L’Armée nouvelle/Chapitre 2

Chapitre premier Chapitre II Chapitre III




L'active et la réserve





CHAPITRE II
L'active et la réserve.


Le vice essentiel de notre organisation militaire, c'est qu'elle a l'apparence d'être la nation armée et qu'en effet elle ne l'est point ou qu'elle l'est à peine. Elle impose à la nation une lourde charge, mais elle n'obtient pas de la nation toutes les ressources défensives que la nation vraiment armée et éduquée pourrait fournir avec une moindre dépense de temps et de force. La loi institue le service obligatoire et égal pour tous les citoyens. Elle n'admet ni exception, ni dispense : elle étend ses prises sur tous les hommes valides pendant la plus grande partie de leur vie. En vertu de l'article 32 de la loi, tout Français reconnu propre au service militaire fait partie successivement de l'armée active pendant deux ans, de la réserve de l'armée active pendant onze ans, de l'armée territoriale pendant six ans, de la réserve de l'armée territoriale pendaht six ans. Tous les citoyens passent deux ans à la caserne; tous les citoyens sont tenus, après leur sortie du régiment, à des appels périodiques, à des manœuvres et exercices. Riches et pauvres, patrons et ouvriers, les plus raffinés des intellectuels et les plus ignorants des hommes simples, sont soumis à la même obligation, participent comme soldats à la même vie, portent le même fardeau. Toutes les professions, toutes les classes sont confondues sous la même loi et la même discipline, dans le même devoir, le même sacrifice, le même péril ; même la faiblesse physique, si elle n'excède pas un certain degré, ne dispense pas le citoyen de tout effort militaire ; le débile, s'il n'est pas pleinement invalidé, s'acquitte dans les services auxiliaires de sa dette envers la commune patrie qui a proclamé le devoir commun. Jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, c'est-à-dire jusqu'à une heure où, selon Montaigne, l'homme est déjà entré depuis cinq ans dans « les avenues de la vieillesse », la loi militaire tient les citoyens, elle les tient tous, avec la même force, pour la même durée, pour les mêmes épreuves. Se peut-il donc qu'il y ait une plus vaste accumulation de forces ? Se peut-il qu'il y ait une plus saisissante égalité ? C'est bien la nation qui est armée, toute la nation. Voilà l'apparence. Voilà, comme étalée sur un écran, l'ombre formidable d'une armée de trois millions d'hommes. Mais ce n'est guère qu'une ombre. Au fond de notre système militaire il y a un préjugé persistant qui en limite la force et en contrarie les effets, et ce préjugé c'est que la nation ne peut guère compter que sur la partie encasernée de l'armée.

On a réduit de sept â cinq ans, puis à trois, puis à deux, la durée de l'encasernement. Mais l'idée de M. Thiers, qui se défiait des grandes masses, a survécu. Il n'y a que deux classes dans ce qu'on appelle l'armée active : et même en laissant de côté toute l'armée territoriale, il y a onze classes dans ce que l'on appelle la réserve de l'armée active. C'est donc dans les réserves qu'est la force principale de l'armée. On en convient, on croit en convenir, et M. le général Langlois va jusqu'à caractériser le système français, en opposition au système allemand, par la prépondérance des réserves : Il écrit dans sa substantielle étude : Dix jours à l'armée suisse :

La France et l'Allemagne ont adopté dans la réalisation de la nation armée deux systèmes essentiellement différents. Chez nos voisins, la force principale réside dans l'armée de première ligne à peine renforcée par les réserves des plus jeunes classes ; en France, au contraire, nous comptons principalement sur nos réserves.

Nous n'avons pas à étudier ici ces deux conceptions ; la nôtre est imposée par notre état politique et social, nous devons nous efforcer d'en tirer le meilleur parti.

Mais quand on parle ainsi on se trompe soi-même : ear tout notre système suppose l'infériorité des réserves. Quoiqu'elles soient formées, sous le régime de la loi de deux ans, d'hommes ayant reçu l'éducation militaire de la caserne, quoiqu'il soit possible, par des exercices appropriés, de les préparer et de les entraîner pour les opérations de guerre, elles n'ont en fait, dans toute notre institution, qu'une valeur secondaire, subordonnée, conditionnelle. Elles ne valent guère qu'encadrées dans l'armée active. Tout conspire, même les mots, à les déprécier, à les réduire à un rôle subalterne.

Pourquoi appeler « armée active » le rassemblement des soldats groupés à la caserne et donner le nom distant et atténué de « réserve », un nom de second plan, à cette masse de soldats exercés qui sont rentrés dans la vie civile. mais qui sont inscrits dans des unités militaires, qui seront appelés au jour de la mobilisation et qui dans un système authentique et vrai de nation armée formeraient la véritable armée active, la grande masse organisée pour le combat? Toute la lumière est projetée sur l'armée encasernée.

Si la nation avait vraiment foi dans ses réserves, la caserne ne serait que l'école préparatoire du soldat : elle ne serait pas le centre de la force militaire de la France : ce qu'on appelle l'armée active ne serait que le stage préparant les soldats à remplir leur rôle dans la véritable armée active, c'est-à-dire dans les unités de combat établies en permanence sur toute la surface du pays. Mais la petite fraction de l'armée qui est dans les casernes apparaît comme le lien indispensable, comme le cadre et le point d'appui nécessaires, comme le centre éclatant et résistant des forces obscures, diffuses et à demi suspectes disséminées dans la nation. Les réserves n'apparaissent que vaguement, dans une sorte de demi-jour, comme une matière informe et molle qui ne vaudra que façonnée par l'armée régimentaire.

C'est cette arrière-pensée de l'infériorité des réserves qui gouverne en fait tout notre système militaire : et par un effet naturel et un retour inévitable, tout le système tend à créer cette infériorité, c'est-à-dire à amortir et à affaiblir la partie essentielle de notre force défensive.

C'est par là, c'est par la sourde conspiration des idées anciennes survivant à leur apparente défaite que s'explique la longueur démesurée du temps de service à la caserne. Deux ans de caserne c'est au moins quatre fois plus qu'il n'est nécessaire pour apprendre au futur soldat ce qu'il a besoin de savoir, avant d'entrer dans les cadres de la nation armée. J'affirme qu'en parlant ainsi je ne cède aucune tentation de complaisance démagogique. On le verra d'ailleurs par les obligations sérieuses que le projet ici formulé impose aux citoyens.

Un parti qui n'aurait pas le courage de demander à la nation les sacrifices nécessaires à sa vie, à sa liberté. serait un parti misérable et bientôt perdu par son indignité même.

Mais je suis convaincu que le long service de caserne est la conséquence d'une idée fausse : c'est une pièce d'un système déplorable, qui en neutralisant et avilissant les réserves, c'est-à-dire la véritable armée active, entame sérieusement la force défensive de la France.

Ce n'est pas le souci de l'éducation technique et individuelle du soldat qui a dicté le service de deux ans. Je ne prétends pas transporter en France sans modifications toute l'organisation de l'armée suisse. Mais quand on consate que la loi de l'armée suisse, je parle de la nouvelle loi qui a aggravé les charges militaires, ne prévoit, pour l'instruction des recrues, que des durées variables dont le maximum est de trois mois, il est impossible d'expliquer par des raisons d'éducation militaire cette disproportion de trois mois à deux ans. C'est une œuvre sérieuse que prétend faire la démocratie suisse. L'article 118 de la nouvelle loi dit avec force :

Les écoles de recrues sont destinées à former le soldat. Elles servent en outre à l'instruction pratique des cadres. Leur durée est, pour l'infanterie et le génie, de 65 jours ; pour la cavalerie, de 90 jours ; pour l'artillerie et les troupes de forteresse, de 75 jours ; pour les troupes de santé, les vétérinaires, les troupes de subsistance et du train, de 60 jours.

Quelles que soient les différences politiques, sociales, morales, que l'on prétend relever entre la Suisse et la France, et que nous discuterons, il est impossible de dire que trois mois ou même deux mois peuvent suffire à la formation du soldat suisse et que deux ans sont nécessaires à la formation du soldat français. Si donc la caserne n'était en France que l'école des recrues, si elle n'avait d'autre objet que de former des soldats, elle ne retiendrait les soldats que quelques mois à peine. Et il n'est plus permis, j'imagine, de railler l'armée suisse. Non seulement l'état-major allemand en a proclamé l'excellence. Non seulement M. le général Langlois a jugé utile d'aller en étudier sur place le fonctionnement aux grandes manœuvres, et il a porté sur elle un jugement qui, pour n'être pas sans. mélange, est cependant très favorable. Mais comment nos patriotes professionnels qui, à propos du récent referendum de la Suisse, ont exalté le patriotisme et l'esprit militaire de ce peuple, pourraient-ils maintenant écarter par le dédain l'exemple que nous invoquons ? Les aggravations de charges que la Suisse s'est récemment imposées paraissent inutiles à un grand nombre de ses citoyens : ils prétendent que la nouvelle loi avait beaucoup moins pour objet d'accroître l'efficacité défensive de l'armée contre l'ennemi du dehors que son efficacité offensive contre l'ennemi du dedans, contre une classe ouvrière tous les jours plus nombreuse et plus redoutée. Ce n'est pas le lieu de discuter ces choses, je constate seulement que ces aggravations sont notables, puisque le service à l'école des recrues, qui équivaut à notre service de caserne, a été porté pour l'infanterie de 45 jours à 61, pour la cavalerie de 80 à 90 jours, pour l'artillerie de 5 jours à 75. C'est un accroissement de près d'un tiers. C'est en passionnant le sentiment national, c'est en faisant appel au devoir de sauvegarder dans tous les conflits, par les forces du peuple suisse lui-même, sa libre et fière neutralité, que les « militaristes » ont enlevé le vote. Mais aucun d'eux, dans cette crise de patriotisme, n'a insinué que le système même était mauvais, et c'est avec la conviction réfléchie d'avoir un appareil défensif très sérieux, capable de protéger une indépendance à laquelle il tient passionnément, que le peuple suisse limite à un maximum de trois mois cette « formation du soldat » pour laquelle le système français réclame deux ans.

Dira-t-on que les citoyens suisses sont comme préparés d'avance à l'activité du soldat par cette éducation militaire qu'ils appellent en effet préparatoire et à laquelle ils soumettent les adolescents ? Dira-t-on encore qu'elle est continuée, fortifiée, après l'école des recrues, par de sérieux exercices périodiques ? Sans doute. Mais c'est précisément parce qu'ils prennent au sérieux l'armée vraiment nationale, c'est parce qu'ils ne réduisent pas l'éducation militaire à la vie de caserne qu'ils s'intéressent à cette vaste éducation continue. L'éducation vraiment nationale et constante de l'armée dans le pays est nécessairement en raison inverse de l'importance donnée au régime de caserne.

Un des pires effets de l'encasernement prolongé c'est de donner au pays l'illusion que là est l'essentiel de l'éducation militaire, et de le détourner, de le dégoûter de l'effort viril et permanent qui doit assurer le niveau constant et normal de puissance défensive. Aussi bien le système français lui-même est obligé d'avouer, si je puis dire, la suffisance du système suisse. Car c'est en cinq mois qu'est éduquée la recrue française. Elle entre à la caserne en octobre et ii faut qu'au commencement de mars, en prévision de la guerre qui peut éclater au printemps, son instruction soit terminée. À ce moment elle doit pouvoir entrer en campagne : et elle est destinée à l'armée de première ligne, c'est-à-dire à soutenir les premiers chocs.

Qu'on n'allègue pas qu'il faut, par l'exercice prolongé, par l'insistance et la répétition, créer dans le soldat une sorte d'automatisme. D'abord, les manœuvres, intelligemment débarrassées de tout artifice et de toute surcharge, et ramenées à leur véritable objet, c'est-à-dire à l'apprentissage des mouvements nécessaires dans le combat, ont été très simplifiées depuis quelques années, et elles peuvent être en l'espace de quelques mois non seulement enseignées, mais inculquées. En cinq mois, les mouvements qui doivent constituer le mécanisme du soldat peuvent être répétés au point de devenir un commencement d'habitude. M. le général Bonnal, dans le livre l'Infanterie, où il définit les méthodes de commandement, d'éducation et d'instruction, a écrit :

Après trois mois et demi de travail intensif, les jeunes soldats sont prêts à manœuvrer dans la compagnie constituée. Ils savent tout ce que l'on peut enseigner à l'homme du rang, mais leurs réflexes militaires ne sont pas complètement formées, et plusieurs mois de travail en troupe alternant avec le travail individuel sont encore nécessaires pour obtenir le résultat important entre tous qu'on nomme l'automatisme des actes militaires.

Même en prenant à la lettre cet automatisme, il semble bien, d'après M. le général Bonnal lui-même, que deux ans sont inutiles pour consolider l'éducation première achevée en trois mois.

Au demeurant il y a, dans l'habitude, des degrés et des nuances infinies, allant de l'aisance rapide des mouvements au mécanisme pur. On peut se demander s'il est vraiment utile que la vie du soldat arrive à n'être plus qu'une sorte de réflexe et si un automatisme absolu le servirait beaucoup dans la diversité infinie et dans l'imprévu de la bataille. Qu'il sache manier ses armes, fusil et baïonnette, aisément et comme d'instinct, à la bonne heure : mais cette sorte de sûreté dans les mouvements les plus simples s'obtient aisément en quelques mois ; et si, n'ayant pas gaspillé dans un trop long service de caserne le temps, la bonne volonté, je dirais volontiers l'affection militaire de la nation, on peut lui demander ensuite, à intervalles assez rapprochés, le sacrifice de quelques jours pour des exercices et des manœuvres, cette première habitude, déjà formée à l'école des recrues, est confirmée et approfondie. Quant aux manœuvres de la compagnie, c'est-à-dire de l'unité essentielle et vraiment organique dont les souples évolutions permettront au chef des combinaisons tactiques hardies, c'est l'opinion de tous les spécialistes qu'elles doivent être le plus simple possible et se ramener à quelques idées claires, aisément accessibles à l'intelligence des hommes, parce qu'elles répondent aux nécessités évidentes de la guerre moderne. Je n'ai pas qualité pour prendre parti entre les diverses écoles tactiques et cela n'importe pas, surtout en ce moment, à mon objet. Toujours, depuis des siècles, les mêmes oppositions de tendances se manifestent, les uns donnant plus d'importance aux armes de jet, les autres à l'assaut direct et à l'élan des hommes groupés pour l'attaque. Surtout depuis que les armes à jet sont devenues des armes à feu, la controverse est devenue plus aiguë, et l'accroissement formidable de la puissance du feu en ces dernières années a donné au problème quelque chose de plus intense et de plus poignant. Mais que je lise ce qu'ont écrit sur ces questions ou Maurice de Saxe. résumant sa propre expérience vaillante et hardie, ou le général Morand, commentant les grandes leçons des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, ou les théoriciens récents qui interprètent en des sens contraires les enseignements de la guerre du Transvaal ou ceux de la guerre russo-japonaise, j'observe que tous sont d'accord pour condamner dans l'éducation du soldat un formalisme stérile et une complication pédantesque. Tous ils demandent des manœuvres simples répondant à un objet précis. Tous, en même temps, ils constatent qu'il est impossible de compter sur je ne sais quel mécanisme pour résoudre les questions de vie ou de mort que le drame changeant du combat posera sans cesse aux combattants. C'est à leur intelligence éveillée, c'est à leur volonté exaltée qu'il faut faire appel. S'il faut, bravant le feu formidable, sous la rafale des balles, sous la pluie des obus, aller toujours, aller quand même ; s'il faut, ayant ouvert d'avance un large crédit à la mort, tenter avec les faibles restes d'une colonne trouée de projectiles, un corps à corps furieux pour enlever, une position ou un retranchement, que deviendra, je vous prie, l'automatisme de la manœuvre de garnison ? Il se peut qu'il y ait, en effet, en ce moment, dans les êtres humains ainsi entraînés au delà des limites de la nature humaine une sorte d'automatisme. Il se peut que si le libre jeu de leurs facultés conscientes subsistait encore pleinement, la marche délibérée à la mort presque certaine fût impossible ; et c'est bien dans l'être humain un moment aliéné de lui-même, un être nouveau qui surgit, une personne nouvelle, blême d'épouvante et d'audace, presque aussi étrangère à soi qu'à l'individu dépossédé auquel soudainement elle se substitue. Des réflexes de métier ne suffiraient pas à accomplir le prodige.

Dans ce somnambulisme sublime et furieux de la colonne décimée â chaque pas et marchant irrésistiblement, si quelque chose de l'être ancien agit encore sur l'être nouveau, ce n'est pas le souvenir mécanique des gestes d'hier on d'avant-hier. Non. Si quelque chose du passé soutient et anime l'homme ainsi aliéné, c'est le magnifique exemple du courage donné par les officiers qu'il reconnaît encore dans cette sorte de nuit traversée d'éclairs, et auxquels la grandeur surhumaine de leur rôle d'entraînement permet d'accomplir avec conscience des actes qui ne semblent possibles qu'à l'héroïsme presque inconscient. Ou encore l'étrange automate sera porté et soutenu dans cette crise de la vie par les réserves mystérieuses de volonté et de courage que se prépare une âme d'homme quand, à l'approche de l'épreuve, mais encore maîtresse d'elle-même, elle a échangé avec d'autres âmes le serment de mourir pour une idée. Que devient, encore une fois, dans cet automatisme nouveau et inexprimable de la colonne d'hommes qui monte à l'assaut, le dressage mécanique de la caserne ? Et s'il est impossible ou presque impossible, sous les feux écrasants dont disposent aujourd'hui infanterie et artillerie ; de tenter â découvert cet assaut rectiligne et d'un seul surjet, s'il faut que les assaillants éparpillent d'abord leurs premiers rangs en tirailleurs qui, disséminés, abrités, pourront prendre eux aussi l'offensive de tir, si ensuite la colonne d'attaque s'avance, mais par bonds successifs et en se couchant et en se dissimulant par intervalles pour laisser passer la rafale et la trombe de fer, en quoi cette manœuvre, faite d'un courage toujours renouvelé et d'une initiative incessante, diverse selon les accidents du sol, selon les variations du feu, selon les vicissitudes de la force morale tour à tour défaillante. ou exaltée, ou hésitante au cœur de l'homme, en quoi donc cette marche inégale et haletante, rythmée par le terrain, le canon, la peur, l'héroïsme, pourrait-elle être réglée par l'automatisme de quelques gestes appris sur le terrain uniforme et bénin de la place d'armes ? Tout ce que l'homme peut apprendre d'avance pour la guerre, qui réserve à tous beaucoup d'inédit, ce n'est pas par des exercices monotones et mécaniques qu'il l'apprendra, mais par de vives manœuvres en terrain varié, qui développeront en lui la rapidité du regard, de la décision et du mouvement. Ces vives manœuvres, il peut les accomplir par intervalles durant toute sa vie vraiment active, sans qu'il soit nécessaire de l'immobiliser pendant deux ans dans la vie souvent stagnante de la caserne.

Au point de vue technique et pour la « formation » du soldat, les deux on trois mois demandés par l'armée suisse, en tous cas les cinq mois employés par l'armée française à l'éducation première des recrues suffisent donc. Je ne peux pas traiter ici à fond la question des cadres, qui st d'une importance vitale et qui fera l'objet d'un chapitre distinct et de dispositions précises. J'indique seulement qu'il est impossible de prétendre que si l'on garde les soldats deux ans, c'est pour permettre, en effet, la formation des cadres. L'exemple de la Suisse montre que le problème peut être résolu autrement ; et il est, en dehors même des dispositions prises par la Suisse, d'autres solutions possibles. Le jour où la France, au lieu de gâcher son effort dans le service de caserne démesurément prolongé, prendra au sérieux la vie des réserves, c’est-à-dire de la véritable armée active, le jour où elle voudra faire pour l’éducation de ses réserves et pour la constitution de leurs cadres un effort sérieux, elle s’apercevra aisément qu’il n’est pas nécessaire, pour faire l’éducation et la sélection des chefs, d’isoler pendant deux ans, dans un milieu artificiel et inerte, les soldats de la nation.

Ce qui est certain maintenant, c’est que, par le présent régime militaire, les officiers sont mis hors d’état, comme les soldats, de faire l’apprentissage vivant et varié des opérations de guerre. C’est M. le général Langlois qui le constate, dans une étude destinée à montrer le péril de la réduction du service militaire à deux ans, mais qui passe bien à côté du but et qui va bien au delà, puisqu’elle découvre le vice essentiel de tout notre système militaire. Il constate que dans toutes ses inspections, quand il a fait procéder à des manœuvres d’attaque, il a vu se produire des fautes mortelles, qui auraient entraîné à la guerre de véritables hécatombes et qui révélaient l’entière inexpérience des chefs.

Et cela, dit-il, par manque de terrains suffisants et d’exercices fréquents en terrain varié. Le service en campagne de l’infanterie exige, en effet, des espaces étendus qu’on puisse piétiner sans inconvénient, ce qu’on trouve très rarement et seulement à des moments déterminés et courts.

Si, dans une garnison donnée, une troupe avait jusqu’ici la possibilité de manœuvrer une quinzaine de jours par an en terrain varié, rien ne lui permettra d’en avoir davantage à l’avenir. Si, dans ces conditions, le soldat de trois ans pouvait être conduit quarante-cinq fois au dehors, celui de deux ans ne le sera plus que trente fois, et rien ne modifiera cette situation qui dépend de l’état des récoltes, à moins que l’on ne fasse de gros sacrifices pour la création immédiate de camps de manœuvres. L’instruction extérieure ne sera réellement assurée que quand les troupes passeront neuf mois par an dans les camps ; car trois mois suffisent largement pour l’étude de l’ordre serré… Alors, que devient cette instruction intensive en vue de la guerre qui a été présentée au Parlement comme la base même de la loi au point de vue de l’éducation militaire ? C’est simplement un leurre.


C’est M. le général Langlois lui-même qui souligne ces mots si graves. D’où il suit que M. le général Langlois demanderait volontiers que les hommes fassent un an de service de plus, uniquement pour disposer de quinze jours de plus de manœuvres vraiment efficaces.

Mais quel gaspillage insensé de temps et de forces ! D’où il suit encore qu’aujourd’hui, de l’aveu même du général Langlois, dans l’énorme masse de temps gâché au service de caserne, il n’y a que deux périodes vraiment utiles : les trois premiers mois employés à l’éducation individuelle des recrues et à l’apprentissage de l’ordre serré, puis, après une longue et fastidieuse morte-saison, les quinze jours qui peuvent être affectés en automne à de vifs exercices en terrain varié.

L’aveu est redoutable : perte de temps énorme pour les soldats ; insuffisance d’éducation vraie et pour les soldats et pour les officiers. Ceux-ci ne peuvent réellement pas faire l’apprentissage de tout ce qui peut, en temps de paix, être appris à la guerre. Ils ne peuvent pas apprendre à diriger une attaque ou à ménager une retraite selon le terrain, selon la position présumée de l’ennemi. Ils ne peuvent pas habituer leurs hommes ou à ces élans impétueux qui peuvent parfois déconcerter l’adversaire et abréger le rayon d’action de la mort, ou à ces dispersions en lignes flottantes de tirailleurs, à ces alternances irrégulières d’audace bondissante et de prudence prosternée, à toute cette rouerie vaillante qui ruse avec ces forces de destruction. Ils n’apprennent pas vraiment leur métier de chef, et ce vice de régime se traduira, au jour des conflits, par l’inutile sacrifice de milliers et de milliers d’hommes jetés à la mort imbécile par l’ineptie d’un système de routine et de mécanique.

Il faut ajouter que presque jamais, dans le système d’aujourd’hui, les officiers n’ont en mains l’unité tactique qu’ils auront à manier en temps de guerre. Jamais ils ne commandent à une compagnie à plein effectif. Que de fois on a parlé au Parlement, dans les discours, dans les rapports, de ces compagnies-squelettes où le capitaine ne dispose guère, pour les manœuvres, pour l'action et l'éducation militaires, que de quelque quatre-vingts hommes ! Et quand on pense que l'effectif de guerre sera au moins de 250 hommes, que c'est au moins 250 hommes que le capitaine devra manœuvrer devant l'ennemi, devant la mort, on est épouvanté de ce qu'a de ridicule et presque de sinistre un système d'éducation militaire qui appelle sous les drapeaux toute la nation, qui retient deux ans, comme en vase clos, tous les citoyens de France et qui, jamais, sauf en de rares et stériles convocations de réservistes, gâchées le plus souvent à d'autres besognes, ne donne au chef l'occasion de tenir sous son commandement l'unité, tactique qu'il mènera au combat.

À ce mal, dénoncé depuis longtemps, le service de deux ans ne peut pas remédier. Il risque même de l'aggraver, car il entraîne une diminution de 50 000 hommes dans l'effectif de caserne vraiment disponible pour les exercices. Même quand on aura, si on s'y décide, délogé tous les embusqués, même si on confie à une main-d'œuvre civile un grand nombre des tâches qui détournent maintenant les soldats de l'apprentissage du métier de soldat, même si on réalise cette réforme, peu compatible avec les habitudes et les nécessités du service à long terme, même alors, la compagnie ne s'élèvera guère qu'au chiffre de 120 hommes, et le capitaine ne disposera jamais pour les manœuvres vraiment intéressantes que de la moitié à peine de l'effectif qu'il aurait, au jour de la bataille, à gouverner, à animer, à manier sous le feu. C'est, pour reprendre le mot du général Langlois, un leurre terrible pour l'éducation des officiers comme pour celle des soldats. Et ce leurre continuera, ce vice d'éducation subsistera tant que subsistera le système, c'est-à-dire tant que toute l'attention, tout l'effort, toute la confiance, toute la dépense de la nation et des états-majors de l'armée se concentreront sur le service de caserne, tant que l'armée active, je veux dire l'ensemble des citoyens éduqués en soldats de 21 à 34 ans, sera coupée en deux, une fraction de caserne longtemps maintenue non seulement en dehors de la vie civile, mais en dehors des conditions réelles de la vie militaire, dans une existence factice, routinière et morne, et une immense réserve dont la vie est rare, sporadique, incertaine, à demi abandonnée.

Les combinaisons et les réformes suggérées par M. le général Langlois révèlent surtout l'étrange flottement d'idées de ceux des officiers qui cherchent, qui observent, qui sont restés dominés à leur insu par le type de la vieille armée de métier, qui reconnaissent cependant et qui subissent les nécessités de l'évolution démocratique et qui, voyant les contradictions et les misères d'un régime bâtard, où se heurtent et se neutralisent les formes surannées et les formes ébauchées de la vie, n'ont pas le courage de choisir entre le mort et le vivant et d'aller jusqu'au bout d'une idée. je ne sais si le séjour continu de neuf mois dans les camps d'instruction est un régime praticable. Je ne sais si l'hygiène des hommes s'en accommoderait. si les officiers ainsi transportés pendant toute leur vie hors des conditions normales de l'existence, â peu près privés de la vie de famille et aussi des moyens de cultiver leur esprit par les communications multiples avec la vie sociale,-ne deviendraient pas des êtres bizarres et abstraits, des maniaques de la manœuvre, incapables d'idées gênéraies, de pensée personnelle et de renouvellement. L'ennui, qui est mortel aux intelligences comme aux âmes, serait intolérable, si toute la journée n'était pas prise et comme surmenée par des exercices vigoureux, par l'apprentissage le plus intensif des manœuvres de combat.

Ainsi, après les trois mois de travail intensif consacrés à la première école de recrues, viendraient neuf mois de travail également intensif pour les évolutions libres. J'imagine que M. le général Langlois ne songe pas à demander â des hommes plus d'un an de cette vie tendue, surmenée, obsédante ; à deux ans de ce régime ininterrompu, les organismes et les cerveaux ne résisteraient pas. La vie des camps, dans sa monotonie forcée et presque claustrale, ou bien aboutit à la paresse crapuleuse et à toutes les basses débauches de l'ennui, ou bien, si elle exalte les énergies par un effort continu, elle ne peut pas se soutenir un très long temps. La conclusion forcée de la méthode d'instruction proposée par M. le général Langlois, c'est donc le service d'un an. Mais il n'en conviendra pas, car ce serait réduire de moitié l'effectif de l'armée dite active, de l'armée de caserne ; ce serait donc diminuer encore la proportion numérique de cette armée active à la réserve ; ce serait presque rendre impossible l'encadrement des réserves dans l'active ; ce serait donc proclamer la suffisance, la prépondérance et l'autonomie des réserves ; ce serait habituer et obliger la nation à voir dans les réserves sa ressource essentielle ; ce serait transporter le centre de gravité de la défense de l'armée de caserne à la nation armée ; ce serait avouer la faillite du vieux système et la nécessité d'un ordre nouveau.

D'ailleurs, même dans les camps d'instruction, les officiers ne disposeront que d'effectifs réduits ; ils pousseront toujours devant eux des compagnies-squelettes, ou bien il faudrait absorber deux compagnies en une seule, mais alors t'est on renoncer â encadrer les réserves dans l'active au jour de la mobilisation, ou s'obliger à dédoubler ce jour-là chacune des compagnies de l'active et à briser les cadres de l'armée de caserne pour y faire entrer la nation ; c'est donc encore, en cette hypothèse, renoncer à faire de l'active le cadre tout prêt où la réserve viendra prendre place. Ainsi, ou il faut subir à jamais les vices d'éducation qui paralysent d'avance la défense nationale, ou il faut se diriger vers un système nouveau.

Aujourd'hui l'enflure, l'hypertrophie du service de caserne corrompt la vie même des réserves. 11 y a une telle disproportion entre l'effort de caserne demandé â la nation et l'effort qui lui est demandé pour les réserves, qu'elle s'habitue à considérer celles-ci comme des accessoires, comme une superfétation. Le citoyen croit, quand il a donné ses deux années de vie de garnison, qu'il est quitte vraiment envers le pays ; le reste lui apparaît comme une cérémonie vaine et une stérile importunité. M. Bersot disait :

En France, on fait sa première communion pour en finir avec la religion ; on prend son baccalauréat pour en finir avec les études, et on se marie pour en finir avec l'amour.

Il aurait pu ajouter : et on fait son service pour en finir avec le devoir militaire. Les officiers, hypnotisés par l'active et peu enthousiastes des réserves, contribuent par toute leur attitude, par toutes leurs habitudes de pensée, à entretenir dans la nation ce déplorable état d'esprit. Quand les réservistes viennent au régiment pour leurs 28 jours, ils y sont considérés par les soldats eux-mêmes comme des fâcheux, comme des intrus qui viennent déranger les habitudes de la chambrée ; ou encore très souvent, comme la vie de caserne répandue sur deux années n'est pas toute concentrée dans l'effort militaire, dans l'apprentissage du métier de soldat, comme elle est dépensée à d'innombrables besognes accessoires et assoupie dans la routine des corvées de tout ordre, les réserves qui devraient, dans cette courte période, être sollicitées à un effort intense et concentré, sont associées 'souvent, au contraire, au rythme à la fois traînant et dispersé de la vie de caserne. L'impopularité des 28 jours leur vient, pour une large part, du gaspillage de temps qui y est fait. M. Bertaux, dans son rapport sur le budget de la guerre, a signalé le mal avec précision et force, et M. Messimy reproduit cette page vigoureuse qu'il importe de citer :

Dans la pratique, la volonté du législateur a été trop souvent méconnue. La loi de 1889 emploie pour ces appels une expression impérative ; elle soumet les réservistes à deux manœuvres de quatre semaines chacune. Qu'est-ce à dire ? si ce n'est que les appels doivent être exclusivement consacrés à l'instruction dans les conditions qui se rapprochent le plus du service en temps de guerre.

Mais dans la réalité, il est loin d'en être ainsi ; seuls les réservistes de l'infanterie et du génie vont aux manœuvres, les réservistes de la cavalerie, les réservistes de l'artillerie n'y vont jamais. Ces derniers vont, il est vrai, aux écoles à feu, mais en nombre très restreint ; dans l'infanterie même, en dehors des réservistes convoqués au printemps et qui, bien entendu, restent à la caserne, tous les réservistes convoqués au mois d'août ne vont pas aux manœuvres : un nombre important d'entre eux est laissé dans la garnison. Le problème, tel que la loi l'a posé, est donc résolu pour une partie seulement, la plus nombreuse il est vrai, des réservistes de l'infanterie et du génie, mais il ne l'est pas pour la totalité des réservistes de l'artillerie et de la cavalerie. Nous savons bien que les instructions ministérielles relatives aux réservistes qui ne vont pas aux manœuvres recommandent de ne s'attacher qu'aux exercices en terrain varié et aux exercices de service en campagne, mais ces prescriptions ne sont guère suivies. Il faut reconnaître qu'avec les errements actuels, il est difficile qu'il en soit autrement. En fait, dans bien des cas, les appels ont lieu — et les chefs en sont plus responsables que les hommes — dans l'intérêt du service intérieur des casernes, beaucoup plus que dans l'intérêt de l'instruction des réserves. Le service continue son cours normal ; on y intercale les réservistes et c'est tout.

Il arrive même, pour les appels faits pendant la période de l'année où les effectifs de l'armée active sont réduits au minimum, c'est-à-dire entre le départ de la classe et l'arrivée du nouveau contingent, qu'on emploie les réservistes presque exclusivement aux corvées du pansage, au service de garde. Le réserviste qui a quitté ses occupations pour obéir à la loi et qui, dans le silence indifférent de cette loi, n'est même pas sûr que sa famille sera à l'abri de la faim, constate qu'il a abandonné ses affaires, ses intérêts et ses affections non pour accroître ou confirmer son instruction militaire en vue de la guerre, mais pour être employé presque exclusivement dans un quartier à des besognes qui n'ont rien de militaire. Il y a là un gaspillage de force qui ne peut échapper à personne. Il n'échappe pas, en tous cas, aux hommes des appels. Ces hommes, prêts à accepter allègrement un sacrifice utile, disposés à supporter avec bonne humeur des fatigues profitables à la défense nationale, constatent avec découragement qu'ils ont été dérangés pour rien.

Voilà ce que M. Bertaux déclarait en 1905, voilà ce que M. Messimy reprenait à son compte en i906. C'est un mal très grave qu'ils dénoncent, puisque l'armée active est envahie d'innombrables besognes qui n'ont rien à voir avec l'éducation militaire, et puisque la vertu militaire de la réserve, c'est-à-dire de l'immense armée de défense, est doublement amoindrie par le défaut d'exercice sérieux et par le dégoût. Oui, c'est un vice profond qu'ils signalent ; mais je leur en demande bien pardon ; ils ne concluent pas. Quel remède proposent-ils ? Sans doute c'est avant la mise en œuvre de la loi de deux ans qu'ils parlaient ainsi : mais en quoi cette loi peut-elle guérir le mal qu'ils ont dénoncé ? Ils espèrent, je crois, qu'en resserrant de trois ans à deux l'espace qui était donné à l'armée, ils ont obligé celle-ci à condenser son action et dès lors, si, au lieu d'éparpiller et d'amoindrir son activité dans les emplois sans nombre où se glissaient les cent cinquante mille « embusqués », l'armée de caserne est contrainte de s'appliquer plus énergiquement et exclusivement à l'apprentissage militaire, les classes de réserve qui entrent en communication avec l'active, au lieu d'être amoindries par leur liaison à une masse presque inerte, seront entraînées par une masse en mouvement. Ce calcul serait faux, car l'effectif est resté à peu près le même par la réduction, à un service uniforme de deux ans, du service de trois ans et du service d'un an ; le nombre total des jours de service est resté aussi le même, sensiblement. En moyenne, donc, les forces de l'armée active ne sont pas comprimées dans un espace de temps plus étroit, et le même jeu est laissé à toutes les besognes de diversion, à tous les gaspillages ; les mêmes fissures sont ouvertes pour les mêmes fuites de vapeur. Le fait dominant demeure : c'est que, théoriquement, l'éducation du soldat doit être terminée en cinq mois pour qu'au printemps les deux classes, la cadette comme l'aînée, puissent, s'il le faut, entrer en campagne ; que, pratiquement, elle est achevée en effet, et que cependant il y a deux années à remplir. Dans ce vide, une détente et une dissipation des forces se produisent inévitablement en vertu presque d'une loi physique. Aucun effort de volonté, aucune surveillance, si impérieuse soit-elle, ne pourra réagir à la longue contre l'action incessante, continue, innombrable, de ces forces de relâchement, de dissolution et de dispersion. C'est en vain qu'ils comptent que les hommes versés dans les services auxiliaires remplaceront les « embusqués » et que dès lors l'armée combattante, n'étant plus détournée de son objet, aura une action plus vigoureuse et pour ainsi dire une plus grande tonicité des fibres.

D'abord, il est bien des emplois, comme ceux des ouvriers dans les établissements d'artillerie de l'État, qui exigent une grande vigueur physique ; et la main-d'œuvre militaire, si elle peut être remplacée par la main-d'œuvre civile, ne peut pas l'être par une main-d'œuvre débile. Or, le remplacement de la main-d'œuvre militaire par la main-d'œuvre civile exigerait d'assez hauts crédits ; et comment ces crédits pourront-ils être accordés tant que tout l'effort ou presque tout l'effort budgétaire sera absorbé par le service de caserne ? Ainsi bien des exemples subsisteront d'un détournement de la force militaire, et ces exemples tendront à s'élargir presque invinciblement. Si peu qu'il soit plus commode aux chefs de tout ordre et de tout grade de recourir, pour des besognes diverses, à tel homme actif et avisé, qu'à des auxiliaires plus ou moins débiles, ils ne résisteront pas la tentation, n'étant pas réfrénés par les exigences pressantes d'une éducation militaire à achever dans un temps assez court. Les terrains trop vastes incitent â la jachère et les plantes parasites y foisonnent naturellement. Déjà, d'ailleurs, l'expérience avertit les plus optimistes de la facilité que ces sortes d'abus trouvent dans un système trop lâche et une vie militaire trop diluée. Il est vrai, comme le constate M. Messimy dans la partie de son rapport où il analyse les premiers effets du fonctionnement de la loi de deux ans, qu'un effort a été fait pour emprunter plus largement aux services auxiliaires et un peu moins au service les hommes affectés à des emplois annexes.

Ainsi, dit-il, dans les sections d'administration, le nombre des soldats du service armé n'est plus que de 5 100 contre 5 000 du service auxiliaire. Mais c'est encore une porte de sortie très large par où, pour peu que la surveillance première se relâche, passera encore toute une cohue.

Et c'est M. Messimy lui-même qui demande, non sans une inquiétude réelle, qu'un contrôle sérieux soit exercé pour que les hommes du service auxiliaire.

…ne viennent pas, dans les emplois, doubler les anciens employés du service armé et se superposer â eux.

Il ajoute :

Nous savons de source sûre que, dans plusieurs régiments, on a conservé dans les bureaux des hommes parfaitement sains et vigoureux qui auraient dû être remplacés le 15 octobre dernier par des soldats du service auxiliaire !

On leur a simplement adjoint un certain nombre d'hommes de cette catégorie.

Il y a là un gros abus, si, comme cela s'est passé trop souvent dans l'armée, l'organe nouveau, l'employé du service auxiliaire, vient s'ajouter à l'organe ancien, l'employé du service armé, la loi de deux ans peut être considérée comme ayant fait faillite.

M. Messimy n'obtiendra pas, je crois, que l'armée réagisse constamment et vigoureusement contre ces abus, parce qu'ils naissent du fond même du système. Au demeurant, il constate que tout d'abord et sans doute pour atteindre le plein effectif qu'on avait annoncé, on a admis, au titre du service auxiliaire, des hommes malingres ou même infectés de tuberculose qui auraient dû être réformés. Une pression s'exercera peu à peu dans ce sens, le nombre des hommes admis dans les services auxiliaires décroîtra et les chefs auront un prétexte à peupler de nouveau ou à laisser peupler d'hommes du service armé les innombrables emplois qui pullulent dans les interstices du service de caserne comme les herbes dans un mur crevassé. Ce n'est donc pas avec un armée active très denses, très entraînée; ce n'est pas avec une force militaire à haute tension que les réserves dans les périodes d'appel entreront en contact, mais avec une masse au travail lent et comme surchargé d'excroissances molles. Dès lors, toutes les bonnes volontés de la réserve, toutes les énergies alertes qu'il eût été facile d'éduquer et d'entraîner, viendront se perdre dans une armée active un peu somnolente, comme un vif ruisseau dans une mare. L'institution militaire actuelle n'est, pour l'active, qu'une forme d'éducation paresseuse, et, pour la réserve, qu'une force décourageante et neutralisante.

Le seul moyen de résoudre les difficultés et d'écarter les périls, le seul moyen de donner au pays pour sa défense l'éducation militaire la plus intense, la plus continue, la plus profonde, c'est de renoncer à la superstition du service de caserne, c'est de ne voir dans ce service qu'une école de recrues donnant au soldat, en quelques mois, les éléments nécessaires, et d'organiser sérieusement dans le pays même des unités organiques de combat, des compagnies à plein effectif qui pourront être convoquées périodiquement sur le territoire même où vivent les citoyens qui en font partie, et vigoureusement entraînées par des exercices énergiques et efficaces.

Pour quelles raisons donc ce système qui prélève inutilement sur la nation tant de forces jeunes et vives et qui ne sert vraiment ni à l'éducation des soldats ni à l'instruction des cadres, mais qui les contrarie et qui fait obstacle à la formation, dès le temps de paix, de vivantes unités de combat, comment donc et par quelle superstition ce système a-t-il pu se maintenir jusqu'ici ? C'est d'abord un effet de la routine. Depuis des générations, les armées, dans les grands États modernes, sont des armées de caserne. Il semble qu'il n'y ait d'armée permanente que là où il y a un rassemblement permanent d'hommes armés. Même quand on cède à la force du temps nouveau, même quand on est obligé, par le service obligatoire personnel et égal, d'affirmer le principe de la nation armée et d'incorporer des masses énormes qui doivent former la véritable puissance défensive, on reste hanté par le passé, on essaie de retenir tout ce qu'on peut de la vieille armée, et on veut réduire l'armée nouvelle à n'être qu'une contrefaçon de l'ancienne. Ainsi de la petite partie de l'armée groupée à la caserne, on fait consciemment où inconsciemment, le tout ; de ce qui ne doit être que l'école, que le stage, on fait l'essentiel ; de ce qui n'est que l'échafaudage, on fait la charpente permanente, destinée seule à porter tout l'édifice. Ceux qui observent l'histoire et y constatent les lois du progrès humain ne sont pas surpris de cette résistance. Les idées nouvelles ne triomphent d'habitude que par une série de compromis où se prolonge très longtemps l'effet des idées anciennes. Les lois militaires qui se succèdent depuis trente ans chez nous, les institutions militaires dont ces lois sont la formule, sont le résultat de transactions successives entre la conception ancienne de l'armée de métier, séparée de la nation, longuement cloîtrée dans une vie spéciale, et la conception de la nation armée qu'imposèrent à la fois les victoires politiques de la démocratie et les défaites militaires de la vieille armée. Mais aujourd'hui, quand nous voulons dégager le dernier terme de cette évolution, nous nous heurtons à la résistance suprême des habitudes. Nous nous heurtons aussi à la résistance des amours-propres de caste, ou, si l'on veut, de corporation. Il semble à bien des chefs que leur prestige est plus éclatant de commander de vastes rassemblements d'hommes, toujours groupés dans leur main, que d'être les premiers citoyens d'une armée confondue avec la nation. Maintenant par l'importance dominante donnée à ce qu'on appelle l'armée active et qui n'est que l'armée encasernée, l'armée paraît constituer un monde à part, une sphère éclatante et sonore, ayant ses lois propres, son mouvement propre et par la concentration visible de ses énergies une sorte de flamboiement auguste. De même que les esprits façonnés par l'habitude monarchique ne reconnaissent la majesté du pouvoir que concentrée dans une famille ou dans un homme et que là souveraineté de la démocratie leur semble je ne sais quoi de médiocre, de terne et de diffus, de même les esprits formés par notre tradition militaire ne reconnaissent la puissance de l'armée que dans une institution concentrée, autonome, vivant de soi. Et plus les nécessités politiques et sociales ouvrent cette armée à toute la nation, plus ils essaient de se persuader que la force essentielle de l'armée est dans ce qui subsiste du régime ancien de spécialité et de séparation. Tous ces hommes se trompent. De même qu'il n'y a pas de pouvoir qui ait plus de majesté que celui qui réside dans la volonté de tous constatée par la loi, de même il n'y a pas d'armée qui ait plus de force et d'éclat et qui puisse communiquer à ses chefs, s'ils sont vraiment en harmonie avec elle, plus d'autorité morale et plus de prestige, qu'une armée qui sera la nation elle-même, passionnée pour son indépendance et organisée pour la défendre.

Les résistances des préjugés, des amours-propres surannés ne prévaudront pas contre la volonté profonde de la nation qui veut porter au plus haut ses chances de vie. Une heure vient où le pays s'aperçoit que les compromis trop prolongés sont dangereux, que les concessions faites au passé paralysent le développement du principe nouveau. Et alors à la période des mélanges confus et des combinaisons hybrides, succèdent les institutions décidées et nettes. L'armée de caserne grossie à un rôle démesuré masque l'armée véritable, elle l'offusque. Elle fait obstacle à l'organisation sérieuse des forces défensives de la France.

Il est temps d'aller au secours de la véritable armée qui périt de langueur, étouffée par des formes parasitaires.

Déjà, comme je vais le montrer, la fausse et rétrograde conception des rapports de l'active et de la réserve, la prédominance de l'une, l'humiliation et l'abandon de l'autre ont produit cet effet funeste de mutiler la défense de la France, de lui retirer en fait la moitié des forces disponibles. Au point de vue de la défense, on peut dire qu'aujourd'hui, par le vice de l'institution militaire, il ne reste plus que la moitié de la France.