L’Armée nouvelle/Chapitre 4

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Dangereuses formules napoléoniennes





CHAPITRE IV
Dangereuses formules napoléoniennes.


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Ce n'est pas en revenant à la tradition militaire napoléonienne, comme l'y invitent beaucoup d'officiers distingués, que la France échappera à cette servile émulation du militarisme allemand qui paralyse ses facultés propres de defense et d'action. Depuis quinze ou vingt ans, il y a eu, dans notre jeune armée, même républicaine, comme un réveil napoléonien, un retour aux idées tactiques et stratégiques du grand manieur d'hommes, du grand manœuvrier. C'est, je crois, le capitaine Gilbert qui a été un des initiateurs de ce mouvement ; c'est lui du moins qui lui a donné la forme la plus nette et la plus forte. Ses études, qui parurent d'abord dans la Nouvelle Revue, de Mme Adam, et qui furent publiées en deux volumes, en 1890 et 1892, sous le titre : Essais de critique militaire, et Sept études militaires, ont eu sur l'esprit de l'armée une grande influence ; et presque tous les officiers qui pensent ou qui écrivent s'en inspirent à quelque degré. Notre enseignement de l'École supérieure de guerre en procède dans une large mesure. Nombreux sont dans l'armée ceux qui considèrent l'œuvre du capitaine Gilbert comme géniale et qui lui empruntent toute leur philosophie militaire. Et il est vrai qu'elle est remarquable par la netteté de ses formules, par la précision des vues, par la vigueur de l'esprit de synthèse. Analyser et discuter ses idées c'est donc saisir, en ce qu'elle a de plus ramassé et de plus fort, la pensée dirigeante de l'armée actuelle ; et s'il apparaît à l'analyse que ces idées sont fausses, qu'elles détournent la France de la voie de salut et la jettent aux plus dangereuses complications, la nécessité apparaîtra aussi d'une décisive évolution dans l'armée, dans son organisation et dans son esprit, dans son éducation, dans sa stratégie.

Je n'ai pas connu personnellement le capitaine Gilbert ; je ne connais pas d'officiers qui l'aient connu. Il est mort depuis bien des années déjà, et il y a dans sa destinée quelque chose de mélancolique et de douloureux qui éveille la sympathie. Tout jeune, il a été envahi par la paralysie, obligé de renoncer au service actif où se passionnaient son esprit et son âme. Comme une sorte de Vauvenargues, mais pressé d'un mal plus cruel et plus poignant, toute sa vie se concentra en sa pensée, et celle-ci ne faiblit pas. Elle ne connut ni le découragement, ni la défaillance. Au contraire, l'esprit de Gilbert sentit d'autant mieux quel était pour l'armée le prix de la pensée et de l'étude, et il suivait avec une passion pleine d'espoir tous les efforts de recherche, tous les mouvements d'idées qui se produisaient dans le monde militaire. Refaire la France, sa force, sa sécurité, c'était le noble rêve de beaucoup de jeunes hommes, et Gilbert leur répétait qu'ils n'y parviendraient que par la force des idées nettes et par la confiance dans le génie propre de la France, dans ses ressources intellectuelles. Toutes les fois que l'armée faisait preuve de cette force pensante, une haute joie était en lui, qui le consolait d'être éloigné de l'action.

Après avoir lu et admiré le livre du colonel Maillard sur les éléments de la guerre, après l'avoir analysé dans une forte étude, il lui plaît de constater que cette œuvre vaut, pour l'éducation de l'armée française, ce que valut, il y a près d'un siècle, l'œuvre de Clausewitz pour l'éducation de l'armée prussienne ; et du lit où il est immobilisé, il écrit ou il dicte, en conclusion, cette forte page que je veux citer, car elle est pleine d'une noble fierté intellectuelle ; elle incite tous les esprits à la réflexion incessante, et la discrète mélancolie dont elle est nuancée en fait mieux ressortir encore la haute vaillance. Je veux la citer surtout parce que j'aurai besoin de l'invoquer contre ceux qui font de la pensée même de Gilbert, devenue la pensée officielle des états-majors et des grandes écoles militaires, une sorte de dogme et qui prétendent immobiliser l'armée dans des formules pleines de péril, peu convenables en tout cas aux besoins des temps nouveaux. Donc il écrivait :

Ayant à analyser ici l'œuvre magistrale de Clausewitz, nous disions que son livre est plus suggestif encore qu'instructif, qu'il force à penser plus encore qu'il n'enseigne. Apôtre de toutes les énergies guerrières, il sollicite naturellement toutes les énergies intellectuelles, et non l'acceptation passive d'une doctrine.

Ce jugement nous revient à l'esprit au moment de conclure sur le livre du colonel Maillard. Il semble qu'il s'y applique exactement. Clausewitz bénéficie sans doute du recul historique, et demeure le maitre dont le colonel compte parmi les plus fervents disciples ; mais le rapprochement que nous établissons n'a rien qui puisse offenser sa mémoire. Il existe, entre ces deux écrivains, entre ces deux soldats, une étroite parenté morale. Leur œuvre procède d'un même sentiment d'ardent patriotisme ; elle y trouve parfois des accents d'une réelle éloquence ; elle s'adresse à deux armées en voie de relèvement et résume pour elles les durs enseignements du passé ; elle est empreinte enfin d'un sens philosophique qui en est la marque distinctive.

C'est en effet la philosophie de la guerre, les principes d'emploi des forces que le colonel Maillard, après Clausewitz, cherche à dégager de l'expérience du passé, et plus encore des formules qui l'obscurcissent dans le présent.

« La conduite des armées, écrit-il excellemment, ne peut reposer que sur, des procédés absolument simples ; autrement ce serait le désordre. Elle réclame aujourd'hui comme toujours, de la part des chefs, de grandes qualités naturelles, un savoir professionnel qui s'étend sans cesse, une haute culture de l'intelligence, mais surtout l'esprit de réflexion, de calcul, en un mot l'esprit philosophique qui fait saillir les causes de l'observation des faits, et qui, sans préjugés, agissant dans la plénitude de son indépendance, approprie dans chaque circonstance les moyens au but.

« Cette idée maîtresse de notre enseignement à l'École de guerre débarrasse les esprits militaires des formules et des images, les force à réfléchir toujours et les prépare ainsi au véritable esprit de la guerre. »

Ce livre, avons-nous dit, est suggestif. Entre toutes les idées qu'il éveille, nous nous arrêterons, pour le fermer, sur la pensée réconfortante qu'enferme cette dernière phrase. Déguisée sous la forme trop modeste d'un vœu elle pourrait se produire comme une légitime et fière affirmation. Dans le temps où de plus heureux suivaient nos récentes manœuvres et constataient ainsi la réfection matérielle de notre armée, nous avions entre les mains, à notre chevet, les « Éléments de la guerre », et de leur lecture surgissait pour nous une impression non moins consolante, le sentiment de notre relèvement intellectuel.

Ainsi Gilbert se rattache à cette belle lignée des officiers philosophes. Réfléchir toujours, c'est la formule qu'il adopte avec le colonel Maillard et qu'il approfondit. Habitué à la synthèse, c'est-à-dire aux idées générales et systématiques qui procèdent de l'analyse des faits, mais qui peuvent être proposées directement et communiquées à d'autres esprits, il ne prétend pas enfermer dans le cercle des spécialistes, des professionnels, la discussion des problêmes militaires liés à tant d'autres problèmes. Il conclut son étude sur la Théorie de la guerre de Ciausewitz par ces mots :

Nous affirmons que cet ouvrage, beaucoup plus philosophique que technique, s'adresse à tous les penseurs. Un de nos éminents philosophes qui plaidait naguère la cause du désarmement, pourrait lire avec fruit les pages où Clausewitz démontre que l'humanité même conseille de donner à la guerre ce caractère d'intensité, de décision qu'elle prendra nécessairement avec la nation armée. Le consciencieux et habile traducteur de Clausewitz offre donc avec raison son œuvre comme livre de chevet aux hommes aux diplomates, aux élus de la nation, à tous ceux, en un mot, dont l'action personnelle, les conseils et les votes peuvent exercer de l'influence sur la direction des grands intéréts politiques internationaux.

Me voilà, pour ma modeste part, autorisé à examiner et à discuter.

Ce qui domine l'esprit de Gilbert c'est le souci de ménager à la France, dans l'ordre militaire, une sorte de revanche intellectuelle. Il lui paraît que la France vaincue a beaucoup trop de complaisance pour le génie de ses vainqueurs. Elle ne dit pas assez, elle ne sent pas assez que ce qu'ils ont d'excellent et d'efficace, dans leurs méthodes c'est d'elle-même qu'ils l'ont reçu. C'est en formulant, c'est en appliquant les idées tactiques de Napoléon qu'ils ont eu raison de nous qui les avions un moment oubliées. Ces idées sont restées vivantes, elles sont restées vraies. Elles ne sont pas seulement pour la France un patrimoine de gloire, elles sont un patrimoine de force. Pour retrouver l'audace, l'énergie des efforts concentrés, le secret de la grande action rapide et de la victoire, la France n'a qu'à rentrer dans sa tradition propre, exploitée contre elle par l'étranger qui a envahi et usurpé ses méthodes avant d'envahir et d'usurper son territoire. L'idée commune dont procèdent les études de Gilbert, c'est de démontrer, comme il le dit lui-même,

…que Napoléon est non seulement un maître inimitable, mais qu'il est demeuré le Maître, que ses leçons n'ont point vieilli.

Pourquoi n'ont-elles pas vieilli ?

D'abord parce que Napoléon a eu dans l'ordre des mouvements militaires le génie de la liberté. Il a libéré l'armée de toute entrave, de toute convention paralysante. Il l'a délivrée de l'obsession du terrain, qui hantait les généraux d'ancien régime, beaucoup plus préoccupés de chercher des « positions naturellement fortes », d'où ils pouvaient défier l'adversaire, que de le briser par des mouvements concentrés et rapides. Il l'a libérée de l'ordre tactique immuable inventé par Frédéric. Celui-ci recourait toujours aux mêmes procédés : dérober une de ses ailes au choc de l'ennemi et tenter avec l'autre une manœuvre débordante pour prendre l'ennemi en flanc ou à revers. Rien de pesant ni de rigide dans la tactique napoléonienne. Avant tout, ce sont les hommes qui gagnent la bataille. Ce n'est pas le terrain. L'essentiel, c'est de manœuvrer hardiment, vite et au loin ; c'est de pousser ses forces en avant, les divisant pour leur permettre de vivre en marche, mais les tenant toujours en état de se réunir, de se concentrer, et les portant soudain, avec un irréductible effet de masse, sur le point des forces adverses que l'on a choisi. Il se garde bien de choisir, pour les attaquer, les rassemblements secondaires : car le succès n'aurait rien de décisif. C'est le gros de ses forces que vise Napoléon ; mais il s'était assuré par la hardiesse de l'offensive qui choisit l'heure, et par le prodige des concentrations rapides, la supériorité des forces sur le champ de bataille, même si l'effectif des deux armées est sensiblement égal. Tactique difficile qui suppose, avec une vue d'ensemble très étendue et très nette de tous les mouvements possibles, des qualités d'administration admirables ; car il faut que toute la masse pesante de matière que l'armée la plus dégagée traîne toujours avec elle, la portion dé vivres qu'elle ne peut prélever sur le pays et les munitions, soit au service d'une pensée ailée et ne l'opprime pas de sa lenteur.

Les stratèges allemands, selon Gilbert, n'ont eu qu'à s'inspirer de ces idées et à appliquer ces méthodes. C'est Clauzewitz qui, commentant à l'Académie militaire de Berlin les campagnes de Napoléon, en a dégagé l'enseignement et créé la doctrine prussienne, copiée de l'action française. C'est cette doctrine empruntée à la France que de Moltke a appliquée. Les Allemands en conviennent.

Ils se disent eux-mêmes les élèves de Napoléon,

et cela est vrai, mais ce qui n'est pas vrai, c'est qu'ils l'aient perfectionnée. Ils se vantent même quand ils prétendent, comme le général de Hohenlohe,

…que la stratégie allemande a été plus réfléchie, plus résolue, plus nette que celle de Napoléon Ier.

Il n'est pas vrai qu'en 1806, dans les jours qui ont précédé Iéna, Napoléon ait maœuvré comme à tâtons, qu'il n'ait pas été suffisamment informé de la position et de la marche de l'adversaire, et qu'il n'ait tenu qu'à celui-ci, plus actif et plus audacieux, de le surprendre en plein travail de rassemblement. Les documents, les ordres même et les lettres de Napoléon démontrent qu'il savait, que toutes ses mesures étaient prises en vue des diverses hypothèses qui pouvaient se produire, et qu'il avait veillé à ce que toutes ses troupes en marche pussent se soutenir avant d'être parvenues au nœud de concentration et de bataille. Il n'est pas vrai notamment que Lannes, laissé trop en arrière, eût pu être écrasé, car il cheminait sur une crête continue où il était inabordable.

Il n'y a pas une incertitude, pas une obscurité, pas une chance funeste dans cette marche toute lumineuse. Au contraire, c'est l'armée allemande qui, dans la première période de la guerre de 1870, hésite et tâtonne. C'est elle qui est engagée à Wœrth par l'impétuosité et l'imprudence d'un chef, sans ordre, contre la volonté, contre le plan du commandement suprême. C'est elle qui, après Wissembourg, perd le contact de notre armée vaincue et ne sait pas quel chemin de retraite ou de fuite elle a pris, si bien que MacMahon aurait pu se rejeter vers Metz et rejoindre l'armée de Bazaine. Ce sont les Allemands qui se trompent sur la marche de l'armée de Bazaine après la bataille de Borny. Ils s'imaginent qu'elle a hâté sa marche de retraite et ils se hâtent d'aller vers l'ouest, croyant la couper sur la route de Verdun. Or, elle était encore massée aux environs de Metz, et les Français auraient pu surprendre et enfoncer l'armée allemande exposée ainsi par la marche de flanc la plus téméraire. Les disciples allemands de Napoléon n'ont donc pas la sûreté du maître.

C'est la France qui a créé la méthode de la grande guerre moderne, et elle en a donné une première application qui s'est trouvée du même coup la plus parfaite. Si elle a succombé en 1870, c'est parce qu'elle avait perdu le sens de sa propre histoire, et qu'elle n'entendait plus, pour ainsi dire la voix de son propre génie ; c'est qu'elle a déserté cette méthode napoléonienne en qui se formulait l'élan de sa pensée et de sa volonté. Elle n'a pas su vouloir ; non seulement elle n'a pas pris dès le début l'offensive qu'elle pouvait prendre, mais par une faute plus grave encore, et qui atteste une démission lamentable de la volonté, elle n'a pas su prendre parti entre les plans d'offensive et les plans de defensive. Quand la longueur même de ses hésitations l'eût condamnée enfin à la défensive, elle manqua à la règle essentielle de l'action napoléonienne ; elle laissa ses forces dispersées, inarticulées, en face d'un ennemi qui, lui, concentrait les siennes. Ses chefs d'armée, au lieu de garder cette liberté de mouvement qui était l'âme de la guerre, restaient en quelque sorte enfoncés en terre jusqu'au genou, immobilisés sur place par le souci puéril de garder telle ou telle position de choix, quand le canon grondait à deux lieues et les appelait, comme une grande voix de menace et de détresse, au secours de leurs camarades enveloppés par des forces supérieures. La France n'a été un moment vaincue que parce qu'elle s'était oubliée elle-même. Qu'elle se souvienne de son propre passé. Qu'elle retrouve son propre génie, et elle retrouvera le chemin de la victoire, son chemin, celui qu'elle a frayé, et où ses pas ont laissé d'éclatantes traces que n'a pu effacer le piétinement de l'invasion. Car cette invasion même ne fut victorieuse qu'en retournant contre la France les méthodes et le génie de la France. Cessons donc d'aller demander humblement des leçons à ceux dont nous fûmes, dont nous sommes encore les maîtres.

Voilà ce que Gilbert, d'un ton pressant, ardent, presque impérieux, répétait aux officiers de notre armée :

Les campagnes du premier Empire sont l'école où nos voisins ont appris la guerre. Leurs enseignements, médités pendant un demi-siècle, ont préparé Sadowa et Sedan ; tout récemment encore ils inspiraient ce règlement remarquable, digne testament d'un roi-soldat : Le service en campagne du 23 mai 1887.

Dans le même temps que les Allemands remontent ainsi aux véritables sources, aux traditions napoléoniennes, c'est une singulière aberration, une sorte de prussornanie régnant déjà chez les contemporains de Gilbert, qui nous fait préférer la copie à l'original, les commentateurs au texte. L'ennemi a recueilli notre patrimoine tombé en déshérence, et tous nos soins vont, toute notre ambition se borne à recevoir de seconde main quelques bribes, mais combien dénaturées ! Il n'est qu'une chose que nous pouvons, que nous devons apprendre de l'ennemi : c'est la mise en commun collective, par l'entente loyale et la solidarité de tous les chefs, du magnifique patrimoine créé au profit de la France par le génie d'un homme. Ce génie n'est plus, on n'en peut espérer la résurrection. Mais les Allemands, dans le maniement inférieur, décisif pourtant qu'ils ont fait de sa méthode, nous ont prouvé que l'harmonie des efforts peut suppléer en une suffisante mesure à la toute-puissance du génie.

Contrairement au jugement très répandu chez nos voisins, nous estimons que la direction stratégique de 1870 est inférieure de tous points à celle du Dieu de la guerre. Ici le génie de l'offensive, qui commande aux événements, en prévoit et en ordonne la succession. Là, l'esprit de méthode, le sang-froid et d'estimables qualités de caractère qui réussissent tout au plus à en tirer parti. Entre les deux, un abîme. Et cependant cet abîme a été comblé. Les trophées de Sedan valent ceux d'Iéna. C'est qu'à la guerre, le succès, quand il n'est pas dû à un génie unique comme celui de Bonaparte, peut être la résultante d'un ensemble de bonnes volontés ; leçon réconfortante pour nous si nous sommes gens de bonne volonté ; si, rompant avec nos traditions gauloises, nos chefs savent un jour faire abnégation de leur amour-propre et de l'intérêt personnel en présence de l'intérêt commun.

On devine quel effet de réconfort et de joie devaient produire ces paroles et ces démonstrations sur les officiers de la France en ces années de 1890 â 1892. C'était le rappel à l'énergie : c'était surtout le rappel à la confiance. Avoir vaincu souvent dans le passé, c'est quelque chose : mais avoir créé la méthode de vaincre, quelle raison d'espérer ! Et si les vainqueurs qui se dressent devant nous dans le double orgueil de leur triomphe et de leur science ne sont que de studieux plagiaires, comment ceux qui sont, pour ainsi dire, dans la familiarité nationale du génie qui a créé la méthode souveraine, n'auraient-ils pas foi en eux-mêmes et en l'avenir ? Ainsi Gilbert consolait la défaite des souvenirs de victoire qui, par la vertu renouvelée de la pensée inspiratrice, se continuaient en espérance ; dans le camp des vaincus, il rallumait les feux d'Austerlitz. L'esprit d'audace et d'offensive qui venait de passer, au temps du boulangisme, sur les rangs de l'armée française et de la nation elle-même, mais confondu avec un souffle mauvais de démagogie, se dégageait, se précisait et retrouvait, dans les formules napoléoniennes ranimées. sa permanence française. Ce n'était pas une vaine fanfare de chauvinisme grossier : c'était tout un système, et qui se prétendait fondé sur la science des lois de la guerre. C'était un appel vibrant, mais qui s'adressait aux intelligences ; c'était un clairon qui sonnait aux esprits, et sans doute pour beaucoup de jeunes officiers qui cherchaient des raisons de croire, ce fut un enchantement.

Gilbert leur rendait encore un autre service, ou tout au moins ils pouvaient s'imaginer qu'en effet c'était un service. En les ramenant, non pour l'action politique, mais pour l'action militaire, à la formule napoléonienne, il les rattachait au monde moderne, au monde de la Révolution, et il les dispensait cependant ou paraissait les dispenser de faire un choix entre les divers partis et les classes qui s'en disputent la direction. Napoléon n'est pas pour le capitaine Gilbert un sublime accident : il a fixé en une forme achevée et souveraine les règles d'action suscitées, imposées par la nouvelle société révolutionnaire : la formule napoléonienne est, dans un ordre déterminé, le produit et l'expression du monde nouveau ; elle n'en représente pas un moment particulier : elle en traduit les nécessités permanentes. Elle est donc inconciliable avec l'ancien régime, et en même temps, si elle est inséparable du régime moderne, elle en domine les vicissitudes.

L'art militaire, déclare Gilbert, a pris, au début du siècle, dans la société moderne en éclosion, une forme qu'il conservera aussi longtemps que durera l'évolution politique et sociale à laquelle il contribue.

Une société née de la Révolution et qui, abolissant la légitimité divine, a affirmé son droit par l'explosion des forces populaires, cette société-là ne fait pas des guerres de magnificence tempérées de courtoisie, elle n'attend pas, immobile et sous le bouclier, les coups de l'adversaire ; elle a en elle tant de force de mouvement qu'elle se défend nécessairement par des effets de masse, par des concentrations rapides de forces, par des offensives hardies. Le génie de Napoléon, c'est d'avoir mis de l'ordre, la précision d'une volonté réfléchie et méthodique, dans ce que la vie révolutionnaire effervescente avait créé par l'instinct, en des formes moins nettes, moins ramassées et, par conséquent, moins vigoureuses. C'est donc la loi militaire de la société nouvelle et qui durera autant qu'elle. Les changements de la technique, les moyens nouveaux de combat n'agissent qu'à peine sur les règles essentielles de la guerre déterminées par les grandes formes sociales. Des fusils et des canons maniés par les soldats de Louis XV aux fusils et aux canons maniés par les soldats de Dumouriez et de Bonaparte, la différence est faible, ou même nulle si on la compare à l'immense révolution accomplie dans la stratégie et dans la tactique. C'est un monde nouveau de forces humaines qui a surgi. De même, les formes gouvernementales particulières que revêt cette société nouvelle n'atteignent pas son fond, n'atteignent pas le fond de la science militaire. Bonapartisme, orléanisme, république bourgeoise, république populaire, c'est la même démocratie révolutionnaire qui se continue sous des vêtements variés, plus étroits ou plus larges, plus éclatants ou plus ternes. Et ce changement d'uniforme gouvernemental n'altère pas plus la permanente tactique nécessaire que le changement d'uniforme guerrier ne l'altère en effet.

Ainsi, accepter dans l'esprit où la proposait Gilbert la méthode napoléonienne, c'était proclamer que l'armée était fille des temps nouveaux ; c'était reconnaître que l'ancienne monarchie de droit divin et tout l'ordre social dont elle était la formule n'avaient plus, malgré leur gloire, le secret de la victoire et de la vie ; c'était donc s'affranchir des formes de pensée et de croyance surannées, ou du moins c'était s'établir à plein dans le monde moderne et y établir l'armée ; mais c'était la soustraire aux fluctuations qui agitent la société nouvelle et aux compétitions qui la divisent ; c'était fonder l'armée sur le roc de la Révolution nationale. Aussi bien la gloire militaire de Napoléon avait fait, pendant tout un siècle déchiré et tourmenté, comme une concentration des esprits. Elle avait ébloui les émigrés eux-mêmes ; elle avait suscité deux formes d'Empire ; elle avait contraint la monarchie bourgeoise et pacifique à lui rendre hommage. Longtemps même, entre bonapartistes et républicains, elle avait effacé le souvenir de Brumaire. La géniale méthode napoléonienne pouvait donc grouper toutes les forces françaises dans la science renouvelée de la grande guerre et dans l'élan calculé de l'offensive, sans que le souvenir des luttes et des déchirements des partis vînt affaiblir l'impétuosité de cet élan unanime. L'armée ne pouvait être suspecte à la démocratie et à la nation, puisqu'elle se réclamait d'une méthode qui était née avec la démocratie et qui avait fait la grandeur de la nation. Mais l'armée était grande dans la nation, puisqu'elle représentait la plus haute forme du génie national inspiré par la Révolution.

Que la France se relève donc et qu'elle s'organise ; qu'elle reconnaisse dans la grandeur de son action d'hier la puissance toujours vivante de sa pensée, et qu'elle se prépare par le travail, par la confiance, à appliquer, dans les conflits prévus et secrètement souhaités, les méthodes maîtresses qui, demain, la mèneront à la victoire comme jadis elles l'y ont menée. Voilà bien, je crois, si on médite l'œuvre substantielle et courte du capitaine Gilbert, sa pensée explicite ou implicite ; et si j'essaie d'en développer tout le sens, c'est parce que cette pensée, interrompue trop tôt par la mort, a laissé dans la conscience de l'armée une émotion profonde. Elle a été pendant une longue période son seul aliment moral ; elle est encore, je crois, la substance et le soutien de tous les esprits d'officiers qui ne sont ni enfermés dans un cléricalisme étroit, ni sollicités par les larges ouvertures de pensée du socialisme. Et je tenais à reconnaître ce qu'elle a eu de généreux et de fort, avant de montrer quel péril mortel elle constitue pour l'institution militaire de la France et pour la défense nationale.

D'abord, c'est une étrange illusion d'espérer pour la France, vaincue en 1870, je ne sais quelle revanche intellectuelle en l'associant à jamais à une plus ancienne et plus irréparable défaite : car toute la pensée napoléonienne est vaincue.

Napoléon a subi une double défaite : défaite militaire, défaite politique. Politiquement et socialement, tout son système d'idées est à bas, toute sa combinaison est morte. Le composé bâtard qu'il avait fait de la France d'ancien régime et de la France nouvelle se dissout tous les jours. et bientôt il n'en restera rien. L'idéologie qu'il raillait triomphe, puisque la démocratie française a abouti enfin à cette forme logique de la République que les idéologues avaient rêvée et un moment construite pour elle. Les Jacobins, qu'il détestait et qu'il affectait de mépriser, sont les maîtres, puisque leur régime, c'est-à-dire la pleine souveraineté du peuple s'exerçant par des mandataires contrôlés et révocables, s'est définitivement installé. Ce qui restait de l'œuvre du César, c'est-à-dire l'étrange amalgame de la liberté de conscience et de la religion d'État vient de se rompre. À ceux donc qui, sans proposer à la France l'institution napoléonienne, veulent insinuer ou perpétuer en elle l'esprit napoléonien, à ceux qui, pour mettre la France en garde contre les chimères et contre la séduction des idées vagues, louent ce que l'esprit napoléonien a eu de positif, de net, de décisif, l'histoire répond : Napoléon a été le plus chimérique des hommes, le plus borné des idéologues, et contre la nature des choses aucune de ses œuvres n'a pu tenir. Sa forme même, d'esprit a cessé d'être vivante ; elle est celle qui répondrait le moins aux besoins de la France d'aujourd'hui.

Il faut que la France, pour sa sécurité extérieure, comme pour son évolution intérieure, pour sa constitution militaire, comme pour son institution sociale, démêle l'avenir. Il faut qu'elle saisisse le sens d'événements encore incomplets et que, dans un jour incertain, mal débrouillé encore de la nuit, elle s'oriente par de grands systèmes d'idées. Il faut qu'elle cherche au delà de l'horizon immédiat la suite des horizons. Il faut qu'il y ait, dans son action même, la hardiesse de l'esprit qui interprète et dépasse la réalité présente, et une part de pressentiment. Or, Napoléon n'a jamais voulu voir, il n'a jamais vu de la réalité que la portion qu'il en pouvait exploiter lui-même. C'est l'intérêt de son pouvoir éphémère qui servait de mesure à toutes ses pensées, d'âme à toutes ses créations. Que deux solutions s'offrent à lui, l'une désintéressée, ample et un peu flottante, capable d'assurer l'ordre présent et de préparer ou de ménager l'avenir ; l'autre, égoïste, brutale, médiocre, et nette en apparence par sa brutalité même et sa médiocrité, c'est celle-ci qu'il choisit. Il ne conçoit d'autres moyens de donner à la France dissociée et lassée un pouvoir régulier et fort que de supprimer au profit de son ambition toute liberté présente, toute chance de liberté prochaine. Ce qu'il rejette comme chimérique et vague, c'est le noble souci impersonnel de l'avenir, et l'étroitesse de son égoïsme fait la clarté impérieuse et courte de son esprit.

L'égoïste voit net et il voit faux ; comme il ne s'intéresse qu'aux combinaisons qui le peuvent servir sans délai, il les perçoit en un merveilleux relief ; mais comme il ramène tout à la mesure de sa propre personne et qu'il en grossit démesurément la valeur, il fausse par là même tous les rapports. Si l'aigle ne s'élève et ne plane que pour chasser, il a la vue courte. Ceux-là n'ont point un regard vaste, quel que soit leur appétit, qui ramènent tout l'horizon à n'être qu'une proie. Et l'illusoire précision de leurs desseins ne maîtrise qu'un moment la réalité mouvante et ample. À cette école de pensée rapetissante, à cette discipline intellectuelle faussement exacte, le génie de la France s'abaisserait misérablement. Si la France admirait trop, même dans l'ordre militaire, inséparable de toute la pensée et de toute la vie, l'homme qui a rétréci tant d'espérances, stérilisé tant de germes, tari tant de sources, son esprit même serait frappé de stérilité et de sécheresse. Déjà, sur les théoriciens militaires qui ressuscitent les formules napoléoniennes, s'exerce cette puissance de stérilité et de rétrécissement. Ils perdent le sens des vastes perspectives, aussi bien sur le passé que sur l'avenir. Concentrés dans l'admiration du maitre et de ses méthodes, ils ne font une juste part ni aux gloires et aux audaces militaires de l'ancienne France monarchique, ni au génie combattant et aux admirables inventions de la Révolution républicaine, ni aux possibilités nouvelles d'action défensive dont disposerait aujourd'hui dans le monde une France de démocratie et de paix, si elle avait pleine conscience d'elle-même, et si elle poussait hardiment jusqu'au bout, dans un dessein évidemment pacifique, le principe de la nation armée.

Ii y a très loin sans doute des guerres du XVIIe et du XVIIIe siècles, souvent traînantes et diffuses, aux énormes guerres concentrées, rapides, foudroyantes de la période révolutionnaire et napoléonienne. Mais il me semble que Gilbert ne voit pas et ne reconnaît pas assez ce qu'elles ont plus d'une fois d'impétueux et de décisif. Il le reconnaît beaucoup moins que Napoléon lui-même, dans son étude sur Turenne, ne l'a reconnu. Il dit, résumant et approuvant Clausewitz:

Au XVIIe et au XVIIIe siècles, la monarchie absolue, se substituant à la féodalité, avait remplacé les contingents seigneuriaux par des armées permanentes qu'entretenaient les impôts. L'armée était le bien propre du souverain, dont il devait se montrer économe et qu'il employait à soutenir ses querelles. Les guerres étaient des guerres de cabinet et non de nation à nation. Leur objectif était la conquête d'une province ou d'une ville forte, non le renversement d'un adversaire que le souci de l'équilibre politique pouvait conseiller d'affaiblir, jamais de détruire. L'armée, séparée du reste de la nation, ne vivait que des magasins auxquels elle se reliait par des convois. On ne pouvait, en effet, songer à imposer deux fois aux peuples l'entretien des troupes, sous forme d'impôts en argent et de réquisitions en nature. D'ailleurs, la crainte des désertions et la préoccupation d'isoler l'armée auraient fait rejeter les cantonnements et la nourriture chez l'habitant. L'armée demeurait donc groupée sous la tente et en liaison permanente avec ses centres de ravitaillement dont elle ne pouvait s'écarter de plus de cinq à six jours de marche. Les opérations subissaient de ce chef de nombreux temps d'arrêt, alors même qu'elle n'aurait pas langui par défaut d'impulsion et par des considérations politiques. On s'épuisait en marches et contre-marches pour menacer les lignes vitales de communication sans risquer de bataille décisive… La guerre, réduite à la possession de postes ou à des sièges, donnait à la possession du sol, à ses propriétés défensives une importance capitale. On admettait des positions inattaquables, et le fin de l'art consistait à décamper, à bout de vivres, sans prêter le flanc pendant la marche, qui était toujours une période critique.

Cela est vrai sans doute, au moins en grande partie, mais d'une vérité bien sommaire et bien grossière. D'habitude, en effet, les guerres d'ancien régime ne sont pas des guerres à fond, au même degré que les guerres de la Révolution et de l'Empire. Ce n'est pas ici le lieu de discuter les raisons qu'en donne Gilbert, et d'ailleurs on pourrait citer des exceptions graves et qui suffiraient à ruiner un système abstrait et trop absolu ; mais à ne retenir que ce que dit Gilbert de la stratégie et de la tactique, est-ce qu'elles furent dans les guerres françaises du XVIIe siècle aussi molles, aussi paresseuses, aussi économes des forces humaines et des effets véhéments qu'il le dit ? Quand Condé et Turenne, dans les années qui précédèrent la grande paix de Westphalie, pressaient en Allemagne les Impériaux, quand Turenne pressait en France les Espagnols, les deux grands capitaines cherchaient, en s'exposant eux-mêmes et leurs armées, à porter des coups décisifs. Ils subissaient et infligeaient les pertes les plus cruelles ; dans leurs marches rapides, dans leurs surprises, dans leurs offensives brusques, ils n'étaient pas les esclaves du terrain et de leurs bagages au point où le dit le jeune doctrinaire napoléonien. Il n'est que d'ouvrir les mémoires si modestes et si sobres du sage Turenne pour respirer un air vif et ardent. Ce n'est pas du tout une démarche prudente et pesante et comme un jeu d'échecs de calculateurs patients ; c'est une perpétuelle improvisation de manœuvres hardies, où le courage des chefs, se dépensant lui-même, dépense aussi le sang de ses soldats. Devant Fribourg, malgré la forte position qu'occupent les impériaux menés par Mercy, Condé brusque l'attaque. L'infanterie de Turenne qui gravit la montagne est prise d'une panique ; il casse les deux enseignes qui ont fléchi ; et alors ce sont les postes d'avant-garde qui, par bravade sans doute, engagent témérairement le combat dans les conditions les plus dangereuses. La lutte se poursuit tout le jour et toute la nuit :

Les deux armées demeurèrent ainsi l'une devant l'autre, les Bavarois n'osant pas venir aux mains contre les régiments qui les attendaient avec leurs piques, et les Français n'osant entrer plus avant dans la plaine, n'ayant point de cavalerie pour les soutenir. On combattit de cette façon plus de deux heures pendant la nuit avec grande perte de côté et d'autre. L'infanterie du roi avait derrière elle le bois qui donnait un grand prétexte à se retirer ; mais elle ne s'affaiblit point. La nuit ne fit point cesser le combat et les troupes, de part et d'autre, demeurèrent avec un feu continuel à la distance de quarante pas jusqu'au jour pendant plus de sept heures. En cet endroit, il périt de l'armée du roi près de 1 500 hommes.

Un tiers de l'infanterie. C'est, pour une petite armée comme était celle de ce temps, une perte énorme, et qui atteste de part et d'autre un singulier acharnement. Bien que cette armée soit « rebutée » de ce combat si meurtrier, Turenne l'emmène tout de suite à une opération hardie. Par le Rhin, il fait descendre provisions et munitions, et il va, d'une marche soudaine, assiéger Philippsbourg, emporter Mayence et Worms. Il savait bien et il disait que, selon le mot de César : « La diligence et l'expédition étaient la maîtresse partie de la guerre. ». Peu après, il passait hardiment en Wurtemberg, jusqu'en Franconie. Il se laissait surprendre pour avoir permis à sa cavalerie de se disséminer trop au loin et vivre trop largement sur le pays ; et il ne sauve du désastre que cette cavalerie rassemblée en hâte ; mais il perd presque toute son infanterie et ses canons. Il se refait aussitôt en obligeant la Hesse, alliée un peu incertaine, à lui envoyer des troupes. Le duc d'Enghien reprend le commandement, et les deux hommes, qui ont déjâ une très haute estime l'un pour l'autre, cherchent, non pas à trainer la manœuvre, mais à aborder, le plus rapidement possible, l'ennemi. Condé n'était certes pas le captif du terrain et des « positions fortes » ; car, au témoignage de Turenne, il était confirmé que l'ennemi ne s'éloignerait pas trop de vouloir combattre ; il passe l'endroit derrière lequel il avait un grand avantage et demande à toute l'armée de marcher. Ils le rencontrent à Nordlingen. Il est établi sur la pente d'une montagne ; il est appuyé à un village ; il occupe les maisons déjà minées qui entourent l'église ; il est retranché dans le clocher et dans le cimetière. N'importe, les généraux français ordonnent l'assaut. Une de leurs ailes est rompue. Leur centre est refoulé, mais l'aile commandée par Turenne escalade la hauteur, tourne et force le village. Il fait 2 000 prisonniers, prend les canons, et le lendemain l'ennemi bat en retraite. Condé avait eu deux chevaux tués sous lui ; Turenne avait eu la cuirasse froissée par les balles. Et cette silhouette du clocher et du cimetière n'évoque-t-elle pas quelques-uns des tragiques événements de l'épopée napoléonienne ?

Il est vrai que pour Turenne le gain d'une bataille n'est pas le tout ni même l'essentiel. Aux grands effets fulgurants et vains parfois, il préférait la destruction méthodique de l'ennemi. Mais on n'est pas fondé à dire, en reprenant la formule que Clausewitz applique d'ensemble aux guerres des XVIIe et XVIIIe siècles, qu'il ne cherchait pas la solution radicale. C'est au contraire la destruction radicale de l'ennemi qu'il se proposait, mais selon des moyens variés et conformes, en ce temps, à la nature des choses. Il avoue évidemment les préférences de son esprit dans l'éloge qu'il fait de notre allié suédois, le général Torstenson, obligé précisément alors par la maladie de se retirer de la guerre :

M. Torstenson, après avoir, dans le commencement de l'année, ruiné l'armée de l'Empereur, dans divers combats, par une suite de conduite fondée sur une grande expérience et accompagnée d'un grand courage et d'un grand jugement ; ce qui est fort supérieur au gain d'une bataille.

Prenons garde de nous laisser éblouir et par les théories de Clausewitz et par les coups prodigieux de la tactique napoléonienne. Turenne, lui aussi, avait en vue un objectif décisif : ruiner l'armée de l'ennemi. Et il se peut que, même demain, dais une guerre nationale défensive, cet ordre de mérites, cette conduite merveilleusement habile et sage, sans coups de théâtre, soit encore d'une haute valeur.

La grande guerre défensive d'une démocratie républicaine débordera peut-être en deux sens opposés la tactique napoléonienne. D'une part, elle mettra en mouvement, pour de terribles chocs d'ensemble, des masses auprès desquelles les plus grandes armées de Napoléon seront aussi peu de chose que sont les armées de Turenne, comparées aux plus grandes armées napoléoniennes. D'autre part aussi, et comme à l'autre pôle de l'art de la guerre, il se peut que la nation fatigue l'ennemi disséminé par les manœuvres multiples des petites armées. Sainte-Beuve disait que Napoléon avait gâté la littérature en habituant l'esprit humain, en tout ordre, à l'énorme et au flamboyant. Il se pourrait que, par la recherche exclusive des effets soudains et concentrés, il eût gâté la pensée tactique d'un grand peuple qui ne songerait qu'à se défendre. Il faut qu'il y ait place dans ses évolutions multiples pour des génies actifs, mais patients et modestes. Faidherbe et Chanzy, s'ils n'eussent pas déjà, si je puis dire, manœuvré sur des ruines et sous un vent de défaite qui emportait tout, n'auraient-ils pas montré que toute la tactique de Turenne n'était pas morte ? Aussi bien, Turenne cherchait aussi, quand il le fallait, à concentrer son action. C'est lui qui insiste le plus auprès de la Cour et de Mazarin, pour que l'armée française, par une marche hardie à travers l'Allemagne, rejoigne l'armée suédoise et se combine avec elle.

Le cardinal de Mazarin avait trouvé bon que M. de Turenne concertât avec M. Torstenson, général des Suédois, que les armées de France et de Suède se joignissent au commencement de la prochaine campagne pour remédier aux inconvénients que l'expérience avait appris être presque infaillibles pendant leur séparation. Les deux armées agissant toujours séparément, l'une vers les pays héréditaires (l'Autriche proprement dite), et l'autre le long du Rhin et dans le cercle de Souabe, l'armée de l'Empereur et celle de Bavière étant au milieu, envoyait des secours contre celle qui les pressait le plus et rendaient presque infructueux tous les avantages que l'on avait par des combats.

Les forces françaises et suédoises, aussitôt concentrées, marchent à l'adversaire, d'un mouvement rapide, pour le contraindre à une lutte à fond. Et Turenne constate, avec sa discrétion courtoise, que l'archiduc, chef de l'armée ennemie, s'est perdu par sa lenteur et son indécision.

On a un peu blâmé M. l'archiduc d'avoir été trop long à prendre parti, ce qui lui coûta bien cher… Comme il n'était encore que deux heures de l'après-midi, quoique l'on eût bien fait six heures de chemin avec une grande armée et un bien grand bagage, on marcha encore trois heures ce jour-là, toujours dans l'intention de couper â l'ennemi le chemin du Mein ; ce qui réussit par sa lenteur à se résoudre, de sorte que le soir on arriva entre Francfort et Hanau en un lieu qui ôtait à l'ennemi le moyen de se retirer sur le Mein sans combattre. Sa défaite se serait changée en désastre si le duc Ulrich de Wurtemberg n'avait pas empêché, par son obstination héroique le passage d'un gué difficile. Sa cavalerie y resta pendant des heures sous le canon français, qui tirait à une portée de mousquet.

Presque tous les cavaliers périrent ; mais l'armée des impériaux put se replier. Elle laissait Turenne maître des plus riches quartiers de l'Allemagne. Et c'était alors la condition même du recrutement et de la force des armées, c'est-à-dire de la victoire et des résultats décisifs.

Cette différence donne des avantages pour la prochaine campagne, parce que les soldats viennent chercher les armées qui sont dans les bons pays, et on rétablit facilement ceux que l'on a.

C'est par de belles manœuvres répétées de cet ordre, c'est par une suite de coups hardis que Turenne oblige l'empereur à signer enfin la paix de Westphalie, qui assurait tant d'avantages à la France. En des marches audacieuses, il avait, avec une douzaine de mille hommes, occupé Stuttgart, rançonné Nuremberg, menacé Vienne. Il avait donc bien obtenu la solution radicale, l'épuisement et le découragement de l'ennemi, la ruine matérielle et morale de sa force militaire. Il déplorait tout ce qui pouvait alourdir la marche de l'armée. Il aurait voulu que comme certaines troupes de l'Allemagne, les soldats apprissent à faire eux-mêmes leur pain pour n'être pas liés aux magasins aussi étroitement. Quand il pouvait cantonner ses troupes sans péril et leur assurer dans une ville « le vivre et le couvert », il en saisissait l'occasion avec joie. Il ne voulait pas qu'on s'attardât à assiéger une place, mais qu'on allât d'emblée au cœur du pays et qu'on frappât l'adversaire en pleine campagne. C'est la tactique que, malgré Louvois, il conseillait à Louis XIV pour la guerre de Hollande. C'est le conseil qu'il donnait pour la guerre de Hollande à Condé qui, quoique son aîné en gloire, le consultait toujours avec déférence, Turenne étant, selon Condé, le seul homme au monde qu'il aurait préféré être à être Condé :

Il me souvient, conte Saint-Évremont, qu'il lui demandait un jour quelle conduite il voulait tenir dans la guerre de Hollande : — Faire peu de sièges, répondit M. de Turenne, et donner beaucoup de combats ; quand vous aurez rendu votre armée supérieure à celle des ennemis par le nombre et par la bonté des troupes, ce que vous avez presque fait à la bataille de Rocroi, quand vous êtes bien maître de la campagne, les villages vous valent des places ; mais on met son honneur à prendre difficilement une ville forte bien plus qu'aux moyens de conquérir aisément une province. Si le roi d'Espagne avait mis en troupes ce que lui â coûté d'hommes et d'argent à faire des sièges et fortifier des places, il serait aujourd'hui le plus considérable de tous les rois.

C'est vraiment une manière forte, vive et libre. Et dans la belle et si émouvante campagne d'Alsace de 1674, quelle admirable combinaison de la prudence avisée qui utilise le terrain et des mouvements audacieux et imprévus, qui déconcertent l'adversaire ! L'ennemi a passé le Rhin avec des forces deux et trois fois supérieures. Il dispose de quarante mille hommes. Turenne n'en a qu'une quinzaine. Louis XIV, la cour, les ministres, craignent que son armée soit perdue s'il s'obstine. Il peut être tourné et la Lorraine envahie. Qu'il se retire et abandonne l'Alsace. Lui ne veut pas l'abandonner. Il écrit à Louis XIV :

Les ennemis, quelque grand nombre de troupes qu'ils aient, ne sauraient, dans la saison où nous sommes, penser à aucune autre entreprise qu'à celle de me faire sortir de la province où je suis, n'ayant ni vivres, ni moyens pour passer en Lorraine, que je ne sois chassé de l'Alsace ; si je m'en allais de moi-même, comme Votre Majesté me l'ordonne, je ferais ce qu'il aurait peut-être de la peine à me faire faire. Quand on a un nombre raisonnable de troupes, on ne quitte pas un pays, encore que l'ennemi en ait beaucoup davantage ; je suis persuadé qu'il vaudrait mieux, pour le service de Votre Majesté, que je perdisse une bataille que d'abandonner l'Alsace et de repasser les montagnes ; si je le fais, Philippsbourg et Brisach seront bientôt obligés de se rendre ; les Impériaux s'empareront de tout le pays, depuis Mayence jusqu'à Bâle, et transporteront peut-être la guerre d'abord en Franche-Comté, de là en Lorraine, et viendront ravager la Champagne ; je connais la force des troupes impériales, les généraux qui les commandent, le pays où je suis ; je prends tout sur moi et je me charge des événements.

Mais, comment pouvait-il avoir cette confiance ? Parce qu'il savait que ses troupes et ses officiers, pour lesquels il avait une sollicitude si active et si tendre, avaient pour lui un dévouement sans réserve. Les officiers, passionnés par sa grande âme, étaient capables, d'initiative ; tout à l'heure, à la bataille d'Ensheim, près de Strasbourg, c'est « l'initiative » de tous les chefs, comme on dit aujourd'hui, qui « assurera la victoire ». Elle balança pendant quelques heures, comme le note dans son livre de 1735 l'intelligent historien de Turenne, M. de Ramsay :

Tous les officiers y agirent de leur chef et se déterminèrent selon les occurrences. L'irrégularité du champ de bataille et l'acharnement des deux partis empêchèrent qu'on ne pût donner ni recevoir les ordres dans les formes accoutumées : l'action fut d'un détail extraordinaire.

Mais surtout Turenne connaissait admirablement le terrain; et, habitué aux mouvements rapides, il savait qu'il pourrait combiner, pour la défense de l'Alsace, la force des positions habilement choisies et les marches imprévues. C'est du camp de Dettweiller, solidement assis, qu'il protège à la fois Saverne et Haguenau, gardait toujours ses communications avec l'autre côté des Vosges ; et soudain, quand il sait que l'ennemi a pris son quartier d'hiver dans la Haute-Alsace, il accomplit le plan audacieux silencieusement médité depuis deux mois ; par le col de Saverne, il fait traverser les Vosges à toute son armée. La France, son armée même, le croient en retraite. L'émoi est grand ; et si Turenne n'inspirait pas à tous une haute confiance, le murmure serait universel. Puisqu'il se retire, c'est qu'il y a vraiment péril à rester : il est toujours un bon serviteur du roi et de la France. Seuls, les courtisans jaloux, les ministres hostiles, chuchotent et blâment. Mais à peine a-t-il traversé les Vosges, il divise son armée en cinq détachements ; il donne à chacun des officiers qui les commandent des instructions secrètes ; chacun d'eux, par des chemins différents, doit marcher sur Belfort. Là sera, dans la pensée de Turenne, le rendez-vous. Son armée s'y trouve en effet rassemblée. Elle comprend l'inspiration géniale du maître aimé, de celui que soldats et officiers appelaient leur père et qui fut, ce jour-là, le père de la patrie. Les paysans de Champagne et de Lorraine qui s'affolaient au péril de l'invasion pleurent de joie. Les artisans et ouvriers de Paris acclament le noble soldat qui venait de préserver le sol des violences de l'étranger et de conserver à la France cette Alsace qui sera, un siècle plus tard, le boulevard tout ensemble et le poste avancé de la Révolution.

Pourquoi me suis-je attardé à ces souvenirs ? Est-ce pour le plaisir amer de revoir un moment, à travers la brume des récents désastres et des imbécillités sinistres, cette glorieuse et déjà lointaine lumière ? Est-ce pour revivre un instant ce beau drame de pensée et de volonté françaises qui, toujours, je l'avoue, quand je me le représente à nouveau, me fait battre le cœur ? C'est une leçon aussi que j'y veux chercher ; surtout j'ai peur, à lire les formules de nos récents écrivains militaires, qu'un dogmatisme tranchant et abstrait et une sorte de pédantisme napoléonien n'appauvrissent pour eux les leçons variées de la vie, les multiples émotions et les enseignements presque infinis de l'histoire. Ii n'est pas démontré, encore une fois, que le jour où la France aurait à défendre, à disputer pied à pied, région par région, le sol envahi, elle ne pourrait mettre en valeur la force propre du terrain comme la mobilité des hommes. Combiner la résistance soudaine de camps improvisés et savamment établis avec le mouvement infatigable du peuple entier résolu à ne pas périr, ce serait sans doute une géniale et complexe entreprise dont il serait imprudent de trop discréditer a priori un seul terme. Il n'y a jamais, dans l'histoire, de recommencements absolus. La défense vraiment scientifique de la France démocratique et partiellement socialiste du commencement du vingtième siècle ne saurait ressembler pleinement à aucune entreprise antérieure. L'histoire est merveilleusement utile quand on l'étudie dans sa diversité, dans son perpétuel renouvellement et dans sa perpétuelle invention ; elle nourrit et stimule l'esprit par des exemples qu'il tente de résumer en lois, toujours provisoires d'ailleurs, et conditionnelles ; mais elle l'avertit aussi que l'action ne peut jamais sans péril se réduire à une copie, et elle l'affranchit de toute imitation servile par son infinité même et par son mouvement.

Isoler une époque pour en extraire des formules, c'est nécessairement tomber en servitude ; c'est devenir aussi, en un sens, prisonnier du terrain ; c'est croire qu'il y a, dans l'esprit humain, comme dans la nature, « des positions fortes » et des systèmes d'action tout faits. Étudier à fond Napoléon et son œuvre dans la suite des faits et des idées, c'est excellent. Trop s'éblouir de lui comme du maître éternel et du dieu de la guerre, c'est s'exposer, dans les temps nouveaux, aux plus terribles surprises de l'action et de la pensée ; c'est se vouer à une routine militaire d'autant plus dangereuse qu'elle est tout éclatante des victoires passées. Dans toutes les grandes palpitations de la vie nationale qui ont soulevé l'histoire, il y a un secret qu'il faut entendre, mais pour l'emporter vers la vie nouvelle, non pour s'y asservir comme à un mot d'ordre. À ceux qui risqueraient de s'aveugler en fixant trop obstinément le soleil d'Austerlitz, je suis tenté de dire : Élargissez votre horizon, et que le soleil d'un seul homme et d'un jour ne suffise pas à l'emplir.

C'est pourquoi je proteste contre le procédé de refoulement et d'exclusion qui rejette dans l'ombre du passé, et comme dans un autre monde dont nous n'aurions rien à retenir, les grandes guerres de la vieille France. Et si notre cœur s'émeut tout bas d'une sorte de complaisance pour l'homme qui, fidèle serviteur du roi, était surtout le fidèle serviteur de la France, qui avait assez de fermeté pour résister à la pensée du maître absolu et assez de désintéressement pour accepter, pour rechercher au service de la patrie la possibilité d'une défaite dont il eût porté tout le poids, s'il nous plaît de surprendre, dans l'émotion enthousiaste et tendre qui accueille sa victoire imprévue, dans l'universelle émotion de douleur qui accueille sa mort, la révélation d'une France profonde que nous cache trop souvent la majesté immobile du grand roi, ce n'est point pour donner à Turenne, par une interprétation caricaturale. je ne sais quelle figure de général révolutionnaire et comme un faux air de Hoche et de Marceau ; ce n'est pas pour forcer indiscrètement le sens des paroles de Carnot revendiquant pour la France débarrassée des monarchies, pour la France éternelle, le grand capitaine dont les restes étaient transférés de l'abbaye dévastée de Saint-Denis au temple révolutionnaire de Mars ; c'est pour affirmer la vérité durable de tout ce qui fut sincère ; c'est pour maintenir ouvertes toutes les sources de vie morale et de pensée où l'âme d'une grande nation doit se renouveler sans cesse et non point se pétrifier.

Plus dangereux encore, dans l'ordre militaire et pour l'éducation de la défense nationale, est le refoulement napoléonien de la Révolution française, rejetée â un arrière-plan confus et réduite à n'être que la préparation chaotique d'une formule de guerre qui, en Napoléon seul, a eu sa force et son achèvement. C'est du commencement du XIXe siècle, c'est du Consulat et de l'Empire que le capitaine Gilbert date la souveraine méthode de combat et de victoire que la France doit reprendre. Gilbert, il est vrai, reconnaît que c'est la Révolution qui a suscité le monde nouveau dont la tactique napoléonienne est la formule militaire. C'est elle, en sa première forme toute populaire et instinctive, qui a imaginé les libres et hardis mouvements de masse et, dans ces mouvements de masse rapides et impétueux, la libre et vive allure des bataillons et des individus eux-mêmes. Elle a créé tout ensemble les effets de masse et les effets d'initiative. Elle a concentré tout à la fois et desserré les forces. Dumouriez, Carnot annoncent et préparent Bonaparte. Tout cela, Gilbert le sait, en effet, et il le dit sans appuyer pourtant. Dans cette apparente équité, il y a une grande injustice et une redoutable erreur. Bonaparte, dans l'ordre militaire comme dans l'ordre politique, n'a pas accompli et consommé la Révolution : il l'a diminuée en tout sens. Même dans l'interprétation la plus bienveillante de son œuvre, même si on suppose qu'il n'a abaissé la Révolution que pour sauver quelques-uns de ses résultats essentiels d'un double péril d'anarchie et de réaction extrême qui aurait tout emporté, encore faut-il avouer qu'il l'a amoindrie. En effet, s'il a sauvé le navire, c'est en abaissant les plus hautes voiles gonflées et déchirées par la tempête et palpitantes encore dans le vent sublime. Non seulement la Révolution a eu, dans la technique militaire, dans la stratégie et dans la tactique, la vertu inventive, et Bonaparte n'a pu que mettre au point cette partie de l'œuvre révolutionnaire et en perfectionner le mécanisme. Mais l'œuvre militaire de la Révolution était infiniment plus vaste que l'œuvre napoléonienne ; il en a rejeté ce qu'elle avait de plus ample et de plus hardi, ce qui peut le mieux, approprié à des formes nouvelles, servir l'avenir. Elle a tenté cette chose incomparable de passionner toute une multitude combattante et de la discipliner aussi par la force et l'enthousiasme d'une idée. Ce n'est pas une phrase, et la France est perdue, militairement et moralement perdue, si les malfaisants rhéteurs de la contre-révolution, déguisés en historiens, arrivent à lui persuader qu'en effet ce n'est qu'une phrase. Il est vrai, certainement vrai, que pendant les quelques années où est comme concentrée la substance morale de plusieurs siècles, le grand amour de la République, le grand enthousiasme de la liberté et de la dignité humaine a non seulement soutenu et enflammé, mais ordonné et organisé de vastes armées. C'est cela, avant tout, qu'il faut étudier ; c'est cette prodigieuse action d'une force morale sur un immense mécanisme qu'il faut analyser, et comment elle a peu à peu tenu et coordonné tous les ressorts, exalté et combiné tous les mouvements. Une fièvre sublime qui aurait une vertu plastique et qui accorderait l'organisme en le surexcitant, voilà ce que nous offre, de 1792 au Consulat, l'esprit révolutionnaire envahissant et façonnant l'armée. Il ne s'agit pas de parodier par une exaltation factice ce grand mouvement, mais de le reconnaître et de le comprendre.

Je sais bien que, même aux époques les plus belles et les plus nettes de la Révolution, il est ou impossible ou très difficile, avec l'inévitable et grossier mélange des choses humaines, de saisir dans leur action toute pure ces hautes idées qui créèrent tout ensemble et qui organisèrent l'héroïsme. L'intrigue girondine se mêla à la déclaration de guerre et la précipita. Des passions d'orgueil, de nationalisme superbe et conquérant corrompirent dès le début, à quelque degré, le noble enthousiasme de l'indépendance nationale et de l'universelle liberté humaine. C'est le malheur de la force que, même au service du droit, elle s'enivre d'elle-même et, de moyen qu'elle est, elle devient elle-même sa propre fin. Isnard déclamait comme un chauvin furieux. Le journal même du sage et généreux Condorcet, commentant les premiers événements de la guerre de Hollande et la prise de Gertruydemberg où l'armée du grand roi avait échoué, disait :

Les patriotes ont vengé la défaite de Louis XIV.

Un arrière-souvenir et comme un arrière-orgueil de despotisme national se glissait dans les victoires humaines de la liberté. Donner la liberté au monde par la force est une étrange entreprise pleine de chances mauvaises. En la donnant, on la retire. Et les peuples gardent rancune du don brutal qui les humilie. Le poète allemand s'écriera plus tard :

Cette liberté que vous nous ameniez comme une fiancée, vos soldats l'avaient d'abord baisée sur la bouche.

Oui, je sais cela, et Robespierre l'avait pressenti ; il l'avait annoncé lorsque seul, aux Jacobins, en 1792, ii luttait avec une obstination héroïque contre le parti de la guerre, contre l'entraînement belliqueux du peuple que son besoin d'action révolutionnaire poussait aux grandes aventures, bien au delà de l'intrigue et des roueries de la Gironde. Il prédisait aux hommes impatients d'aller à la liberté par le chemin hasardeux de la guerre, les convulsions contre-révolutionnaires qui sortiraient sans doute de la défaite, la dictature militaire qui sortirait de la victoire. Il leur montrait le reste du monde encore incapable de se libérer lui-même, destitué d’une bourgeoisie audacieuse, livré à l’ignorance, résigné à la tyrannie des nobles et des rois ; il criait aux exaltés cette magnifique parole :


Ce n’est pas la pointe des baïonnettes qu’on porte aux peuples la Déclaration des Droits de l’Homme.


Grandes leçons et qu’il faut retenir pour préserver à jamais les peuples en révolution des tentations de la guerre, même s’ils croient par là brusquer dans le monde la victoire de l’idée.

Mais pourquoi beaucoup, parmi les révolutionnaires les meilleurs, n’écoutèrent-ils point alors les prophétiques avertissements de Robespierre ? Pourquoi n’épuisèrent-ils pas toutes les chances de paix avant de provoquer l’explosion de l’orage que, d’ailleurs, accumulaient lentement les rois ? Pourquoi se hâtèrent-ils de mettre la guerre probablement inévitable au service de la Révolution menacée du dedans et du dehors ? Parce qu’ils se croyaient sûrs de leur propre cœur et que leur fièvre de liberté ne dégénérait pas en une fièvre de conquête. Les fumées d’orgueil qui passaient sur leur idéal ne le voilaient pas encore, et il leur semblait que douter d’eux-mêmes, c’eût été douter de lui. Les profondes défiances de Robespierre étaient réfutées par les plus hauts élans de leur âme. Même les bouffées de vanité chauvine et de déclamation guerrière qui montaient dans les paroles leur semblaient émaner d’un foyer ardent et pur. Ce fut la grande tentation de la Révolution française, mais c’est son honneur d’avoir cru qu’elle pourrait goûter aux violences enivrantes de la guerre sans que l’idéal de la liberté française, se sauvant elle-même et sauvant le monde, fût compromis. Si, de 1792 à 1795, le destin avait proposé à ces hommes ce choix : « Ou bien vous briserez la coalition des despotes, et en sauvant votre liberté vous libérerez les autres peuples, mais vous n’aurez pas un pouce de terre de plus, et pas la moindre primauté ; dans la paix définitive et la liberté commune, le peuple de France sera l’égal des autres peuples. Ou bien, par une fortune toute contraire, marchant derrière les aigles romaines d’un général victorieux devenu votre maître, vous serez les dominateurs et les exploiteurs superbes de l’univers », le second terme de l’alternative leur eût fait horreur. Peut-être auraient-ils ressenti du premier coup, au fond de leur âme, un mouvement d’orgueilleuse surprise que la France révolutionnaire et libératrice pût être demain et à jamais un peuple comme les autres, mais ils auraient eu honte de cette surprise même ; ils auraient opté passionnément pour le droit, pour la liberté du monde ; leur enthousiasme n’eût pas été refroidi d’un degré.

Malgré les griseries de la force et de l’ambition, malgré la sollicitation confuse des passions brutales ou basses, c’est bien cette pure idée qui, aux jours d’épreuve et de péril, fut vraiment l’inspiratrice. Elle fut le principe moteur, elle fut aussi le principe organisateur. Carnot qui, dès le commencement de l’été de 1793, gouverne les armées, ne perd rien de son crédit auprès d’elles pour répéter sans cesse, et dans les combats mêmes, que la République ne voulait point d’annexion, que même elle devait renoncer à la vieille prétention sur la rive gauche du Rhin, que sa force vraie, durable, serait dans la modération et dans la justice, dans le respect des peuples même vaincus. C’est la négation la plus absolue de toute idée de conquête qui poussait à la victoire les armées de la Révolution. Quand il entraînait les soldats à Wattignies et enlevait le formidable camp de Maubeuge, c’est le seul orgueil de la liberté et du droit qui fanatisait les âmes. « S’ils emportent ce camp, avait dit le général autrichien, j’avoue que ce sont de fiers républicains, et je le deviendrai comme eux. — Il le sera donc », avaient répondu les soldats révolutionnaires. Et leur seule ambition était de montrer que le plus pur dévouement à la patrie libre peut susciter des énergies incomparables et réaliser l’impossible. En se jetant au péril avec une vigueur et un élan qui avaient raison de tout, ils voulaient faire la preuve de la noblesse de la Révolution.

C'est parce qu'ils sentaient, dans l'âme de toute l'armée, cette force profonde, que les chefs, militaires et civils, se risquaient à annoncer d'avance la victoire à la Convention. C'est pour cela que le 9 octobre, le général Jourdan osait écrire au ministre de la guerre :

Je compte attaquer le 12. La cause que je défends est si belle que je crois le succès inéluctable.

Et le 13 octobre, au seuil même de la bataille, il écrivait de son quartier général d'Avesnes :

Suivant tous les rapports, les forces ennemies se montent à 64 000 hommes d'infanterie et 15 000 hommes de cavalerie. Je compte sur le courage et l'énergie des républicains que je commande : un doit en valoir deux.

De toutes ces assurances, il aggravait, en cas de défaite, sa propre responsabilité ; mais l'élan d'enthousiasme et de confiance emportait tout. C'est du même ton de certitude que Carnot écrivait au Comité de Salut Public, le 9 octobre :

L'ennemi fait de grands mouvements ; l'affaire sera chaude, mais nous vaincrons et la patrie sera sauvée.

Il écrit le 14 :

Croyez que ça ira.

Il ne s'assurait pas seulement sur la position plus avantageuse qu'occupaient les troupes françaises, mais sur « le courage de lion » des combattants révolutionnaires.

Nos troupes sont aussi impatientes de vaincre que nous de les mener à la victoire ; demain elles seront satisfaites.

Et lorsque, le lendemain, tous ceux qui tombaient sur le champ de bataille, « tant officiers que soldats », ainsi que le note Carnot, criaient en mourant « Vive la République ! » c'est bien le souffle profond de leur âme qu'ils exhalaient ainsi. Ils attestaient dans ce cri unanime la communauté morale de l'armée, des soldats et des chefs, enfin réalisée après des difficultés terribles. Ils rendaient hommage dans la mort à la force immortelle de l'idée qui, un moment, avait été toute leur vie. Cette force de l'idée n'exaltait pas seulement les âmes au suprême sacrifice ; mais, par un effet plus difficile et plus profond, elle réglait les volontés, organisait les institutions et créait une discipline.

II modifier

L'organisation, la discipline, voilà les chefs-d'œuvre de l'idée révolutionnaire. Quelle pitié de voir méconnaître la puissance organisatrice de l'idée, et quel péril pour l'avenir dans cette méprise souvent volontaire sur le passé ! Que les officiers, que Gilbert sollicite à réfléchir sans cesse, y prennent garde. Qu'ils ne se laissent pas fasciner et absorber par l'étude exclusive de l'organisation et de la méthode napoléoniennes. Qu'ils fouillent les archives, comme Gilbert le leur conseille, pour surprendre jusque dans le détail le secret authentique de la pensée et de l'action du grand meneur d'égoïsmes, du grand administrateur et du grand manœuvrier. C'est excellent, mais qu'ils appliquent à l'œuvre militaire de la Révolution la même étude minutieuse et profonde. Les légendes naïves et fades des amis mal informés de la Révolution ont fait le jeu des pauvres légendes contre-révolutionnaires. Parce que l'institution militaire de la Révolution n'a pas trouvé dès les premiers jours sa forme et son équilibre, parce que la discipline nouvelle n'a pas surgi d'emblée, et toute faite, du chaos où sombrait la discipline ancienne, parce qu'il y a eu, dans la période de formation, des défaillances, des désordres, des incertitudes, la contre-révolution triomphe, et elle assure que la Révolution a été sauvée de l'anarchie militaire et de l'impuissance, non par la force organisatrice de son idée propre, mais par la survivance des cadres de l'armée d'ancien régime. Les volontaires ne furent, paraît-il qu'une cohue, et si l'amalgame de Dubois-Crancé créa enfin une armée ou un commencement d'armée, c'est parce qu'en effet il y a eu amalgame et que les bataillons de ligne, hérités de la monarchie, organisèrent et encadrèrent les bataillons de volontaires, matière informe et désordonnée. Le pis, c'est que de faux idéalistes révolutionnaires, béats et sots, se soient laissés surprendre et troubler par les documents d'archives que produisent Camille Rousset et Taine, comme s'ils avaient pu croire un instant qu'un ordre nouveau, qu'une discipline nouvelle s'instituent comme par miracle.

Le châtiment des peuples qui se laissent arracher ou dérober la liberté, un moment conquise, c'est que la tradition même en est faussée par les esprits. Ceux mêmes qui croient s'y rattacher la défigurent. L'âpre et rude vérité s'atténue et s'affadit pour eux en je ne sais quel idéalisme niais de romance. Ces hommes se représentaient les volontaires de 92 avec un nimbe d'héroïsme immaculé ; ils ne pouvaient supposer un instant que des soldats, dont l'ange classique de la liberté avait de son aile touché le front, aient été capables d'une défaillance, d'un soupçon injuste, d'une exigence mauvaise, d'une panique. Ils s'imaginaient glorifier l'idée en lui attribuant une vertu magique qui faisait tomber du premier coup tous les obstacles et abolissait les misères de l'humaine nature. Ils ont fait ainsi la partie belle à la pitoyable érudition de la contre-révolution, qui découvre sans peine et étale en effet comme une découverte les tares, les faiblesses, les vices d'une organisation encore incertaine et d'une humanité toujours imparfaite. Pauvres songe-creux qui, s'imaginant exalter le génie de la Révolution, lui retiraient sa virile grandeur. Ce qui est, en effet, la force et l'honneur de ces hommes, c'est qu'ils ont vu avec une lucidité admirable, proclamé avec une admirable franchise les désordres et les fautes qui viciaient le régime nouveau, mais que jamais ils ne se rebutèrent. Ce n'est pas en atténuant et affaiblissant l'idée par de lâches compromis, c'est en la fortifiant, au contraire, c'est en pénétrant de son action tous les éléments désordonnés qu'ils créèrent vraiment de l'ordre et sauvèrent la patrie.

Avec la correspondance de Carnot, en avril 1793, il serait facile de dresser contre les soldats de l'armée du Nord le plus formidable réquisitoire. Taine y pourrait surprendre tout à son aise les pires effets de l'anarchie révolutionnaire et de la monstrueuse aberration jacobine : immoralité, insolence, crapuleuse débauche des soldats que la Convention a autorisés à se marier malgré leurs chefs et qui, sous ce prétexte, ont empli les casernes de filles de joie, qu'ils installent même aux cantonnements chez « les pures villageoises », et qui, de leur longue traînée de chariots scandaleux, surchargent et ralentissent toutes les marches ; querelles dans les auberges avec les hôteliers pour le change des assignats ; prétentions puériles et vanité des volontaires qui voudraient tous, au lieu de s'encadrer dans les compagnies déjà formées, constituer des compagnies nouvelles, des « corps francs » où il leur serait loisible d'avoir « trois fois plus d'officiers que de soldats », trafic des recrues vendant leurs vêtements, leur fusil, leur poudre, lâcheté même, oui, dénoncée par Carnot ; lâcheté des hommes « énervés par les catins » : quelle misère! Quelle apparente faillite de l'idée et quelle déroute de l'espérance. Comme nos philosophes « réalistes » en auraient triomphé ! Et quelle tentation pour des esprits débiles de se jeter vers le passé ou d'abdiquer dans un pessimisme amer ! La Révolution était perdue si un moment elle avait douté d'elle-même. Tous les esprits qui doutaient vraiment se détachaient de l'arbre de vie et tombaient comme des feuilles mortes ; mais sur cette jonchée des âmes lasses, la Révolution héroïque continuait son chemin. Pas une minute, au navrant spectacle du mal qu'il dénonçait, la foi profonde de Carnot n'a hésité. Il a eu un accès de colère plus que de découragement quand les soldats, après s'être emparés vaillamment de la ville de Furnes, s'enivrèrent de bière en fêtant leur victoire et se livrèrent à un pillage ignominieux. Il demanda son rappel à la Convention. Mais il domina aussitôt cette défaillance, et tout en exigeant la répression implacable des actes de pillage, de violence et d'indiscipline, c'est sur le retour de l'honneur révolutionnaire qu'il compte surtout. Et sa certitude vaillante ne fut pas ébranlée. C'est qu'il savait que dans ces âmes livrées à toutes les médiocrités et à tous les désordres, il y avait un ressort sublime qu'on saurait bien mettre en jeu. Et c'est lui qui avait raison d'espérer quand même ; c'est lui qui avait raison de croire, car ce sont ces mêmes soldats de l'armée du Nord, corrompus, semblait-il, et décomposés au point d'avoir perdu même le courage ; ce sont ces mêmes soldats qui, cinq mois après, dans un élan discipline de courage héroïque, emportaient le camp de Maubeuge ! Et plus de la moitié d'entre eux n'avaient pas de souliers ! Et il manquait à l'armée des milliers de baïonnettes pour qu'elle pût tout entière « attaquer à la française ! » Comment donc ce prodige s'est-il accompli ? Est-ce que tous ces hommes ont été ramenés sous la discipline des vieilles hiérarchies ? Et la Révolution a-t-elle appelé au secours, par un compromis funeste, les forces sociales qu'elle combattait ? Est-ce que, dans l'intervalle, la Révolution a fait amende honorable, même partielle ?

Elle a, au contraire, par le 31 mai, exalté et concentré l'action révolutionnaire. Est-ce que c'est en protégeant les armées contre la contagion de « l'anarchie révolutionnaire » que la Convention y a rétabli enfin la force de la règle ? C'est, au contraire, en communiquant sans cesse aux armées toute la flamme de la Révolution. La veille même à la bataille de Wattignies, le Comité de Salut public faisait savoir à l'armée du Nord, pour l'animer, que l'armée républicaine venait d'écraser à Lyon le fédéralisme royaliste et girondin :

Républicains, l'armée de la République vient d'entrer triomphante à Lyon ; les traîtres et les rebelles sont taillés en pièces. L'étendard de la liberté flotte dans ses murs et les purifie. Voilà le présage de votre victoire.

C'était signé d'Hérault de Collot d'Herbois, de BillaudVarenne, de Barère, de Saint-Just, de Robespierre. Et le général Jourdan leur répondait :

…que cette nouvelle, portée par lui à l'ordre de l'armée, allait rehausser encore son courage pour l'attaque du surlendemain.

Il n'est pas de plus pauvre conception ou de plus sot artifice que de séparer dans le jugement porté sur l'œuvre révolutionnaire, l'armée de la Révolution de son Gouvernement. Isoler ainsi l'armée de l'action révolutionnaire centrale c'est ne rien comprendre à l'armée elle-même. Tout n'était à Paris, selon Taine, que fange sanglante ; mais pour l'armée, la Révolution lointaine était restée aussi pure, aussi blanche que les statues de la Liberté que les soldats faisaient au camp avec de la neige. Taine se trompe. C'est de tout près que les soldats voient la Révolution. Ce sont les soldats surtout, ce sont surtout ceux de l'armée du Nord, qui avaient vu à l'œuvre, sur place, les forces dissolvantes de la contre-révolution. Ce sont eux qui avaient constaté ses trahisons, ses roueries, la defection des chefs aristocrates, la trahison plus redoutable des hommes comme Dumouriez qui, d'abord serviteur de la Révolution, s'était mis peu à peu, par irritation d'amour-propre ou calcul d'ambition, à la chicaner et à lui bouder pour passer ensuite à l'ennemi. Et ils avaient conclu dans ces épreuves que ceux-là seuls sauveraient la patrie, la Révolution, l'armée elle-même, qui se donneraient tout entiers à l'action nationale et révolutionnaire, sans réserve, sans chicane, sans diversion. C'est parce qu'ils sentaient dans la Convention montagnarde et dans le Comité de Salut public cette volonté concentrée et indomptable qu'ils en acceptaient joyeusement la discipline. Ils faisaient ainsi un grand acte politique dans leur vie de soldat. Bien loin d'isoler l'armée par une sorte de pudeur et comme pour lui épargner la flétrissure des crimes commis là-bas, ils savaient que l'armée elle-même ne serait qu'un foyer d'intrigues contre-révolutionnaires et de menées traitresses si elle n'était pas contrôlée et vivifiée par l'esprit toujours présent de la Révolution organisée. Ce n'est pas le seul patriotisme des camps, c'est le plein patriotisme de la France nouvelle, le dévouement à la patrie, le dévouement à l'action concentrée de la nation révolutionnaire, qui animait et disciplinait les armées. Les plus nobles des chefs, les plus purs, ne craignaient pas d'appeler sur la vie de l'armée, sur le détail même des promotions, la vigilance soupçonneuse des révolutionnaires. Hoche écrivait à Marat pour lui dénoncer des iniquités et des désordres et il l'embrassait fraternellement. Les généraux, les officiers qu'atteignaient le soupçon n'en étaient pas affectés. Ils savaient, après tant de trahison, que la Révolution avait le droit d'être méfiante. Desaix fut frappé, Hoche fut frappé ; ils n'en gardèrent pas de ressentiment. Ils savaient que les erreurs même procédaient de l'inflexible volonté de sauver la France, et, dans les éclats injustes de la foudre qui s'égarait sur eux, ces grands cœurs reconnaissaient encore l'ardent éclair de la liberté et de la patrie. La vie de l'armée était alors comme la vie d'une grande âme qui a appris au service d'une haute idée à se gouverner elle-même ; c'est la force de la passion qui crée la force de la règle.

Comment, en fait, l'armée fut organisée selon les principes de la démocratie et de la Révolution, je le préciserai en cherchant dans la tradition française des renseignements pour la véritable organisation militaire dont je veux formuler le plan ; je dirai ce que fut l'amalgame, si étrangement dénaturé aujourd'hui par tous ceux, de droite ou de gauche, qui veulent discréditer, à fond ou â demi le principe de la nation armée. Je démontrerai par des textes et des faits irrécusables qu'il ne fut pas institué pour encadrer les bataillons nationaux dans la ligne, mais au contraire pour encadrer la ligne dans les formations nationales et révolutionnaires. Je démontrerai que tout en accueillant avec joie et avec reconnaissance toutes les bonnes volontés qui lui venaient du passé, et en utilisant toutes les forces préexistantes qui consentaient au génie nouveau, c'est bien à ce génie des temps nouveaux que la Révolution soumettait les forces anciennes. Double leçon pour nous : de largeur d'esprit et d'unité d'esprit. Mais ce que je devais retenir maintenant, ce que je voulais marquer, c'est combien sont arbitraires et étroits les procédés d'évaluation appliqués aux grandes méthodes de guerre par le capitaine Gilbert et ses disciples, c'est-à-dire par un grand nombre d'officiers.

C'est combien il est dangereux d'isoler la technique militaire et de comparer, par exemple, au seul point de vue de la tactique de concentration des forces, la méthode révolutionnaire de Carnot et la méthode napoléonienne.

On pourrait dire, même au point de vue purement technique, qu'il est assez puéril de noter, comme le fait Gilbert, que Carnot, malgré sa tendance à la guerre de masse, n'a pas concentré son action militaire, avec ses quatorze armées, au même degré que Napoléon et qu'il a ainsi moins bien pratiqué la seconde règle formulée par Clausewitz, d'après l'expérience du Maître : la concentration des forces dans l'espace. Carnot avait à tenir compte de nécessités exceptionnelles. La guerre que soutenait la Révolution était une guerre immense, à la fois nationale et sociale. Elle luttait contre tous les ennemis de l'ordre nouveau au dedans et au dehors. Et la correspondance des commissaires de la Convention démontre que sans la présence de la force armée sur toutes les frontières et presque dans toutes les régions du pays, l'étranger aurait aisément provoqué des soulèvements intérieurs. Carnot concentrait, autant qu'il était possible, les forces et l'action en faisant passer rapidement d'une armée à l'autre, selon les vicissitudes des besoins, les bataillons nécessaires et en veillant sans cesse à ce que les chefs agissent partout avec toutes les forces dont ils disposaient.

Renoncez au morcellement qui vous perd — attaquez en masse — c'est la dispersion qui vous affaiblit. Il faut opérer en ce point avec une telle supériorité de forces que la victoire soit une certitude.

C'est le refrain de sa correspondance. À quelles chicanes vraiment peut conduire l'engouement napoléonien ! Mais c'est une question bien plus grave qui est posée. Il s'agit de savoir si c'est de l'époque républicaine ou de l'époque césarienne de la Révolution que peuvent venir à la France d'aujourd'hui et de demain, pour l'éducation scientifique des officiers, pour l'organisation militaire de la défense nationale, les meilleurs enseignements. Je me hâte de dire qu'il serait insensé d'emprunter à l'une ou à l'autre des moules tout faits. Mais je dis aussi que pour la France du vingtième siècle, qui ne sera forte qu'à la condition d'être une démocratie républicaine hardie, en plein essor politique et social, et de conformer son institution défensive aux principes de la démocratie absolue, la tradition républicaine de la Révolution est restée beaucoup plus féconde que la tradition napoléonienne. Quand elle nous inviterait seulement, et quand elle inviterait les officiers de l'armée à rechercher quel est le point de force morale, quelle est l'idée passionnée qui peut aujourd'hui servir de centre commun à l'institution militaire et à la vie nationale, c'est là que serait la haute et nécessaire leçon. Il est trop commode, en vérité, de considérer tout le monde moderne comme un bloc où on ne discerne plus quelle institution militaire et quelle stratégie conviennent à la démocratie républicaine et à la démocratie impériale.

Les esprits et les âmes ont pu passer de la Révolution républicaine à la Révolution impériale sans prendre garde qu'ils changeaient de sphère et de niveau. Car l'usure intérieure et la chute secrète de l'idéal en chacune des consciences individuelles les empêchait de mesurer la profondeur de la chute commune. Mais entre l'époque qui croyait passionnément à la liberté, même quand elle créait et acceptait pour la défendre la passagère dictature du Comité de Salut public, et l'époque qui n'y croyait plus ou qui n'y pensait plus, il y a une antinomie violente et il y a de l'une à l'autre une terrible diminution. Même quand elle déclamait, la Révolution républicaine était sincère ; c'est d'une vie intérieure et profonde que palpitaient la nation et l'armée. Ce qui manque le plus à la Révolution impériale, c'est la sincérité, c'est la profondeur. Elle n'est qu'éblouissement et prestige. C'est par le mensonge essentiel que Bonaparte y prélude. Quand il commence à guetter les événements et à rôder autour du pouvoir, l'amour et l'orgueil de la liberté subsistaient encore en bien des âmes. La force d'enthousiasme et d'espérance que la Révolution avait mise en mouvement n'était pas épuisée encore malgré toutes les dissipations et tous les déchirements. À chacune des crises qui meurtrissaient la République et qui lui prenaient de sa vie, les hommes, obstinés à l'idéal, essayaient de se persuader que c'était un renouvellement. La République avait eu dans les esprits une si prodigieuse vitalité qu'ils ne s'imaginaient pas, à travers toutes les épreuves et toutes les blessures, qu'elle pût périr. À l'armée d'Italie, il y avait encore dans l'âme de tous, chefs et soldats, comme une jeunesse de Révolution. C'est le dilettante Stendhal, que sa passion de la vie aidait à comprendre les grandes choses, c'est le charmant Maurice Dupin, d'origine aristocratique pourtant, qui marquent dans leurs œuvres ou dans leurs lettres le désintéressement admirable de tous ces officiers, auxquels il suffit de servir la République et la patrie, et qui, dans cette sorte de volupté du devoir, dédaignent les joies de vanité et d'ambition, insoucieux de tout avancement comme ils sont oublieux de tout péril. Chez plusieurs d'entre eux, à mesure que se précisera l'ambition de ce Bonaparte qu'ils ont tant admiré, il y aura comme un malaise et un désenchantement. Mais lui, de ce regard perçant du chasseur qui guette sa proie, il a démêlé, non seulement la fatigue grossière de la masse des hommes surmenés par les agitations et les crises, mais aussi la subtile et funeste transformation qui, à leur insu même, s'est accomplie dans les âmes d'élite. Elles ne croient plus à la liberté autant qu'elles s'imaginent y croire. N'ayant pu s'assurer en une forme stable et fixer la société inquiète, la liberté s'évanouit à demi dans sa propre incertitude, et les esprits qui ont besoin d'un objet où s'appliquer se sont secrètement détachés d'elle, à un point que la plupart, les meilleurs surtout, ne soupçonnent pas. Ce quils aiment encore d'elle, ce sont les émotions enivrantes qu'elle leur a données ; c'est la vie ardente qu'elle a mise en eux. Voilà la prise pour le tentateur. S'il survient comme un magicien de la force, si, détruisant ce qui reste de liberté, mais en conservant encore les formules et le nom, il donne à toutes les énergies un emploi superbe ; s'il concentre et précipite la vie qui commençait à se disperser et à languir, s'il organise et soumet les forces pour les mieux déchaîner sur un plan inférieur mais prodigieusement vaste, quand les âmes actives s'apercevront enfin, si elles ont le loisir de s'en apercevoir, qu'elles ont échangé les nobles passions de la liberté et de la patrie pour l'appétit de la domination subalterne et de la gloire, il ne sera plus temps pour elles de se rebeller. Peut-être même sera-t-il trop tard pour souffrir. Et dans cette descente de la liberté à la gloire elles croiront, ayant toujours le même élan vital, être restées au même niveau.

Pour préparer cette transformation insensible et cette secrète déchéance, Bonaparte, d'abord, parle du dehors à ces âmes leur langage accoutumé. Du dehors, car lui n'y met pas son âme. L'idée révolutionnaire ne l'intéresse que comme une force et une réserve de forces. Cette force, s'il veut la saisir, il faut qu'il lui donne, en l'abaissant, l'illusion d'être exaltée. Comme le soleil déclinant a parfois une splendeur de pourpre qui étonne l'horizon, la liberté qui descend aura une splendeur d'action et de gloire. Mais de cet artifice de magnificence vaine et d'action illusoire, quelle leçon peut donc rester pour la France de demain qui n'assurera sa vie que pour créer solidement la justice ? De ce qu'il y eut de plus beau dans la Révolution, de l'espoir en la justice par la liberté, il ne reste plus dans l'institution napoléonienne que simulacre et mensonge. L'époque impériale est comme un hautain glacier, d'égoïsme, empourpré d'un reflet de liberté mourante et d'une prodigieuse lueur d'orgueil. Ce prestige va s'effacer, sans retour. Le soir, quand les hautes Alpes s'éclairent d'un reflet du soleil presque couché, c'est une illumination magique ; sur les sommets de neige et de glace, c'est comme une renaissance surnaturelle du jour qui finit. Mais cette fausse lueur de vie se décolore, ce splendide mensonge s'éteint à son tour ; les colossales montagnes, gagnées par le froid de la nuit, pâlissent étrangement, et les cimes livides et grises ne sont plus bientôt dans le soir deux fois triste que des fronts blêmis par la mort. Est-ce donc le reflet mort d'une lumière morte qui guidera la France vivante en son chemin ?

Ce qui est étrange, c'est que ceux-là même, comme le capitaine Gilbert, qui mettent la France en garde contre la « prussomanie », contre l'admiration servile et le plagiat de l'Allemagne militaire, détournent la France à demi de sa tradition propre. Par le napoléonisme est créée une équivoque française qui ressemble par bien des traits à l'équivoque de l'Allemagne impériale. L'empire napoléonien et l'empire bismarckien ont ceci de commun qu'ils ne sont pas fondés nettement sur la pure idée du droit, pas plus le droit divin que le droit populaire. Les Hohenzollern peuvent bien invoquer aux heures mystiques leur mission divine et l'ancienneté de leur race prédestinée. Mais c'est dans la lumière crue du monde moderne que Frédéric II a créé leur grandeur. Ils n'ont pu d'ailleurs réaliser la grande unité allemande et prendre la couronne d'Empire qu'en flattant et captant à leur profit la force révolutionnaire de la démocratie. Mais, pour eux comme pour Napoléon, elle n'est pas une idée ; elle est un fait qu'on utilise, qu'on exploite et qu'on limite. M. de Bismarck disait : « La Révolution est une force », et c'est en promettant à l'Allemagne une représentation nationale, issue du suffrage universel, qu'il a groupé autour de lui et de la dynastie prussienne les peuples allemands. M. de Bulow disait récemment, au Reichstag, que dans la chambre où est mort M. de Bismarck, il n'y avait qu'un portrait, celui du poète Uhland, qui a dit :

Pour le sacre des empereurs allemands une goutte d'huile démocratique est nécessaire.

L'empire allemand est donc un compromis de la force historique prussienne des Hohenzollern et de la force historique européenne de la Révolution, comme l'empire bonapartiste fut un compromis de la tradition monarchique romaine et de la Révolution française abaissée à n'être plus un principe, mais une force qu'on subordonne et qu'on s'approprie. De là, dans l'institution militaire elle-même, quelque chose d'incomplet et de bâtard comme dans l'institution politique. Napoléon n'osa pas, dans la lutte suprême où il se débattait contre l'invasion, ranimer et soulever les passions révolutionnaires du peuple. Et l'empire allemand, avec sa diplomatie d'absolutisme et son militarisme, où la nation armée est rétrécie et à demi paralysée par l'esprit de caste, ne pourrait sans doute, dans une grande crise nationale, disposer des mêmes ressources qu'une démocratie passionnée et forte de tout son principe. C'est par sa Révolution républicaine, c'est par l'idée affirmée au jour de la démocratie absolue que la France est vraiment originale. Elle est la seule nation de l'Europe qui, pour développer en elle la force de la démocratie complète, j'entends la force nationale et militaire comme la force politique et sociale, n'ait qu'à se retrouver elle-même, à comprendre et à reprendre, en l'élargissant, sa propre tradition. L'engouement de nos officiers pour les méthodes napoléoniennes les détourne de cette source vive, de ce que le génie national a de plus profond et de plus inimitable.

Il les empêche aussi de comprendre l'époque napoléonienne elle-même et de la juger. Le capitaine Gilbert et ses disciples français ne l'étudient point avec la largeur d'esprit et « l'objectivité » de celui des théoriciens allemands qu'ils admirent le plus, de Clausewitz. Ils prétendent que celui-ci s'est contredit parce qu'après avoir démontré et analysé les effets admirables que Napoléon a obtenus de l'offensive rapide, concentrée et hardie, il conclut cependant à la supériorité de la défensive. C'est sans doute qu'il a été obsédé par les souvenirs de la campagne de Russie. Et il est vrai qu'elle ne pouvait manquer d'agir fortement sur son esprit. Il avait combattu dans l'armée russe. Lui, général prussien, indigné de la lâcheté de la monarchie prussienne qui subissait l'alliance déshonorante de Napoléon et lui fournissait un corps de troupes pour la grande armée, il avait pris du service dans l'état-major russe. Par patriotisme prussien, il combattait contre les soldats de la Prusse, et il dit en quelques mots poignants et sobres, dans son commentaire sur la guerre de Russie, quelle fut son émotion quand il se heurta sur le champ de bataille à une armée couverte du drapeau de son roi, du drapeau de sa patrie et où combattait son propre frère. Tragique complication des choses humaines qui défient les formules sommaires et les jugements abstraits ! Il avait vu de ses yeux, dans l'immense et morne défensive russe, sombrer la fortune de Napoléon. Mais l'Espagne n'avait-elle pas montré aussi ce que peut, contre le génie offensif le plus audacieux et le plus habile, le génie défensif d'un peuple qui veut rester indépendant. En vérité, ces leçons n'étaient point négligeables, et il est singulier que la nouvelle école française de l'offensive les élimine arbitrairement et, au moment même où elle invoque Clausewitz, ne retienne qu'une partie de ses formules. L'effort du théoricien allemand n'est pas d'imposer aux esprits un plan tout fait, mais de dégager de la complexité des faits des règles d'action qui permettent d'obtenir, dans une hypothèse donnée, le plus grand effet possible. Autant il met en lumière l'efficacité de l'offensive et les moyens de la porter au maximum, autant il s'élève contre le parti pris théorique et abstrait de l'offensive, qui semble hanter de nouveau beaucoup de nos théoriciens militaire séduits par une fausse hardiesse de pensée. Dans son étude sur la campagne de 1796 en Italie, il condamne le plan de l'Autriche abandonnant les remparts naturels du Tyrol pour aller dans la plaine italienne tenter de délivrer par l'offensive Mantoue assiégée :

Ce sera donc toujours, s'écrie-t-il, la même erreur, la même faute grossière contre la saine raison ! Comme si l'attaque donnait plus d'espoir de vaincre que la défense ! Deux fois, dans cette campagne, l'armée autrichienne, battue, s'est réfugiée dans le Tyrol : ces deux fois elle a trouvé un refuge dans ses montagnes et ses gorges, car les Français qui, dans la plaine, n'avaient pas cessé de la battre, se sont arrêtés les deux fois, comme médusés, au pied des Alpes du Tyrol ; les Autrichiens ont assisté à ce spectacle, mais ils ne s'en sont pas étonnés, l'ont trouvé très naturel ; ils l'ont regardé comme dans un songe, sans se rendre compte de pourquoi, sans se demander ce qu'il y avait là-dessous Si une armée battue, en fuite, trouvait protection dans les montagnes, a fortiori une armée constituée, renforcée, et toutes choses égaies d'ailleurs, n'y sera pas attaquée.

Clausewitz (campagne de 1813 et campagne de 1814) insiste sur ce qu'a eu d'essentiellement défensif la grande guerre menée en Allemagne, en 1813, par les alliés et qui aboutit pour l'empereur au désastre de Leipzig. Il ne s'agit pas d'une défensive morne, résignée et pour ainsi dire définitive, mais d'une défensive ardente, toute prête à se tourner en offensive. Si je dégage bien de ces complications la pensée de Clausewitz, ce qui donne un caractère défensif à l'action des alliés dans la guerre de 1813 en Allemagne, c'est d'abord que toutes les forces morales du peuple sont mises en jeu ; c'est que la haine contre l'envahisseur, contre l'oppresseur, s'est lentement accumulée dans toutes les âmes et qu'elle est prête à déborder ; c'est que, dès longtemps, depuis Iéna, cette idée de défendre à outrance le territoire prenait corps dans l'institution militaire ; c'est qu'il n'avait pas suffi à la Prusse de se constituer, par d'ingénieux artifices, une armée active rapidement mobilisable, qui pouvait en quelques mois, du chiffre de 40 000 hommes toléré par Napoléon, être portée au chiffre de 120 000 à 150 000 hommes, mais qu'elle avait « complété son organisation militaire en y joignant l'idée de défendre le territoire au moyen d'une landwehr et d'une landsturm ». C'est qu'à tout l'effort d'une préparation permettant de grossir rapidement l'armée se joignait « la création d'une milice nationale ».

Mais â ces caractéristiques morales de la défensive s'ajoutaient des caractéristiques tactiques et stratégiques. Le souci des alliés est de ne pas risquer d'abord par une opération hardie tout le destin de la guerre en une bataille. Sans doute ils ne se bornent pas à observer passivement les mouvements de l'ennemi. Napoléon vient de subir en Russie un désastre. Il n'est plus l'invincible et le surhumain. Le lourd manteau de découragement et d'impuissance qui accablait les esprits est déchiré. L'audace est permise, mais, si je puis dire, une audace d'apprentissage qui n'engage rien à fond. Agir, oser, pour s'exercer surtout et pour s'entraîner, pour attester à soi-même et à l'ennemi qu'on a repris confiance, mais ne pas s'aventurer à une épreuve décisive avant d'avoir obtenu le plein des forces dont on pourra disposer, et affaiblir l'adversaire, voilà la règle de conduite des alliés. C'est ainsi qu'ils se résolurent par un mouvement hardi à tenter la défense du passage de l'Elbe et à surprendre Napoléon en pleine manœuvre. Ils espéraient que Napoléon n'aurait pu concentrer sous sa main, au jour de la bataille, ses 120 000 hommes, si on se hâtait de l'attaquer aussitôt qu'il aurait franchi la Saale. Le combat s'engage ainsi à Lutzen le 1er mai. Mais quand les alliés, constatèrent que Napoléon amenait sur le champ de bataille le gros de ses forces plus vite qu'ils ne l'avaient prévu, ils ne s'obstinèrent pas. Leur but n'était pas de vaincre, mais de disputer assez la victoire à Napoléon pour qu'il n'eût pas un de ces succès foudroyants nécessaires à la restitution de son prestige amoindri. Ils voulaient user ses forces par une résistance sérieuse, mais d'où on se dégagerait assez tôt pour n'être pas pris au piège. Ils abandonnèrent donc la plaine de Leipzig et se reportèrent un peu en arrière dans une marche bien réglée sur deux colonnes. Cette tactique de réserve agissante et de résistance à la fois vigoureuse et prudente était la seule qui convenait à ce moment. Pas de coup de théâtre; pas de coup de foudre; pas de manœuvre « géniale » et aventureuse. Toutes les forces de défense n'étaient pas encore ramassées :

C'était un seul État allemand, une seule petite fraction de ses forces à venir qui, avec l'appui d'une médiocre armée alliée, avait à lutter contre les forces concentrées de la France, alors colossales. Par malheur, cette fois encore, des princes allemands avaient laissé leurs contingents se joindre à l'oppresseur ; par malheur, le reste de l'Allemagne gardait timidement le silence, appelait de ses vœux ardents l'heure de la délivrance, mais sans trouver le courage d'y travailler de ses propres mains ; par malheur, l'Autriche n'avait pas encore terminé ses préparatifs et il n'y avait dès lors qu'une issue possible, c'était de résister énergiquement à la nouvelle irruption d'un conquérant supérieur en forces et, par ce moyen, de rendre ses progrès plus pénibles, de miner autant que possible ses forces, de lui montrer, ainsi qu'au reste de l'Europe, la valeur de nos armes ; avant tout, de justifier et d'exalter la confiance en soi-même qui animait l'armée.

Cette tactique modeste et sobre fut-elle efficace? Clausewitz répond avec enthousiasme ; ou plutôt, c'est toute la nation prussienne qui répond avec lui :

Oui, il n'est pas de Prussien qui craigne la réponse, soyez tranquilles ! Vous pouvez jeter un regard en arrière sur votre conduite d'alors. Vous avez fait ce que la patrie attendait de vous et que Dieu demande aux défenseurs d'une cause juste et sainte. C'est la reconnaissance au cœur que le peuple constate vos efforts et vos sacrifices, et l'orgueil qu'il trouve à jeter les yeux sur votre lutte glorieuse est, pour l'esprit guerrier qui l'enflamme, un nouvel aliment.

C'est la glorification de la défensive nationale. Qu'on remarque bien qu'elle n'exclut pas la vigoureuse offensive sur un champ de combat déterminé, ni même, après une période d'accumulation des forces, la vigoureuse offensive d'ensemble. Mais cette première offensive locale et momentanée a beaucoup moins pour objet d'en finir d'un coup accablant avec l'adversaire que de hérisser d'obstacles sa marche et de rompre son élan.

C'est dans le même esprit que, quelques jours après, le 20 mai, à Bautzen, les alliés, le général russe Barclay, le général prussien Blücher évitent de jouer la partie suprême. Dès que la manœuvre de l'ennemi se dessine redoutable, ils aiment mieux se replier encore que de faire courir à la patrie un trop gros risque. Napoléon menaçait l'aile droite de l'armée alliée dans l'espoir qu'elle dégarnirait son centre et qu'il pourrait porter là le coup décisif, ouvrir un chemin à la foudre. Courageusement, les alliés se dérobent encore à l'épreuve.

Depuis l'ouverture de la campagne, explique Clausewitz, les alliés, s'inspirant de motifs politiques, avaient pris pour principe de ne jamais s'exposer à une défaite décisive, préférant rompre le combat avant son dénouement. Ici c'était le cas plus que jamais, le combat, dans son ensemble, avait pris déjà une mauvaise tournure. Et, précisément, les raisons qui ne permettaient pas d'espérer un résultat décisif de la reprise du terrain par le général Blücher, mais qui faisaient craindre pour son corps une situation fort dangereuse, déterminèrent le quartier général à rompre le combat entre deux heures et quatre heures de l'après-midi et à ordonner la retraite. Dans ces conditions, cette retraite s'effectua en deux colonnes dans un ordre parfait.

Tout était bénéfice pour les alliés dans cette défensive prudente. Ils habituaient leurs soldats, peu à peu, au voisinage et au contact du dieu de la guerre. Ils enlevaient à Napoléon le moyen de relever soudain, dans l'esprit de l'Europe et de la France même sa fortune compromise. Il ne pouvait décharger sa foudre, et les éclairs qu'il ne pouvait lancer lui brûlaient les mains. Enfin, peu à peu, toutes les forces disponibles des alliés et de l'Allemagne même se mobilisaient, se concentraient, et le rapport des forces se modifiait tous les jours au détriment de l'envahisseur. L'heure approchait où aux 300 000 hommes que Napoléon avait ramassés par un effort suprême, et qui comptaient au moins un tiers de jeunes recrues appelées en hâte de France, les alliés opposeraient 400 000 hommes. Alors, ils prirent l'offensive à leur tour, je veux dire qu'ils cherchèrent l'engagement de fond, la bataille décisive qui leur permettrait d'écraser le gros des forces françaises. Ce fut pour Napoléon le désastre de Leipzig. Comment l'esprit de Clausewitz ne serait-il pas frappé de la puissance de la défensive, entendue au sens que j'ai précisé ? Quand Napoléon, le grand envahisseur, fut à son tour envahi, quand il fut réduit à disputer le sol de la France à ces armées européennes que si longtemps il avait dispersées sur les aires lointaines comme la paille au vent, sa manœuvre admirable et désespérée fut plutôt, si je ne me trompe, comme un prolongement paradoxal de sa tactique offensive que l'organisation sérieuse et efficace de la défensive. Pour organiser vraiment la défense nationale il faut avoir du temps devant soi et une nation derrière soi. La nation était surmenée. Il en avait épuisé les forces. Il en avait épuisé la confiance. Elle ne pouvait plus lui faire livraison d'hommes ; elle ne voulait pas lui faire crédit de temps, et chaque jour, pendant qu'avec ce qui lui restait d'armées, il multipliait ses manuvres éblouissantes contre l'envahisseur, il était à la merci d'un mouvement politique. Pour qu'il pût opérer cette sorte de double retraite dans le temps et dans l'espace qui caractérisait, selon Clausewitz, la première période de la tactique défensive, pour qu'il pût concentrer ses forces sur une ligne assez reculée et se ménager ainsi le temps d'organiser des formations militaires nouvelles, il aurait fallu qu'il fût assuré de la résistance prolongée de Paris ; mais Paris était épuisé et incertain comme la France. Aussi, Napoléon, quoique réduit à se défendre, ne put passer vraiment de l'offensive à la défensive ; sur la table de jeu, secouée par le destin et à demi renversée sur le joueur, il continua la partie qu'il avait jouée dans toute l'Europe. Elle était, malgré son génie et de passagers retours de chance, perdue d'avance.

Mais cet échec fatal d'une défensive illusoire et paradoxale, dont les conditions essentielles faisaient défaut, ne prouve rien contre l'excellence de la défensive entendue comme le prélude nécessaire d'une formidable offensive. Il est déplorable que nos théoriciens militaires, ceux même qui louent le plus Clausewitz d'avoir compris toute la force et toute la grandeur de la méthode napoléonienne, éliminent de l'œuvre de Clausewitz toute la partie où il exalte la défensive. Ils savent bien pourtant que ce n'est pas un esprit timoré et languissant, mais audacieux, concentré et actif. Et si dans l'époque même où la méthode offensive, maniée par Napoléon, a produit ses effets les plus fulgurants et les plus terribles, il donne pourtant la préférence à la défensive, c'est qu'il a, d'un regard étendu, saisi l'ensemble d'une période tragique, où abondent pour l'esprit méditatif et libre les leçons de tout ordre. Il serait très dangereux, par une sorte d'obsession napoléonienne. de mutiler le vaste enseignement des faits. Il serait funeste que, par un parti pris d'offensive immédiate et superficielle, qui ne répond pas pour la France aux conditions présentes d'action et de salut, les chefs de notre armée fussent entraînés à jouer la partie sur un coup de dés. Il serait au moins aussi funeste que, tiraillés entre ce système a priori de l'offensive et les nécessités de tout ordre, qui imposent à la France une première période de défensive, ils hésitent et se perdent dans la contradiction des méthodes et l'incohérence des pensées. C'est à la France elle-même à se saisir du problème. Il y va sans doute de sa vie.