain singe d’oncle veille dans sa chambre. On voit la lampe luire à sa fenêtre jusque passé minuit, comme un follet.

— Alors, deux heures ?

— Oui, c’est ça, vers deux heures, c’est-à-dire nous serons là, cachés dans les fourrés des vieux fossés, à partir d’une heure, nous deux…

— Tu peux dire « nous trois », mon Jean. Si tu crois que je vais te laisser aller sans moi !

— Alors, nous irons tous ?

— Non, Madeleine, opina Guillaume, plus on est nombreux, plus on risque de « mener du bruit ». Je crois que les jeunes suffiront ; ce n’est pas que je me tire en arrière si on avait besoin de moi, mais on est vieux, on a du catarrhe sur la poitrine, c’est assez d’une quinte de toux pour éveiller gens et bêtes.

— C’est vrai, les bêtes, les chiens vont aboyer.

— N’ayez pas peur des chiens, dit Fanchette, ils me connaissent, et puis ils aboient quand même toute la nuit pour peu que la lune donne. Achève ce que tu voulais dire, Jean.

— Je voulais dire que nous serons là, dès une heure, nous deux, — nous trois, si tu veux, — il sourit à Fanchette, et la demoiselle prendra son temps pour descendre et ouvrir la porte, nous serons toujours là et nous l’emmènerons.

— Nous l’emporterons, dit Louis, si elle ne peut pas marcher.

— Où la cacherons-nous ?

— Ici, dit Madeleine spontanément.

— D’abord, oui, mais ce n’est pas assez sur. C’est chez toi, Madeleine, qu’on ira la chercher tout de suite. Le mieux serait même de la conduire sur-le-champ là où elle devra passer ces quatre mois. Son tuteur a le droit de la reprendre partout.

— Il faudrait pouvoir la conduire à Vèbre, chez le vieux monsieur, le subrogé tuteur, on lui expliquerait bien tout ce qui se passe et je crois qu’elle y serait en sûreté. Ce n’est pas trop loin.

— Vous avez raison, Marthe, nous l’y conduirons la nuit même. Je me charge de procurer la monture. C’est moi qui soigne l’ânesse de M. le Curé, il sera content de la prêter, le saint homme, pour le service de la demoiselle.

— Bon, résuma Fanchette, alors c’est entendu, mardi, d’après-demain en huit, deux heures du matin, porte de la tour du nord, un peu d’huile pour la serrure et lever la barre de fer, voilà !

— Ce n’est pas tout, dit Guillaume, si quelque chose venait à empêcher la demoiselle, elle nous suspendrait un mouchoir à la fenêtre de sa chambre lundi soir, et nous comprendrions que c’est partie remise.

— Il ne faut pas remettre, il faut sauver Marie coûte que coûte, la sauver quand même elle ne le voudrait pas, mais elle le voudra. Je m’en charge.

Guillaume se leva, tirant sa montre.

— Eh bien, nous voilà d’accord, tout est arrangé. Bonsoir la compagnie, je m’en vais sonner les vêpres, et n’oubliez pas que je l’attendrai ici avec l’ânesse.

À leur tour, Marthe et son fils s’en allèrent… Jean prit les mains de sa fiancée.

— Méchante, méchante, qui préfère Mlle Marie à son pauvre Jean, car enfin, tu l’as dit que, si je ne la sauvais pas, tu ne voulais plus de moi.

— Ne te fâche pas, mon Jean, je t’aime tout de même, va ; mais comment voudrais-tu que j’aie le courage d’être heureuse si je voyais Marie devenir la femme de son oncle, et trembler sous la griffe de ce méchant homme comme un pauvre petit linot emporté par l’astou ! Il me semble que le Bon Dieu ne pourrait pas nous bénir.

— Tu as raison, ce que j’en disais, c’était pour te taquiner, et je ne t’aime que davantage à te voir la meilleure des filles, comme tu es la plus jolie.

Fanchette se mit à rire, non qu’elle fût vaine, mais elle était si heureuse de plaire à Jean, et de voir comme il l’aimait !


X


La nuit suivante, grimpée sur les hautes branches de l’aulne, que la sève printanière commençait à boursoufler par places, Fanchette tenait dans sa main, la main de sa sœur de lait, comme pour lui insuffler la force de son sang et le courage de son cœur, et s’évertuait à la décider à fuir.

— Il le faut, Marie. Tu sais que si tu restes, tu finiras par consentir, et ce sera le malheur de toute ta vie. Fais-le pour moi, sinon pour toi. Tu sais, j’ai dit à Jean que je ne l’épouserai pas avant de te voir libre.

— Tu as raison. Je crois que je serais capable, pour avoir la paix, de consentir aux désirs de mon oncle et, pourtant, plus je vais, plus je me sens malheureuse à la pensée d’être sa femme. On dirait déjà qu’il me tient ; si tu pouvais voir les regards qu’il jette sur moi, je crois qu’il est méchant, en effet, et moi je suis si faible encore, si malade !

— Vois-tu, il n’y a pas un jour à perdre ! Je trouve même que nous avons remis cela un peu loin. Pourras-tu descendre dans la chambre basse ? Auras-tu la force d’ouvrir la porte ? Si tu essayais, d’ici là, d’y aller mettre un peu d’huile, dans la journée.

— Impossible d’y songer. Madame est sur mes talons, où que j’aille. Et pendant la nuit, je n’aurai pas le courage d’y descendre deux fois, et puis, ce serait un danger de plus d’être entendue. Pourrai-je seulement réussir à m’échapper pendant la nuit où vous m’attendrez !

— Tu pourras, tu pourras, à moins que tu ne préfères descendre tout de suite avec moi, par l’arbre.

Marie frissonna.

— Oh ! non, je tomberais certainement, il vaut mieux essayer de la porte, mais il y a Louise.

— En la payant, tu pourrais peut-être essayer de la faire taire, si elle te découvre.

— Ce ne serait pas sûr, et puis, je n’ai pas d’argent.

— Comment, ton oncle te laisse sans argent !

— Presque toujours.

— Misère ! revenons à ce que nous disions.

— Attends, on a remué.

— Peureuse !

— As-tu envie que Mme Guilleminot entende ce que nous disons ?

— Tu as raison. Écoutons.

Le rideau qui masquait la porte de la chambre voisine avait bougé, mais un peu de vent s’était levé et entrait par la fenêtre ouverte.

— Non, dit Marie, rien ne bouge, c’est le vent.

Fanchette était déjà venue trois fois ainsi, nuitamment, et la conversation avec Marie n’avait jamais été surprise. Rendues confiantes par ce succès, les deux jeunes filles ne songèrent plus au danger d’être épiées.

— Voyons, Marie, décide-toi.

— Eh bien oui, je ne suis pas capable de résister à mon oncle en face, mais je ne veux pas être sa femme et j’aurai la force de m’échapper : c’est entendu, demain en huit, je prendrai le meilleur moment pour descendre, et, entre une heure et deux, j’espère, j’ouvrirai la porte de la tour du nord.

— Nous serons derrière la porte, Jean et moi, avec Louis, tu peux y compter. Si quelque chose était dérangé, un mouchoir suspendu à la fenêtre, mais il ne faut pas faiblir.

— Je serai forte ; il me semble qu’à l’idée d’être libre, déjà, je respire mieux.

— Voilà comme il faut être. Attends, je viendrai ta voir lundi, dans huit jours, la veille de ton évasion. Nous ne pourrons nous rien dire, mais si le malheur voulait que tu fusses malade, je le saurais, et puis, tu pourrais m’avertir d’un seul regard. Tiens, j’y pense, si tout va bien, tu n’aurais qu’à me dire une phrase quelconque, dont nous allons convenir d’avance. Par exemple, tu me diras : « Mes tendresses à ta mère ». Oui, c’est ça : « Mes tendresses à ta mère », ce n’est pas compromettant et ça ne voudra rien dire que pour nous deux.

— C’est une bonne idée, oui, viens lundi. Rien que de t’apercevoir, je serai en­couragée.

— Alors, tout est dit. N’oublie rien.

— Sois tranquille, va-t’en.

— Bonne nuit. Jusque-là, dors, mange, sois de bonne humeur, ne boude pas à ton oncle ; tu peux même le laisser espérer que tu vas consentir, on te surveillera moins.

— Oui, oui, descends à présent, tu vas être glacée ; comme ce vent est froid !

Marie, penchée, toute à l’angoisse que lui causait toujours la descente aventureuse de Fanchette, n’entendit pas un mouvement, comme le bruit étouffé d’un pas qui aurait fait gémir le parquet dans la chambre voisine.


XI


Marie s’émerveillait de se sentir décidée, presque forte. Dès que son esprit déprimé eût entrevu la possibilité d’une libération, tout sembla changer autour d’elle, elle détesta le consentement qu’elle avait été près de donner aux volontés de son oncle, et, fortifiée par sa décision même, se sentit capable de mener le projet à bonne fin.

Tout, du reste, sembla la favoriser ; Louise, qui, depuis longtemps, désirait aller chez ses parents, reçut l’autorisation de prendre trois jours de congé à partir du dimanche pour ne rentrer que le mercredi soir ; Mme Guilleminot soigna douillettement un léger rhume, et quant à Raymond, multipliant ses prouesses cynégétiques pour jouir des derniers jours de la chasse, il ne se montrait presque pas au château.

Les jours passèrent. En dépit de sa résolution de se maintenir valide, Marie, enfiévrée, sans appétit, ne pouvait absorber aucune nourriture et passait ses nuits dans l’agitation. C’était une si grosse partie pour son tempérament craintif et timide, que celle qu’elle jouait là.

Durant les vingt années de sa vie, jamais son caractère ne s’était trempé dans une action indépendante et forte. L’excitation nerveuse qui la soutenait, n’étant appuyée que sur une volonté débile, au dernier moment pouvait la trahir.

Les jours passèrent. Le lundi, Fanchette vint faire la visite convenue, en présence inévitablement, de Mme Guilleminot, et les deux jeunes filles purent à peine échanger leurs regards complices. Assez rapidement, Fanchette prit congé, anxieuse d’entendre la phrase convenue.

— Mes tendresses à ta mère, prononça Marie d’une voix assez ferme.

Et Fanchette répondit par une pression de main éloquente dans son mutisme.

Enfin, le mardi soir.

On dîna, Raymond était rentré de la chasse l’air harassé. De très bonne heure, il se retira dans son appartement.

— J’ai grand sommeil, dit-il, pour cinq cents francs on ne me ferait pas rester debout jusqu’à minuit.

Une idée d’argent était au fond de tous ses propos, sérieux ou plaisants.

Mme Guilleminot toussait et s’abreuvait de tisane et Marie était heureuse de voir que tout allait au gré de ses désirs.

À travers la mince cloison qui la séparait de son institutrice, elle l’entendit aller et venir dans sa chambre un instant, se préparer au repos. Bientôt, le lit gémit sous son poids, encore quelques instants, et le bruit d’un ronflement rythmé, sonore, arriva aux oreilles de Marie.

Ç’avait été un quotidien supplice pour elle que ce voisinage proche, cette promiscuité répugnante qui ne lui laissait jamais goûter la joie d’une complète liberté dans la solitude de sa chambre. Ce soir, elle s’en réjouissait presque. Le bruit de ce ronflement fortifiait et précisait ses espérances ; tant qu’elle en percevrait la cadence, sa fuite était possible. Oui, elle voulait fuir, elle fuirait ; une aversion lui venait, plus décidée, contre cet oncle dont elle revoyait la physionomie cupide et fausse. Elle attendait l’heure, mais l’attente se peuplait de visions douces et presque de projets d’avenir. Pourquoi n’aurait-elle pas, un jour, comme Fanchette, un fiancé qui l’aimerait ? Dans son âme comprimée, une petite fleur d’espoir était née, et commençait à vivre, caressée par cet air vivifiant de la liberté prochaine.

Elle pria. Son âme était en paix, elle sentait que c’était son droit d’agir ainsi qu’elle allait le faire, son devoir en présence d’un mariage sacrilège. Elle pria Dieu de bénir son audace et de protéger ceux qui allaient venir à son secours. Ses regards parcouraient la petite chambre où elle avait déjà tant souffert, mais qu’elle aimait cependant, et dans laquelle elle espérait rentrer bientôt, maîtresse d’elle-même, libre d’avoir auprès d’elle ses amis, sa bonne nourrice, Fanchette si dévouée, si aimante, et le mari de Fanchette. Elle aimait tout le monde et se promettait de rendre heureux tous ceux qui l’entouraient.

Elle tressaillit. Sa pendule sonnait une heure après minuit. C’était le moment de l’action.

Alors, elle fut prise d’une étrange faiblesse. L’audace de sa tentative lui parut tout à coup démesurée. Jusqu’ici, tout son courage avait résidé dans son imagination, mais devant la réalité, elle fut sans force.

Le bruit de ses pas dans les corridors, pouvait la trahir, elle n’avait pu, le soir, prendre aucune nourriture et se sentait très débile ; son courage pouvait l’abandonner au moment décisif ; il lui sembla, tant ses jambes étaient tremblantes, qu’elle n’arriverait pas jusqu’à la salle basse de la tour, qu’elle serait incapable d’ouvrir la porte ; toute la coutumière passibilité de son tempérament reparaissait à l’heure de l’action. Si on l’entendait, si on la reprenait, sa captivité ne serait-elle pas beaucoup plus dure ? et qui pouvait savoir si son oncle, la voyant révoltée, n’attenterait pas à sa vie ?… La nuit, pour elle, se peuplait de terreurs. Une tempête s’était déchaînée ; le vent, par rafales, secouait le fourré d’arbres devant sa fenêtre avec un bruit sinistre ; pas une clarté de lune ou d’étoiles ne rompait le chaos de ténèbres, au dehors ; et cette obscurité, calculée par ses sauveteurs, et le vent complice, car il devait couvrir le bruit de pas et les bruits de serrures, toutes ces circonstances, qui eussent encouragé une plus énergique, impressionnaient son âme, à elle, son âme hésitante et pusillanime.

Et puis, n’allait-elle pas exposer ses amis ? On pourrait les découvrir, leur faire payer cher cette tentative audacieuse dont elle était l’objet.

Ah ! pourquoi avait-elle consenti ? Il valait mieux demeurer ainsi qu’elle était. La souffrance, la dépendance étaient des amies pour elle, de vieilles compagnes, mais s’engager dans une entreprise hardie qui pouvait exposer les autres, Fanchette, le fiancé de Fanchette, c’était atroce !

Ployée à ses habitudes d’invariable passivité, elle redoutait tout changement, même vers le mieux, parce que l’action était étrangère à sa nature.

Elle entr’ouvrit la fenêtre et frissonna.

— Comme il fait noir, comme il fait froid !

Puis, elle songes à ses amis, cachés, là, elle le savait, dans l’ombre dense de ces fourrés, ils attendaient, ils comptaient les minutes, anxieux.

Si elle pouvait les rejoindre, pourtant ! Il fallait l’essayer, oui, il le fallait.

Cachée sous une mante sombre, chaussée de souliers silencieux, elle baissa la flamme de sa lampe, écouta encore une fois le bruit monotone du ronflement dans la chambre voisine, tourna doucement le bouton de sa porte, et se trouva dans le passage étroit qui, courant le long de la chambre de Mme Guilleminot, aboutissait à un hall, au bout duquel s’ouvrait l’escalier. Tant qu’elle fut dans le corridor resserré, tant qu’elle sentit à portée de sa main les parois derrière lesquelles résonnait toujours le bruit tranquille du ronflement, elle marcha avec assez de courage, mais la solitude ténébreuse du hall lui parut hostile et redoutable ; le battement du sang à ses tempes lui semblait un murmure de pas nombreux, éveillés à tous les coins de la vaste demeure. Elle atteignit l’escalier, toute tremblante ! Elle avait de la peine à tenir sa lampe dont la clarté faisait monter et descendre fantastiquement l’ombre de la rampe autour d’elle, jusqu’au plafond.

Les rafales du vent accompagnaient sa marche. Dans le vestibule, en passant près d’une porte mal close, elle entendit un rideau frotter contre le parquet et s’affola ; c’est qu’elle passait justement devant la porte de l’appartement, devant son cabinet, suivi de chambre à coucher. Elle eut le courage de s’arrêter un peu, d’écouter.

Non, décidément, ce n’était que le vent, Marie reprit un peu de force, il lui sembla que la partie la plus périlleuse de la route était accomplie. Les domestiques couchaient dans les combles, nul maintenant ne pouvait l’entendre, chaque pas la rapprochait de ses sauveteurs.

Elle sortit du vestibule par une petite porte de service, s’engagea dans un couloir qui passait derrière la cuisine, traversa une chambre de débarras qu’encombraient des caisses, des bouteilles hors d’usage, des sacs mi-pleins de farines et de grain pour les bêtes.

Au dehors, un chien aboya, cet aboiement sonore lui fut doux à entendre comme un témoignage de vie, au milieu de l’hostilité des choses inertes. Ses amis devaient être là.

Une porte basse et voûtée, c’était celle de la tour ; elle la franchit et se trouva dans la salle basse ; une salle inutile où l’on n’entrait jamais. Pêle-mêle dans les coins, de vieux cercles de futailles, mangés par la rouille, des paniers brisés, des objets incohérents, une poussière épaisse, et partout des toiles d’araignées où se prenaient les mains et le visage.

Marie déposa sa lampe sur un vieux baril dressé dans un coin, et vite s’occupa de faire couler un peu d’huile aux joints de la serrure. Elle défaillait et, malgré le froid elle avait aux tempes une moiteur d’angoisse, mais soudain, ses forces revinrent : une voix, la voix de Fanchette, voilée, mais perceptible derrière la lourde porte, murmurait son nom :

— Marie, Marie.

La lumière de sa lampe passant aux fentes, avait révélé sa présence, ses amis étaient là, plus que le faible rempart de cette porte entre elle et sa liberté. Tout bas, elle dit :

— Fanchette, je vais ouvrir.

Mais sa voix leur arrivait, dans le bruit du vent, moins nette que ne venait celui de leurs voix dans le calme de la chambre.

Résolument, maintenant, elle essaya d’ôter la barre de fer qui maintenait la porte. Elle réussit à la soulever peu à peu, à dégager le crochet de l’anneau massif où il s’engageait. Elle avait réussi, la barre retomba, elle était ôtée.

Et, du dehors, ses amis entendirent la clef qu’elle s’efforçait de faire tourner dans la serrure.

Le pêne résista, cria un peu, puis humecté par l’huile, se mit à céder, glissa, glissa, elle fit un tour, puis un second ; la porte se développait en dedans, Marie tira à elle ; la porte résista.

— Poussez la porte, dit-elle.

Et ils attendirent, car la porte se mit à trembler, s’agitant sous la poussée, mais sans s’ouvrir.

— Il y a un autre tour de clef, dit-on du dehors.

Marie essaya de faire tourner encore la clef, mais les deux tours avaient été faits, la serrure était ouverte.

— Qu’est-ce que c’est donc ? demanda la voix de Fanchette.

Et Marie, au dedans, s’affolait, cherchant à voir d’où venait la résistance.

Enfin, elle comprit.

Deux faibles taquets de bois, au-dessus et au-dessous de la serrure, clouaient la porte à son cadre, Marie n’avait pas d’abord aperçu ces taquets. Elle essaya d’expliquer à ses amis qui se morfondaient, dehors, pourquoi la porte ne s’ouvrait pas.

— Comment sont-ils, ces taquets ? demanda-t-on.

— Comme rien, très minces.

— Attendez, dit la voix de Louis, c’est un jeu d’enfant, j’ai mon palan.

Toutes ces émotions avaient épuisé la force de Marie, elle fut obligée de se retenir au mur, son cœur battait à l’étouffer.

Cependant le bout du levier passa sous la porte. Manœuvré par le bras robuste de Louis Eychenne, il faisait craquer la planche.

Les taquets se tendirent, le craquement s’accentua, la porte ne tenait presque plus.

— Recule-toi, Marie, dit Fanchette, la porte va tomber.

Mais le mouvement, brusquement s’arrêta, la porte branlante demeura comme suspendue.

Dans la nuit, dominait le bruit du vent plus forte que les murmures étouffés qui venaient de s’échanger entre Marie et ses sauveurs, nette comme un son de clairon, une voix dit :

— Je vous arrête au nom de la loi.

— Les gendarmes ! cria Fanchette éperdument.

Et Marie, au milieu des toiles d’araignées et de la poussière, tomba, évanouie, sur le sol de la salle basse.



Troisième Partie

I


On avait ouvert les deux fenêtres.

Le soleil, le soleil joyeux d’un après-midi du mois de mars, entrait dans la chambre, gai, coloré en passant à travers les rideaux de cretonne blanche et rose. Sur le guéridon près du lit, dans un bouquetier de cristal, quelques branches de muguet blanc veiné de bleu, muguet lilas strié de blanc, muguet rose tendre, fleuraient bon le retour du printemps.

Dans le lit, Marie était couchée, et promenait autour d’elle ce regard un peu vague, comme surpris, ce regard qui, lentement, reprend possession des choses après une absence de l’esprit.

Marie recouvrait sa connaissance. Elle venait de passer plusieurs jours dans le délire d’une fièvre cérébrale, et demi-consciente encore, déjà s’effrayait de cette victoire de la vie, et regrettait de n’être pas morte.

Non loin d’elle, assise sur un fauteuil, au coin de la cheminée, Mme Guilleminot faisait, sans y regarder, mouvoir les longues aiguilles de son tricot, et, les yeux sur Marie, vit, dans son regard, la conscience revenue et le mal conjuré.

Elle s’approcha, et, de cette voix mielleuse, empâtée, à laquelle Marie préférait encore chez son institutrice, un ton qu’elle savait rendre parfois acerbe et dominateur :

— Eh ! bien, chère enfant, vous voilà mieux ; quelles alarmes vous nous avez causées !

Sans répondre, Marie voulut essayer de tourner sa tête du côté du mur.

Mais elle se sentit brisée et si faible qu’elle renonça à bouger, et resta couchée sur le dos, comme elle était.

— Vous voilà mieux, répéta l’institutrice, sans se décourager, ce n’est plus qu’une affaire de temps et de soins. Oh ! les soins ne vous manqueront pas. J’ai passé, pour ma part, sept nuits sans me dévêtir ; Louise s’est multipliée aussi, et votre bon oncle ! Quel chagrin il avait à vous voir ainsi !

— Ai-je été longtemps malade ?

— Quinze jours, et le médecin, un instant a désespéré ; enfin, vous voilà bien maintenant. Vous allez prendre cette tasse de bouillon, n’est-ce pas. Sentez-vous le parfum de ces muguets ? C’est M. de Lissac qui les a apportés pour vous.

Marie eut un geste de fatigue.

Mme Guilleminot la souleva sur ses oreillers et de l’autre main, lui présenta la tasse où fumait un consommé. Une pensée se fit jour dans l’esprit embrumé de la pauvre Marie :

— S’ils voulaient m’empoisonner, ils auraient pu le faire pendant ces quinze jours où je suis demeurée à leur merci. Et puis, qu’est-ce que ça me fait ?

Indifférente, elle but ce qu’on lui présentait, et, de nouveau, insensiblement, glissa dans l’inconscience.

Mais, cette fois, c’était du sommeil, Marie était convalescente.

Pendant la nuit, Louise, sa femme de chambre, vint auprès d’elle. Dans sa somnolence, elle avait le souvenir un peu vague des faits et des émotions qui avaient précédé sa chute, mais sans être tout à fait sûre de n’avoir pas rêvé. Elle aurait voulu faire des questions et ne l’osait pas ; si elle s’était trompée ! Elle se savait d’ailleurs entourée d’espions, et puis sa fatigue l’emportait. Dans sa tête, les pensées se mêlaient comme les fils embrouillés d’un écheveau et parler lui était une souffrance.

Vers le matin, elle dormit quelques heures, put ensuite faire un peu de toilette, et après son léger repas de malade, tandis qu’on l’avait laissée seule, sentit que l’ordre se rétablissait un peu dans son cerveau.

Mais alors, elle se souvint de tout et se sentit malheureuse horriblement.

— Je ne suis pas morte, pensa-t-elle, mais je suis perdue ; plus perdue que si j’étais morte.

Elle se sentait à la merci de son oncle.

Dans la journée, il entra et vint s’asseoir auprès de son lit. Mme Guilleminot, discrètement, se leva de son siège, rassembla ses longues aiguilles de bois qui s’entrechoquèrent avec un petit bruit sec, roula la laine autour des aiguilles et quitta la pièce.

Sur le couvre-lit rose, la main de Marie s’étendait, effilée, diaphane de maigreur. Doucement, Raymond prit cette main et la porta à ses lèvres. Un dégoût secoua Marie ; son oncle ne lui avait inspiré que de la frayeur jusqu’ici, mais, tout à coup, ce fut de l’aversion qu’elle ressentit à son approche. Ainsi qu’il arrive assez souvent pendant les maladies cérébrales et pendant la suite de ces maladies, tous les sens, en Marie s’étaient affinés à l’extrême ! les bruits, les odeurs l’offusquaient d’une manière aiguë, il semblait même que cette hypersensibilité s’exerçât chez elle jusque dans l’ordre moral. Ainsi, de même qu’elle était impressionnée par le léger parfum de tabac que Raymond, grand fumeur, apportait avec lui, de même, dans une sensation, tout instinctive, se révélaient à elle toutes les laideurs, toutes les bassesses de l’âme de Raymond. Pour Marie, en ce moment, cette âme avait positivement l’odeur du vice. Ces laideurs, ces bassesses que sa raison ne lui avait jamais clairement montrées, maintenant malade, et sa raison vacillant encore au bord du délire, elle en avait la perception sûre.

C’est pourquoi le baiser de son oncle lui fit horreur. Elle voulut dégager sa main, il la garda, d’autorité, et tint son doigt sur l’artère un instant. Puis, avec un geste de caresse, il replaça la main sur la couverture.

— Enfin, le voilà donc un peu sage, ce pouls qui nous a battu l’angoisse depuis tant de jours. J’ai parlé au docteur, ce matin, après qu’il t’a eu quittée, il répond de toi, maintenant, tu n’as plus qu’à te laisser soigner, méchante enfant.

D’un pas assourdi, cauteleux, Raymond se mit à marcher dans la chambre, ajouta du bois dans la cheminée, inspecta les étiquettes de flacons de potion, alla vers la petite bibliothèque de Marie, remua deux ou trois livres, en choisit un, et, s’installant dans un fauteuil au coin du feu, mit à lire.

Cette liberté qu’il prenait de s’installer ainsi chez elle révolta Marie profondément. En même temps qu’elle la terrifiait, elle comprit que pour s’affranchir de ce joug, elle serait obligée de soutenir une lutte, et se sentit tout à fait incapable de lutter. Mentalement, elle calcula que trois mois seulement la séparaient de sa majorité, et pensa qu’elle pourrait peut-être demeurer ces trois mois dans son lit, malade, et que ce serait un moyen d’entraver les projets de son oncle.

Elle le regardait, grand, un peu voûté, déjà, le teint jaune et les cheveux rares. Son nez busqué avait la forme d’un bec d’oiseau de proie, sa lèvre, sans barbe et sans moustache, se relevait d’un côté en une sorte de rictus inquiétant, laissant voir une dentition ravagée et noircie par l’abus du tabac, ses yeux, maintenant baissés sur le livre qu’il lisait, semblaient ne pouvoir se relever franchement, le regard en était toujours torve, ses mains maigres agrippaient les objets comme des serres, et l’une de ses jambes, quand il était assis, maintenant par exemple, était incessamment secouée par l’agitation d’un tic nerveux.

Cette trépidation suffisait à rendre sa présence insoutenable à Marie, elle n’aurait jamais la force de vivre toute sa vie à côté de cet homme.

Pour s’éprouver, pour essayer d’apprendre aussi quel avait été le sort de ses amis, pendant la nuit terrible dont elle revoyait maintenant tous les épisodes, elle résolut d’interroger.

— Mon oncle ?

Il déposa son livre et vint près du lit, très empressé.

— On m’a dit que j’avais été malade quinze jours. Comment cela a-t-il commencé ? Je ne m’en souviens pas.

— N’y songe pas, Marie, il ne faut pas en parler maintenant ; cela t’agiterait, soigne-toi, guéris-toi ; nous causerons, nous aurons à causer plus tard, j’aurai bien des choses à te dire, mais tu es encore trop faible.

Il la baisa au front et sortit enfin, la laissant seule.

Et Marie se sentit plus inquiète de cette douceur, de cette tendresse, qu’elle ne l’avait précédemment été de l’indifférence.

III


Pendant une semaine, chaque jour, Raymond vint ainsi passer quelques instants auprès de sa nièce. Il voulait l’accoutumer à sa présence. Maladroitement, avec l’attitude contrainte de ceux que n’inspire pas une affection vraie, il la comblait à sa manière d’attentions et de soins. Il lui apportait des fleurs, parfois, lui servait lui-même ses repas de convalescente.

Et, dans l’intervalle de ses visites, Mme Guilleminot, son alliée fidèle, chantait ses louanges à Marie, et soulignait ses bontés quotidiennes.

— Comme il est excellent pour vous, chère enfant ; un père serait moins tendre, comme il vous aime !

L’aversion que Raymond inspirait à Marie ne diminuait pas, mais, toujours hésitante et d’esprit timide, elle commençait à se demander si vraiment elle n’était pas ingrate, et si son instinct ne la trompait pas, en lui montrant son oncle sous un vilain aspect.

Au milieu de ses tourments, de ses hésitations, de ses craintes, Marie sentait venir la guérison. Elle n’avait que vingt ans, et, chaque jour, avec le parfum des herbes nouvelles et des fleurs hâtives, avec la clarté du soleil rajeuni, chaque jour la douceur du printemps entrait chez elle.

En dépit de ses appréhensions et de ses tristesses, elle ne pouvait échapper à ce bien-être qu’est la convalescence. On la levait à présent, quelques heures dans la journée, elle demeurait assise auprès de sa fenêtre. Les branches verdissantes de l’aulne étaient pleines de chants d’oiseaux. Marie, toutefois, y retrouvait le souvenir vivant de sa pauvre Fanchette qui, pour elle, avait fait sur cet arbre des ascensions si périlleuses. Qu’était devenue Fanchette ? Anxieusement, elle se réveillait dans la nuit pour attendre, sur ses vitres, le tapotement révélateur de sa présence, mais Fanchette n’avait pas reparu. Elle avait certainement connu sa maladie, si elle ou Madeleine s’étaient informées de ses nouvelles, on ne le lui avait pas fait savoir. Elle avait essayé de se renseigner auprès de Louise, auprès de Mme Guilleminot, toutes les deux avaient éludé ses questions.

Après une semaine de radieux soleil, les bourrasques de l’équinoxe se mirent à faire rage. Par une après-midi de pluie triste et froide, Marie, découragée, était près de son feu, étendue dans un grand fauteuil. Elle essayait de réciter son chapelet, d’appeler sur elle, pauvre orpheline, le regard de la divine Mère de notre Sauveur, de la Vierge dont la protection maternelle semblait devoir s’étendre avec une spéciale tendresse sur les enfants qui n’ont plus de mère ici-bas.

Raymond entra pour lui faire sa visite quotidienne.

Sur le front de la pauvre enfant se posèrent ses lèvres qui la faisaient toujours penser à un contact de reptile.

— Quelle mine fraîche et reposée nous avons ce matin, fit-il, l’air aimable, je vois que la guérison marche à grands pas.

Marie avait passé une mauvaise nuit à trembler aux rafales du vent, à se tourmenter du sort de ses amis et du sien propre, elle n’avait presque pas touché à son déjeuner et se sentait pâle et défaite.

Il fallait que son oncle ne l’eût réellement pas regardée pour lui faire ce compliment banal et voulu. Elle se sentit plus triste, son naturel affectueux souffrait toujours de l’indifférence.

Raymond s’assit en face d’elle. Par exception, il n’avait pas apporté ce journal qu’il lisait chaque jour à cette place avec des froissements de papier qui tendaient si péniblement les nerfs de la convalescente.

Il prit les pincettes, tisonna le feu un instant, et, tout à coup, regarda sa nièce, autant du moins que ses yeux fuyants étaient susceptibles de regarder.

— Maintenant que te voilà bien, Marie, nous pouvons causer.

Marie eut un spasme. Elle comprit d’abord qu’elle allait apprendre des nouvelles de ses amis, mais elle comprit aussi que sa propre destinée allait se trouver en jeu. Serrant dans ses mains la croix de son chapelet, elle essaya, dans une prière mentale, de puiser un peu de courage. Non, passer sa vie avec son oncle, elle ne le pouvait pas ; il s’agissait d’être forte pendant quelques jours, elle serait forte.

Le maintien un peu plus assuré, elle attendit.

— Je vais d’abord répondre à la question que tu m’adressais l’autre jour. Comment a commencé la maladie. Mais ne t’en souviens-tu pas, toi-même ?

Un grand élan de courage souleva Marie. Elle venait de se décider à la lutte.

— Oui, maintenant, je me souviens, je me suis évanouie dans la salle basse de la tour du nord.

Contrarié de ce ton, devenu plus ferme, Raymond dit méchamment :

— Pourrais-je savoir ce qui te conduisait à pareille heure, dans un pareil endroit ?

— Non, dit Marie, brièvement.

Elle venait de réfléchir. Dans l’ignorance où elle se trouvait de la situation de ses amis, le moindre mot pouvait les compromettre.

— Non ? En vérité ? Tu refuses de me l’apprendre. Eh bien, je vais te prouver que je suis informé, et bien informé. Tu as fait preuve de bravoure, mon enfant, quand tu as entendu les voleurs secouer cette porte qui se trouve, en effet, au-dessous de ton appartement ; laisse-moi te dire qu’il eût été plus prudent de m’avertir que de descendre, seule et faible ainsi que tu l’étais, à la rencontre du danger. Pareille audace, il me semble, n’est guère dans tes habitudes.

— Des voleurs ! ne put se retenir de crier Marie, moi, je suis allée m’opposer à des voleurs ?

— Et ce fut, je te le répète, une grosse imprudence qui a failli te coûter cher.

Marie ne savait que penser. Son oncle était-il de bonne foi en parlant d’un cambriolage ? Avait-il deviné la vérité et se plaisait-il à la raillerie ?

Sur sa physionomie, rusée, dans les nuances de son accent paternel, elle ne pouvait rien deviner et se sentait très désemparée, très faible, dans sa lutte, en face d’un pareil adversaire, ne connaissant rien du terrain dans lequel il s’engageait.

— Quels sont ces voleurs ? demanda-t-elle, voulant à tout prix sortir de ses doutes.

— Je puis te le dire, on les a reconnus et pris. Ce sont les dernières personnes qui auraient dû se permettre un pareil attentat. D’abord, le fils de cette Marthe qui était cuisinière ici, et que j’ai renvoyée, contre ton désir, si j’ai bonne mémoire ; l’événement me prouve combien j’ai eu raison. C’est ensuite ta sœur de lait, cette fille hardie et garçonnière qui ne craint pas d’exposer sa réputation en courant les aventures, pendant la nuit, en compagnie de deux jeunes gens ; c’est enfin le fiancé ou soi-disant tel, de ta Fanchette, un étranger, un gaillard de Vicdessos, paraît-il, ancien montreur d’ours, un pas grand’chose ; c’est lui qui, fort probablement, a monté le coup et débauché les deux autres.

— Mais mon oncle, qu’est-ce qui prouve qu’ils venaient pour voler ?

Raymond eut un petit rire silencieux. — Raymond riait toujours sans bruit, il ignorait la franche et tapageuse gaieté des gens qui portent « le cœur sur la main ».

— Ah ! qui me prouve ! La question est jolie ; quand on pince, à deux heures du matin, autour d’une maison, deux gaillards, l’un armé d’un fusil et d’un revolver, l’autre chargé d’une levier et fort attentifs à faire sauter une porte hors de ses gonds, est-il ordinaire de penser qu’ils viennent faire au maître de la maison une visite de politesse ? En ta qualité de jeune fille tu peux, tu dois même être naïve, mais pas tant que ça, véritablement, pas tant que ça.

Et le rire continuait, sourd, saccadé, pareil au gloussement d’une poule en colère.

— Vous dites donc, mon oncle, qu’on les a pris ?

— Je dis, oui, ma nièce, qu’on les a pris.

— Tous les trois ?

— Pourquoi pas ? Tous les trois étaient en fort mauvaise posture.

— Et… on les a mis…

— Oui, va, tu peux dire le mot, on les a mis en prison, et ils vont passer aux prochaines assises, et peut-être y aura-t-il des travaux forcés au bout. Morbleu ! c’est que ce n’est pas une plaisanterie. Bris de clôture, effraction à main armée dans une propriété privée, la nuit… Eh… Eh… Sais-tu bien que les gendarmes sont venus à propos ! la porte ne tenait plus, et tu étais derrière la porte, imprudente enfant. Sais-tu que des voleurs se sentant découverts sont capables de tout.

Raymond simula un frisson, et Marie demeura la tête baissée, consternée de voir ses amis impliqués à cause d’elle dans une affaire aussi grave. Marie ne pouvait encore démêler quelle était la réelle pensée de son oncle, et fut au moment de lui tout avouer pour disculper ses amis de l’accusation du vol.

Elle pensa à temps que Raymond pour­rait feindre de ne pas croire à ce qu’elle dirait, et qu’il valait mieux garder sa révélation pour un moment où elle serait plus efficace.

— Comment les gendarmes ont-ils été avertis ?

— Que veux-tu que je te dise ? C’est le métier des gendarmes de se promener pendant la nuit et de surveiller ceux qui se trouvent dehors à l’heure où les honnêtes gens sont dans leur lit. Peut-être ce Savignac leur était-il signalé comme un garçon dangereux.

Louise entr’ouvrit la porte et vint dire à M. de Lissac que le juge d’instruction l’attendait en bas.

— Dites que je viens.

— Mon oncle, demanda Marie, haletante, ne pourrais-je parler au juge d’instruction ?

Comment avait-elle trouvé l’audace de prononcer cette phrase. Elle n’en savait rien elle-même. Cette idée s’était imposée à elle tout d’un coup qu’elle avait une révélation à faire en faveur des accusés, une révélation importante, décisive, et elle avait crié sans réfléchir, avec cet instinct que si elle réfléchissait, elle n’oserait plus.

— Tu lui parleras, ma chère, inévitablement même ; malgré tout mon désir, je ne pourrai te dispenser de venir témoigner devant lui ; mais tu es encore trop faible, trop souffrante et, de toute façon, le moment n’est pas venu.

Marie demeura seule et se mit à réfléchir.

Elle regrettait beaucoup de n’avoir pu parler tout de suite au juge d’instruction. Quelles que dussent être pour elle les conséquences des révélations qu’elle avait à faire, elle craignait que le souci de ne pas la compromettre ait fait ses amis garder le silence sur le but de cette tentative d’effraction. Elle voulait crier la vérité.

Néanmoins, la certitude d’être appelée à son tour devant le juge d’instruction la calma un peu, et elle se mit à réfléchir sur tout ce que venait de lui dire son oncle, et sur la meilleure manière dont elle pourrait s’y prendre pour servir ses amis.

Persuadée, d’abord, que son oncle était de bonne foi en les prenant pour des cambrioleurs, peu à peu, elle changea d’opinion à la lumière de sa raison et de ses souvenirs.

Les rafales, mugissant dans la cheminée imprimèrent un mouvement au rideau qui masquait la porte de l’institutrice, et ce frôlement de rideau, brusquement, lui remit en mémoire un frôlement semblable qu’elle avait entendu, tandis que, suspendue aux branches de l’aulne, Fanchette arrêtait avec elle les détails du plan d’évasion. Le vent ne soufflait guère, cette nuit-là, et pourtant, le rideau avait bougé.

Mme Guilleminot devait écouter, pensa Marie.

Et toutes ces facilités qui lui avaient été laissées d’accomplir son projet ?

Et l’absence de Louise, qui devait la tranquilliser, la décider à mener à bout son entreprise ?

Elle se rappelait tout, maintenant, jusqu’à ce rhume opportun qui avait retenu dans son lit Mme Guilleminot, jusqu’à cette lassitude sur laquelle son oncle avait insisté.

— Je vais dormir, avait-il dit ce soir-là, comme un mort.

Toutes ces circonstances trop complaisantes n’étaient que des moyens de forger le piège dans lequel étaient tombés ses pauvres amis.

Tout d’un coup, elle pensa à ces deux taquets, cloués sur la porte de la tour, comme pour rendre l’effraction indispensable, pourquoi cette porte destinée comme toutes les portes à s’ouvrir et à se fermer, avait-elle été condamnée ainsi ? Et elle les revit, ces deux taquets, en bois blanc, trop blanc, trop propre pour être là depuis longtemps, on les avait cloués récemment, et, dans son trouble, elle n’avait pas pensé à le remarquer.

Oui, tout avait été combiné, les gendarmes avertis, postés en bonne place, elle n’en voulait pour preuve que leur intervention à la minute précise où Louis soulevait la porte, à l’aide de son palan. S’il n’y avait eu préalable entente, pourquoi ne se seraient-ils pas montrés avant ? Pourquoi pas après, au moment de sa fuite ?…

Mais alors, il fallait qu’elle vit le juge d’instruction, qu’elle le vit au plus tôt. Elle lui dirait tout, elle se confierait à lui quoi qu’il pût en résulter pour elle-même. La pensée que sa sœur Fanchette, que Louis et Jean qui s’étaient sacrifiés pour son service, souffraient en prison ; que ces honnêtes, que ces dévoués allaient connaître la flétrissure des assises et peut-être la condamnation à des peines graves, cette pensée la martyrisait et lui donnait tous les courages.

Ce juge d’instruction, il était là, à deux pas d’elle ; par quelle permission de la Providence, au lieu de mander M. de Lissac à son cabinet, était-il venu le trouver chez lui, c’était donc que Dieu le voulait si cette occasion que dans sa bonté, il lui avait ménagée, allait-elle donc la laisser passer ainsi !

Elle se leva, toute chancelante, essaya quelques pas dans sa chambre, mais oui, elle pouvait marcher, elle marcherait. Il fallait descendre, entrer par surprise dans le cabinet de son oncle, et, de haute lutte, se faire écouter. Elle parlerait. Dieu voudrait bien la soutenir.

— Où donc allez-vous Marie ? demanda de sa chambre Mme Guilleminot, l’entendant ouvrir sa porte.

— Je vais chez mon oncle, j’ai besoin de lui parler un instant.

— Mais non, vous n’êtes pas assez forte pour descendre encore, vous le savez bien ; j’empêcherai cette folie, voyons, rentrez chez vous.

L’institutrice était devant elle, lui barrant le passage, mais Marie se sentait forte, elle écarta Mme Guilleminot.

— Laissez-moi passer, madame, je vous prie.

Et elle passa, longea le corridor, traversa le hall du premier étage.

Des piaffements de chevaux l’attirèrent à la fenêtre, elle vit, dans la cour son oncle ouvrir la portière d’une voiture devant un monsieur qui monta et s’assit en saluant. La voiture s’ébranla, le juge d’instruction était parti.

Consternée, Marie se sentit subitement très lasse et regagna sa chambre en chancelant. Mme Guilleminot l’y suivit.

— Que vous disais-je, vous n’êtes pas encore capable d’aller aussi loin, mais vous ne voulez jamais m’en croire.

Marie passa une nuit misérable. L’idée de la condamnation au bagne la hantait, lancinante et terrible.

— Que voulais-tu dire au juge d’instruction, Marie ? demanda Raymond, le lendemain, en s’asseyant, comme de coutume près du feu, dans la chambre de sa nièce.

Marie était comme tous les faibles, Ses résolutions courageuses dues à une excitation momentanée sombraient très vite dans l’ordinaire passivité. Son vertueux mouvement de la veille avait pour long­temps épuisé ses forces, elle voyait mille obstacles maintenant à la révélation qu’elle avait projetée, de plus, cette révélation lui paraissait inefficace, insuffisante, elle n’empêcherait peut-être pas la comparution en cour d’assises, — les données juridiques de Marie étaient tout à fait nulles, — et la pensée qu’elle devait être appelée en témoignage l’emplissait d’une épouvante très naturelle, et pourtant, il le faudrait pour le salut de ses amis, mais où trouverait-elle la force d’accuser son oncle et d’expliquer tous les motifs de sa fuite ?

Elle était très abattue.

Que voulait-elle dire au juge d’instruction ?

— Je ne sais plus, mon oncle, j’avais comme ça des idées sans doute absurdes, n’y songez plus.

Elle posa sa tête avec fatigue sur le dossier de son fauteuil.

Raymond se leva et vint prendre un siège bas, tout près d’elle.

— Mon enfant, demanda-t-il, la voix tendre, quand te décideras-tu à me parler avec confiance, comme à ton meilleur ami ?

Marie demeura silencieuse.

— Oui, pourquoi dissimuler avec moi, pourquoi écouter les mauvais conseils qui te poussent dans une voie dangereuse et, ne pas agir ainsi que te le dicte ta raison, sinon ton cœur ?

— Je ne sais à quoi vous faites allusion, dit Marie froidement, je ne vous comprends pas, mon oncle.

— Vraiment ! faut-il que je m’explique tout à fait ?

— Comme vous voudrez.

— Pourquoi as-tu voulu me quitter ?

Marie tressaillit.

— Pourquoi voulez-vous me retenir ?

— Je ne veux rien contre ton désir, mais ton désir, comment pourrais-je le savoir ? Je t’ai toujours connue indifférente et froide, tu ne m’as jamais exprimé une fantaisie, ni donné l’occasion de la satisfaire.

— Ignorez-vous que j’aurais désiré avoir auprès de moi…

Marie allait nommer sa nourrice et sa sœur de lait, mais elle se reprit et acheva seulement :

— Des personnes de mon choix ?

— Je n’en ai pas proscrit beaucoup, et celles que j’ai proscrites, c’est dans ton propre intérêt que je l’ai fait ? Tu aurais acquis dans leur compagnie des manières grossières, elles t’auraient donné des conseils dangereux.

— Ces personnes m’aimaient, dit Marie avec amertume.

— Et moi, Marie, penses-tu que je ne t’aime pas ? Tu ne réponds pas, continua Raymond après un silence, je sais que tu m’as toujours méconnu et toi, à qui je crois le cœur bon, tu ne t’es jamais aperçue que j’en souffrais.

Les paroles venaient malaisément à Raymond. Quand ce n’est pas le cœur qui parle, la langue est pauvre. Et puis, Marie ne l’aidait pas. Elle sentait venir le danger et concentrait ses forces pour la résistance.

— Oui, j’en ai souffert, continua Raymond, et dans ses efforts pour se rendre persuasif, le tic nerveux qui faisait trembler ses jambes s’accentuait, le secouant tout entier, j’en ai souffert et je me suis tu. T’ai-je pressée ? t’ai-je contrainte ? J’ai attendu patiemment ta décision, maintenant je suis à bout ; ta décision il me la faut, — sa main se posa sur le bras de Marie, telle une griffe, — tu connais mes vœux et mes motifs, il faut répondre.

Haletante, Marie se taisait.

— Oui, tu connais mes motifs. Tu sais l’importance que j’attache à ne pas sortir de notre famille cette propriété matrimoniale que je ne veux pas avoir conservée, bonifiée, pour la voir peut-être ruinée ou vendue par un étranger. Tu sais que je ne veux pas non plus laisser s’éteindre notre vieux nom et qu’il faut que tu sois ma femme.

La voix redevenait âpre, autoritaire, presque menaçante.

— Mais, n’y a-t-il donc que moi, demanda enfin Marie, pour perpétuer votre nom ? Quelque femme que vous choisissiez, vous me verrez heureuse de devenir son amie, et mes biens, je n’y tiens pas tant que cela, nous pourrions faire un arrangement…

— Oui, une aumône, n’est-ce pas, et pour que tout le pays s’imagine que je t’ai persuadée, que je te dépouille, que sais-je ?… Non, je n’accepterai jamais cela, d’ailleurs, c’est toi que j’ai choisie, c’est toi que j’aime et que je veux épouser.

Ces derniers mots révoltèrent Marie et, dans son indignation, elle retrouva un peu de force.

— Non, mon oncle, n’y comptez pas. Je serai jamais votre femme.

L’œil de Raymond lança un éclair sombre et il mordit sa lèvre violemment, mais se contint.

Il se leva. Marie crut qu’il allait sortir et ferma les yeux, exténuée.

Mais Raymond ne sortit pas. Le front plissé comme sous l’effort intense d’une réflexion, il fit deux ou trois fois le tour de la chambre et vint s’arrêter, debout devant le fauteuil de sa nièce. Plus calme alors :

— Ah ! ah ! vraiment, jamais ? c’est là un grand mot ! Tu te résigneras donc à voir passer en cour d’assises ta sœur de lait, son fiancé et le fils de Marthe ? à les voir aller au bagne. Tu t’y résigneras ?

— Mais, dit Marie avec épouvante, mais quel rapport ?…

— Alors, tu as été la dupe de ma fable, tu as cru que je ne savais rien. Que je n’ai pas vu leurs manœuvres pour te soustraire à mon autorité, que je les ai réellement pris pour de vulgaires escrocs ? Non, je sais tout. J’ai suivi votre combinaison pas à pas, il m’a plu de la laisser éclore, et j’ai attendu ce moment pour les faire prendre, tes vertueux amis.

Des voleurs, oui, vraiment, des voleurs, car ce qu’ils ont voulu me dérober, ce n’est pas seulement ma bourse, c’est toi, ma pupille, mon enfant, ma femme choisie, c’est l’avenir que j’édifie depuis des années, c’est le but de toute ma vie… des voleurs, oh ! oui, des voleurs, ils sont sous les verrous et l’ont assez mérité !

La colère, une colère effrayante, faisait grimacer le visage en de répugnantes contorsions, et s’agiter tout le maigre corps. Marie, terrifiée, comprit alors que rien ne pouvait la sauver de cet homme. Toute la pauvre énergie qui l’avait un instant soutenue l’abandonna. Il lui sembla rouler dans un abîme.

Raymond, de nouveau, se tut et reprit sa promenade en s’efforçant de se maîtriser. Il y parvint. Calmé, presque doux, il vint reprendre son siège, et dit la voix changée :

— On m’a dépeint à toi comme un méchant, mon enfant ; je ne suis pas méchant. Toutes les circonstances de la vie ont tourné contre moi et m’ont donné cette apparence, mais je puis encore être bon et c’est de ton consentement que dépend ma volonté. Quand je serai heureux, tu me verras tel que tu ne m’as jamais soupçonné, et, pour t’en donner une preuve, si tu consens à notre mariage, je pardonnerai et je ferai mettre tes amis en liberté.

— Comment le pourrez-vous à présent ?

— Folle ! Je le puis quand je le voudrai, c’est de moi que dépend leur sort.

— Mais puisque les gendarmes les ont pris en flagrant délit, qu’ils sont en prison, et que l’instruction est commencée ?

— Je dirai que j’ai découvert la vérité, ce qui est réellement la vérité, qu’il y avait connivence avec toi, qu’ils n’ont jamais songé à me voler. Je retirerai ma plainte, je me fais fort d’obtenir un non-lieu.

— Je puis raconter la vérité aussi, moi.

Raymond haussa les épaules comme avec pitié.

— Toi, toi, qui était déjà malade le jour de l’attentat et qui, depuis, viens de délirer pendant quinze jours, toi que chacun sait un pauvre esprit infirme et déséquilibré, penses-tu qu’on voudra te croire ! Si tes amis n’ont que toi pour les disculper, tes amis sont bien perdus ! Sans mon concours, tu ne peux rien prouver. Sans le retrait de ma plainte, même devant le jury, tu es impuissante ; tes amis sont impliqués dans une affaire très grave, ils iront au bagne.

Pauvre Marie ! Pauvre faible alouette dans les serres de ce vautour ! pauvre convalescente à l’esprit hésitant, pauvre enfant, ignorante de toutes les affaires de ce monde, et ne sachant que ceci : son amie, sa sœur, à cause d’elle, déshonorée, perdue, séparée de son fiancé, avec lui condamnée à une peine infamante.

Et le moyen de tout empêcher, le moyen de faire s’ouvrir la prison, d’éviter la flétrissure de la cour d’assise, les horreurs du bagne, ce moyen-là est dans sa main, et elle ne le saisirait pas ! Quoi ! ces trois amis généreux s’étaient sacrifiés pour elle, et elle, pour eux reculerait devant le sacrifice !

Elle le savait bien, qu’elle n’était pas destinée au bonheur : son père avait été toute sa vie un cerveau triste et faible, elle serait aussi toujours triste et faible et se sentait comme une plante incapable de vivre sans soutien. En donnant tout pouvoir à son oncle sur ses biens et sur elle-même, elle allégeait ses épaules du lourd fardeau qui les menaçait à l’heure de sa majorité. Et puis, elle savait que sa mère était morte très jeune, elle mourrait peut-être comme sa mère, et ce serait alors la vraie délivrance ; mais elle ne pourrait ni vivre ni mourir en paix, si, par sa faute, ses amis étaient perdus. Pauvre Fanchette ! si vigoureuse, si gaie, si aimante, c’était à elle qu’était destiné le bonheur, comment Marie pourrait-elle hésiter ?

On eût dit que Raymond suivait sur le visage exsangue de la pauvre enfant la trace de ses émotions successives. Il attendait, immobile, calme à présent, mais avec, dans l’attitude, cette ténacité qui ne désarme jamais.

La voix brisée de Marie s’éleva, à peine intelligible, comme venant de très loin :

— Et si je consentais ?

— Je te jure que Fanchette et les autres seraient mis en liberté. Leur sort est dans tes mains.

— Quand ?

— Tout de suite, je parlerai au juge d’instruction, aujourd’hui même. Il ordonnera le non-lieu.

Marie se croyait le jouet d’un mauvais rêve. Une sorte de fatalité la poussait dans cette voie, d’autre issue que le sacrifice, elle n’en voyait pas.

— Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle en détresse.

— Crois-tu, lui dit alors son oncle, crois-tu que j’insisterais ainsi, avec ce que tu peux aujourd’hui appeler de la cruauté, si je ne voyais dans notre mariage ton bonheur en même temps que le mien ? que deviendrais-tu sans moi, pauvre enfant inexpérimentée, au milieu de la vie et des hommes ? Est-ce que cette petite main peut diriger toutes les affaires qui t’accableraient ? Fie-toi à moi, je te veux heureuse. J’ai pu te sembler méchant, je n’étais que très ferme, très décidé à tout, pour assurer ton avenir. À dater d’aujourd’hui, tu n’auras pas d’esclave plus soumis que moi. Nous rouvrirons nos portes aux vieux amis de la famille, le manoir reprendra l’aspect des jours heureux. Tu pourras même rappeler auprès de toi ta nourrice et les siens.

— Ici, dans le château ?

— Sans doute. Si tu me donnes la grande joie d’être ma femme, je pardonnerai des deux mains, je voudrai ce que tu voudras. Réfléchis et prononce.

Oh ! l’ancienne vie retrouvée ! Madeleine et Fanchette près d’elle, comme autrefois, toutes ces réalités formidables de prison, de jugement, de bagne, évanouies comme les brumes de la nuit au lever du soleil !…

— J’ai confiance en toi, insistait Raymond, comme lisant en elle à mesure et comme pressentant la victoire proche, tant de confiance même, que, si tu fais le serment d’être ma femme, non seulement j’obtiendrai l’élargissement des prisonniers, mais encore je ne craindrai pas de laisser Madeleine et Fanchette venir tout de suite auprès de toi.

Sous ce nouveau poids, la balance, dans l’esprit de Marie, oscilla, fléchit. Elle ferma les yeux, il lui semblait qu’elle mourait, mais elle prononça le serment qui liait sa vie.

— Je serai votre femme. Allez chez le juge d’instruction.

Raymond prit la main de Marie qui s’était crispée sur le bras de son fauteuil, la baisa.

— Merci, dit-il, mon enfant chérie, je vais remplir ma promesse.

Il la laissa, comme inerte et brisée.


IV


— Marie, descends un instant, je te prie, viens voir ton nouvel attelage.

— Non, cria Marie de sa chambre, je suis lasse, et je ne m’intéresse pas aux chevaux.

— Mets-toi du moins à la fenêtre du hall.

Affairé, triomphant plus déplaisant encore dans ses tentatives d’élégance, Raymond, au milieu de la cour, regardait un domestique atteler à la victoria la nouvelle paire de chevaux qu’il venait d’acheter.

Ainsi que Raymond l’avait promis à sa nièce, le château semblait renaître à la vie. On émondait le parc, où les arbres, durant tant d’années, s’étaient enchevêtrés, — une bonne spéculation d’abord, cet abatage, et qui donnerait pas mal d’argent, — on nettoyait les allées, on replantait les corbeilles. Jardinier en chef, fleuriste, le printemps faisait sa partie dans ce concert de renouveau.

Les appartements ouvraient toutes grandes, au soleil d’avril, leurs fenêtres, si longtemps closes, comme les yeux des morts, les meubles étaient époussetés, restaurés, disposés dans un nouvel ordre.

Au milieu de ce joyeux brouhaha, roulait incessamment l’énorme personne de Mme Guilleminot triomphante, curieuse, les yeux écarquillés devant les meubles précieux, les bahuts authentiques, les lourdes pièces d’argenterie, jusqu’alors ensevelis dans l’ombre, exhumés aujourd’hui par Raymond en qui s’exaltait l’ivresse d’une autorité certaine sur Marie et sur sa fortune.

Il venait maintenant de remonter ses écuries. La joie triomphante semblait pour un temps, chez lui, atténuer, l’avarice. Il voulait paraître, se maintenir dans cette situation influente qu’il avait conquise avec tant de peine. Pour assurer cette influence, il faisait, en gémissant toutefois, les sacrifices nécessaires.

Ses voitures n’avaient pas été renouvelées, mais à la victoria surannée, s’attelaient ce matin deux fins chevaux bien assortis de formes, l’un blanc, l’autre noir, et Raymond avait espéré que la vue de ces jolies bêtes arracherait un instant Marie à cette tristesse morne dont rien ne triomphait.

Penchée près d’elle à la fenêtre, Mme Guilleminot lui détaillait, comme eut pu le faire le sportman le plus averti, les mérites de la nouvelle acquisition.

— Quelle vigueur ! quel nerf ! Quelle souplesse ! Et si élégants ! et du sang. Ils paraissent sages comme des agneaux. Très vites avec cela. De vrais chevaux de dame. N’avez-vous jamais appris l’équitation, chère enfant ?

Marie avait déjà quitté la fenêtre, et, au fond de la chambre, travaillait à une dentelle Irlandaise, une merveille, fine comme les fils de la Vierge, d’un dessin irrégulier, semblable aux vieilles dentelles de Venise ! Cet ouvrage, le seul plaisir de Marie, était destiné à orner la robe de noces de Fanchette. Le mariage de Fanchette consolait Marie du sien propre, et, dans les dégoûts dont l’abreuvait la pensée de son avenir, l’image du prochain bonheur de sa sœur était son seul réconfort.

— Vraiment, les choses vont bien changer de face, à Gabach, continuait la dame de compagnie ; et il était temps ! Il fallait avoir de l’endurance, et une dose solide d’équilibre moral pour vivre dans une retraite aussi sévère, aussi triste. Je ne le dis pas pour me vanter, mais toute autre à ma place aurait demandé merci. Maintenant, tout change, tout s’anime et revit. Votre cher oncle, lui-même, rajeunit chaque jour, je voudrais que vous le vissiez. Marie, s’agiter autour de ces beaux chevaux, presser les ouvriers qui remettent les jardins en état. Je voudrais que vous le vissiez, mais vous ne paraissez pas heureuse comme vous devriez l’être. Pourtant, où pouviez-vous trouver un meilleur mari, un homme plus entendu aux affaires, plus capable de gouverner vos biens, et vous-même, ma chère ? N’auriez-vous pas rêvé, par hasard, de quelque petit fat qui vous aurait ruinée, et trompée, par-dessus le marché ?

La digne complice de Raymond monologuait dans le désert, Marie, attentive à son ouvrage, ne paraissait pas l’entendre et ne lui répondit rien.

Elle se décida donc à retourner dans sa propre chambre où elle ouvrit un tiroir que fermait une bonne serrure, et là, dans une petite boîte, elle prit un papier qu’elle déploya soigneusement. C’était la promesse par laquelle Raymond de Lissac s’engageait à lui payer huit mille francs le jour de son mariage avec Marie. Chaque jour, voyant l’échéance prochaine la dame allait relire et regarder cette sorte de lettre de change et trouvait, dans sa contemplation, une source de profondes joies.

La porte de la chambre de Marie s’entre-bailla doucement et la tête blonde de Fanchette se glissa par l’ouverture.

Raymond avait tenu parole. Confiant ainsi qu’il pouvait l’être en la promesse de Marie, il avait si bien manœuvré auprès du juge d’instruction que, sur le retrait de sa plainte, après les explications qu’il avait données, les prisonniers avaient été remis en liberté.

Il permettait à Marie de voir librement Fanchette et Madeleine, sachant sa fiancée mieux gardée par son serment qu’elle ne l’eût été par des verrous où des sentinelles.

Était-ce le séjour en prison qui avait changé Fanchette ainsi ?… Toute cette espèce de crânerie audacieuse et vivante, toute cette gaieté qui faisait son principal charme, avait disparu. Elle, autrefois si vive, marchait à présent comme courbée sous un poids trop lourd. On n’entendait plus son rire jeune s’égrener en cascade le long des chemins. Même auprès de Jean, qu’elle aimait toujours, elle paraissait triste. Il la pressait de fixer le jour de leur mariage, et Fanchette se dérobait sous des faux-fuyants.

Voyant Marie seule, elle entra tout à fait et vint s’asseoir sur une chaise basse à côté de sa sœur :

— Enfin, dit-elle, c’est du moins une consolation de pouvoir venir et causer avec toi, loin des espions.

Marie eut un sourire en lui montrant son ouvrage :

— J’avance, dit-elle, tu le vois, il faudra bien maintenant que tu donnes à Jean la joie de décider enfin quel jour vous vous marierez.

— Ne parle pas de mariage, riposta Fanchette, tu me mets en colère,

— Il faut se résigner, Fanchette.

— Oui, se résigner !… tu as la bosse de la résignation, tu n’as fait que ça toute la vie, et tu viens de finir maintenant, par te résigner en une fois au malheur de ta vie entière.

— C’est toi qui m’en fais le reproche !

Fanchette se jeta au cou de Marie et la serra contre elle en pleurant :

— Tu as raison, je devrais me souvenir que c’est pour moi… Oh ! Marie, moi qui t’ai si souvent prêché la résistance ! Moi qui aurais donné ma vie et mon amour, et l’amour de mon Jean et tout au monde pour éviter ce qui arrive, voilà maintenant que c’est moi qui en suis la cause. Comment pourrai-je me consoler, jamais ?…

— Il faut se résigner, répéta Marie, je t’assure que je m’accoutume un peu à…

— À ton oncle ! Tu t’accoutumes à la pensée d’avoir ton oncle pour mari ! ose dire que tu t’accoutumes.

Un frisson secoua Marie. Elle mit sa tête dans ses mains et pleura. Tout lui semblait triste. Le mouvement et la vie que reprenaient le vieux manoir, l’arrivée du printemps qui, chaque année était une petite fête au milieu de la mélancolie habituelle comme le gai foyer allumé la nuit de Noël dans la cabane toujours glaciale d’un pauvre, l’arrivée du printemps redoublait sa peine. Les chants des oiseaux et l’éclat des fleurs lui parlaient de félicités qu’elle ne connaîtrait plus, elle serait toujours pareille à ces tristes herbes d’hiver, grises et mortes sous le verglas, et son cher Gabach qu’elle aimait tant jadis, elle était tentée maintenant de le haïr comme une prison.

Fanchette s’était agenouillée sur le tapis et regardait Marie avec ses bons yeux tendres, gonflés de larmes.

— Ne sois pas ainsi, je t’en supplie, lui disait Marie, un bras passé autour de son cou, moi qui n’aurai jamais de joie, il me faut ta gaieté, ton bonheur. Avec cet air dolent, tu n’es plus ma Fanchette et j’ai besoin de te retrouver joyeuse et forte comme autrefois quand nous étions petites filles.

— C’est qu’autrefois, je savais toujours des moyens pour arranger tes maladresses et pour consoler tes petits chagrins, tandis qu’aujourd’hui, j’ai beau me creuser la tête, je ne trouve aucune remède… à moins, pourtant que tu ne veuilles consentir… car enfin, tu n’es pas encore mariée, dis Marie, et si tu voulais bien, tu pourrais…

— Rien ! c’est comme si j’avais reçu le sacrement, puisque j’ai promis.

— Oui, tu as promis, mais cette promesse t’a été arrachée par la violence ; on peut ne pas tenir ces promesses-là.

— Tais-toi. J’ai promis librement, je savais bien ce que je faisais et j’ai voulu le faire. Ne me parle jamais de cela.

Et puis, ajouta-t-elle, les yeux fixés sur le grand crucifix attaché au mur de sa chambre, qui lui souriait, avec ses yeux d’amour et de martyre, et puis je vois bien que Dieu l’a voulu. Quelle que soit sa volonté, je veux l’adorer et m’y soumettre. Peut-être mon âme, jusqu’ici, trop faible, trop indifférente, a-t-elle besoin de la souffrance pour se former dans la sainteté ; peut-être une mission de salut m’est-elle confiée auprès de mon oncle. Quand Dieu nous trace un devoir, vois-tu, quand il nous assigne une place, nous sommes maudits si nous désertons, et la grâce, alors, peut quitter nos âmes. J’ai beaucoup réfléchi, depuis quelques jours, j’ai compris que la joie de ce monde est bien misérable et bien courte, et qu’une seule chose est importante, je veux faire tout mon devoir.

Ainsi, l’âme de Marie, par la voie de la souffrance, montait non sans quelques passagères défaillances, mais montait quand même vers les sommets ; et Fanchette gardait une sorte de colère rancunière contre cette vertu résignée qu’elle admirait, sans pouvoir tout à fait la comprendre.


V


Le rossignol chantait éperdument dans les arbres des petits jardins environnants, et les raisins en fleurs de la treille de Madeleine répandaient cette fine odeur, si pénétrante qu’elle va troubler jusqu’aux vieux vins endormis, dans les profondeurs des caves fraîches.

Une nuit du commencement de juin, limpide et légère, sans lune, lumineuse pourtant comme si, à travers cette courte nuit, le soir tardif et l’aurore matinale s’étaient souri.

Jean et Fanchette étaient assis sous les pampres. Jean venait ainsi, de très loin, seulement pour voir Fanchette un instant, pour serrer sa main, pour lire sa tendresse dans ses yeux jadis si rieurs, si tristes maintenant.

Jean avait la patience de ceux qui croient, de ceux qui aiment, et pourtant, il pressait sa fiancée de conclure leur mariage.

— Dis, quand seras-tu ma femme ? Trouves-tu que je n’ai pas assez attendu ?

— Mon pauvre ami, pardonne-moi, je suis peut-être trop exigeante, maman elle-même, me trouve déraisonnable, mais je ne peux pas me décider, quand je vois le malheur de Marie, je n’ai pas le courage d’être heureuse, car c’est nous qui sommes la cause de ce terrible consentement qu’elle a donné, Jean ! Tant qu’elle n’est pas mariée, je conserve encore de l’espoir, attends encore un peu ; il me semble que Dieu ne nous bénirait pas.

Si pourtant tu es lassé d’attendre, choisis une autre fiancée, je ne t’en voudrai pas pour ça. Tu ne peux aimer Marie comme je l’aime, ni comprendre tout ce qu’elle est pour moi.

— Tais-toi, Fanchette, tu sais bien que je n’aimerai jamais une autre que toi. Ne pleure pas, va, j’attendrai encore, j’attendrai autant de temps que tu le voudras. Souris-moi seulement, comme autrefois.

Ils demeurèrent une heure ainsi et le rossignol continuait son chant, si triste pour les cœurs souffrants, et les fleurs des treilles mettaient comme une langueur dans l’air nocturne.

Et puis Jean embrassa sa fiancée, et partit pour être de retour à son travail avant l’aube.


VI


On était au 25 juin. C’était le jour anniversaire de la naissance de Marie, le jour qui avait été choisi pour célébrer ses noces.

Marie était mariée.

La veille, en présence de quelques parents éloignés, au premier rang desquels se plaçait le vieil oncle de Marie, son subrogé-tuteur, M. de Vèbre, un notaire de Foix était venu assister aux règlements des comptes de tutelle. Tous les membres du conseil de famille s’étaient réunis pour louer sans réserves l’habile, l’intègre gestion de tuteur.

Reprenant d’une main ce qu’il venait de donner de l’autre, M. de Lissac avait fait dresser un contrat de mariage qui replaçait sous sa domination entière la fortune de sa nièce et future épouse, cette charmante et douce enfant, que tous savaient de caractère faible, et un peu infirme d’esprit, si peu apte à diriger ses propres affaires et à gouverner sa vie, que la solution intervenue était, de l’avis général, tout ce que l’on pouvait souhaiter, au mieux de ses intérêts et de son bonheur.

Et, comme pour confirmer cette opinion, Marie avait assisté à tout, avec une physionomie atone, l’air distrait, écoutant pour la forme, approuvant d’un signe de tête machinal, toujours pareil, signant, sans paraître le regarder ni le comprendre, tout ce qu’on lui avait fait signer.

Le soir, dans la grande salle du château, toutes portes bayantes, devant le maire d’Aulos, ceinturé de son écharpe, elle avait, sans hésitation ni émotion apparente, prononcé ce oui qui la donnait à son oncle pour femme devant la loi.

Enfin, ce matin même, une exquise matinée où, tandis que l’été déjà régnait de par le calendrier, il n’y avait que du printemps dans la nature, une de ces matinées, où c’est une anomalie que de n’être pas heureux, elle venait de s’engager irrévocablement, à l’église, de jurer obéissance et fidélité à cet homme terrible.

Et tandis qu’elle revenait, ainsi tout près de lui, le bras passé dans le sien, elle ne pouvait démêler encore ce qui, de l’horreur ou de la crainte dominait le plus en elle.

Madeleine avait pleuré en fixant sur ses cheveux le voile et la couronne de fleurs d’oranger, et elle avait marché vers l’église, tel Isaac portant le bois du sacrifice, mais se demandait où était la victime.

Elle savait bien que cette victime c’était elle.

Et ce n’était pas trop de toute sa soumission à la volonté de Dieu, de tout son courage de chrétienne, pour lui faire accepter la vie qui, désormais, allait être sa vie.

Elle avait présidé le lunch que Raymond offrait à ses invités. Des familles autrefois amies ou alliées des Lissac, mais, pour la plupart, de la génération d’aujourd’hui pour qui les parents de Raymond étaient de lointains ancêtres, et Maurice et sa jeune femmes, des oubliés.

Marie n’avait point d’amis. Tous la regardaient avec curiosité, avec un intérêt apitoyé ; on savait qu’elle était demeurée dans un pénible et débile état d’esprit depuis le jour de la mort de son père. Pourtant, elle aurait pu sans doute trouver un autre mari que son tuteur. La vie douteuse, presque tarée de Raymond ne lui attirait dans le pays ni estime, ni sympathie et quelques mères de famille, pourvues de fils à marier, furent les premières à prononcer tout bas le mot de captation et de violence.

Raymond se sentait environné de sentiments hostiles, mais il ne s’en inquiétait pas outre mesure. Mieux que personne, il connaissait le pouvoir de l’argent et, gracieux, au milieu de ses invités, avec cette attitude sournoise et ce regard fuyant qu’il ne savait pas dépouiller, même à l’heure du triomphe, il pensait :

— Vous êtes tous venus chez moi, mes bons amis, pensez ce qu’il vous plaira, je saurai bien vous forcer à revenir, c’est moi le plus riche de vous tous, bientôt je serai le maître de la contrée et c’est à qui de vous me tendra la main.

Pour s’affirmer ainsi maître et suzerain devant les paysans, aussi bien que devant les familles de son bord, avec une ostentation qui prétendait rajeunir les vieilles coutumes, Raymond avait voulu réunir aussi les tenanciers du domaine.

Dans un coin du parc, on avait dressé des tables et préparé un lunch champêtre où la gaieté régna bientôt, en dépit de la désapprobation qu’inspirait le choix de Marie, dans tout ce monde des métayers, si souvent pressuré par la griffe méchante du tuteur.

Le paysan est un grand enfant, incapable de bouder longtemps contre son plaisir ou son appétit.

Vers la fin de l’après-midi, Raymond, abandonnant pour un instant ses invités, se dirigea avec sa femme vers cette partie un peu éloignée du parc où étaient attablés les paysans :

— Ils seront flattés de nous voir, chère amie, nous devons accepter de « trinquer » avec eux, les entendre porter notre santé et recevoir leurs vœux.

Et Marie l’avait suivi, obéissante, triste et lasse à mourir.

Le soleil, déjà bas dans le ciel, criblait de rayons d’or les verdures sombres de ce parc où l’approche de l’été déployait toutes ses splendeurs. L’air déjà fraîchissait, exquis, avec des parfums de fleurs et des arômes de foins coupés, les hirondelles traversaient le ciel, comme de petites flèches noires sur le bleu, et les abeilles, toutes bourdonnantes, achevaient, avant de rentrer aux ruches, leur dernière récolte du jour sur les tilleuls fleuris.

Marie avait été tenue dans une prison ininterrompue, jamais, depuis son retour de Paris, depuis qu’elle n’était plus une enfant, elle n’avait été comme ce soir, sous le charme de la nature jamais elle n’avait à ce point eu la révélation de la joie de vivre.

Après avoir reçu les compliments et les souhaits de ces braves gens qui venaient de porter la santé des mariés, de boire à l’accomplissement de leurs vœux, à la prospérité de leur race, quand elle vit, tout près d’elle, avec le rictus inquiétant de son visage, son œil torve, sa démarche saccadée et sa main crochue, l’homme qui était désormais son compagnon pour la vie, son maître, celui auquel elle s’était donnée irrévocablement.

Alors, entre cette nature délicieuse, débordante d’amour et de joie, et son avenir, à elle, pour toujours sans joie et sans amour, le contraste lui apparut si grand, si disproportionné, tout à coup, si inacceptable qu’un vertige la saisit, comme un dégoût physique : le cœur lui manqua, il lui sembla que tout tournait autour d’elle et qu’elle s’abîmait dans un tourbillon.

Elle ne voulut pas, elle ne put pas demander un soutien au bras de son mari, mais au contraire, essaya de le fuir, fit quelques pas en chancelant et se laissa tomber défaillante, sur un tertre qui se trouvait à sa portée.

Comme dans un rêve, elle reconnut l’endroit. C’était cette sorte de salon champêtre que Louiset, le Loup, avait grossièrement préparé jadis pour ses repos des heures chaudes.

Oh ! le pauvre vieux passé ! l’affection dévouée de la bonne Mlle Estevenard, la tendresse de Fanchette, jusqu’à la dévotion touchante du pauvre dément ! Elle sentit des larmes monter à ses yeux.

Cependant Raymond l’avait suivie, inquiet de sa fuite et de sa syncope, attentionné, obséquieux, tout près d’elle.

— Qu’as-tu, ma femme chérie ?

Tout l’être de Marie se souleva. Elle eut un grand désir soudain, de l’éloigner, d’être seule un moment, pour se reprendre, pour rappeler son courage.

— Il me semble, dit-elle, qu’un peu d’eau fraîche me remettrait. Là, là.

Elle désignait la source qui filtrait et sautait dans les pierres, à quelques pas.

Raymond y courut ; demeurée seule un moment, elle sanglota.

— Oh ! Fanchette, dit-elle, comme on invoque, ma bonne Mademoiselle, mon pauvre Loup !

Et ses larmes coulaient, ruisselaient, des larmes qu’elle pensait ne devoir s’arrêter jamais, et à travers ses larmes, elle voyait Raymond, penché vers la source, recueillant de l’eau dans ses mains, prêt à revenir auprès d’elle…

Soudain, un bruit éclata tout près, la détonation violente d’un fusil, et la forme agenouillée de Raymond lui sembla vaciller, puis s’effondrer dans l’herbe. Elle crut voir un chien noir dans le fourré, des yeux luire entre les branches, et puis tout se brouilla, se confondit, elle perdit connaissance.


VII


Fanchette était jolie à ravir dans sa parure de mariée.

Avec sa robe blanche, où festonnait la belle dentelle brodée par sa sœur, le voile de tulle et la guirlande de fleurs d’orangers, presque perdue dans ses opulents cheveux blonds.

C’était la Fanchette d’autrefois, toute lumineuse de la clarté de ses yeux bleus, toute vibrante du joli bruit de son rire, tel un grelot d’argent.

Une pâleur, cependant, voilait son front, aujourd’hui, parfois le rayon de son regard tremblait de larmes, c’était l’émotion du bonheur désiré d’être la femme de Jean, du bonheur si patiemment attendu par Jean et par elle-même.

Marie, ayant pour un jour changé en une toilette lilas, les crêpes de son deuil de veuve, Marie avec une teinte rose sur son visage de camélia blanc, Marie, sereine et douce comme une aube de mai, avait accepté le rôle de témoin.

Le passé s’en allait, comme s’en va un orage qui a menacé les biens et les vies, mais que décroît à l’horizon et laisse derrière lui un ciel pur où commence à rire le soleil.

Il y avait eu un grand Hourvari au château, quand on avait trouvé dans la salle champêtre, au fond du parc, Marie évanouie sur le banc rustique, et Raymond, pelotonné au bord du ruisselet, mort, la tête fracassée par une balle.

Des « Oh ! » des « Ah ! », des exclamations bruyantes, des commentaires entre-croisés : peu de larmes, somme toutes et comme un air de délivrance levé soudain au milieu de l’horreur ambiante.

Les gendarmes étaient venus des Cabannes, le procureur de la République, arrivé de Foix, avait questionné Marie, à peine remise. Marie n’avait rien vu que son mari frappé et soudain s’affaissant dans l’herbe. Personne ne savait rien, ne pouvait rien dire.

On s’était alors souvenu de l’attentat précédent, de l’effraction nocturne, et la justice, toujours soupçonneuse, avide de « trouver le coupable », avait lancé un mandat d’arrêt contre Jean Savignac et Louis Echeyenne. Pour la seconde fois le fiancé de Fanchette et le fils de Marthe étaient inculpés de crime capital.

Mais, tandis qu’ils marchaient vers la prison sous l’escorte des gendarmes, soudain, des fourrés avoisinant la route, toujours plus hirsute, toujours plus sauvage, avait émergé le Loup.

Et il avait crié de sa voix discordante, comme rouillé par le manque d’usage.

— Ce n’est pas eux, c’est moi, relâchez-les. Vous pouvez m’arrêter. C’est moi qui ai fait le coup. J’ai vu le méchant homme faire pleurer la demoiselle, je l’ai tué. Je suis content.

Il avait jeté son fusil, et, suivi de son chien noir, s’était remis aux mains des gendarmes.

L’accusation qui pesait sur Jean et sur Louis avait été ainsi réduite à néant ; et quant au pauvre Loup, il fut soumis à une enquête médicale et bientôt relâché comme irresponsable.

Guillaume, le vieux sonneur, avait fait chanter aux cloches leurs plus joyeux carillons pour les noces de Fanchette et de Jean.

Marie n’eut pas osé faire célébrer ces noces au château, enveloppé d’un deuil — d’ailleurs purement formel, — mais elle avait fait orner la petite maison de Madeleine, et les refrains joyeux, les rires, la gaieté franche et vraie se déployaient au­tour de la table, dans le jardin, sous les verdures que doraient les premiers jours d’automne.

Les nouveaux époux et Madeleine disaient adieu à la petite maison. Ils allaient venir habiter le château ; déjà en fonction de garde-particulier, Jean mettrait toute son activité jeune, tout son dévouement, au service de Marie, qui, peu à peu, se familiarisait avec son rôle de suzeraine de Gabach.

Et, la fête de noce étant terminée, elle retournait au château, dans la franche soirée de septembre, toute joyeuse, toute émue du bonheur de Fanchette, très paisible, son bras passé sous le bras de Mlle Estevenard, son amie, son institutrice chère qu’elle avait bien vite appelée pour remplacer auprès d’elle la volumineuse Mme Guilleminot à qui Raymond de Lissac avait fait banqueroute, au moment de l’échéance.

— Chère Fanchette, disait Marie, cher cœur dévoué ! Comprenez-vous avec quelle ardeur j’ai remercié Dieu pour son bonheur, ce matin, pendant la messe !

— Le bonheur est meilleur après un peu de souffrance, n’est-ce pas, mon enfant. C’est là comme une preuve, un indice que Dieu ne nous doit pas le bonheur, mais que c’est affaire à nous de le mériter.

— C’est vrai, dit Marie.

— Et c’est pourquoi Dieu vous le donnera sans doute un jour, à vous qui avez tant souffert. Il faudra imiter Fanchette. Vous trouverez dans les familles des environs, où tous déjà vous apprécient et vous aiment, le bras qui soutiendra le vôtre, le cœur qui vous donnera la revanche des chagrins passés.

Marie aspira longuement l’air de la nuit :

— Chère bonne amie, oui, peut-être un jour, ce sera sans doute mon devoir, mais pas encore. Laissez-moi, du moins, auprès de vous, raffermir mon esprit et m’instruire de la vie, laissez-moi jouir de la liberté, laissez-moi à loisir remercier Dieu. Et puis sais-je seulement si je serai jamais heureuse comme je le suis en ce moment ?


La pleine lune s’élevait d’un massif d’arbres. Entouré de l’ombre dense de ses verdures, plus vaste, plus imposant dans la nuit s’élevait le château, flanqué de ses deux tours pointues.

Marie s’arrêta un instant devant l’architecture massive, découpée sur la clarté lunaire ; devant les fossés comblés, d’où s’élevait, dominant les autres végétations, le vieil aulne qui lui rappelait tant de souvenirs au pied duquel se cachait la pierre, chaque jour encore ornée de son bouquet matinal ; devant l’horizon familier des collines, maintenant imprécises et devinées à peine.

Et elle aima délicieusement ce manoir où avaient vécu tous ceux de sa race, et où il lui sembla que les pierres et les arbres, et les personnes, et les collines, et les bêtes, et le sol même, que tout l’aimait.



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