Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 849-869).
L’ARMÉE NOIRE

La question des troupes noires a soulevé, depuis deux ans, des polémiques passionnées. En 1910, l’opinion de la presse était, en grande partie, favorable à l’idée neuve ; certains journaux laissaient même déborder leur enthousiasme. On cherchait des chiffres en toute hâte, on remettait en lumière les hauts faits accomplis, de tout temps, par les tirailleurs sénégalais, on voyait enfin le moyen de donner une solution à l’angoissant problème qui nous menace en présence de la diminution progressive de la natalité française. — Solution de Bas-Empire, objectaient, non sans raison, les contradicteurs. — Qu’importe ! répondaient les partisans, puisque nous sommes assurés de posséder en Afrique des réserves d’hommes à peu près inépuisables. A dire vrai, tout restait dans le domaine théorique et, malheureusement, les argumens invoqués de part et d’autre semblaient surtout servir des intérêts particuliers et des querelles d’armes rivales, parce qu’elles vivent sans se connaître bien. L’armée coloniale, trouvant dans la création des troupes noires un puissant remède à la crise dont elle souffre, ne craignait pas de faire un panégyrique un peu tendancieux des mercenaires qu’elle offrait ; après avoir parfaitement plaidé sa cause, elle demandait une application immédiate et sur une grande échelle : le premier essai devait porter sur 20 000 hommes ! C’était aller bien loin quand les difficultés restaient à résoudre. De leur côté, les officiers métropolitains avaient peur de se voir enlever l’Algérie : ils considéraient les soldats noirs comme des Barbares envahisseurs. Alors s’accumulaient tous les dénigremens : les Sénégalais étaient encore de vrais sauvages, leur valeur ne s’était exercée qu’aux dépens de populations peu dangereuses, sans armement moderne et sans discipline ; leur endurance paraissait bien surfaite ; ils apporteraient dans l’Afrique du Nord des maladies inconnues jusqu’à ce jour et ne pourraient vivre sous un climat si différent des températures. tropicales ; enfin ils ne seraient pas du tout à leur place au milieu des Berbères dont on suspecterait le loyalisme au point de les faire surveiller par des bataillons de nègres, c’est-à-dire, pour tout Arabe, par des esclaves.

II serait parfaitement inutile de revenir sur cette campagne et de prendre parti dans la dispute. Des facteurs nouveaux sont intervenus, qui permettent de fixer maintenant les limites de temps, d’argent et de lieux. C’est d’abord le recrutement en Afrique des tirailleurs et la valeur des contingens qui sont mis à notre disposition. C’est ensuite l’expérience du bataillon qui, depuis deux ans, tient garnison dans le Sud-Oranais. Enfin, l’expédition du Maroc, à peine amorcée au moment des discussions les plus orageuses, a placé la question sous son vrai jour.


I

Avant d’examiner ces différens points de vue, il n’est pas inutile de discuter une objection qui fut opposée, dès les premiers jours, aux partisans des troupes noires : les Sénégalais ne pourraient vivre en Algérie ; de plus, ils propageraient dans la population arabe les affections qui peuvent se développer avec la filariose. Beaucoup d’indigènes, originaires de l’Afrique centrale, véhiculent dans leur sang des parasites visibles au microscope sous la forme de vers contournés, en perpétuel mouvement. Ces filaires préparent le sujet soit à la fièvre jaune, soit à la maladie du sommeil. C’est là, du moins, une hypothèse assez couramment admise. Toutefois, les bactériologues doivent reconnaître que la filariose se gagne dans certaines régions bien localisées et qu’elle n’éprouve guère l’état de santé des tirailleurs. Dans une des compagnies du bataillon d’Algérie, la proportion des « filariés » dépassait 30 p. 100 de l’effectif, et la plupart d’entre eux comptaient parmi les plus robustes. On en est encore à chercher si la filariose est contagieuse quand on voit un indigène contaminé vivre avec sa femme et ses enfans sans leur transmettre ce prétendu germe d’infection. Admettons quand même les conclusions de la Société de bactériologie, nous verrons que le renvoi des tirailleurs filariés et l’examen sévère auquel on soumet désormais les recrues de l’Afrique Occidentale sont des mesures qui ne supportent pas la critique du bon sens.

On veut ignorer que le Sénégal et l’Algérie font partie du même continent et que les relations entre le Soudan et le Moghreb n’ont jamais cessé. La quantité de nègres implantés sur le littoral méditerranéen, de l’Egypte au Maroc, se chiffre par plus d’un million d’individus. Il suffit, pour s’en convaincre, de se promener dans les rues d’Oran, de voir quels sont les cultivateurs des oasis sahariennes ou, plus simplement, de regarder une compagnie de tirailleurs algériens ; de tout temps, les caravanes ont conduit les esclaves des bords du Niger aux jardins de Blidah. Malgré les précautions prises contre la traite, cette infiltration ne se ralentit guère. En pleine gare de Saïda, nos Sénégalais voyaient accourir une de leurs compatriotes portant des tatouages qui lui permettaient de faire connaître sa tribu. Cette femme pleurait de joie en retrouvant l’occasion de parler sa langue maternelle. Tout le long du voyage d’Oran à Beni-Ounif, les tirailleurs apercevaient aux stations des nègres qui dansaient, en leur honneur, les pas échevelés du Soudan. À Colomb-Béchar, trois esclaves noirs, échappés des oasis marocaines, demandaient à contracter un engagement au bataillon ; originaires du pays Mossi qu’ils avaient quitté dans leur enfance, à la suite d’un rezzou de Touareg, il leur tardait de revivre parmi leurs frères.

Il ne faut pas oublier que, pendant de longues années, Tombouctou subit la domination marocaine et que la fameuse garde noire du Sultan se recrutait en pays sourhaï. Soumis par leur condition aux travaux les plus pénibles, les nègres se sont néanmoins parfaitement acclimatés ; il est certain qu’ils ont apporté depuis longtemps la filariose, et le service médical ferait, à coup sûr, de stupéfiantes découvertes, s’il soumettait à l’analyse le sang des ksouriens et des captifs du Maroc. Il ne faut pas compter que cette émigration noire prendra fin. Depuis la conquête des oasis sahariennes, le commerce des esclaves a bifurqué ; les caravanes de « bois d’ébène » ont naturellement évité nos postes et se sont dirigées vers Marrakech et Tripoli ; les noirs ont passé en Algérie, soit par la frontière tunisienne, soit à l’Ouest, par l’oasis du Tafilalet. L’organisation de notre protectorat sur l’empire chérifien, l’occupation prévue de Mourzouk et de Ghadamès par les troupes italiennes permettront de faire cesser complètement la traite des esclaves. La civilisation européenne installée sur tout le rivage africain de la Méditerranée, du cap Spartel à Port-Saïd, devra, pour se maintenir, purger l’arrière-pays de ses derniers brigands et, lorsque les routes du Sahara deviendront sûres, un grand courant d’émigration libre ne tardera pas à faire affluer dans la Berbérie les travailleurs murs qui sont déjà très appréciés par nos colons. Mais cet avenir, pour être assuré, demeure encore lointain. Les esprits se sont illusionnés en croyant qu’un décret suffirait pour faire surgir du continent noir des légions innombrables. Ce qu’il faut rechercher pour le moment, c’est le moyen d’organiser des contingens mercenaires pour obtenir un rendement rapide et pratique. Dans l’état actuel des choses, cette organisation est-elle possible ? Quelle est la vraie valeur de ces soldats ? où doivent-ils être stationnés ? Nous avons établi sans peine que le noir peut vivre en Algérie, mais nous verrons que les troupes sénégalaises ne sont guère en état de tenir garnison dans nos trois départemens de l’Afrique du Nord.

On peut transporter dans les terres lointaines des soldats de toutes les races, en vue d’une opération de guerre déterminée ; mais, pour l’occupation permanente d’un territoire, les troupes indigènes doivent être recrutées dans la population même du pays conquis, ou tout au moins dans les groupemens de la même famille ethnique. Les tirailleurs algériens ne seront jamais dépaysés au Maroc et les Sénégalais trouvent dans les parages du lac Tchad les mêmes conditions d’existence que sur les rives du Niger. Dès qu’il s’agit de transplanter les individus, il est bon de s’assurer que la situation économique et sociale du nouveau milieu se prête à cette délicate opération. Voilà pourquoi les troupes européennes sont en quantités restreintes dans les colonies, qu’elles soient françaises, anglaises ou allemandes. Si les tirailleurs sénégalais se sont très bien habitués au séjour de Madagascar, c’est qu’ils trouvaient dans la grande île, non seulement le climat et les ressources alimentaires de leur patrie, mais encore, nous le verrons plus loin, le moyen de s’y créer la vie familiale qui leur est indispensable. L’Algérie, pour le moment, ne réalise aucune de ces conditions. Les tirailleurs annamites pourraient se battre au Tonkin, mais non pas y vivre ; ils ne supportent pas davantage l’épreuve du Laos et du Cambodge ; les tirailleurs tonkinois ne s’accommoderaient pas de la Cochinchine, et les Algériens feraient piètre figure dans les territoires militaires du Soudan. Comment les Sénégalais des derniers recrutemens se comporteraient-ils en Algérie ?


II

Lorsqu’on parle en France des tirailleurs sénégalais, on évoque aussitôt l’épopée de la mission Marchand, la tragique aventure Voulet-Chanoine, la grande lutte contre Samory. On se représente un soldat vigoureux, fruste, passionnément dévoué, mauvais fusil, mais sabreur redoutable ; ce mercenaire est orgueilleux et digne ; il fait crédit pendant longtemps et reste un an sans réclamer sa solde ; en revanche, il ne faut pas lui demander une sévère discipline de marche et l’empêcher de se gaver de nourriture lorsque, après les fatigues et les privations d’une colonne, on tombe sur des villages riches et sur des troupeaux de bœufs. Il faut de même fermer les yeux sur les êtres qui l’accompagnent, sur la femme recueillie en cours de route, sur le « petit frère » qui porte les provisions, sur la chèvre qu’on traîne jusqu’à la fin de l’étape, sur le poulet qui se débat furieusement, pendu par les pattes à la poignée de la baïonnette. Des vêtemens réglementaires il ne reste plus rien ; la veste bleue s’est accrochée à tous les buissons de mimosas, le large pantalon « bounioul, » taillé dans une pièce de guinée, a remplacé la culotte mince ; un vieux reste de chéchia couronne le sommet du crâne et sa tache rouge est le dernier vestige de l’uniforme. Les cadres européens sont en petit nombre, les gradés indigènes sont de vieux serviteurs, inflexibles pour les recrues, jaloux de leurs prérogatives, intelligens et débrouillards. Avec une pareille troupe, on traverse l’Afrique ; en cas de résistance, on ne s’arrête pas longtemps à tirer, car les cartouches sont rares ; on forme la colonne d’assaut et la trombe se déchaîne sur les ennemis qu’elle balaye ou qui la submergent ; mais si quelques hommes font la trouée, soyez sûrs qu’ils iront au but ou qu’ils feront une retraite épique. Deux tirailleurs se chargent d’escorter un convoi d’argent, trois tirailleurs lèvent l’impôt d’une province ou vont arrêter un chef targui dans le campement de sa tribu. Leur courage est immense et naïf, ils ne doutent vraiment de rien. Le sergent Malamine refuse d’abattre le drapeau français sur la rive gauche du Congo. Laissé là tout seul par Brazza pour maintenir notre droit de conquête, il arme tranquillement son fusil devant l’escorte de Stanley et somme le journaliste américain de passer au plus vite. Un régiment sénégalais suffit pendant longtemps à nous assurer la possession de Madagascar ; quelques compagnies s’emparent de la Côte d’Ivoire, de la Mauritanie et du Kanem.

Les tirailleurs qui nous servent maintenant ont-ils gardé la même valeur ? C’est ce qu’il faut examiner avec prudence et sans parti pris. Tant qu’a duré l’ère des conquêtes, les engagemens ont été nombreux. Les épreuves endurées, les pertes subies rendaient les officiers indulgens pour les faiblesses de leurs hommes. Les noirs, intelligences tout à fait simplistes, croient que la guerre doit non seulement nourrir la guerre, mais enrichir le soldat : « Peut-être gagner crever, peut-être gagner la vache, » me disait l’un d’entre eux au moment de partir en expédition. Mais, de nos jours, on se bat moins souvent ; les colonnes de pacification prennent le caractère de tournées de police, préparées avec soin et dotées de tous les services accessoires : ambulance, intendance, ravitaillemens de toute nature. On ne fait plus de captifs, on n’enlève plus de troupeaux, la discipline est rigoureuse et l’auxiliaire noir a dû se résigner à ce changement imprévu sans l’avoir bien compris.

Nos premiers tirailleurs sénégalais, de race ouolove, ont conquis le pays bambara. Les Bambaras à leur tour sont venus se ranger sous nos drapeaux et se sont comportés admirablement. Pendant vingt ans ils ont formé la grosse majorité de nos troupes, mais ils ne montrent plus, pour s’engager, leur enthousiasme d’autrefois et les autres familles du Centre africain ne possèdent pas les mêmes qualités militaires.

Notre ancienne colonie du Sénégal est tout entière adonnée au commerce et à l’agriculture. Les Ouolofs et les Sérères qui la peuplent cultivent l’arachide, sont ouvriers, mais ne contractent plus d’engagement. Lorsqu’un maçon arrive à se faire des journées de trois francs, l’idée ne lui viendra jamais d’échanger son salaire et sa liberté contre les vingt-deux sous du tirailleur qui tient garnison à Dakar. La race mandé représentée par les Bambaras, Malinkés, Sarrakolés, Kassonkés est en train de subir la même évolution économique et sociale. D’importantes villes, Kayes, Bammako, Koulikoro, Segou, se sont créées, parfois de toutes pièces ; les chemins de fer Sénégal-Niger, Thiès-Kayes absorbent des milliers de travailleurs largement rétribués. Robustes, intelligens, actifs, les Bambaras se sont vu rechercher par toutes les administrations ; le Congo Belge a fini par les attirer pour en faire des mécaniciens et des ouvriers d’art. Les vrais Mandés n’entrent plus dans nos formations de tirailleurs que pour 60 p. 100 de l’effectif. Le reste provient soit des races de la Haute-Côte d’Ivoire, Samokos, Kados, Bobos, soit de toutes les autres familles de l’Afrique occidentale, Peuhl, Toucouleurs, Mossis, Soussous, Baoulés, Djermas, Dahoméens. Si l’on excepte les Toucouleurs, intelligens et braves, mais terriblement ombrageux et, de plus, accessibles au fanatisme musulman, toute la nomenclature des tribus que nous venons d’énumérer ne permet pas un grand espoir. Les races de la côte sont malingres, décimées par l’alcoolisme et la tuberculose ; les Peuhl sont cavaliers ou pasteurs et ne conviennent aucunement au service de l’infanterie. Seuls, les Mossis forment un réservoir à peu près intact dans la boucle du Niger. Ils sont vigoureux, mais d’intelligence très bornée ; leur instruction militaire est longue et difficile.

Tôt ou tard, il faudra revenir au recrutement bambara. Il subit un temps d’arrêt, mais l’augmentation de la population, très rapide avec la paix que nous procurons au pays, conjurera bientôt cette crise regrettable. Il vaut mieux renoncer à faire des expériences désastreuses avec les races de la côte et se limiter momentanément, que d’engager des non-valeurs. Rien n’alourdit une compagnie comme une ou deux douzaines de soldats indisciplinés, anciens domestiques pour la plupart, ivres-morts le jour du paiement de la solde. L’Afrique donnera toujours une quantité de recrues, mais une sélection très sévère s’impose, si l’on veut éviter les mécomptes.

Le tirailleur de race mandé représente le plus bel échantillon du mercenaire. De taille haute, bien découplé, marcheur infatigable, soldat fier et sobre, entièrement dévoué à notre cause, fidèle à son contrat, brave jusqu’à la témérité, quels services ne rendra-t-il pas ? Il ne faut pas toutefois le garder indéfiniment au service. Sauf de rares exceptions, le noir, une fois la trentaine dépassée, galope vers la décrépitude. Dix ou douze années de régiment, voilà ce qu’il convient d’en attendre, mais pas davantage.

Si l’on tient au recrutement bambara, si d’autre part on élimine les tirailleurs trop âgés ou les recrues non dégrossies, il est facile de voir que les ressources, pendant quelques années, seront assez restreintes. Le gouverneur général de l’Afrique occidentale française, M. William Ponty, s’est bien vite aperçu qu’avant de songer à former des brigades en Algérie, le bon sens voulait que l’on créât au Sénégal un véritable réservoir pour sélectionner les indigènes appelés à servir au loin et pour assurer leur relève dans les conditions normales. Quelques semaines passées à Dakar ou à Saint-Louis montrent combien les anciens erremens étaient défectueux. L’armée coloniale ne possède pas de loi des cadres ; un simple décret suffit pour augmenter ou réduire ses effectifs. Ce procédé paraît très souple et bien fait pour répondre à toutes les éventualités qui se produisent d’un jour à l’autre. Malheureusement, la question budgétaire intervient dans tous les cas pour retarder les mesures les plus urgentes. La colonie du Sénégal a dû fournir, dans un délai très court, des unités nouvelles pour rétablir des situations troublées en Mauritanie, à la Côte d’Ivoire, au Congo. L’autorité militaire ne pouvait répondre à toutes les demandes qu’en désorganisant ses corps de troupe. Le 1er  régiment sénégalais se trouva dispersé pendant longtemps de Port-Étienne au lac Tchad ; la garnison de Dakar fut parfois réduite a deux compagnies d’employés et de malingres. On était obligé d’accepter tous les engagemens, d’incorporer à la hâte des tirailleurs trop jeunes ou des miliciens, de faire partir des soldats fatigués par deux ans de colonnes. Sans le retour du 3e régiment, définitivement rapatrié de Madagascar, un des bataillons demandés par le Maroc n’aurait jamais pu se former. De tous ces mouvemens de va-et-vient, la faiblesse du commandement et de l’instruction n’a pas été le seul mauvais résultat. Les tirailleurs se sont lassés. Ils ne partent plus qu’avec répugnance pour certaines colonies. La Côte d’Ivoire et la Mauritanie n’ont plus rien qui les attire. Si l’on n’y prend pas garde, si l’on n’assure pas aux soldats noirs quelques périodes nécessaires de repos dans leurs pays d’origine, on peut appréhender une véritable crise du recrutement. Il est grand temps d’y remédier et de renforcer les effectifs du Sénégal de manière à pourvoir méthodiquement et sans précipitation aux besoins toujours grandissans de notre expansion coloniale.

La formation d’une armée noire est possible, mais il faudra plusieurs années d’un travail suivi pour assurer le maintien permanent d’une division dans l’Afrique du Nord. Il n’y a pas un moment à perdre soit par la Direction des troupes coloniales, soit par le gouvernement de l’Afrique occidentale française.


III

Cette division pourrait-elle être stationnée en Algérie ? L’expérience qui vient d’être faite nous oblige à formuler bien des réserves.

Le bataillon de tirailleurs, constitué dans les premiers mois de 1910 pour tenir garnison dans l’Extrême-Sud oranais, fut recruté d’une manière hâtive. La Côte d’Ivoire était alors en pleine révolte, le Gabon et le Congo entraient à peine dans la voie de la pacification ; nos compagnies du Tchad se voyaient bloquées dans leurs postes. Toutes les semaines, des unités partaient de Dakar ; il fallut, pour achever la formation du bataillon d’Algérie, faire appel aux tirailleurs épuisés par les colonnes de Mauritanie et aux gardes-cercle des territoires civils, miliciens pour la plupart dépourvus d’instruction militaire. Les 800 indigènes du bataillon ne donnaient pas l’impression d’une troupe homogène ; toutes les races de l’Afrique s’y coudoyaient. Fait bien plus grave, nombre de tirailleurs n’étaient guère en état de supporter de grosses fatigues. Le choix de leurs garnisons allait cependant leur infliger de nouvelles épreuves ; le bataillon fut débarqué à Oran et dirigé, par moitié, sur Beni-Ounif et Colomb-Béchar. En descendant du train, on s’aperçut aussitôt du manque de préparation de l’entreprise. Il n’y avait pas de casernement prévu ; lorsqu’on voulut construire un village, les matériaux manquaient. Les Sénégalais affectionnent la case ronde en pisé, couverte en palmes d’un toit conique, mais le pays ne donnait pas de bois de charpente, et les palmiers sont, dans les oasis, des arbres trop précieux pour qu’on les dépouille de leurs feuilles. Les branches de palmiers, les « djérids, » pour employer l’expression locale, se vendaient à raison de un franc le cent ; comme il est indispensable de renouveler chaque année la toiture, le prix de revient dépassait de beaucoup les allocations budgétaires. On envisagea donc l’établissement de maisonnettes en briques séchées au soleil, avec un toit de planches recouvertes de terre battue ; les travaux durèrent plus d’un an et coûtèrent 100 000 francs en chiffres ronds. Pourtant les ressources en casernement abondaient dans la province. La marche continue vers l’Ouest des troupes de la division d’Oran avait laissé disponibles des casernes à Tlemcen et surtout les constructions et les cultures des deux smalas de spahis installées à Medjahed et Bled-Chaaba.

Pendant de longs mois, les ménages sénégalais vécurent sous les tentes surchauffées en plein jour et glaciales dès les approches de la nuit. On avait voulu faire vite ; en deux mois, le commandement hésita, ne sachant où placer le bataillon, soit à Blidah, Djelfa et Laghouat, soit à Tlemcen, soit dans l’Extrême-Sud oranais. Il se serait épargné bien des mécomptes s’il avait fait précéder l’envoi des tirailleurs par une reconnaissance méthodique du pays. Des officiers rompus à l’existence de nos troupes indigènes auraient choisi, en toute connaissance de cause, les garnisons les meilleures ou plutôt les moins mauvaises pour l’organisme et le genre de vie de leurs soldats.

Le début s’annonçait mal. Il fallut se mettre à l’ouvrage dès le lendemain de l’arrivée, alors que les tempêtes de sable, si fréquentes dans ces régions, rendaient l’atmosphère irrespirable, balayaient les cuisines installées en plein air, renversaient le campement. Après la courte accalmie de l’automne, la neige apparut sur les montagnes ; l’hiver abaissa la température jusqu’à sept degrés au-dessous de zéro pendant la nuit, tandis que la chaleur de midi restait suffocante. A ces conditions climatériques si défectueuses se joignit l’obligation pour les soldats noirs de participer aux opérations des troupes voisines, tournées de police, reconnaissances, escortes de missions et de convois. La mortalité sévit dans des proportions assez fortes, — en deux ans, le bataillon d’Algérie a perdu 68 tirailleurs ; — elle était due, presque toujours, aux congestions pulmonaires, à la tuberculose, à l’épuisement et frappait les sujets affaiblis par des campagnes antérieures ou les jeunes tirailleurs, de races peu résistantes. Les femmes se comportèrent beaucoup mieux et la mortalité infantile ne fut pas plus élevée qu’au Sénégal. Bref, l’expérience démontra ce que le bon sens faisait prévoir : les Sénégalais pouvaient très bien vivre en Algérie, à la condition expresse de les choisir parmi des individus sains et robustes ; autant que possible il faudrait les soustraire aux effets d’un climat par trop continental. Le Sud-Oranais était loin de convenir à leur tempérament. Le séjour sur la cote ou dans le Tell eût été bien préférable, les événemens du Maroc l’ont surabondamment prouvé.

Dans d’autres ordres d’idées, les difficultés ne tardèrent pas à surgir. Le prix de revient des troupes noires, que l’on croyait inférieur aux dépenses normales des régimens de tirailleurs algériens, augmenta de jour en jour. On dut bientôt leur donner des vêtemens de drap et des couvertures, distribuer des fournitures de literie pour les femmes et les enfans, prévoir une solde et une ration plus élevées. Les noirs qui marchent les pieds nus dans leur pays étaient mal à leur aise sur les « hamadas » pierreuses ou sur les hauts plateaux garnis d’herbes rudes ; on leur distribua des brodequins pour éviter d’avoir des blessés ou des traînards. L’existence monotone de garnison, sans espoir de faire la guerre, assombrissait l’humeur de tous ces auxiliaires dont la plupart avaient déjà fait le coup de feu, soit à Madagascar, soit en Afrique. D’autres soucis, plus urgens, les empêchaient de se résigner : dès les premiers jours, leur solde, nettement insuffisante, ne leur permettait pas de nourrir convenablement leurs familles, et voici que nous touchons au point critique du problème de l’armée noire. La femme et les enfans de chaque tirailleur ne sont pas une lourde gène au Soudan. Mais en Algérie, ce ménage complique singulièrement l’existence du soldat. Ne peut-il s’en passer ? Est-il donc indispensable d’avoir des gens mariés, et pourquoi ne pas se contenter de tirailleurs célibataires ?


IV

On s’imagine volontiers en France que chaque tirailleur entretient un ménage. Les bataillons du Sénégal et du Soudan-ont pourtant une bonne moitié de leurs effectifs constitués par des célibataires ; mais il ne faut pas oublier que les vieux garçons vivent alors « sur le pays, » et, grâce aux mœurs assez libres des populations, sont assurés de ne pas vivre dans la solitude.

Ce qu’il faut retenir comme un fait indiscutable, c’est que le noir ne se passe pas de femme. Il y goûte assez jeune, et cette précocité n’est pas une des moindres causes de l’usure physique et de la déchéance intellectuelle des nègres. L’enfant est, là-bas, un être vif, intelligent, débrouillard. Il apprend vite à lire et à écrire. Mais, vers quinze ans, on assiste presque toujours à sa régression vers la barbarie. Son attention ne s’éveille plus, son ardeur au travail décline et bientôt la paresse l’engourdit et le livre aux plus mauvais instincts. Vous avez dans votre poste un jeune interprète ; il connaît trois ou quatre dialectes africains et fait, dans la langue française, des progrès remarquables. Presque du jour au lendemain, le voici qui se néglige. Il se lève tard, perd la mémoire, abrège les heures de classe des enfans du village ; il cherche des excuses pour ne pas vous accompagner dans les tournées ; au cours des enquêtes, il perd le fil de l’idée, bredouille, étouffe des bâillemens. Ne cherchez pas plus avant, la femme a passé dans sa vie. Dans la plupart des cas, le mal est incurable, et se prolonge jusqu’à l’extrême vieillesse. Dans tous les villages que l’on traverse, le chef vous offre une femme en même temps que le poulet, le beurre et les œufs. Partout on trouve « la femme de la caravane » qui remplit au continent noir un rôle social tout naturel.

L’Islam n’a malheureusement pas réformé ces mœurs, et c’est d’ailleurs un secret de sa progression parmi les populations primitives. L’idéal qu’il propose ne gêne pas les anciennes habitudes ; bien mieux, il les consacre et les exaspère en les faisant continuer dans une vie meilleure de l’au-delà. Aussi l’instinct de la reproduction se donne-t-il libre carrière et revêt-il en Afrique le caractère le plus matériel. Les Maures et les Touareg s’allient sans répugnance aux femmes noires, les tirailleurs bambaras prennent des femmes peuhl ; Madagascar fut pour eux une terre d’élection, une patrie nouvelle qui leur faisait oublier bien vite les rives du Niger et les paradis enchantés de Siguiri et de Kankan ; la femme hova ou sakalave était agréable et facile et cette considération primait tout à leurs yeux. Il ne faut pas s’étonner de trouver dans toute l’Afrique occidentale ce métissage qui déconcerte, car il entre-mêle toutes les races et complique à l’excès les recherches de nos anthropologues.

Lorsque le bataillon noir destiné à l’Algérie fut rassemblé à Dakar, les tirailleurs demandèrent en premier lieu s’ils trouveraient des femmes en arrivant dans leurs garnisons. Sur la réponse négative de leurs officiers, tous ceux qui se trouvaient à la tête d’un ménage se préparèrent à l’emmener. Les célibataires contractèrent des unions avec les femmes qui voulurent bien les suivre. Plusieurs tirailleurs s’associèrent clandestinement pour commanditer une femme qui passait, aux yeux du capitaine, pour être l’épouse légitime de l’un d’entre eux. Et je dois dire que, pour toute sorte de raisons, tirailleurs mariés on célibataires agirent fort sagement.

On doit donc envisager, à côté des tirailleurs sénégalais, la présence de femmes en grand nombre. C’est une nécessité, c’est aussi le plus souhaitable des états de choses. Nos auxiliaires n’ont toute leur valeur que s’ils gardent le caractère un peu sauvage de leurs devanciers. Une compagnie de tirailleurs forme un village où fourmille toute une population qui les retient. En vivant auprès des femmes de leur race, en élevant des enfans, ils n’entr’ouvrent qu’une fenêtre sur le monde civilisé dont l’attrait les conduit le plus souvent à l’alcoolisme. Le tirailleur marié, forcé de mener une vie sobre et régulière, s’il veut nourrir sa famille, est un bien meilleur soldat que le célibataire, il est plus vigoureux, plus discipliné, plus résigné. La femme et les enfans sont, pour le commandement, une lourde gêne. Les officiers doivent consacrer deux heures par jour à régler leur existence, à faire la police du camp, à prévenir les contestations. Mais dès que l’on part en colonne, il est bien entendu que la femme reste au poste, et lorsque, par hasard, au cours des longs déplacemens pour changer de garnison, les compagnies ont fait le coup de feu, les femmes ont été braves et se sont fait tuer souvent en portant des cartouches aux tireurs de la première ligne. La question des femmes dominera toujours l’emploi de l’armée noire ; on ne peut pas la négliger, malheureusement.


V

Mais avant de philosopher, il faut vivre, et le problème se complique dès qu’on transporte des tirailleurs dans les pays civilisés. On crut bien l’avoir résolu par le choix des garnisons-du bataillon d’Algérie. Les oasis du Sud-Oranais rappelleraient aux indigènes, croyait-on, les paysages de leur patrie. On oubliait qu’en les fixant dans des régions pauvres, la subsistance de leur famille serait, pour eux, un souci de tous les instans. La vie, dans le Sud-Oranais, est très chère ; le pays ne produit à peu près rien ; il n’y a pas de bétail puisqu’il n’existe pas le moindre pâturage ; on cultive les légumes de France dans les jardins des palmeraies, mais leur prix les rend à peu près inabordables aux « moussos » des tirailleurs. Les poulets se vendaient 4 francs en 1910, le poisson n’arrivait qu’en hiver, trois fois la semaine, par le train d’Oran, au prix minimum de 0 fr. 75 le kilogramme ; le kilogramme de riz était à 0 fr. 40 et la solde du tirailleur, en dehors de sa ration personnelle[1], était de 0 fr. 60 ! Or, les indigènes de la compagnie saharienne de Colomb, vivant en smala, touchaient, par jour, 2 fr. 50 et ne se recrutaient que d’après ce tarif. Bref, nos tirailleurs noirs étaient dans la misère.

Alors, on a cherché pour eux des conditions meilleures. Le deuxième bataillon noir tiendra garnison dans le Tell, au bord de la mer ; évidemment, cette mesure sera bonne, puisque nos tirailleurs y trouveront une des bases de leur nourriture, le poisson, très abondant sur le littoral de l’Algérie. Mais le voisinage ; des villes sera, pour eux, l’occasion de tentations continuelles ; des besoins nouveaux se feront sentir chez ces grands enfans et on peut craindre qu’en prenant le contact des populations européennes, ils ne dépensent en alcool l’argent qui leur servait dans le Sud-Oranais aux achats de première nécessité. On tourne dans un cercle bien difficultueux : dans le Sud, la solde est trop faible ; dans le Nord, les tirailleurs perdent leur valeur utilisable. Et si l’on augmente leurs allocations, le prix de revient de ces bataillons sera tellement élevé qu’ils deviendront pour le budget une lourde charge.

Les partisans de l’armée noire ont fait ressortir les avantages que nous aurions, en temps de paix comme en temps de guerre, à maintenir des divisions sénégalaises dans l’Afrique du Nord. En temps de paix, elles remplaceraient les contingens européens dont la place est tout indiquée en France où la natalité décroit d’une manière inquiétante. En temps de guerre, elles permettraient d’embarquer nos régimens de tirailleurs algériens pour renforcer les troupes d’opérations. L’armée noire préviendrait un soulèvement qui serait, s’il se produisait, infiniment plus terrible qu’en 1871. Au moment de la guerre contre l’Allemagne, nous n’avions que les trois provinces d’Alger, d’Oran et de Constantine. Aujourd’hui, nous possédons, en plus, les régions sahariennes, la Tunisie, le Maroc. Une insurrection musulmane, dans des circonstances difficiles, sonnerait le glas de notre immense empire africain. Quelques auteurs sont allés plus loin encore. Pourquoi n’utiliserait-on pas des divisions noires en France, dans le cas d’une conflagration européenne ?

Nous ne croyons pas que la suppression, en temps de paix, des garnisons françaises d’Algérie serait une bonne mesure. Il faudra toujours prévoir le cas de soulèvemens locaux, peu graves en vérité quand l’autorité dispose des moyens de répression nécessaires. Si l’Arabe est peu suspect d’affection pour le Roumi, de tout temps il a méprisé le nègre. Des bataillons noirs exaspéreraient la résistance des révoltés, la rendraient plus acharnée, plus longue à vaincre, tandis que l’arrivée des zouaves et des chasseurs d’Afrique suffit toujours à déconcerter les agitateurs. Les événemens récens de Tunisie l’ont bien fait voir, une fois de plus. En temps de guerre, les Sénégalais aideraient les troupes françaises à garder les populations algériennes dans l’obéissance, mais ils ne remplaceraient pas le contingent européen. Quant à l’hypothèse qui consiste à transporter des bataillons noirs dans la métropole, elle est tout simplement irréalisable. La guerre future éclatera certainement à l’improviste, sans avertissement préalable de nos voisins ; elle se prolongera sans doute pendant l’hiver et je ne vois pas bien comment on pourrait amener en temps utile des régimens sénégalais pour les conduire à la frontière. Nos mercenaires abandonneraient-ils leurs femmes et leurs enfans ? Résisteraient-ils aux tourmentes de neige, au froid intense, à la privation de nourriture ? Je ne mets en doute, pour les avoir éprouvés au Soudan, ni leur courage au feu ni leur sang-froid ; mais, dans l’état actuel de leur instruction et de leur mentalité, peut-on se porter garant de leur attitude sous les rafales de projectiles tirés par un ennemi qu’on ne voit pas toujours ? Si l’on arrivait à maintenir intacte, pendant l’action, une division sénégalaise jusqu’au moment de l’assaut, à coup sûr la position serait enlevée d’un élan irrésistible, mais la circonstance est fortuite et ne s’accorde pas avec l’expérience de la guerre.

On n’obtiendra pas les résultats qu’on faisait escompter en 1910 sans transformer les mœurs des troupes noires, et c’est une œuvre de longue haleine ; le temps l’accomplira, mais non la volonté des hommes. D’ailleurs, il n’est plus question de se lancer dans les rêveries. Les événemens du Maroc se sont chargés d’imposer l’emploi rationnel des troupes sénégalaises.


VI

Un seul bataillon sénégalais tenait garnison dans la Chaouïa lorsque la marche sur Fez fut décidée. Ce mouvement allait engager la France dans une politique nouvelle et faire surgir de nombreuses difficultés diplomatiques. Mais, fait plus grave, notre situation militaire dans l’Afrique du Nord se trouva modifiée de fond en comble. Au lieu de continuer l’action lente, mais sûre, d’une pénétration méthodique, avec les effectifs de notre 19e corps d’armée, le gouvernement jugea préférable de frapper un grand coup et se trouva pris dans l’engrenage d’une expédition. Nos troupes entrèrent dans la capitale. Mais il fallut s’y maintenir et, pour cela, garder les communications avec la côte. Avait-on prévu la révolte de Fez et l’hostilité des tribus voisines ? Avait-on préparé la marche nécessaire d’Oudjda sur Taza et le mouvement sur Kasba et Maghzen et l’oasis du Tafilalet des troupes des confins Sud ? Les ressources dont disposait le général Lyautey pour mener à bien cette œuvre colossale se sont révélées insuffisantes. Le courage héroïque de nos soldats a sauvé la situation Jusqu’à ces jours derniers, mais il ne serait ni prudent ni désirable d’abuser de leur dévouement.

En s’embarquant pour le Maroc, le nouveau résident général demanda l’envoi immédiat de 4 000 hommes ; les opérations des généraux Gouraud et Dalbiez ont démontré qu’il fallait expédier au plus tôt de nouveaux renforts. Où les prendra-t-on ? La métropole a rendu quatre bataillons de zouaves à l’Algérie, ce qui permet de garder 32 bataillons dans les trois provinces et dans la Régence de Tunis : c’est là un minimum au-dessous duquel la domination française et la mobilisation du 19e corps d’armée se trouveraient compromises. Sans doute, on recrute fiévreusement de nouveaux bataillons algériens. Mais on n’arrivera pas à satisfaire aux demandes si l’on ne crée pas rapidement de nouvelles unités sénégalaises.

Nous ne referons pas ici l’historique des services rendus par les trois bataillons noirs envoyés successivement au Maroc ; les formations levées à la hâte se sont montrées, comme en Algérie, légèrement au-dessous de leur réputation ; le dernier bataillon rapatrié de Madagascar et composé de vieux tirailleurs a, en revanche, fait des prodiges. En tout, cas, le pourcentage des maladies a été insignifiant chez les Sénégalais, alors que la fièvre typhoïde a littéralement décimé l’infanterie coloniale et les autres contingens européens. Deux nouveaux bataillons s’embarqueront au mois de juillet à Dakar ; un troisième les suivra bientôt. Le Maroc aura donc une brigade noire en attendant qu’il réclame une division.

Dès lors, il ne saurait plus être question de poursuivre en Algérie une expérience dont le bénéfice échappe à tous les esprits. A quoi bon conserver dans l’inaction tant de forces vives au lieu de les jeter, à pied d’œuvre, dans un pays neuf où, pendant longtemps encore, il faudra continuer la guerre ! Pourquoi s’obstiner à soumettre les tirailleurs au climat extrême du Sud-Oranais ou à la vie, pour eux déprimante, des garnisons du Tell ? Toutes les ressources actuelles du Sénégal et du Soudan vont être absorbées par l’expédition du Maroc et, pendant bien des années, le gouvernement de l’Afrique occidentale devra faire flèche de tout bois pour former des bataillons présentant quelque valeur et les relever en temps utile.

La question de l’armée noire est donc reléguée au rang des préoccupations lointaines ; les troupes sénégalaises constituent un élément de la force expéditionnaire ; on pourra s’en servir pour amorcer la création d’une armée d’occupation permanente, mais à condition de procéder avec prudence et méthode, en suivant un plan rationnel et en réservant à cette armée les seuls territoires qui lui reviennent. La jonction du Sénégal et du Maroc est une nécessité d’ordre politique et stratégique : voilà quelle est vraiment la zone d’action des troupes qu’on voulait immobiliser dans des garnisons perdues au milieu des terres infidèles. Nous faisons la conquête du Maroc, mais notre situation y sera toujours précaire si nous commettons la faute de ne pas relier tous les tronçons du continent africain où flotte le drapeau français, si nous n’organisons pas solidement et progressivement les confins algéro-marocains et la Mauritanie. L’armée d’Algérie et l’armée noire se partageront le travail d’après ces données simples.

Si l’on veut entretenir une armée sénégalaise en lui conservant toutes ses qualités et en réduisant les frais au minimum, il faut trouver le moyen de la placer dans son milieu, parmi des populations de même couleur. Si, de plus, on évite les transports de troupes par voie de mer, on diminue, en même temps que les dépenses, l’appréhension naturelle à l’homme qui part de son pays pour des régions mystérieuses. Le tirailleur recruté sur les rives du Sénégal rejoint volontiers une compagnie stationnée à trois mois de route, dans le Ouadaï ou le Kanem. Le voyage n’est plus une fatigue ; de poste en poste, notre soldat rencontre des indigènes de même race et des camarades avec lesquels il a parfois servi. Le jour de sa libération arrivé, le tirailleur refait le chemin en sens inverse, juche la femme et les enfans sur un bœuf porteur et, d’étape en étape, arrive enfin dans son village.

La jonction pratique d’Alger et de Tombouctou reste encore très aléatoire ; l’itinéraire est long, le pays désert, les routes ne seront jamais sûres. Il n’en va plus de même si l’on traverse la Mauritanie pour se rendre de Saint-Louis à Marrakech. Lorsque le gouvernement se laissa entraîner à la conquête du Tagant et de l’Adrar, il ne s’attendait certes pas à préparer une route nouvelle de pénétration vers le Maroc dont l’indépendance était alors considérée comme un dogme intangible. Sous la vigoureuse impulsion du colonel Gouraud, nos troupes ont pacifié ces régions difficiles ; nous occupons Atar et Chinguetti, les reconnaissances ont dépassé Tourine et la sebkha d’Idjil. Il reste à maîtriser la route d’Anadjim, Grona, Tendouf, Taroudant. L’itinéraire Saint-Louis-Taroudant n’aura pas moins de 2 500 kilomètres, soit la distance de Saint-Louis à Gao, mais le tiers du chemin est acquis et 2500 kilomètres pour un noir ne représentent que dix semaines de route.

Les relations entre la Mauritanie et le Maroc n’ont jamais cessé. Notre plus terrible ennemi de l’Adrar, le célèbre Ma et Aïnin, le chef aux cavaliers bleus, se ravitaillait à Fez en armes et en munitions. On sait qu’il vint demander appui à Moulay-Hafid et qu’il faillit tomber aux mains des troupes françaises de la Chaouïa. Il est mort à l’heure actuelle, et son fils a fait sa soumission. La route est à peu près libre ; elle ne présente qu’un seul parcours de quatre jours sans eau ; l’obstacle n’a jamais arrêté le courant d’échanges entre les deux pays, l’étape est ordinaire pour les chameaux des caravanes. Il suffira de creuser quatre puits pour la rendre praticable à tous les convois. Nos tirailleurs se familiariseront bientôt avec la nouvelle ligne de pénétration ; leur marche précédera l’émigration continue et fructueuse des travailleurs à la recherche de salaires agricoles et des marchands, colporteurs de noix de kola, « Dioulas, » Maures et Peuhl conducteurs de troupeaux.

Les noirs ne sont pas rares au Maroc et principalement dans la vallée du Sous. Lorsque cette région, définitivement reliée à la Mauritanie, servira de débouché naturel au trop-plein des populations de l’Afrique Occidentale, la création d’une armée noire sera peut-être l’aboutissement logique d’une politique bien entendue. Cette armée pourra pacifier et garder le Sud du Maroc à Marrakech, Agadir, Mogador et Sali. La construction de la voie ferrée Oudjda-Taza-Fez-Marrakech mettra les troupes sénégalaises à trois jours d’Oran, quatre jours d’Alger, cinq jours de Constantine et six jours de Tunis. Mais pour le moment, qu’on se borne à recruter le nombre de bataillons suffisant pour aider la métropole dans l’effort militaire qu’elle doit produire pendant quelques années. Jusqu’à ce jour, la question de l’infanterie a fait oublier les autres armes. Par une mesure d’économie assez mesquine, on a réduit à un seul escadron ces magnifiques spahis sénégalais dont la bravoure s’est affirmée sur tous nos champs de bataille du Soudan. L’artillerie coloniale trouve parmi les indigènes des auxiliaires précieux. Il y aurait tout avantage à constituer des escadrons noirs et des batteries mixtes au Maroc. Mais le bon sens indique très clairement que si les troupes sénégalaises peuvent rendre des services dans une expédition coloniale, leur constitution et leur genre d’existence ne les ont nullement préparées à l’occupation de l’Algérie, encore moins à la guerre européenne.


VII

La création d’une année noire dans l’Afrique du Nord rencontre donc, pour le moment, de nombreuses difficultés. La première et la plus redoutable est la pénurie des ressources offertes par le recrutement. Nos tirailleurs sont d’excellens soldats, pour la plupart, et sauront, le cas échéant, renouveler tous les exploits de leurs devanciers. Leur livre d’or, si riche en exemples de bravoure, leur réserve de belles pages si toutefois on n’accepte dans nos rangs que les indigènes vigoureux des races de l’intérieur. Certes, le nombre est une force, mais il ne doit pas nuire à la qualité des troupes. On semble avoir oublié quelque peu ce principe ; il est grand temps d’y revenir. Au Soudan, l’élimination des mauvais tirailleurs se l’ait sans grand dommage ; en Algérie ou au Maroc, on est obligé trop souvent de garder les dégénérés et les malingres. Ce choix sévère n’est pas le seul obstacle qui limite les possibilités. Les soldats robustes ne résisteront pas indéfiniment ; il faut songer à la relève et, pour être assuré du bon fonctionnement de l’armée noire, chaque bataillon qu’on destine aux garnisons lointaines devrait avoir un dépôt de même effectif chargé de recruter, d’instruire et de fournir les remplacemens demandés. Si, par exemple, on envoie 10 000 hommes dans l’Afrique du Nord, le Sénégal entretiendra 10 000 soldats pour relever périodiquement les unités qu’il détache. Ces chiffres paraîtront élevés, mais ils s’imposent.

Une grosse pierre d’achoppement sera toujours la question des femmes. Les tirailleurs vivent en « smalas » et « madame Sénégal » est fort encombrante. Elle rend au camp de précieux services, mais encore faut-il qu’elle n’entrave pas le commandement lorsqu’il s’agit de mener à bien une opération militaire. Un officier a dépeint ici même le découragement des soldats noirs séparés de leur ménage[2] ; les rengagés ont été rares dans les rangs des bataillons envoyés au Maroc ; en Algérie, la mortalité fut grande parce que les tirailleurs, obligés de partager avec leur famille la ration individuelle, n’ont pas eu la nourriture que réclamait leur appétit. Le noir est un gros mangeur ; à ses yeux, le pays est bon lorsque les vivres sont à bon marché. On peut affirmer que l’Algérie sera pour lui la terre maudite de la faim, à moins qu’on ne le place dans des régions agricoles en lui concédant des cultures. Encore faudra-t-il augmenter sa solde et ne pas abuser de l’expédition militaire qui ruine les familles. Dans ces conditions, le soldat noir devient extrêmement coûteux et ne rend pas les services qu’on est en droit de lui demander.

La solution de l’armée noire est donc reculée à une échéance lointaine ; elle dépend de la situation économique de la région qu’on lui destine. Un bataillon sénégalais ne se contente pas d’une caserne, il demande un village et des terres maigres, mais suffisantes pour que le mil pousse dru et haut. C’est une véritable colonisation du pays, à l’écart des populations européennes et du débitant d’alcool. L’Algérie n’offre plus guère de territoires inoccupés ; l’Arabe y vivote sur les parcelles du sol natal qu’on a bien voulu lui laisser. Qu’on envoie le Sénégalais se battre au Maroc, son instinct guerrier lui fait supporter beaucoup d’épreuves parce qu’il les sait passagères. Dès lors qu’il reste en garnison, l’arme au pied, pour occuper un pays, il prétend vivre en famille, procréer, élever des enfans.

On ne saura trop faire appel à son concours dans la tâche ardue que la guerre marocaine impose à la France. Mais si l’on veut garder plus tard des forces noires à proximité de l’Algérie et de la Métropole, le seul moyen d’y parvenir est de faire essaimer, de proche en proche, la population noire elle-même vers le Moghreb. La mise en valeur de la Mauritanie, la jonction économique et stratégique du Maroc et du Sénégal sont seules capables de donner à nos auxiliaires les conditions d’existence qu’ils trouvent dans le reste de l’Afrique. Ce jour-là seulement il sera permis de parler de l’armée noire telle que la désirent tous les officiers qui ont eu l’honneur et la satisfaction de servir dans les troupes sénégalaises.


ANDRE DUSSAUGE.

  1. Riz : 0kg, 500, viande : 0,400, sel : 0,020, café : 0,016, sucre : 0. 021, saindoux, 0.020.
  2. Pierre Khorat, En colonne au Maroc. Voyez la Revue du 1er novembre 1911.